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Article de revue

« Crisis in Literary History » ? Du « nativisme » et du provincialisme, et de quelques autres débats intellectuels en Inde

Pages 391 à 403

Notes

  • [1]
    Amit Chaudhuri, The Picador Book of Modern Indian Literature, London, Picador, 2001, p. xviii.
  • [2]
    Arvind Krishna Mehrotra, Partial Recall, Essays on Literature and Literary History, Ranikhet, Permanent Black, 2012, p. 162.
  • [3]
    Voir par exemple A. K. Mehrotra (ed.), A History of Indian Literature in English, London, Hurst & Co, 2003, et Partial Recall, 2012.
  • [4]
    Sheldon Pollock, « Crisis in the Classics », Social Research 78, Spring 2011, p. 21-48.
  • [5]
  • [6]
    Terme « vernaculaire » dont de nombreux critiques rappellent les connotations étymologiques péjoratives.
  • [7]
    Arvind Krishna Mehrotra, « Toru Dutt and an Eurasian Poet » à paraître dans Rosinka Chaudhuri (ed.), The Cambridge History of Indian Poetry in English, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
  • [8]
    Ankul Betageri, « For the Indian English Poets », The Bliss and Madness of Being Human, Delhi, Poetrywala, 2013.
  • [9]
    « The Cult of Authenticity », Boston Review, February 01 2000 http://bostonreview.net/vikram-chandra-the-cult-of-authenticity
  • [10]
    Il est à noter cependant que si les écrivains indiens de langue anglaise représentent une cible idéale des discours populistes et majoritaires (comme d’autres représentants de minorités, qu’on pense à des artistes musulmans comme M. F. Husain ou Gulammohammed Sheikh par exemple), tous les écrivains indiens, et ce quelle que soit la langue qu’ils utilisent, sont aujourd’hui soumis à ce diktat de « l’indianité ».
  • [11]
    Ce constat est cependant à nuancer. Nombreux sont les Dalits par exemple à revendiquer l’anglais comme une langue d’émancipation. Pour un article de synthèse sur la place et l’histoire de l’anglais en Inde, voir Annie Montaut, « English in India and the Role of the Elite in the National Project », Problematizing Language Studies, Cultural, Theoretical and Applied Perspectives, Delhi, Akar Books, p. 83-116. Voir aussi son article « But Why Do You Write in Hindi » (Études Anglaises, 62/3, 2009, p. 332-344) qui replace la question de l’anglais en Inde dans le champ littéraire, et porte un éclairage différent sur les débats dont il est question ici, à partir du point de vue d’écrivains qui écrivent dans une seule langue « régionale ».
  • [12]
  • [13]
    « Grumpy old b*****d. Just take your prize and say thank you nicely. I doubt you’ve even read the work you criticized »
  • [14]
    Kiran Nagarkar, « The Worlds of India », Outlook, 12 March 2001.
  • [15]
    « The Rise and Fall of the Bilingual Intellectual », Economic & Political Weekly, Vol. XLIV, No 33, August 15 2009, p. 36-42.
  • [16]
    Neil Lazarus, The Postcolonial Unconscious, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Rappelons que Salman Rushdie semble prendre un malin plaisir à attiser la rancœur des écrivains indiens en langue régionale, déclarant dès 1997, dans la préface à son anthologie The Vintage Book of Indian Writing 1947-1997, que la littérature indienne de langue anglaise est la seule littérature digne de ce nom.
  • [17]
    Adivasi signifie littéralement les « premiers habitants ». Ils correspondent aux populations autochtones et tribales, largement marginalisées en Inde.
  • [18]
    G. N. Devy, After Amnesia : Tradition and Change in Indian Literary Criticism, Bombay, Orient Longman, 1992, p. 129.
  • [19]
    « In our times, Indian literary criticism seems to have been facing a profound crisis of identity […] Contemporary Indians seems to be afflicted by a sense of amnesia in relation to literary history » (G. N. Devy (ed.), Indian Literary Criticism, Theory and Interpretation, Hyderabad, Orient Longman, 2002, p. xi-xii). Voir également ses deux ouvrages : After Amnesia, 1992 et Of Many Heroes, An Indian Essay in Literary Historiography, Hyderabad, Orient Longman, 1998.
  • [20]
    « Nativism is the only weapon in the hands of the oppressed culture, the weapon which is capable of throwing out the dominant systems of foreign influence » (Bhalchandra Nemade, Nativism, Essays in Criticism, ed. Makarand Paranjape, New Delhi, Sahitya Akademi, 1997, p. 251).
