Notes
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[1]
La thèse de l’antériorité génétique et de la subordination systématique de l’Esthétique est affirmée avec une netteté particulière dans l’article d’Ernst CASSIRER (en réponse à Russell et Couturat), « Kant und die moderne Mathematik », Kantstudien, XII (1907), not. p. 32 s.
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[2]
Voir François-Xavier CHENET, L’Assise de l’ontologie critique. L’Esthétique transcendantale, Presses universitaires de Lille, 1994.
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[3]
La présente étude prolonge celle que nous avons déjà publiée sous le titre « L’espace “grandeur infinie donnée” et la radicalité de l’Esthétique transcendantale », Philosophie, no 56 (1997).
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[4]
Hermann COHEN, Kants Theorie der Erfahrung, 18852. On peut toujours se reporter à la remarquable présentation de l’interprétation de Cohen donnée dans Jules VUILLEMIN, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne, Paris, Presses universitaires de France, 1954.
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[5]
Von der wahren Schätzung der lebendigen Kräften, AK I, 24-25.
-
[6]
Ce que Kant appelle l’expérience constitue le domaine d’objectivité commun à la connaissance commune et à la connaissance scientifique. Le terme « perception » (Wahrnehmung) est utilisé par Kant dans des acceptions qui varient selon les contextes (voir l’article « Perception » du Kant-Lexicon de Rudolf Eisler, édition établie et augmentée par Anne-Dominique Balmès et Pierre Osmo, Paris, Gallimard, 1994), et dont l’unité mériterait un examen à part.
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[7]
L’expression « concept sensible pur » (reiner sinnlichen Begriff) se trouve en A140/B180, aussitôt illustrée par l’exemple du concept d’un triangle, puis relayée par celle de « concept sensible » (sinnlicher Begriff) en A141/B181, rapportée aux « figures dans l’espace ».
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[8]
On ne se laissera pas arrêter par l’apparente difficulté terminologique qui tient à ce que Kant utilise le mot « concept » en un sens large, équivalent à celui de « représentation », et en un sens strict, selon lequel le concept est une représentation générale et médiate, par opposition à l’intuition, représentation singulière et immédiate. L’exposition métaphysique vise précisément à établir que le « concept » (au premier sens) d’espace n’est précisément pas un « concept » (au second sens).
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[9]
La thèse de Cohen est fortement résumée en ces termes par Henri Dussort : « De même que l’“a priori métaphysique” n’est pas pleinement compréhensible sans l’“a priori transcendantal”, de même l’esthétique ne l’est pas sans la Logique, exactement pour la même raison » (L’École de Marbourg, Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 92). On aura compris que c’est aussi pour la même raison qu’on défend ici l’indépendance originaire et radicale de l’exposition métaphysique de l’espace à l’égard de l’exposition transcendantale et, du même coup, la semblable priorité de l’Esthétique par rapport à la Logique.
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[10]
Joseph MOREAU, « Intuition et Appréhension », Kantstudien (1980), p. 284. Voir, du même, La Conscience et l’être, Paris, Aubier-Montaigne, 1958, p. 62.
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[11]
AK XX, 410-423. Je renvoie à ma traduction de ce document parue dans Philosophie, no 56 (1997).
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[12]
Ce tableau résume le texte de Kant aux pages AK XX, 419-420, trad. cit. p. 17-18.
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[13]
Voir DESCARTES, Principia Philosophiae, Pars Secunda, art. III et IV (AT VIII-1,41-42). Pour Descartes, la reconduction du corps « considéré en général » à ce qu’il « consiste seulement en ce qu’il soit une chose étendue en long, en large et en profond » procède de l’usage du « seul entendement » à l’encontre des « perceptions des sens ».
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[14]
Respectivement AK VIII, 133-147 et II, 377-383. Sur le traitement de l’espace d’orientation dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, voir les remarques de Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1960, § 23,109-110.
-
[15]
AK II, 379-380.
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[16]
En 1768, la diversité des régions fonde un espace absolu. La Critique radicalise la démarche en assignant l’absoluité de cet espace à la constitution formelle de la sensibilité du sujet.
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[17]
Le texte de A portait : « Ce qui ... fait que le multiple de l’apparition est intuitionné, ordonné sous certaines relations... »
-
[18]
Dans le cas de l’infinité, on aboutirait à une contradiction manifeste et grossière de Kant avec lui-même. Voir notre article mentionné ci-dessus note 3.
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[19]
En allemand, Kant ne dispose que du seul terme Größe pour l’une et l’autre acception, qu’il distingue à l’occasion par l’indication des mots latins correspondants. En général, le contexte permet de reconnaître le sens dans lequel le terme est utilisé, et cette équivoque peut et doit être levée dans la traduction française. Voir H. J. DIETRICH, Kant’s Begriff des Ganzen in seiner Raum-Zeitlehre und das Verhältnis zu Leibniz, Halle, 1916, not. chap. 2 : « Quantum und Quantitas »; Dietrich pointe la formule qui figure dans la preuve de la thèse de la première Antinomie : « Die Größe eines Quanti » (A427/B455), que, pour éviter l’amphibologie que peut aussi comporter en français le terme « grandeur », on traduira par « la quantité d’un quantum ».
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[20]
Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft), AK IV, 489.
-
[21]
La qualification de la Mathesis comme « reine Größenlehere » se trouve quelques lignes avant le passage cité à la note précédente. En 1763, Kant professait une conception de l’architecture des mathématiques qui subordonnait franchement la Géométrie à la théorie des grandeurs identifiée à une arithmétique universelle : « Comme la quantité constitue l’objet de la mathématique, et que dans sa prise en considération on ne regarde qu’à combien de fois quelque chose est posé, il saute clairement aux yeux que cette connaissance doit reposer des principes peu nombreux et très clairs de la Théorie universelle des grandeurs (qui est proprement l’Arithmétique universelle).... Quelques concepts fondamentaux peu nombreux de l’espace permettent l’application de cette connaissance générale des grandeurs à la Géométrie » (Recherche sur l’évidence des principes de la Théologie naturelle et de la Morale, AK II, 282).
-
[22]
Critique de la faculté de juger, § 26, AK V, 251.
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[23]
La doctrine de l’évaluation des grandeurs exposée au § 26 de la Critique de la faculté de juger confirme le caractère dérivé du mathématique par rapport à l’esthétique : Si l’unité de mesure qui fonde le dénombrement des parties « ne devait être à son tour évaluée que par nombres, dont l’unité serait forcément une autre mesure, et donc mathématiquement, nous ne pourrions par suite avoir non plus aucun concept déterminé d’une grandeur donnée » : l’unité doit d’abord pouvoir être saisie immédiatement et sans composition dans une intuition pour que l’imagination puisse l’employer à l’exhibition du concept numérique (AK V, 251). Pour la même raison, l’évaluation esthétique de la grandeur reconnaît un quantum maximum, un absolument grand, qui n’est jamais rejoint par la comparaison d’une grandeur avec d’autres grandeurs de même espèce. Au prix d’un approfondissement de la notion même d’esthétique, qui englobe désormais des principes a priori du sentiment, c’est bien la même grandeur infinie donnée de l’espace qui, dans la troisième Critique, ouvre l’expérience du sublime, qui est dit « mathématique » au motif que le jugement réfléchissant n’y considère que la seule forme d’immensité de la nature et non la puissance dynamique qui s’y déploie.
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[24]
EUCLIDE D’ALEXANDRIE, Les Éléments, traduction et commentaires par Bernard Vitrac, vol. I, Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 161. Voir aussi The Thirteen Books of Euclid’s Elements, translated with introduction and commentary by Sir Thomas L. Heath, Dover, New York, 1956, vol. I, p. 182-183.
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[25]
C’est en cela que Kant résout l’aporie ouverte par la fameuse critique, faite par Locke, du concept général de triangle, qui devrait, par impossibilité, être à la fois rectangle, obtusangle, acutangle, équilatéral, isocèle, scalène, et pourtant n’être ni rectangle, ni équilatéral, etc. Le concept de triangle exprime simplement la règle de délimiter un espace par trois lignes droites, sans autre prescription, et le flottement de l’imagination permet justement de préserver dans la construction la généralité du concept : « Quand je dis : avec trois lignes, dont deux prises ensemble sont plus grandes que la troisième, on peut tracer un triangle, j’ai là la simple fonction de l’imagination productive, qui peut tirer les lignes plus grandes ou plus petites, tout en les faisant se rencontrer suivant toutes sortes d’angles à discrétion » (A164/B205). – Il y a évidemment une infinité de manières de proposer une image singulière satisfaisant à cette condition. Mais le schéma (le mot même qui, dans le texte grec d’Euclide, désigne la figure !) n’est pas une image, mais « un procédé général de l’imagination pour former pour un concept son image » : « De fait, au fondement de nos concepts sensibles purs [= les concepts géométriques !], il n’y a pas d’images des objets, mais des schèmes. Aucune image ne serait jamais adéquate au concept d’un triangle en général. En effet elle n’atteindrait pas l’universalité du concept, qui fait que celui-ci vaut pour tous les triangles, rectangles ou obliques, etc., mais elle serait toujours limitée à une partie de cette sphère [comprendre : la sphère de l’extension de ce concept !]. Le schème du triangle ne peut jamais exister autrement que dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination au regard des pures figures dans l’espace » (A140-141/B180). – Sans doute peut-on contester la légitimité d’une philosophie de la géométrie qui cherche à définir le statut de l’objet mathématique dans une élucidation de ce qu’il faut bien reconnaître comme des opérations mentales (des facultés, des formes et des actes de ce que Kant appelle le Gemüt, qui désigne, sans aucune substantialisation d’une âme, le simple pouvoir des représentations en général). Peut-être n’y a-t-il là en effet que psychologie déguisée. Il me semble cependant qu’on doit reconnaître à cette entreprise une authenticité que ses détracteurs lui ont déniée, et qu’on ne saurait récuser au seul motif du caractère élémentaire des exemples.