  • [21]
    Arvind Krishna Mehrotra, Partial Recall, 2012, p. 2.
  • [22]
    Ibid., p. 163.
  • [23]
    Arvind Krishna Mehrotra, « The Closing of the Bhasha Mind », Biblio : A Review of Books XVII, May-June 2012.
  • [24]
    Arvind Krishna Mehrotra, « The Writer Has No Clothes », Partial Recall, 2012, p. 147-195.
  • [25]
    Vilas Sarang, « Tradition and Conflict in the Context of Marathi Literature », Indian Literature, Vol. 35, Numéro 1, Sept-Octobre 1992, p. 159-168.
  • [26]
    Je me permets de renvoyer sur cette époque particulière à mon ouvrage : Laetitia Zecchini, Arun Kolatkar and Literary Modernism in India, Moving Lines, London/New York/New Delhi, Bloomsbury Publishing, 2014.
  • [27]
    Bhalchandra Nemade, « Against Writing in English : An Indian Point of View », New Quest 9, 1985, p. 31-36.
  • [28]
    G. N. Devy, After Amnesia, 1992, p. 34.
  • [29]
    Ibid., p. 2.
  • [30]
    Voir notamment Aamir Mufti, « Orientalism and the Institution of World Literatures » Critical Inquiry 36, Spring 2010 et Vasudha Dalmia, Orienting India, European Knowledge Formation in the 18th and 19th centuries, New Delhi Three Essay Collective, 2007.
  • [31]
    Aamir Mufti, « Orientalism and the Institution of World Literatures », 2010.
  • [32]
    « No literary history, properly speaking, can fail to locate their modern origins in the Fort William College narratives, written expressly not for an Indian reading public but rather for the linguistic and cultural training of young British officers of the East India company » (Aamir Mufti, « Orientalism », 2010, p. 486).
  • [33]
    Carol A. Breckenridge and Peter Van der Veer (eds.), Orientalism and the Postcolonial Predicament : Perspectives on South Asia, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1993.
  • [34]
    Sheldon Pollock (ed.), Literary Cultures in History : Reconstructions from South Asia, Berkeley and London, University of California Press, 2003, p. 30
  • [35]
    Voir à ce sujet l’article de Francesca Orsini sur l’anthologie d’Amit Chaudhuri « India in the Mirror of World Fiction », New Left Review, 13, Jan-Feb 2002, p. 75-88.
  • [36]
    Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference, [2000], Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2007, p. 5.
  • [37]
    Aijaz Ahmad, In Theory : Classes, Nations, Literatures, London, Verso, 1992, p. 253.
  • [38]
    Voir The Collected Essays of A. K. Ramanujan, Vinay Dharwadker (ed.), Delhi, OUP, 1999
  • [39]
    « Nandy est un apôtre de l’incommensurabilité, Chakrabarty un avocat de la “traduction” », Romain Bertrand, « Habermas au Bengale ou comment provincialiser l’Europe avec Dipesh Chakrabarty », Travaux de science politique, n° 40, 2009, p. 15.
  • [40]
    Kiran Nagarkar, « The Language Conflicts : the Politics and Hostilities between English and the Regional Languages in India », Kultura-Historia-Globalizacja, 7, 2010, p. 17.
  • [41]
    A. K. Ramanujan, Uncollected Poems and Prose, Molly Daniels-Ramanujan and Keith Harrisson (ed), Delhi, OUP, 2001, p. 47.
  • [42]
    G. N. Devy critique d’ailleurs cette catégorie de bhakti qui couvre une littérature prodigieusement hétérogène, produite dans plusieurs langues, entre le XIIIe et le XIXe siècle. C’est comme si l’on regroupait toute la poésie européenne, de Dante à Blake, sous la même étiquette, écrit-il ».
  • [43]
    Pour plus de détails sur le sujet voir le deuxième chapitre de mon ouvrage Arun Kolatkar…, 2014.
  • [44]
    Arun Kolatkar, texte inédit. Cité avec la permission d’Ashok Shahane dans Zecchini, 2014, p. 58.
  • [45]
    Arvind Krishna Mehrotra, The Absent Traveller, Prakrit Love Poetry, New Delhi, Ravi Dayal, 1991.
  • [46]
    Aamir R. Mufti, « Orientalism », 2010, p. 486.
  • [47]
    Bhalchandra Nemade, « Against Writing in English », 1985.
  • [48]
    « In 1955, or thereabouts, Chairman Mao had said, ‘Jawaharlal Nehru does not seem to understand that India is part of Asia and not Europe ». These words should be considered as a general view of nativism », Bhalchandra Nemade, Nativism, Essays in Criticism, 1997, p. 253.
  • [49]
    Arvind Krishna Mehrotra, Partial Recall, 2012, p. 161
  • [50]
    G. N. Devy, Nativism, Essays in Criticism, 1997, p. 7-8.

Le point de vue d’écrivains indiens contemporains

1 Si, comme le souligne l’écrivain et critique Amit Chaudhuri, Rabindranath Tagore peut être considéré comme la première célébrité littéraire mondiale (même si ce diagnostic se fonde, selon Chaudhuri, sur un malentendu — à savoir l’essentielle « orientalité » de Tagore et sa spiritualité, alors que Tagore serait un moderniste), la place de son œuvre dans la littérature bengalie et dans l’histoire intellectuelle de son propre pays est largement méconnue hors de l’Inde. Et Amit Chaudhuri d’ajouter : « You have to be interested not only in what you think is a nation’s history […] but also in how a nation sees it’s own historical process » [1]. Or, c’est bien la manière dont les écrivains indiens contemporains envisagent le champ dans lequel ils sont placés, et considèrent l’histoire et la critique littéraire indiennes que cet article prend pour objet. Dans la mesure où la plupart des écrivains dont il sera question ici évoquent, dans un même mouvement, le champ de l’histoire littéraire proprement dite et celui de la critique littéraire, je ne ferai pas de distinction nette entre les deux. Si une œuvre n’est pas discutée ou étudiée, elle sombre dans les oubliettes de l’histoire et cesse par là même d’exister. « La mission de la critique n’est pas d’inventer des œuvres littéraires mais d’établir des relations entre elles […] La critique a une fonction créative : elle crée une littérature (une perspective, un ordre) à partir d’œuvres individuelles » écrivait Octavio Paz dans un passage cité par le poète Arvind Krishna Mehrotra [2]. Comme tant d’autres écrivains indiens, Mehrotra est également anthologiste, traducteur (du hindi et du gujarati) et historien de la littérature. Son œuvre critique consiste d’ailleurs moins à interpréter les œuvres qu’à les inscrire dans une histoire, une « tapisserie » ou une « fourmilière » littéraire — deux expressions employées par l’auteur et dont témoignent les citations multiples qui émaillent ses nombreux essais [3]. En révélant ce « filet invisible de connections » qui ont présidé à leur naissance, Mehrotra contribue en effet à créer une littérature indienne, soit à faire en sorte que celle-ci prenne conscience d’elle-même.

2 Mais les catégories de « littérature indienne » et d’« histoire littéraire indienne » sont des catégories problématiques ; tel est bien le point de départ de ce numéro spécial de la Revue de Littérature Comparée. Les champs de l’histoire et de la critique littéraires en Inde se présentent aujourd’hui précisément comme des champs de bataille. Et ce sont ces débats contemporains, parfois virulents, qui traversent les milieux intellectuels et littéraires, que je voudrais me pencher ici. Dans un article passionnant publié en 2011 et intitulé « Crisis in the Classics » [4], le sanskritiste Sheldon Pollock explique que l’Inde est en passe de devenir la seule culture majeure dont le patrimoine et l’histoire littéraires sont détenus hors de ses frontières (dans les mains de chercheurs à Berkeley, Chicago ou New York ; à Oxford, Paris ou Vienne). Cet article a suscité nombre de réactions, notamment sur le blog de la maison d’édition indienne Permanent Black [5]. Si Pollock dresse ce constat à partir du déclin des études classiques sur l’Inde ancienne et sur les littératures indiennes pré-modernes, qui s’accompagne d’un déclin des compétences philologiques, il nous rappelle aussi que tous les instituts de recherche importants se consacrent, en Inde, aux sciences sociales aux dépens des sciences humaines. Comme d’autres critiques, chercheurs et écrivains, il souligne également l’érosion des traductions et précise qu’il ne connaît aucun travail sur l’Inde classique écrit en anglais qui ait été traduit en hindi ou dans d’autres langues régionales (les langues dites « vernaculaires » [6]). Cet article intentionnellement polémique me semble d’autant plus intéressant qu’il paraît recouper le point de vue de nombreux autres intellectuels indiens et correspondre à l’état de la critique littéraire et du travail sur les littératures indiennes contemporaines aujourd’hui en Inde.

Bhalchandra Nemade contre Salman Rushdie : le cloisonnement des mondes linguistiques et littéraires

3 Des écrivains comme Adil Jussawalla, Arvind Krishna Mehrotra, Amit Chaudhuri, Jerry Pinto ou Ashok Shahane (éditeur de la petite maison d’édition indépendante Pras Prakashan à Mumbai) ou encore l’extraordinaire critique (et poète) A. K. Ramanujan parlent de la crise profonde de l’histoire et de la critique littéraires en Inde, qu’elle s’écrive en anglais ou dans les autres langues indiennes. Ils regrettent l’absence ou l’oubli du « sens historique », la pénurie des revues, journaux et ouvrages de critique littéraire, mais aussi le manque de bibliothèques publiques et de programmes de conservation des archives, en tout cas littéraires.