-
[26]
Le même paradoxe explique aussi comment, à l’inverse, cet « espace représenté comme objet » tel que le suppose la géométrie ne fournit pas encore de connaissances proprement dites, c’est-à-dire véritablement et complètement objectivées : telle est la pauvreté cognitive de l’espace, comme « concept mathématique » séparé de son application à des « choses dans l’espace » qui ne peuvent être données que dans une perception empirique (B147). Ce qui fait que la géométrie comme simple « mathématique de l’étendue » (A163/B204) n’a pas proprement de réalité objective, puisque celle-ci consiste dans le sens (Bedeutung) qu’un concept reçoit de son rapport à un objet de l’expérience : « Même l’espace [...], si pur de tout élément empirique que soit ce concept, et si certain qu’il soit qu’il est représenté complètement a priori dans l’esprit, serait pourtant sans validité objective et sans signification et sens, si n’était pas montré son usage nécessaire relativement aux objets de l’expérience » (A156/B195). De l’« espace pur » comme simple forme de l’intuition, c’est-à-dire de l’espace esthétique, on ne peut pas dire qu’il ne soit pas quelque chose, alors même qu’« il n’est pas lui-même un objet qui soit intuitionné » : il est une « intuition vide sans objet, ens imaginarium » (A291-292/B347-348). Mais la table des acceptions du Néant ne donne aucune place à cet être hybride au statut ontologique flottant qu’est l’espace géométrique, « représenté comme objet » sans être proprement un objet, sous un « concept » qui emprunte les caractéristiques de l’intuition. En ce sens, il est vrai de dire, avec l’interprétation néokantienne, que la géométrie ne reçoit de valeur objective que de son application à la physique. Mais ce rapport d’objectivation laisse intact l’espace esthétique proprement dit.
-
[27]
C’est en ce sens seulement qu’on peut dire que les géométries non euclidiennes n’affectent en rien la validité de l’Esthétique transcendantale comme telle, même si elles atteignent la conception kantienne des structures géométriques de l’expérience physique. Je rejoins une fois de plus Joseph Moreau : voir « Construction de concepts et intuition pure », dans Joachim KOPPER et Wolfgang MARX (éd.), Kant. 200 Jahre Kritik der reinen Vernunft, Hildesheim, Gerstenberg Verlag, 1981, not. p. 238-244.
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[28]
« Quoique nous connaissions bien de l’espace en général, ou des figures que l’imagination productrice trace en lui, tant de choses a priori dans des jugements synthétiques, ... cette connaissance ne serait pourtant absolument rien, sinon une occupation avec un simple fantôme, si l’espace n’était pas à considérer comme condition des phénomènes, qui constituent le matériau pour l’expérience externe » (A157/B196). – « Par conséquent aucun des concepts mathématiques pris pour eux-mêmes n’est une connaissance, sauf dans la mesure où l’on présuppose qu’il y a des choses, qui ne se laissent présenter à nous que conformément à la forme de cette intuition pure sensible » (B147).
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[29]
Par exemple, le principe transcendantal des Axiomes de l’intuition donne l’interprétation physique de l’axiome d’Archimède comme fondement de toute métrique des phénomènes dans l’espace.
1Une bonne part des malentendus auxquels a donné lieu la première Critique provient de l’interprétation de l’Esthétique transcendantale. Cette section de 40 pages (sur 884 dans la seconde édition de 1787) est probablement la partie de l’ouvrage qui, dès sa parution et jusqu’aux plus récentes interprétations, a soulevé le plus de problèmes : directement par ses thèses les plus explicites (qu’est-ce qu’une « intuition sensible pure » ?), ou bien de façon indirecte par des conceptions qui semblent avoir en elle leur principale source : la question de la chose en soi, ou celle de l’idéalisme attribué à Kant, se posent à partir de l’Esthétique, même si celle-ci ne suffit pas comme telle à en fournir toutes les dimensions. Le statut accordé par l’Esthétique à l’espace et au temps, comme « formes a priori de l’intuition » ou « intuitions pures », difficilement compréhensible aux premiers lecteurs, a ouvert la double voie, psychologique et psychophysiologique d’un côté, épistémologique de l’autre, entre lesquelles s’est séparé l’héritage kantien au long du XIXe siècle.
2L’Esthétique transcendantale a provoqué dans l’interprétation plus récente d’autres oppositions de principe : on a pu y voir avec l’école de Marbourg (Cohen, Natorp et Cassirer) un vestige de conceptions précritiques, dont la rémanence dans la Critique n’aurait qu’une signification provisoire [1]. D’autres y ont trouvé au contraire la découverte la plus fondamentale et la plus originale de la philosophie critique, au point d’y reconnaître « l’assise », le socle ou la fondation de l’ontologie critique [2]. Si, plutôt que de trouver essentiellement dans la Critique une théorie de la connaissance scientifique ou une épistémologie, on y reconnaît une ontologie qui lui est propre, c’est alors l’Esthétique transcendantale qui devra d’abord en exhiber le trait caractéristique : la finitude d’un sujet affecté par une donation. Il est du reste suffisamment admis aujourd’hui que, quels que soient d’ailleurs les formidables suggestions et l’appel d’air qu’a représentés à l’origine l’interprétation heideggerienne, on peut opter pour une lecture ontologique de la Critique sans pour autant faire sienne l’ensemble de cette interprétation.
3On se propose donc d’apporter ici, sous la forme d’un échantillon restreint, une contribution à la discussion sur le niveau de radicalité et d’originalité propre à l’Esthétique transcendantale, relativement à l’autre partie de la Théorie des éléments, la Logique transcendantale [3]. La réunion de l’Esthétique et de la Logique doit selon Kant répondre à la question de la possibilité de la connaissance, qui est d’abord celle de la possibilité de la métaphysique. Pour une lecture comme celle de Hermann Cohen, cette réunion signifiait la subordination de l’Esthétique à la Logique, et l’effacement de la sensibilité au profit de l’intellectus ipse [4]. C’est cette lecture qui sera contestée ici, dans un propos qui se limitera à une interrogation sur le statut de l’espace dans l’Esthétique.
4On formulera initialement la question en ces termes : y a-t-il une eidétique kantienne de l’espace ? La formule suggère évidemment une référence à un concept fondamental de la méthode phénoménologique, quitte à en supposer l’assouplissement pour l’utiliser dans d’autres contextes que celui de l’œuvre de Husserl. Peut-on trouver dans la doctrine kantienne de l’espace une caractérisation de celui-ci qui répondrait à l’exigence première d’une analyse eidétique, qui est d’aller à la chose même (zu der Sache selbst), en deçà de toute présupposition empruntée aux sciences, au savoir sédimenté comme à l’attitude naturelle ? À s’en tenir à la seule Critique de la raison pure, il semble difficile de donner d’emblée une réponse affirmative : la méthode phénoménologique fait de la réduction eidétique une démarche distincte et préalable à la réduction transcendantale (de sorte qu’on a pu et qu’on peut encore défendre l’idée d’une phénoménologie authentique qui s’en tiendrait à la première) ; au contraire, Kant semble s’installer d’emblée dans la problématique transcendantale des conditions a priori et subjectives (subjectives parce qu’a priori) de la connaissance des objets, dont les sciences constituées, mathématique et physique, fournissent le paradigme.
5C’est pourquoi de nombreux commentateurs de l’œuvre de Kant (à l’exception notable de Heidegger) admettent un lien réciproque entre les thèses de l’Esthétique transcendantale et la conception de la connaissance mathématique. S’agissant de l’espace, la doctrine de Kant serait entièrement déterminée par l’exclusive qu’elle attribue à la géométrie euclidienne : elle aboutirait ainsi à faire de l’espace euclidien la forme nécessaire, a priori, de toute intuition externe. Mais cette forme étant commune à l’espace de la perception et à celui de la science, toute extension de la géométrie à d’autres formes d’espace serait rendue impossible, sinon impensable. Que cette extension ait pourtant eu lieu dans l’histoire de la géométrie ne signifierait rien d’autre que la réfutation de facto de l’Esthétique transcendantale.