4 Bien sûr, beaucoup des écrivains cités, à l’exception d’Ashok Shahane, écrivent en anglais (Amit Chaudhuri, Adil Jussawalla, Jerry Pinto, Arvind Krishna Mehrotra), ou en anglais et dans au moins une langue régionale (le marathi pour Kolatkar, le kannada pour Ramanujan, qui traduit aussi du tamoul) et beaucoup sont poètes. Ces auteurs seraient donc doublement « oubliés », minoritaires ou marginalisés, par la langue dans laquelle ils écrivent, l’anglais, mais aussi par le genre dans lequel ils ont choisi de s’exprimer, la poésie. Dans une de ces formules dont il a le secret, Mehrotra parle d’ailleurs des poètes indiens de langue anglaise comme de la « communauté LGBT de la littérature indienne » [7] ! La poésie reste en effet largement oubliée de cette success story à laquelle la littérature indienne (sous sa synecdoque globalisée : le roman indien de langue anglaise) est souvent identifiée. On pourrait ainsi imaginer que l’indifférence ou l’hostilité de la critique puisse expliquer ce constat amer. Citons, parmi beaucoup d’autres illustrations possibles de cette hostilité, un récent recueil publié à Delhi, qui comprend un poème d’une violence inouïe adressé aux poètes indiens de langue anglaise, caricaturés en vieillards flatulents et stériles [8]. L’auteur suggère qu’il est temps d’empiler ces poètes les uns sur les autres et de mettre le feu au bûcher…

5 La littérature indienne de langue anglaise continue en effet d’être vilipendée en Inde et accusée d’être inauthentique, illégitime, voire anti-nationale. Dans un article publié en 2000, le romancier Vikram Chandra revient sur ce « culte de l’authenticité » [9] qui hante les discours sur l’art, la culture et la littérature en Inde. Il dresse une critique au vitriol de cette rhétorique nationalisante dans laquelle l’écrivain indien de langue anglaise fait figure d’étranger ou d’outsider constamment sommé de prouver son « indianité » [10]. Un argument de classe et de caste se greffe également sur cette rhétorique, puisque l’anglais en Inde reste associé aux privilèges d’une élite occidentalisée et « deux-fois-née » (l’apanage des hautes castes) [11]. Comme les orientalistes du XIXe siècle, les écrivains indiens de langue anglaise sont accusés d’utiliser la « matière indienne » pour devenir riches et célèbres. Or, en dehors du cercle magique de quelques romanciers, souvent installés en diaspora, largement reconnus hors des frontières de l’Inde et dont les ouvrages peuvent en effet recevoir de confortables avances éditoriales, ce constat ne s’applique pratiquement à aucun écrivain indien.

6 L’un des derniers épisodes médiatiques de cette immuable guerre des tranchées que se livrent les écrivains de chaque « bord » a opposé, en février 2015, l’écrivain de langue marathie Bhalchandra Nemade et Salman Rushdie. Le jour même où était rendu public le nom de l’écrivain à qui avait été décerné le Jnanpith (prix littéraire le plus prestigieux en Inde), Bhalchandra Nemade, le lauréat de l’année 2015, attaquait violemment V.S. Naipaul et Salman Rushdie. Il exprimait également son aversion pour l’anglais : langue « criminelle », à usage exclusivement externe et fonctionnelle, qu’il compare à des chaussures (« footwear ») qu’il faut laisser sur le seuil avant de rentrer « chez soi ». Notons en passant la connotation d’impureté qui se rattache, dans le contexte indien, à cette analogie [12]. La sortie de Nemade fut aussitôt accueillie par un tweet vengeur (et injurieux) de Rushdie [13].

7 Cette passe d’armes serait presque comique, en tout cas triviale dans sa dimension hautement ritualisée, si elle n’était si violente et ne reflétait également un cloisonnement de plus en plus hermétique des mondes linguistiques et intellectuels en Inde. Le romancier bilingue (anglais-marathi) Kiran Nagarkar, parlait déjà, en 2001, « des mondes de l’Inde » [14], en soulignant le fossé qui sépare le milieu littéraire en langue marathie du milieu littéraire anglophone et, au-delà de ce fossé particulier, de l’absence de passerelle entre les différentes planètes linguistiques indiennes. Cette situation est agravée par la pénurie des traductions. De moins en moins d’ouvrages littéraires ou scientifiques sont traduits d’une langue à l’autre, et ces traductions sont aujourd’hui quasiment inexistantes par exemple entre l’Oriya et le Malayalam, ou encore entre le Telugu et le Bengali. Dans un article de 2009, « The Rise and Fall of the Bilingual Intellectual », l’historien Ramachandra Guha rappelait que l’écrasante majorité des hommes et femmes politiques, des écrivains et des intellectuels indiens entre les années 1920 et les années 1970 étaient bilingues, voire trilingues, et qu’ils écrivaient à la fois en anglais et dans au moins une langue régionale [15]. Ce multilinguisme intellectuel semble en train de disparaître : les mondes culturels et linguistiques de l’Inde communiquent de plus en plus mal.