6Sans doute Kant a-t-il très largement donné des gages à cette lecture : il soutient que son explication de l’espace comme forme de l’intuition du sens externe est la seule qui rende concevable la possibilité de la géométrie (B 41), et, par là même, de son applicabilité à la connaissance de la nature. Car il est clair que pour Kant, la structure spatiale de l’objectivité physique est la structure euclidienne : là même, dans son premier écrit Sur la véritable évaluation des forces vives (1747), où il avait évoqué « une science de tous les espaces possibles », c’est-à-dire d’espaces autres que tridimensionnels, qui serait « la plus haute géométrie que puisse atteindre un entendement fini » (§ 10), il soutenait, de façon obscure et maladroite sans doute, l’existence d’une corrélation entre la forme des lois physiques et la structure de l’espace géométrique, la première déterminant la seconde [5]. En effet, il pensait à ce moment-là que la structure tridimensionnelle de l’espace de notre expérience géométrisée dépendait de la forme particulière de la loi selon laquelle les corps s’attirent en raison inverse du carré des distances. Si cette attraction avait lieu selon un autre rapport métrique, l’espace serait autre quant à ses dimensions. Thèse parfaitement obscure dans le détail de sa formulation, mais parfaitement claire à la fois dans son intention d’impliquer la forme euclidienne de l’espace géométrique dans la détermination des lois de la nature.
7Cependant, le niveau propre d’une Esthétique transcendantale doit se situer en principe et d’emblée en deçà des concepts purs d’objets (les catégories) et des lois formelles de la nature (les principes transcendantaux de l’expérience). On y atteint un espace dont Kant dit qu’il est à la fois la forme de l’intuition sensible telle qu’elle se réalise dans le sens externe, et qu’il est une intuition pure. C’est ce qu’on peut appeler un espace esthétique, pour marquer sa relation essentielle à la sensibilité, ou encore espace intuitif, pour souligner que sa représentation est intuition et non concept. Il doit donc être théoriquement possible de dissocier cet espace esthétique purement intuitif des élaborations conceptuelles de la géométrie applicables à l’objet physique, qu’il s’agisse aussi bien de celui de la science mathématique de la nature que de celui de la perception [6]. Il faut en outre souligner ici que, contrairement à un préjugé répandu, ce n’est pas l’Esthétique transcendantale qui fournit par elle-même la justification complète de la géométrie comme science, ni de la connaissance mathématique en général. Cette justification se trouve de la façon la plus reconnaissable dans la Méthodologie transcendantale. Mais la philosophie kantienne des mathématiques, et donc spécialement de la Géométrie, a son noyau dans l’Analytique transcendantale, et indirectement dans la Dialectique (plus précisément dans la discussion des deux premières antinomies). Provisoirement, il suffira d’observer que si la connaissance mathématique est bien pour Kant une « connaissance par construction de concepts », encore faut-il qu’il y ait en mathématiques des concepts : or, des concepts relèvent toujours de l’entendement et de la spontanéité des actions de la pensée, donc de la Logique, et, si ce sont des concepts a priori, de la Logique transcendantale. La construction est requise pour fournir à des concepts déjà formés des objets qui y correspondent, ce n’est pas la construction elle-même qui forme ces concepts. La représentation d’un triangle n’est pas une intuition sensible, dont la formation relèverait du seul champ de l’Esthétique, c’est un concept que Kant appelle un « concept sensible pur [7] » (et non, remarquons-le, une intuition sensible pure), dont la détermination en tant que concept appartient, comme en tout concept, à l’entendement.
EXPOSITION MÉTAPHYSIQUE ET EXPOSITION TRANSCENDANTALE
8La possibilité de distinguer de l’espace géométrique un espace purement esthétique ou intuitif est confirmée par Kant lui-même, notamment par la réorganisation des arguments de l’Esthétique transcendantale dans la seconde édition (B, 1787) de la Critique. Cette réorganisation n’a du reste été respectée de façon complète et systématique que dans le cas de l’espace. Elle consiste à redistribuer les cinq arguments qui concluent à son caractère d’intuition pure sous deux chefs bien distincts : les arguments 1,2,4 et 5 de la première édition (A, 1781) deviennent les arguments 1,2,3 et 4 de l’exposition métaphysique du concept d’espace – 1,2 et 3 de B reproduisant textuellement 1,2 et 4 de A, et le 4 de B substituant une rédaction nouvelle au 5 de A; l’argument 3 de A disparaît, mais son sens général se retrouve, sous une rédaction beaucoup plus rigoureuse, dans ce que B donne comme l’exposition transcendantale du concept d’espace.
9Le sens de cette redistribution est clair : il revient à l’exposition métaphysique de montrer d’abord en quoi le concept d’espace est a priori, en un sens où est appelé « métaphysique » ce qui est indépendant de l’expérience ; en fait, l’exposition métaphysique établit davantage en inscrivant l’espace à sa place dans une topique des représentations : car non seulement le concept d’espace n’est pas empirique mais a priori, mais il ne s’agit pas du tout, au sens strict, d’un concept, c’est-à-dire d’une représentation générale et discursive – il est donc intuition [8].
10La thèse de Kant sur l’espace tient donc en un énoncé, et elle est acquise par la seule exposition métaphysique : l’espace est une intuition pure. Une intuition est pour Kant une représentation (Vorstellung), et précisément une représentation immédiate et singulière : immédiate en ce qu’elle réfère à son objet sans intermédiaire, sans détours, singulière en ce que son objet est unique. Ces deux déterminations sont connexes, puisque a contrario un concept est toujours une représentation universelle, qui vaut d’une multitude indéterminée d’objets, et médiatisée, puisqu’elle désigne ces objets par l’entremise d’une caractéristique commune, nota communis. Le concept n’atteint jamais l’individu comme tel, qui ne peut qu’être objet d’intuition.
11En outre, et toujours pour rappeler les données élémentaires et bien connues, Kant professe qu’il n’y a pour nous hommes, für uns Menschen, d’intuition que sensible, c’est-à-dire par la donnée de l’objet affectant la réceptivité de l’esprit : il n’y a pour nous d’intuitus que derivativus, par opposition à ce que la connaissance métaphysique de Dieu lui réserve comme intuitus originarius, c’est-à-dire comme une intuition qui se donne à elle-même l’objet en lui conférant l’existence.
12L’exposition métaphysique conduit à son terme l’analyse de la représentation de l’espace sans faire appel à la relation de l’espace à la géométrie. C’est à l’exposition transcendantale qu’il revient d’exploiter en un second moment cette relation. Est dite transcendantale, en ce sens particulier, non plus la mise en évidence directe de ce qu’il y a d’a priori dans la connaissance, mais la connaissance indirecte de ce même a priori comme condition de possibilité d’autres connaissances a priori. Ce rapport de conditionnement est parcouru dans l’exposition transcendantale selon un procédé analytique, qui va du conditionné à sa condition. Le conditionné, c’est la géométrie, qui est une science qui établit de façon synthétique, quoique a priori, les propriétés de l’espace. La condition qui le rend possible, c’est que l’espace soit lui-même une intuition pure : pure, pour que la science de ses propriétés soit a priori et ne se fonde pas sur l’expérience, mais intuition pour que cette science procède synthétiquement à une extension nécessaire de connaissance, et ne se borne pas à un enchaînement logique de concepts. Il est clair que, sauf à tomber dans un cercle, cette dérivation du conditionné n’est effective que si la condition, l’intuition pure, peut être atteinte préalablement et directement, ce pourquoi elle ne peut pas contenir déjà en elle-même les « propriétés de l’espace » que détermine la Géométrie.
13L’interprétation puissante de Hermann Cohen a reconnu dans la seconde édition de la Critique un progrès qui se manifesterait, en ce cas précis, de la même manière que dans ceux des autres corrections que Kant a apportées à son texte de 1787 : la dissociation explicite du moment métaphysique et du moment transcendantal signifierait la subordination du premier au second. Comme telle, l’exposition métaphysique resterait psychologique, en s’offrant comme l’analyse d’une représentation du point de vue de son origine subjective. Avec elle, le risque ne serait pas surmonté de confondre l’a priori et sa nécessité intrinsèque avec une innéité contingente : sauf à recourir à l’artifice divin d’une harmonie préétablie, il n’y a aucun moyen de reconnaître l’accord nécessaire de représentations innées avec des objets. Seule l’exposition transcendantale atteint l’universalité que garantit l’objectivité de son résultat, en l’intégrant à ce qui fait la possibilité d’une science incontestable, la géométrie : il y a une géométrie qui enseigne un réseau de vérités nécessaires portant sur l’espace, donc il faut que la représentation de l’espace soit une intuition pure, suivant une nécessité qui est fondamentalement la même que celle de la géométrie. La voie épistémologique dissipe les obscurités de la psychologie et sauve de tout malentendu scolastique le concept de forme : dire de l’espace qu’il est une forme, c’est dire qu’au fondement de la géométrie il est avant tout une méthode, celle de la construction des objets proprement dits de la géométrie et de l’enchaînement de leurs propriétés [9].