8 Si je m’arrête un moment sur cette altercation quelque peu outrancière, c’est qu’elle met aux prises deux figures capitales de cette « guerre des mondes » : Salman Rushdie, dont Neil Lazarus a pu écrire de manière provocante qu’il constituait le seul auteur du canon littéraire postcolonial [16] et Bhalchandra Nemade, écrivain indien majeur qui fut l’une des figures du modernisme en langue marathi, et représente l’un des théoriciens les plus influents du courant de pensée « nativiste » (traduction de « deshivad » à partir de deshi, qui signifie le « local » ou « l’indigène »). Le nativisme consacre la primauté des langues régionales ou vernaculaires (les bhashas) dans la production littéraire et culturelle en Inde. Un écrivain écrit d’abord pour son lieu, son temps et sa communauté linguistique. Le critique G. N. Devy, qui se rattache également à ce courant de pensée, et dont les travaux mettent en lumière toutes les formes de littératures et de savoirs qui sont exclus de l’histoire traditionnelle, en particuler les langues et les littératures tribales (adivasi[17]), définit le nativisme de la manière suivante :

9

Nativism […] views literature as an activity taking place ‘within’ a specific language, such as Marathi or Gujarati, and bound by the rules of discourse native to the language of its origin […] Nativism is a language-specific way of looking at literature. It rejects the concept-specific method of ‘universal’ criticism.[18]

10 G. N. Devy et Bhalchandra Nemade parlent également de la crise profonde que traverse l’histoire et les études littéraires en Inde [19]. Comme Arvind Krishna Mehrotra, ils déplorent l’absence de travaux critiques, de biographies et de traductions. Mais cette crise serait due, selon eux, au fait que l’Inde a été littéralement subjuguée par l’influence intellectuelle étrangère, notamment occidentale, qu’elle a donc perdu la capacité de lire sa propre histoire et n’a plus accès à ses traditions. C’est à une histoire littéraire particulière et indigène, qui puisse s’écrire selon ses « propres » termes, et non selon des catégories ou des registres de pensée occidentaux, qu’il faut travailler. Devy et Nemade conçoivent également le nativisme comme une arme dans les mains des peuples, des traditions et des littératures opprimés ou minorés [20].

11 S’il y a donc un consensus sur une certaine amnésie historique et sur l’absence d’espace critique pour penser la littérature et l’histoire littéraire en Inde, voire sur la compartimentation croissante des mondes linguistiques et des cultures littéraires, cet article s’intéresse aux interprétations parfois diamétralement opposées de cette « crise ».

12 « In this country, everything seems to be happening for the first time » déclarait Adil Jussawalla lors d’une conversation privée à Bombay en 2011. Dans nombre de ses articles, il souligne le désespoir aigu des écrivains indiens confrontés à ce qu’il appelle une « culture de carences » : carence de critiques et d’éditeurs, carence de lecteurs, de public et de reconnaissance, carence de mémoire et d’histoire. Ce constat est relayé de manière vigoureuse par Arvind Krishna Mehrotra qui déplore ce qu’il appelle la « grande trahison » de la littérature par la communauté scientifique. Aussitôt qu’un écrivain indien disparaît, selon Mehrotra, il s’efface derrière un voile d’amnésie, et n’a pas droit à cette « deuxième vie » qu’éditions critiques, articles scientifiques, biographies ou anthologies offriraient partout ailleurs dans le monde.

13

Writers die, are mourned by other writers, and the matter ends there. A year goes by, then a decade, and nothing appears to tell the reading public why the author deserves to be read, and how he fitted into the larger story of a literature to which he spent a lifetime contributing […] If we can’t read or rediscover our contemporaries, what chance of doing this for our classics. [21]

14 Mehrotra disqualifie à la fois les critiques nativistes qui jugent les textes en fonction de leur « indianité » supposée et tous ceux qui, en Inde, confondent travail critique et commémoration dévotionnelle en enterrant les œuvres sous des stèles panégyriques (« buried like a treasure and guarded by a hound ; worshipped like a village deity » [22]).

15 Dans un article publié en 2012 et intitulé « The Closing of The Bhasha Mind » (« La fermeture de l’esprit vernaculaire »), Mehrotra reprend l’argument controversé de Pollock sur le fait que l’Inde est en passe de devenir la seule culture majeure dont le patrimoine littéraire est détenu par des chercheurs hors de ses frontières, mais estime que la « crise des classiques » s’est étendue aux littératures « vernaculaires » [23]. Comme tant d’autres intellectuels, il constate que le discours critique sur la culture et la littérature en hindi a aujourd’hui principalement lieu en anglais, et que le hindi comme les autres bhashas sont en passe de perdre leur « hinterland » intellectuel. Pour Mehrotra, ce sont notamment les écrivains et théoriciens du nativisme qui sont responsables de cette fermeture, dont un autre nom serait le « provincialisme » — cible d’un de ses essais critiques les plus importants (« The Emperor has no Clothes »). Empruntant la définition de cette notion à Ezra Pound (dans son article de 1917, « Provincialism the Enemy »), il fustige le provincialisme de ceux qui ignorent les littératures ou les mondes qui s’étendent au-delà de leur « province » et veulent imposer l’uniformité [24]. L’écrivain bilingue anglais-marathi Vilas Sarang dénonce lui aussi l’insularité du monde littéraire, en particulier marathi, qu’il compare à une mare remplie de grenouilles qui se dévisagent « en croassant de satisfaction » [25]. Il déplore la consanguinité du milieu nativiste et la mort de l’esprit des années 60 (moderniste et expérimental, éclectique et cosmopolite), qui correspond à une période d’effervescence créatrice et d’émancipation [26].