14L’exposition transcendantale est donc essentiellement indirecte : elle ne dit rien de l’espace de façon intrinsèque, mais elle réunit dans un rapport médiat de conditionnement deux thèses, au risque de cercle : l’une concerne la géométrie quant à son objet et quant à sa constitution prédicative ou judicatoire : la géométrie est science des propriétés de l’espace, et elle est un corps de jugements synthétiques a priori; l’autre thèse est que l’espace est une intuition pure. Toutefois, le fait que l’exposition transcendantale vienne après l’exposition métaphysique implique que l’on sache déjà, par l’examen direct de l’espace, non médiatisé par la science géométrique de ses propriétés, qu’il est bien en effet, de manière intrinsèque, une intuition pure. La réussite du procédé méthodique résultant de la distinction et de la conjonction à la fois des deux expositions suppose qu’il y ait identité de leurs aboutissements selon deux voies différentes et indépendantes. Or, c’est ce qui, à bien des égards, reste problématique. Comme le notait Joseph Moreau : « Il y a, dans l’Esthétique transcendantale, une disproportion, ordinairement inaperçue, entre les résultats de l’exposition métaphysique de l’espace (§ 2), et les réquisits de l’exposition transcendantale (§ 3) [10]. » Cette disproportion apparaît si l’on demande : Que signifie, par rapport à l’espace, et sachant qu’il est une intuition pure, « propriétés de l’espace » ? Et cette question enveloppe cette autre : Qu’en est-il aussi de ce que Kant appelle « l’espace représenté comme un objet comme le requiert la géométrie » (B160, note) ?
L’ESPACE MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE, INTUITIF
15Une autre donnée textuelle vient confirmer, dans la ligne de la réorganisation des deux expositions de l’Esthétique transcendantale, que Kant a reconnu la distinction de l’espace intuitif et de l’espace géométrique : il s’agit de ses notes préparées pour la réponse aux articles de Kästner [11]. Dans ce document remarquable, Kant dresse une opposition détaillée entre la conception de l’espace selon la métaphysique et celle qui s’élabore selon la géométrie : il parle donc en ce sens d’un « espace métaphysique » et d’un « espace géométrique ». Non seulement, l’essence du premier n’est pas déterminée par les propriétés du second, mais on doit leur reconnaître des caractéristiques antagonistes. Le géomètre peut se contenter de n’en rien savoir, alors même qu’il présuppose pourtant toujours cet espace métaphysique comme le « fondement des constructions », c’est-à-dire comme le fondement de la connaissance mathématique qu’il développe. Soit le tableau des oppositions terme à terme [12] :
L’Espace métaphysique est :
Donné [gegeben] Originaire [ursprünglich] Un (unique) espace [Ein (einziger) Raum]
Donné subjectivement [subjectiv gegeben]
Actu infinitum a parte cogitantis [« infini en acte du côté du sujet »]
Fondement de la construction [Grund der Construction]
Idéal [Idealität]
L’Espace géométrique est :
Factice ou décrit [gemacht = beschrieben]
Dérivé [abgeleitet]
[Plusieurs] espaces [(viele) Raüme]
Donné objectivement [objectiv gegeben]
potentiale infinitum [« infini potentiel »]
17L’espace géométrique est, au sens que donne à ce mot le vocabulaire cartésien de la classification des idées, « factice », c’est-à-dire formé et produit par nous dans la description d’une ligne ou d’une figure, etc. Cette description ne relève pas de l’intuition, mais elle est une action de la spontanéité, un mouvement pur, qui n’est pas celui d’un objet dans l’espace, mais un acte pur de la synthèse successive du multiple dans l’intuition externe par l’imagination productive (B 154-155, avec la note infrapaginale). « Donné objectivement » signifie donné selon un concept, en vertu de la corrélation transcendantale entre l’unité du concept et l’unité de l’objet. À l’opposé, on reconnaît à l’évidence dans l’espace métaphysique de la réponse à Kästner l’espace de l’exposition métaphysique de la Critique. Il est aisé de retrouver dans cette exposition métaphysique les caractères essentiels qui sont reconnus ici à l’espace métaphysique. Du même coup, la manière dont l’espace métaphysique est opposé trait pour trait à l’espace de la géométrie comporte une leçon importante pour l’interprétation de l’exposition métaphysique elle-même, et donc de l’Esthétique transcendantale en tant que telle. D’un mot : cet espace métaphysique est précisément l’espace esthétique, intuitif et prégéométrique, dont il faut maintenant préciser les traits selon l’Esthétique transcendantale.
18Les propriétés de l’espace selon l’exposition métaphysique peuvent être réparties sous deux titres :
a. Selon l’ordination et mise en relation : la notion de forme.
19Avant même l’exposition proprement dite, et dans un alinéa de préambule au § 2 (selon la numérotation introduite en B) qui présente l’ensemble de la problématique espace-temps, Kant livre une première approche descriptive et intuitive (au sens naïf du terme) de l’espace : nous nous y représentons «... les objets comme hors de nous, et ceux-ci globalement dans l’espace. En lui, leur figure, leur grandeur et leur relation mutuelle sont déterminées ou déterminables » (A22/B37).
20Auparavant, au § 1, la présentation provisoire de la notion de forme avait été éclairée par l’analyse abstractive de la représentation d’un corps : qu’on en écarte ce qui y est pensé sous des concepts par l’entendement (substance, force, divisibilité), ensuite ce qui relève de l’impression sensible empirique (couleur, dureté, etc.), toute représentation n’en aura pas pour autant disparu, et un résidu demeurera. C’est lui qui identifie l’intuition pure : « De cette intuition empirique, il me reste encore quelque chose, à savoir étendue et figure. Celles-ci appartiennent à l’intuition pure... » (A21/B35). Cette réduction constitue ce que l’on pourrait reconnaître comme le moment cartésien préalable, où la réduction du corps à l’étendue donne le fil conducteur que Kant poursuit, autrement que Descartes, jusqu’à l’identification d’une source de connaissance spécifique. À la fois pure et distincte de l’entendement [13].
21Le double caractère d’extériorité, relativement au repère que constitue la place du sujet, et de juxtaposition des éléments (le multiple, das Mannigfaltige) de cette extériorité, constitue le noyau de l’argument 1 de l’exposition métaphysique (ces arguments seront notés par la suite Mn ).
22M1, ou principe d’extériorité : «... Certaines sensations [sont] rapportées à quelque chose hors de moi (i.e. à quelque chose dans un autre lieu de l’espace que celui où je me trouve), et en cela... je peux les représenter comme en dehors et les unes à côté des autres, par conséquent comme différentes, mais comme en des lieux différents... Pour cela, la représentation de l’espace doit déjà être fondatrice » (A23/B38).
23On reconnaît ainsi à la relation élémentaire d’extériorité un caractère dual : que l’espace soit juxtaposition, partes extra partes, c’est une caractéristique traditionnellement reconnue (par ex. par Descartes). Cet « en dehors et à côté les uns des autres » ordonne les éléments du multiple, et désigne l’espace comme « ce dans quoi » le multiple prend place, l’étendue comme champ général d’extériorité. Mais Kant précise que cette relation est conjointe à une signification plus radicale de l’extériorité, celle-là même qui constitue le sens externe comme tel : « en dehors de moi/de nous ». Kant précise « dans un autre lieu de l’espace que celui dans lequel je me trouve ». Quel rapport y a-t-il entre lieu et espace ? La réponse de Kant se trouve dans deux autres textes qu’on ne peut pas ne pas évoquer ici : d’une part, l’analyse de la signification du verbe « s’orienter » donnée dans l’opuscule Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786); d’autre part, le célèbre essai Sur le principe de la distinction des régions de l’espace (1768) [14]. La leçon commune de ces deux textes est que le lieu dans lequel je me trouve est assigné par mon corps, comme origine sentie (Kant dit bien qu’il s’agit d’un Gefühl) de l’opposition des directions fondamentales droite-gauche, haut-bas, devant-derrière. Espace du géographe comme celui de l’astronome présupposent toujours cette référence primaire aux axes selon lesquels la constitution de mon corps d’homme, la station debout, la latéralisation, la vision de face ordonnent toute saisie de l’extériorité et donc de l’espace comme englobant universel de tout ce qui est dehors. Dans l’opuscule de 1768, la distinction originelle des régions est aussi rapportée à l’espace du corps, au sens de « notre corps », et l’espace absolu, séparé, distinct et antérieur aux choses qui sont dans l’espace se construit à partir de ces régions : la différence des régions est ce qui permet d’assigner à chaque chose un rapport à l’espace qui précède et fonde les relations que les choses ont entre elles dans l’espace [15]. Ce que la Critique appelle « lieu » (Ort), c’est la « région » (Gegend) de 1768, et il est clair que le lieu précède l’espace, non dans un ordre génétique, mais dans une liaison eidétique : la distinction des lieux entre mon corps et le reste offre ce reste à l’extériorité partes extra partes dont l’englobant est l’espace [16].