16 Comme l’atteste la récente passe d’armes entre Salman Rushdie et Bhalchandra Nemade, les écrivains et théoriciens du nativisme prennent eux-mêmes pour cible les écrivains indiens de langue anglaise. En 1985, Nemade fait paraître un article dans lequel il attaque leurs œuvres, en particulier Jejuri, premier recueil d’Arun Kolatkar et lauréat du Commonwealth Poetry Prize en 1977 [27]. Il accuse les auteurs écrivant en anglais de singer l’Occident et de parasiter une langue et une culture étrangères. Dans certains de ses écrits, G. N. Devy dénonce également l’appétit insatiable (« wild cravings ») de ses compatriotes pour les « traditions lointaines » [28]. Selon Devy, les Indiens se perçoivent à partir de registres de pensée importés et élitistes, comme ceux que véhiculent l’anglais et le sanskrit. La critique littéraire en Inde est inféodée à l’Occident et peu adaptée à la diversité des langues, des usages et des fonctions sociales des littératures indiennes. La régénérescence de l’histoire littéraire indienne passerait donc par un retour aux bhashas.

17 L’œuvre critique de Devy tend à construire l’image idéalisée d’une communauté organique, autonome ou innée qui se caractériserait par son attachement au sol et au langage. Ces discours polarisant l’« indigène » contre l’« exogène », le « local » contre le « global », l’« authentique » contre le « déraciné », tout comme la récurrence de certains termes (notamment « alien ») dans ces textes peuvent laisser songeur. On peut aussi s’alarmer du désir apparent de récupérer une Inde authentique, une langue et une communauté qui seraient enracinées dans un sol « natif », à la fois « pur » de toute contagion étrangère et de toute dénaturation de l’histoire. Ces propos sont d’autant plus inquiétants qu’ils pourraient faire écho à ceux des tenants de l’Hindutva — idéologie de « l’hindouité » au principe de la nébuleuse nationaliste hindou qui promeut le fondamentalisme culturel. Certes, le programme d’indigénisation ou d’indianisation de la culture indienne que défendent les nationalistes hindous passe par une spiritualisation et une sanskritisation élitiste de la connaissance qui stigmatise à la fois les savoirs non-hindous (musulmans, chrétiens, etc.) et les traditions tribales. C’est donc un programme qui perpétue les hiérarchies traditionnelles, alors que G. N. Devy chercherait justement à les renverser pour privilégier traditions hétérodoxes et groupes linguistiques dominés. Mais il existe bien une parenté rhétorique entre nationalistes hindous et nativistes, par exemple dans les discours de la Shiv Sena (« armée de Shivaji », organisation agressivement régionaliste et xénophobe, très active à Mumbai) fondée pour préserver les droits des « fils du sol » (Maharashtriens et marathiphones) au nom, notamment, d’une idée du « propre » et de la « propriété ».

Provincialiser l’histoire littéraire « occidentale » ?

18 Il serait donc tentant, a fortiori quand on s’attache à révéler l’exceptionnelle richesse du modernisme esthétique et littéraire en Inde (qu’il s’exprime en anglais ou dans les langues régionales) et la diversité de la littérature indienne de langue anglaise, de disqualifier d’un bloc les positions nativistes. Et pourtant, lorsque G. N. Devy déclare qu’il parait inconcevable que les bhashas aient produit une littérature aussi riche depuis plus de cinq siècles sans avoir aussi développé une critique littéraire (« or is it that Indian literary history has been insensitive to that development ? » [29]), la pertinence de ce questionnement semble incontestable.

19 De nombreux travaux ont montré que tout un pan des savoirs et des traditions littéraires de l’Inde a en effet été oublié ou exclu de l’histoire littéraire indienne, elle-même largement créée ou orientalisée au XVIIIe et au XIXe siècles [30]. En privilégiant la spiritualité et l’antiquité, les orientalistes (en particulier britanniques) ont bien canonisé et essentialisé les traditions sanskrites, védiques, textuelles et brahmaniques au détriment des traditions orales et vernaculaires, populaires et syncrétiques. C’est bien en ce sens que le « culte » du sanskrit et le culte du l’anglais auquel G. N. Devy faisait référence se nourrissent l’un l’autre. L’Inde « véritable » ou « authentique » devient l’Inde classique, l’Inde religieuse, mais aussi l’Inde hindoue. Aamir Mufti parle d’ailleurs d’une logique « d’indigénisation » pour désigner ce processus d’invention littéraire et linguistique de l’Inde par lequel « indien », « hindou » et « hindi » deviennent équivalents [31].