24C’est d’ailleurs en référence anticipée à ce type de mise en relation et d’ordination élémentaire que le § 1 introduisait la notion de forme en lui assignant comme ancrage l’esprit (l’intraduisible Gemüt) :
Ce qui... fait que le multiple de l’apparition peut être ordonné sous certaines relations [17], je le nomme la forme de l’apparition. Comme ce en quoi seulement les sensations peuvent être ordonnées et mises sous une certaine forme ne peut être lui-même derechef sensation, la matière de toute apparition ne nous est bien donnée qu’a posteriori, mais sa forme doit résider a priori dans l’esprit déjà prête pour toutes les apparitions dans leur ensemble, et de ce fait doit pouvoir être considérée séparément de toute sensation. [A20/B34.]
26b. Selon les nécessités intrinsèques de la représentation.
27M2 est, pour ainsi dire, le principe d’évacuation de l’espace, qui atteste son indépendance par rapport aux objets localisés : « On ne peut jamais se faire une représentation qu’il n’y ait pas d’espace, quoiqu’on puisse très bien s’imaginer qu’il ne s’y trouve pas d’objets » (A24/B38-39).
28M3 est le principe d’unicité de l’espace. Il comporte trois moments :
- «... [on ne peut] se représenter qu’un unique espace, et quand on parle de plusieurs espaces, on entend par là seulement les parties d’un seul et même espace. »
- « Ces parties ne peuvent pas non plus précéder l’unique espace qui englobe tout comme si elles étaient ses parties constituantes (à partir desquelles une composition serait possible), mais elles peuvent seulement être pensées en lui. »
- « Il est essentiellement un, le multiple en lui, et donc aussi le concept universel d’espaces en général, repose simplement sur des limitations » (A25/ B39).
29Enfin M4 énonce le principe d’infinité de l’espace : « L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée ... (car toutes les parties de l’espace à l’infini sont simultanées) » (B39-40).
30On reconnaît aisément dans ces caractères nécessaires de la représentation originaire de l’espace ceux que la Réponse à Kästner attribue à l’espace métaphysique, en l’opposant à l’espace géométrique. L’instruction que cette Réponse nous apporte quant à l’interprétation de l’Esthétique transcendantale est donc décisive : c’est qu’aucun de ces traits n’est une des « propriétés de l’espace », au sens où la géométrie est dite science des propriétés de l’espace. L’unité non compositive de l’espace, son unicité, son infinité subjectivement donnée, son inaliénabilité qui le fait résister à toute exténuation imaginaire de son contenu sont établies et doivent être comprises en dehors de toute référence à la géométrie [18].
31Une objection pourrait toutefois nous arrêter : M3 semble en effet invoquer déjà la géométrie à l’appui de la reconnaissance du caractère intuitif et non conceptuel de l’espace :
Il s’ensuit que relativement à lui, une intuition a priori (qui n’est pas empirique) réside au fondement de tous les concepts de l’espace. Ainsi encore tous les principes géométriques, par exemple que dans un triangle deux côtés sont ensemble plus grands que le troisième, ne sont jamais dérivés des concepts universels de ligne et de triangle, mais de l’intuition, et bien a priori avec une certitude apodictique. [A25/B39.]
33Ne serait-ce pas là reconnaître que l’exposition métaphysique est, au moins en partie, déjà déterminée par l’exposition transcendantale, et donc accorder l’identification d’une caractérisation de l’espace esthétique à partir de l’espace géométrique ? L’objection peut cependant être levée :
- Il s’agit explicitement ici d’une conséquence qui illustre ce qui précède, et non d’un argument préalable qui interviendrait en sa faveur. Ce qui précède doit d’abord avoir été établi indépendamment de cette remarque confirmative empruntée à la géométrie. Cette relation logique de la thèse à sa conséquence répond à la distinction entre l’espace métaphysique originaire et l’espace géométrique dérivé.
- Car, très précisément, Kant dit ici que les concepts d’espace sont toujours fondés sur une intuition a priori, qui donc en tant que telle précède toujours de tels concepts. Mais que sont ces concepts ? Kant en fournit immédiatement un exemple, avec le concept de triangle, c’est-à-dire un concept géométrique, ou encore un concept impliqué dans les propositions fondamentales (Grundsätze) de la géométrie. De tels concepts présupposent toujours une intuition qui, justement pour cela, est prégéométrique. Précisément : les concepts géométriques de l’espace sont fondés sur une intuition prégéométrique de l’espace, ou encore : l’espace intuitif, prégéométrique, précède l’espace géométrique, qui est celui des concepts d’espace.
DES « CONCEPTS D’ESPACE » À « L’ESPACE REPRÉSENTÉ COMME UN OBJET »
34Il y a deux possibilités aprioriques pour déterminer un « concept d’espace » : la plus simple ne requiert que la catégorie de la quantité et donne le quantum comme objet mesurable ; si la catégorie de qualité intervient de surcroît le quantum est spécifié selon le concept de figure :
[...] un concept de l’espace... comme quantum peut être représenté a priori dans l’intuition, i.e. construit ou bien avec simultanément sa qualité (sa figure), ou bien simplement [selon] sa quantité (la simple synthèse du multiple homogène) à l’aide du nombre. [A720/B748.]
Les « quanta »
36Un « concept de l’espace » est aussi « la représentation d’un espace déterminé » (B202). Sous la catégorie de la quantité (quantitas), un tel concept détermine l’espace comme grandeur (quantum) [19]; or le concept de grandeur (quantum) est « la conscience de l’homogène multiple dans l’intuition en tant que telle, pour autant que devient d’abord possible par là la représentation d’un objet » (B203). Ou autrement : « Le concept déterminé d’une grandeur est le concept de la production de la représentation d’un objet par la composition [Zusammensetzung] de l’homogène [20]. »
37Cette conscience formatrice de concept est donc celle de l’unité de la synthèse qui procède à la composition d’éléments homogènes. Bien que le concept d’un quantum vaille aussi bien pour des grandeurs non spatiales (à commencer par des temps déterminés, mais aussi des vitesses, etc.) et qu’il relève à ce titre d’une Mathesis entendue comme « théorie des grandeurs [Größenlehere] » plus générale que la seule « mathématique de l’étendue » qu’est la géométrie (A162/ B204) [21], il reste que l’espace fournit « l’image pure de toutes les grandeurs (quanta) pour le sens externe » (A142/B182). De là que la composition trouve naturellement son exemple figuré dans le procédé élémentaire de construction d’une ligne par adjonction réitérée de segments : telle est l’image de la composition où « la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et donc la précède nécessairement) » et qui produit ainsi la grandeur qu’on appelle extensive (A162/B203). Une telle grandeur est donc conceptuellement structurée comme un agrégat ou ensemble (Menge) de parties appréhendées les unes après les autres dans une « synthèse successive (de partie à partie) » (A163/ B204). En tant que tel, cet agrégat peut donc être à son tour soumis à un dénombrement de ses composants, qui détermine le même objet grandeur (quantum) du point de vue de sa quantité (quantitas) en donnant « la réponse à la question : de combien est-ce grand ? » (ibid) : à cette question répond le nombre, qui est « le schème pur [et non seulement l’image pure] de la quantité (quantitas) comme concept de l’entendement » (A142/B182). Ainsi s’ouvre le domaine de l’évaluation mathématique des grandeurs, qui en est « l’évaluation par concepts de nombre (ou par leurs signes en Algèbre) » :
Or nous ne pouvons obtenir de concepts déterminés du combien est-ce grand que par nombres (du moins par approximations par des séries numériques allant à l’infini), dont l’unité fournit la mesure; et à ce titre toute évaluation logique des grandeurs est mathématique [22].
39C’est bien pourquoi le quantum ainsi objectivé, et pour autant qu’il est mesurable, est tel qu’il est impossible de concevoir un quantum maximum, « puisque la puissance des nombres (die Macht der Zahlen) va à l’infini » (ibid.) : semblablement, la composition d’une ligne par adjonction de segments peut toujours être poursuivie suivant un infini simplement potentiel. De ce point de vue, et en ce sens seulement, il convient de dire qu’en concevant « la quantité d’un quantum » par « l’adjonction répétée de l’unité à elle-même » (A429/B457), nous pouvons aussi conclure qu’« une grandeur infinie donnée... est impossible » (A431/B459). Cette conclusion concerne la grandeur de l’espace géométrique, comme forme de l’étendue du monde ou de l’ensemble des phénomènes soumis via l’imagination aux conditions intellectuelles des catégories ; à ce titre, elle n’entre pas en contradiction avec le principe d’infinité (M4 ) de l’Esthétique transcendantale, qui concerne l’espace esthétique ou métaphysique, dont l’unité est celle d’un tout donné antérieurement à ses parties, et non celle d’une synthèse procédant par composition du tout par parties [23].