20 Nombre d’indianistes et de chercheurs travaillant dans le champ des études postcoloniales œuvrent ainsi à une décolonisation ou une dé-orientalisation des savoirs sur l’Inde, notamment de l’histoire littéraire indienne qui s’est constituée en tant que discipline et champ de savoir dans les cercles orientalistes et colonialistes [32]. Les deux anthropologues Carol Breckenridge et Peter van der Veer soulignent d’ailleurs la difficulté de penser le sous-continent en dehors des catégories orientalistes [33]. Nous sommes là au cœur du « dilemme postcolonial » (formule qui a donné son titre à leur ouvrage, The Postcolonial Predicament) : reconnaître que nos propres disciplines ont participé à des processus de domination et peuvent aujourd’hui les reconduire. Il convient donc de se demander si les catégories utilisées pour étudier « la » littérature indienne (ou ce qui a été défini et admis comme tel), ne perpétue pas certaines exclusions et certaines hiérarchies. Dans l’introduction de son imposant ouvrage collectif, Literary Cultures in History, Sheldon Pollock lui-même souligne que le savoir sur l’Inde a été produit par le colonialisme, le capitalisme et le christianisme, dont nous avons hérité certaines conceptions de la littérature, mais que l’examen de ces cultures littéraires montre qu’une grande partie de cet héritage doit aujourd’hui être écarté [34].

21 Force est par ailleurs de constater que les pays occidentaux continuent d’évaluer ou d’arbitrer les littératures non-occidentales qui se matérialisent sur l’atlas mondial de la littérature une fois qu’elles ont été traduites ou « consacrées » — pour utiliser un terme cher à Pascale Casanova — à New York, à Paris ou à Londres [35]. G. N. Devy a donc tout à fait raison de déplorer le traffic intellectuel unilatéral entre l’Occident et l’Inde, comme Dipesh Chakrabarty d’ailleurs de dénoncer l’ignorance asymétrique entre l’Europe et l’Asie.

22 Les études postcoloniales s’emploient, et c’est leur définition même, à bousculer ou à interroger les universaux. « Postcolonial scholarship is committed, almost by definition, to engaging the universals » écrit Dipesh Chakrabarty [36], qui ouvre son ouvrage Provincializing Europe sur un constat : l’omniprésence quotidienne et intellectuelle de la pensée européenne en Inde. Mais cet heritage européen (qui est devenu l’héritage de tous) semble à la fois indispensable et inadéquat pour penser les mondes non-occidentaux. Il y a peut-être, comme le souligne Dipesh Chakrabarty, différentes formes d’appartenance, différentes manières d’être au monde, différentes manières d’écrire l’histoire ou de « faire littérature » qui ne peuvent pas s’intégrer à des histoires, des récits ou des concepts créés en Europe, par et pour l’Europe. Beaucoup de textes et de traditions indiennes sont en effet, pour reprendre la belle formule d’Aijaz Ahmad, « à jamais distribuées entre parole et performance » [37], entre écrit et oral, mais aussi entre une multitude d’auteurs et de langues [38].

23 Faut-il donc provincialiser les conceptions européennes ou occidentales de la littérature et de l’histoire littéraire ? Nous sommes, en apparence tout au moins, au cœur du projet nativiste. Sauf que Devy parle moins de provincialiser ou de déclore l’histoire intellectuelle européenne et occidentale, que de la rejeter pour retrouver des outils et des catégories proprement « indigènes ». C’est toute la différence, il me semble, entre la perspective nativiste de G. N. Devy et la perspective postcoloniale de Dipesh Chakrabarty dont l’objectif n’est pas de rejeter d’un bloc la pensée européenne — tâche au demeurant impossible — mais de rendre visible la manière dont l’Inde a été traduite et interprétée au fil des siècles. Il s’agit donc d’exhumer ce qui a été exclu ou occulté, de récupérer ce qui est récupérable, et en tout cas moins d’écrire une histoire en termes propres (« on one’s own terms »), qu’à termes égaux (« on equal terms »). Pour paraphraser la formule de l’historien Romain Bertrand à propos d’Ashis Nandy : G. N. Devy (ou Bhalchandra Nemade) serait un champion de l’incommensurabilité, alors que Chakrabarty est un avocat de la traduction [39].

Faire histoire autrement : traductions et affiliations transnationales

24 Si de nombreux écrivains indiens dans la deuxième moitié du XXe siècle se sont affranchi des traditions victoriennes, des textes, normes et modèles britanniques, et en ce qui concerne les poètes, d’icônes littéraires telles que Keats, Shelley ou Wordsworth, l’anglais est aussi l’altérité à partir de laquelle ils sont revenus à eux-mêmes. Ces écrivains semblent par ailleurs s’inscrire dans le sillage ou la filiation de Chakrabarty, comme partisans, praticiens et consommateurs de traduction, plutôt que dans celui de Nemade. Ces grands lecteurs écrivent avec et en présence d’auteurs du monde entier, qu’ils lisent le plus souvent en langue anglaise. « How poor and barren our lives would be if someone or the other had not translated Tolstoy, Kafka, Camus, Dostoievsky, Haldor Laxness, Celine, Saramago, Juan Rulfo, Curzio Malaparte […] Barring Bhalchandra Nemade, how many of us could stomach the thought of life without translations ? » écrit Kiran Nagarkar [40].