Les figures
40L’adjonction au simple quantum de la prise en compte de la qualité détermine la figure. L’exemple canonique du triangle suggère assez que les concepts d’espace ainsi mis en œuvre sont en général ceux qui déterminent des objets spécifiés par leurs seules propriétés spatiales, celles que conserve invariante la relation de similitude entre des formes quantitativement distinctes. En d’autres termes, le concept d’une figure est la classe d’équivalence des configurations semblables (par exemple, tous les triangles rectangles dont le rapport des deux côtés de l’angle droit est le même, indépendamment de leur mesure, relèvent d’un même concept de figure). Ce que Kant désigne aussi comme des espaces repose ainsi sur des limitations de l’espace intuitif unique conformément à une règle qui fixe les invariants de la construction. La limitation est opérée par la conceptualisation géométrique, dont l’objet propre est la figure : « Toutes les figures sont possibles seulement en tant que différentes manières de limiter l’espace infini » (A578/B606).
41On ne manquera pas de rapprocher cette formule de la définition euclidienne de la figure :
Déf. 14 : Une figure est ce qui est contenu par quelque ou quelques frontière(s). On se rapportera à la Déf. 13 : Une frontière est ce qui est limite de quelque chose [24].
43L’interprétation kantienne de cette définition classique est qu’une figure est toujours une détermination délimitante de l’intuition pure par le concept construit qui lui assigne des frontières : « Déterminer dans l’espace une intuition a priori (figure)... c’est une opération de la raison par construction de concepts » (A723/B751). Dans son simple concept, une figure est déterminée par les seuls éléments intrinsèques de sa configuration, et c’est pourquoi, considérée en tant que telle, comme pure Gestalt, son concept la spécifie comme une grandeur particulière (un quantum) considéré essentiellement, et par surcroît de la seule mesure, sous la catégorie de la qualité.
44En cela, c’est l’entendement qui forme le concept en introduisant dans l’uniformité de l’espace prégéométrique la distinction des propriétés dont la géométrie est la science : comme science des figures, elle va au-delà de la seule métrique pour prendre en compte le dispositif de construction qui qualifie proprement, dans ses propriétés intrinsèques, la figure comme telle. Cela est formulé de la façon la plus claire par un passage important des Prolégomènes, au § 38 :
L’espace est... quelque chose d’uniforme, et d’indéterminé au regard de toutes les propriétés particulières... Ce qui détermine l’espace à la figure du cercle, à la configuration du cône ou de la sphère, c’est l’entendement... La simple forme universelle de l’intuition, qui s’appelle l’espace, est donc bien le substrat de toutes les intuitions déterminables à des objets particuliers, et en lui réside assurément la condition de la possibilité et de la multiplicité de ces dernières, mais l’unité des objets est seulement déterminée par l’entendement, et selon bien sûr des conditions qui résident dans sa propre nature. [AK IV, 321-322.]
46Ces conditions sont évidemment les catégories et, s’agissant de ce qui distingue les figures les unes des autres, indépendamment de leurs rapports de mesure, la catégorie de la qualité.
47La construction de concepts confère donc aux espaces géométriques différenciés que sont les figures un caractère biface : d’un côté, l’unité de l’objet est donnée par l’entendement, comme une fonction de la pensée, qui détermine par limitation l’espace, conformément à une règle (et c’est l’entendement qui est le pouvoir des règles) – mais d’autre part les propriétés de l’objet, parce qu’elles sont aussi les propriétés de l’espace, sont irréductibles aux seules déterminations purement conceptuelles et à leurs connexions simplement analytiques, et ne sont données que sur fond de forme de l’intuition.
48Soit donc à nouveau l’exemple paradigmatique du triangle : d’une part, nous le pensons comme un objet, conformément à un concept qui fournit une règle de composition de la figure :
Nous nous figurons un triangle comme objet en nous rendant conscients de la composition de trois lignes droites suivant une règle, conformément à laquelle une telle intuition peut toujours être exhibée. Mais cette unité de la règle détermine tout le multiple et le limite à des conditions qui rendent possible l’unité de l’aperception, et le concept de cette unité est la représentation de l’objet = X, que je pense par les prédicats indiqués du triangle. [A105.]
50Mais d’autre part, comment savons-nous que deux lignes droites n’enferment pas une figure, alors qu’avec trois lignes droites une figure est possible ? Nous ne le connaissons certainement pas par la seule analyse logique des concepts de ligne droite et de nombre : le concept d’une figure contenue par deux lignes droites n’implique dans sa composition logique aucune contradiction et, en ce sens purement formel, il serait possible. Mais il ne l’est pas réellement, en vertu d’une impossibilité qui n’est pas celle du concept, mais qui résulte d’une contrainte non conceptuelle inhérente à l’espace comme tel : c’est-à-dire qu’il est impossible dans l’intuition (A220-221/B268, cf. A323/B271). De là l’obligation de recourir à l’intuition pure dans toute proposition géométrique dont la synthèse rencontre ce qui, dans l’espace, est donné avec une nécessité non conceptuelle qui précède la connaissance que nous en prenons (et c’est en ce sens qu’il y a bien une découverte effective dans le déploiement des propriétés de l’espace) :
S’il n’y avait pas en vous un pouvoir d’intuitionner a priori... comment pourriez-vous dire que ce qui réside nécessairement dans vos conditions à construire un triangle doive aussi convenir nécessairement au triangle en lui-même ? Car vous ne pouvez ajouter rien de nouveau (la figure) à vos concepts (de trois lignes), qui devrait nécessairement se trouver dans l’objet pour la raison qu’il est donné avant votre connaissance et non par elle. [A48/B65.]
52On reconnaîtra que le caractère biface de l’objet géométrique élémentaire (la figure), tenant à la fois du concept et de l’intuition, répond très exactement au site intermédiaire entre l’entendement et la sensibilité qui est pour Kant celui de l’imagination. La détermination de la forme pure de l’intuition par la construction du concept est un acte non de la sensibilité (où il n’y a pas d’acte, mais une réceptivité), mais de l’imagination, et non du seul entendement [25].
53Nous savons maintenant ce que sont « les espaces » dont le géomètre s’occupe, répondant aux « concepts d’espace » qui sont de son ressort. Nous savons aussi en quoi ces concepts requièrent au fondement de leur construction l’intuition prégéométrique de l’espace intuitif, « substratum » sur lequel la construction se fonde.
L’espace comme objet
54Nous n’avons pas pour autant épuisé la caractérisation géométrique de l’espace. Kant reconnaît aussi, en deçà des espaces délimités qui sont les objets propres de la géométrie, un espace-objet qui serait, dans son unité, un réquisit de la géométrie : tel serait « l’espace représenté comme objet (comme on en a effectivement besoin en géométrie) », dont parle la si difficile note au § 26 de la version B de la Déduction transcendantale :
L’espace représenté comme objet (comme on en a effectivement besoin en géométrie), contient plus que la simple forme de l’intuition, à savoir le rassemblement du multiple donné selon la forme de la sensibilité dans une représentation intuitive, de sorte que la forme de l’intuition donne simplement le multiple mais que l’intuition formelle donne l’unité de la représentation. Dans l’Esthétique, j’ai mis cette unité au compte de la sensibilité uniquement, pour remarquer seulement qu’elle précède tout concept, quoiqu’elle présuppose une synthèse qui n’appartient pas aux sens, mais par laquelle tous les concepts d’espace sont d’abord rendus possibles. [B160-161, note.]
56Ce passage redoutable a suscité une abondance de commentaires qui ont tenté d’en reconstruire l’interprétation. Prenons ici le risque de quelques propositions en partie inédites. L’espace comme forme de l’intuition est l’espace esthétique ou intuitif. Les concepts d’espace sont ce que nous venons d’étudier, c’est-à-dire les délimitations déterminées par une règle qui découpe cette forme. Entre les deux vient s’insérer une représentation intuitive qui se rapporte à une unité de l’espace qui résulte du rassemblement du multiple de l’extériorité, telle que l’exposition métaphysique en a exhibé la forme. Cette représentation intuitive de l’unité de l’espace (et non de sa seule multiplicité (Mannigfaltigkeit), ni non plus d’une limitation opérée sur son substrat) fait de celui-ci un objet, et est ce que Kant appelle aussi une intuition formelle, pour l’opposer à la simple forme de l’intuition. À la différence de l’espace-unitotalité de l’exposition métaphysique, cet espace résulte bien d’une synthèse – d’une synthèse qui, bien entendu, ne peut relever des sens, mais qui pourtant précède tout concept. Cette situation intermédiaire ne peut être à nouveau que celle de l’imagination, dont la fonction n’est pas ici de construire un concept de l’entendement, mais de conférer une unité à la simple intuition pure. Tel serait l’espace représenté paradoxalement comme un objet en manque de concept : comme l’espace esthétique, il est lui aussi unique; or pour Kant la représentation qui ne réfère qu’à un corrélat unique est toujours intuition et non concept. Mais, en même temps, il s’agit d’un objet qui déborde l’intuition pure, en raison de l’unité qui y est conférée à la multiplicité ou variété (Mannigfaltigkeit) que livre la forme originaire de l’espace esthétique. L’unicité relève ici de l’intuition avant toute synthèse, cependant que l’unité procède d’une synthèse avant tout concept [26].
57C’est de cet espace qu’il est question lorsque Kant rapporte des propositions, axiomes ou principes géométriques qui ne concernent pas strictement des grandeurs ou des figures, comme dans le cas des textes précédemment exploités. En fait, Kant ne mentionne guère qu’une proposition qui vaille de cet espaceobjet unique, et non de telle ou telle délimitation obtenue en lui par construction : c’est la proposition qui affirme la tridimensionalité de l’espace, dont les mentions sont d’ailleurs assez rares dans la Critique. L’une se trouve, et on ne s’en étonnera pas, dans l’exposition transcendantale de l’espace (B41). La seule indication précise qui nous soit fournie en outre à son propos résulte indirectement de son traitement comme exemple parmi d’autres à l’appui de la mise en évidence de la synthèse transcendantale de l’imagination dans laquelle l’entendement détermine le sens interne, en ordonnant la succession des éléments synthétisés : « Nous ne pouvons nous figurer aucune ligne, sans la tirer en pensée, ni penser aucun cercle, sans le décrire, ni nous représenter les trois dimensions de l’espace, sans tirer trois lignes perpendiculairement les unes aux autres à partir du même point ... » (B154).
58On en conclura que la propriété de tridimensionalité est une détermination de l’intuition formelle de l’espace, c’est-à-dire d’un espace déjà objectivé et synthétisé par l’imagination pour les besoins de la géométrie : il est clair qu’elle imposera dès lors sa contrainte à toutes les constructions particulières des espaces figurés qui relèvent proprement des concepts géométriques. Mais si l’on admet la lecture proposée de la connexion et de l’ordre des instances de représentation que postule la conception kantienne de la connaissance, il faut dire qu’inversement cette contrainte de tridimensionalité ne s’applique pas à la forme de l’intuition comme telle : l’espace esthétique ou intuitif n’est pas concerné par elle et reste pour ainsi dire neutre à cet égard [27].
59Dans la Critique de la raison pure, la thèse de la tridimensionalité nécessaire de l’espace géométrique doit être essentiellement rapportée à la conception épistémologique générale qui subordonne la géométrie à la connaissance des objets comme phénomènes, et donc à son application à la physique. L’exposition transcendantale de l’espace, anticipation dans l’Esthétique de la Logique transcendantale, ne pouvait y trouver qu’une signification provisoire et incomplète, puisque la valeur transcendantale de l’espace géométrique en fait un espace pour la physique [28], une méthode pour la construction de l’objectivité [29]. C’est en outre une conception constamment présente chez Kant que l’objet de perception et l’objet de connaissance scientifique sont en continuité l’un avec l’autre. Perception et science ont une armature conceptuelle commune et une même référence ontologique : l’apparition de ce qui apparaît (l’Erscheinung). La structure euclidienne de l’espace concerne l’espace géométrique, que Kant postule être aussi celui de la perception des objets d’expérience commune, et dont l’Analytique transcendantale (et non l’Esthétique) détermine le concept comme celui qui est d’abord exigé par la légalité de la nature. C’est la nature, telle qu’elle est connue selon les théories scientifiques régnantes (paradigmatiques), elles-mêmes portées par les principes de l’entendement, qui soutient la revendication d’exclusivité de la géométrie euclidienne, comme la seule géométrie relevant d’une interprétation physique concevable (ce que Kant disait déjà d’une certaine façon en 1747).
60Reste que la référence ontologique à l’Erscheinung est fondée sur une donnée d’intuition dont l’Esthétique transcendantale a dû préalablement dégager la couche originaire, en deçà de l’armature conceptuelle de la science et de la perception, et par là même aussi en deçà de l’espace euclidien.
61Cet en deçà est celui de l’espace esthétique, que l’exposition métaphysique a rendu à ses droits d’antériorité et à son indépendance par rapport à l’exposition transcendantale. Fondement intuitif des concepts géométriques, cet espace possède en propre des caractères eidétiques qui ne relèvent pas de la géométrie, alors même que toute géométrie doit faire fond sur eux.
62La relative pauvreté des indications données par Kant sur cette nécessaire eidétique de l’espace intuitif ne doit pas nous empêcher de lui reconnaître une authenticité phénoménologique, que l’Esthétique transcendantale indique en creux comme une tâche qu’elle n’avait pas les moyens de réaliser pleinement.
Notes
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[1]
La thèse de l’antériorité génétique et de la subordination systématique de l’Esthétique est affirmée avec une netteté particulière dans l’article d’Ernst CASSIRER (en réponse à Russell et Couturat), « Kant und die moderne Mathematik », Kantstudien, XII (1907), not. p. 32 s.
-
[2]
Voir François-Xavier CHENET, L’Assise de l’ontologie critique. L’Esthétique transcendantale, Presses universitaires de Lille, 1994.
-
[3]
La présente étude prolonge celle que nous avons déjà publiée sous le titre « L’espace “grandeur infinie donnée” et la radicalité de l’Esthétique transcendantale », Philosophie, no 56 (1997).
-
[4]
Hermann COHEN, Kants Theorie der Erfahrung, 18852. On peut toujours se reporter à la remarquable présentation de l’interprétation de Cohen donnée dans Jules VUILLEMIN, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne, Paris, Presses universitaires de France, 1954.
-
[5]
Von der wahren Schätzung der lebendigen Kräften, AK I, 24-25.
-
[6]
Ce que Kant appelle l’expérience constitue le domaine d’objectivité commun à la connaissance commune et à la connaissance scientifique. Le terme « perception » (Wahrnehmung) est utilisé par Kant dans des acceptions qui varient selon les contextes (voir l’article « Perception » du Kant-Lexicon de Rudolf Eisler, édition établie et augmentée par Anne-Dominique Balmès et Pierre Osmo, Paris, Gallimard, 1994), et dont l’unité mériterait un examen à part.
-
[7]
L’expression « concept sensible pur » (reiner sinnlichen Begriff) se trouve en A140/B180, aussitôt illustrée par l’exemple du concept d’un triangle, puis relayée par celle de « concept sensible » (sinnlicher Begriff) en A141/B181, rapportée aux « figures dans l’espace ».
-
[8]
On ne se laissera pas arrêter par l’apparente difficulté terminologique qui tient à ce que Kant utilise le mot « concept » en un sens large, équivalent à celui de « représentation », et en un sens strict, selon lequel le concept est une représentation générale et médiate, par opposition à l’intuition, représentation singulière et immédiate. L’exposition métaphysique vise précisément à établir que le « concept » (au premier sens) d’espace n’est précisément pas un « concept » (au second sens).
-
[9]
La thèse de Cohen est fortement résumée en ces termes par Henri Dussort : « De même que l’“a priori métaphysique” n’est pas pleinement compréhensible sans l’“a priori transcendantal”, de même l’esthétique ne l’est pas sans la Logique, exactement pour la même raison » (L’École de Marbourg, Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 92). On aura compris que c’est aussi pour la même raison qu’on défend ici l’indépendance originaire et radicale de l’exposition métaphysique de l’espace à l’égard de l’exposition transcendantale et, du même coup, la semblable priorité de l’Esthétique par rapport à la Logique.
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[10]
Joseph MOREAU, « Intuition et Appréhension », Kantstudien (1980), p. 284. Voir, du même, La Conscience et l’être, Paris, Aubier-Montaigne, 1958, p. 62.
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[11]
AK XX, 410-423. Je renvoie à ma traduction de ce document parue dans Philosophie, no 56 (1997).
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[12]
Ce tableau résume le texte de Kant aux pages AK XX, 419-420, trad. cit. p. 17-18.
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[13]
Voir DESCARTES, Principia Philosophiae, Pars Secunda, art. III et IV (AT VIII-1,41-42). Pour Descartes, la reconduction du corps « considéré en général » à ce qu’il « consiste seulement en ce qu’il soit une chose étendue en long, en large et en profond » procède de l’usage du « seul entendement » à l’encontre des « perceptions des sens ».
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[14]
Respectivement AK VIII, 133-147 et II, 377-383. Sur le traitement de l’espace d’orientation dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, voir les remarques de Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1960, § 23,109-110.
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[15]
AK II, 379-380.
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[16]
En 1768, la diversité des régions fonde un espace absolu. La Critique radicalise la démarche en assignant l’absoluité de cet espace à la constitution formelle de la sensibilité du sujet.
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[17]
Le texte de A portait : « Ce qui ... fait que le multiple de l’apparition est intuitionné, ordonné sous certaines relations... »
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[18]
Dans le cas de l’infinité, on aboutirait à une contradiction manifeste et grossière de Kant avec lui-même. Voir notre article mentionné ci-dessus note 3.
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[19]
En allemand, Kant ne dispose que du seul terme Größe pour l’une et l’autre acception, qu’il distingue à l’occasion par l’indication des mots latins correspondants. En général, le contexte permet de reconnaître le sens dans lequel le terme est utilisé, et cette équivoque peut et doit être levée dans la traduction française. Voir H. J. DIETRICH, Kant’s Begriff des Ganzen in seiner Raum-Zeitlehre und das Verhältnis zu Leibniz, Halle, 1916, not. chap. 2 : « Quantum und Quantitas »; Dietrich pointe la formule qui figure dans la preuve de la thèse de la première Antinomie : « Die Größe eines Quanti » (A427/B455), que, pour éviter l’amphibologie que peut aussi comporter en français le terme « grandeur », on traduira par « la quantité d’un quantum ».
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[20]
Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft), AK IV, 489.
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[21]
La qualification de la Mathesis comme « reine Größenlehere » se trouve quelques lignes avant le passage cité à la note précédente. En 1763, Kant professait une conception de l’architecture des mathématiques qui subordonnait franchement la Géométrie à la théorie des grandeurs identifiée à une arithmétique universelle : « Comme la quantité constitue l’objet de la mathématique, et que dans sa prise en considération on ne regarde qu’à combien de fois quelque chose est posé, il saute clairement aux yeux que cette connaissance doit reposer des principes peu nombreux et très clairs de la Théorie universelle des grandeurs (qui est proprement l’Arithmétique universelle).... Quelques concepts fondamentaux peu nombreux de l’espace permettent l’application de cette connaissance générale des grandeurs à la Géométrie » (Recherche sur l’évidence des principes de la Théologie naturelle et de la Morale, AK II, 282).
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[22]
Critique de la faculté de juger, § 26, AK V, 251.
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[23]
La doctrine de l’évaluation des grandeurs exposée au § 26 de la Critique de la faculté de juger confirme le caractère dérivé du mathématique par rapport à l’esthétique : Si l’unité de mesure qui fonde le dénombrement des parties « ne devait être à son tour évaluée que par nombres, dont l’unité serait forcément une autre mesure, et donc mathématiquement, nous ne pourrions par suite avoir non plus aucun concept déterminé d’une grandeur donnée » : l’unité doit d’abord pouvoir être saisie immédiatement et sans composition dans une intuition pour que l’imagination puisse l’employer à l’exhibition du concept numérique (AK V, 251). Pour la même raison, l’évaluation esthétique de la grandeur reconnaît un quantum maximum, un absolument grand, qui n’est jamais rejoint par la comparaison d’une grandeur avec d’autres grandeurs de même espèce. Au prix d’un approfondissement de la notion même d’esthétique, qui englobe désormais des principes a priori du sentiment, c’est bien la même grandeur infinie donnée de l’espace qui, dans la troisième Critique, ouvre l’expérience du sublime, qui est dit « mathématique » au motif que le jugement réfléchissant n’y considère que la seule forme d’immensité de la nature et non la puissance dynamique qui s’y déploie.
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[24]
EUCLIDE D’ALEXANDRIE, Les Éléments, traduction et commentaires par Bernard Vitrac, vol. I, Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 161. Voir aussi The Thirteen Books of Euclid’s Elements, translated with introduction and commentary by Sir Thomas L. Heath, Dover, New York, 1956, vol. I, p. 182-183.
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[25]
C’est en cela que Kant résout l’aporie ouverte par la fameuse critique, faite par Locke, du concept général de triangle, qui devrait, par impossibilité, être à la fois rectangle, obtusangle, acutangle, équilatéral, isocèle, scalène, et pourtant n’être ni rectangle, ni équilatéral, etc. Le concept de triangle exprime simplement la règle de délimiter un espace par trois lignes droites, sans autre prescription, et le flottement de l’imagination permet justement de préserver dans la construction la généralité du concept : « Quand je dis : avec trois lignes, dont deux prises ensemble sont plus grandes que la troisième, on peut tracer un triangle, j’ai là la simple fonction de l’imagination productive, qui peut tirer les lignes plus grandes ou plus petites, tout en les faisant se rencontrer suivant toutes sortes d’angles à discrétion » (A164/B205). – Il y a évidemment une infinité de manières de proposer une image singulière satisfaisant à cette condition. Mais le schéma (le mot même qui, dans le texte grec d’Euclide, désigne la figure !) n’est pas une image, mais « un procédé général de l’imagination pour former pour un concept son image » : « De fait, au fondement de nos concepts sensibles purs [= les concepts géométriques !], il n’y a pas d’images des objets, mais des schèmes. Aucune image ne serait jamais adéquate au concept d’un triangle en général. En effet elle n’atteindrait pas l’universalité du concept, qui fait que celui-ci vaut pour tous les triangles, rectangles ou obliques, etc., mais elle serait toujours limitée à une partie de cette sphère [comprendre : la sphère de l’extension de ce concept !]. Le schème du triangle ne peut jamais exister autrement que dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination au regard des pures figures dans l’espace » (A140-141/B180). – Sans doute peut-on contester la légitimité d’une philosophie de la géométrie qui cherche à définir le statut de l’objet mathématique dans une élucidation de ce qu’il faut bien reconnaître comme des opérations mentales (des facultés, des formes et des actes de ce que Kant appelle le Gemüt, qui désigne, sans aucune substantialisation d’une âme, le simple pouvoir des représentations en général). Peut-être n’y a-t-il là en effet que psychologie déguisée. Il me semble cependant qu’on doit reconnaître à cette entreprise une authenticité que ses détracteurs lui ont déniée, et qu’on ne saurait récuser au seul motif du caractère élémentaire des exemples.
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[26]
Le même paradoxe explique aussi comment, à l’inverse, cet « espace représenté comme objet » tel que le suppose la géométrie ne fournit pas encore de connaissances proprement dites, c’est-à-dire véritablement et complètement objectivées : telle est la pauvreté cognitive de l’espace, comme « concept mathématique » séparé de son application à des « choses dans l’espace » qui ne peuvent être données que dans une perception empirique (B147). Ce qui fait que la géométrie comme simple « mathématique de l’étendue » (A163/B204) n’a pas proprement de réalité objective, puisque celle-ci consiste dans le sens (Bedeutung) qu’un concept reçoit de son rapport à un objet de l’expérience : « Même l’espace [...], si pur de tout élément empirique que soit ce concept, et si certain qu’il soit qu’il est représenté complètement a priori dans l’esprit, serait pourtant sans validité objective et sans signification et sens, si n’était pas montré son usage nécessaire relativement aux objets de l’expérience » (A156/B195). De l’« espace pur » comme simple forme de l’intuition, c’est-à-dire de l’espace esthétique, on ne peut pas dire qu’il ne soit pas quelque chose, alors même qu’« il n’est pas lui-même un objet qui soit intuitionné » : il est une « intuition vide sans objet, ens imaginarium » (A291-292/B347-348). Mais la table des acceptions du Néant ne donne aucune place à cet être hybride au statut ontologique flottant qu’est l’espace géométrique, « représenté comme objet » sans être proprement un objet, sous un « concept » qui emprunte les caractéristiques de l’intuition. En ce sens, il est vrai de dire, avec l’interprétation néokantienne, que la géométrie ne reçoit de valeur objective que de son application à la physique. Mais ce rapport d’objectivation laisse intact l’espace esthétique proprement dit.
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[27]
C’est en ce sens seulement qu’on peut dire que les géométries non euclidiennes n’affectent en rien la validité de l’Esthétique transcendantale comme telle, même si elles atteignent la conception kantienne des structures géométriques de l’expérience physique. Je rejoins une fois de plus Joseph Moreau : voir « Construction de concepts et intuition pure », dans Joachim KOPPER et Wolfgang MARX (éd.), Kant. 200 Jahre Kritik der reinen Vernunft, Hildesheim, Gerstenberg Verlag, 1981, not. p. 238-244.
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[28]
« Quoique nous connaissions bien de l’espace en général, ou des figures que l’imagination productrice trace en lui, tant de choses a priori dans des jugements synthétiques, ... cette connaissance ne serait pourtant absolument rien, sinon une occupation avec un simple fantôme, si l’espace n’était pas à considérer comme condition des phénomènes, qui constituent le matériau pour l’expérience externe » (A157/B196). – « Par conséquent aucun des concepts mathématiques pris pour eux-mêmes n’est une connaissance, sauf dans la mesure où l’on présuppose qu’il y a des choses, qui ne se laissent présenter à nous que conformément à la forme de cette intuition pure sensible » (B147).
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[29]
Par exemple, le principe transcendantal des Axiomes de l’intuition donne l’interprétation physique de l’axiome d’Archimède comme fondement de toute métrique des phénomènes dans l’espace.