25 « You don’t just write with a language, you write will all you have », écrivait aussi A.K. Ramanujan [41]. Il écrit donc avec ses autres langues, le kannada et le tamoul, avec l’anthropologie et la linguistique, deux champs disciplinaires dans lesquels il a beaucoup travaillé et publié, avec toute l’Inde et avec toute l’Amérique où il vécut plus d’une trentaine d’années. Ces écrivains inventent leur voix à travers la voix des autres. Et ils écrivent avec les textes qu’ils traduisent, de la poésie sanskrit à la poésie prakrit, aux compositions en langues régionales de la bhakti (dévotion) médiévale [42], à la poésie moderne européenne ou américaine.

26 Puisque le travail critique qui permet d’établir des correspondances entre le passé et le présent, d’exhumer des œuvres oubliées, de révéler que les écrivains indiens contemporains ne naissent pas sui generis, n’est pas effectué, et que, comme le souligne Mehrotra, perdre de vue le travail d’un autre écrivain que soi, c’est aussi perdre de vue son propre travail, beaucoup de poètes s’attellent eux-mêmes à ce travail d’exhumation d’une histoire perdue. Ils le font par un travail critique, à travers leurs articles et leurs essais, mais ils le font aussi par leurs propres moyens, en tant que poètes, à travers leurs traductions, notamment leurs traductions de la bhakti médiévale, qu’ils réinventent de manière contemporaine [43]. Par là même, ils s’inscrivent dans une généalogie littéraire et prennent place dans cette « fourmilière » qu’évoquait Mehrotra. Ils s’inscrivent également dans cette grande « chaîne alimentaire » de lecture-traduction-recyclage- (re)écriture dans laquelle toute littérature trouve son origine, et dont Kolatkar témoigne dans ce merveilleux passage :

i’m afraid i’ve been a glutton
consumed poets of europe living and dead […]
only after they have first been eaten consumed
and regurgitated by translators
the flourishing tribe into english […]
i’ve supplemented my diet
at various times with canned catullus
smoked baudelaire reconstituted villon
pickled apollinaire salted mashed mandelstam
and cured thomas transtromer
seasoned rousevitch processed neruda vallejo lorca
synthetic rilke
even great poets not only of china japan and latin
america have to be first consumed and regurgitated
but even the great classics of say the tamil
or kannada poetry have to first consumed & regurgitated
fed to me in that form before i can receive them.[44]

27 Dans cette tapisserie ou cette histoire littéraire qu’ils contribuent à créer, ces écrivains s’autorisent tous les emmêlements et les croisements. Mehrotra a par exemple trouvé ses « haikus », ses poèmes imagistes et concrets dans les poèmes d’amour écrits en langue prakrit et rassemblés au IIe siècle après Jésus-Christ ; recueil de traduction qu’il ouvre d’ailleurs par deux épigraphes d’Ezra Pound et de William Carlos Williams [45]. Kolatkar réinvente les compositions en marathi de Tukaram, bhakta du XVIIe siècle, par le biais du blues, de Harlem et de Ginsberg. Dans des vers écrits en tamoul il y a plus de deux millénaires, A. K. Ramanujan entend l’écho de Marianne Moore. Tous ces poètes-traducteurs excèdent ainsi la dialectique inévitable entre « soi » et « l’autre », « indigène » et « exogène », « local » et « global », « indien » et colonial ou « occidental », mais aussi entre ce qui serait « propre » et « impropre ». Car chercher ce qui est « propre », comme le soulignait Aamir Mufti, revient souvent à déloger l’impropre : « the route to the discovery of that which is meant to be properly one’s own is a tortuous one, leading through precisely that which is to be rendered foreign and alien ». [46] Chercher ce qui est « propre » peut aussi conduire à entériner cette « idéologie de la différence » (entre l’Orient et l’Occident, entre l’Inde et l’Europe, mais aussi entre les langues, les castes ou les communautés religieuses en Inde) sur laquelle le projet colonial s’est construit.

28 Selon Bhalchandra Nemade, la littérature indienne de langue anglaise ne produira jamais de grand écrivain parce que les deux paramètres d’une grande littérature, à savoir une culture nationale et une langue nationale (et la relation « filiale » de l’écrivain à celles-ci), sont manquantes [47]. Tous les projets littéraires qu’un écrivain entreprend en dehors de son propre groupe linguistique seraient donc voués à l’échec. L’Inde fait partie de l’Asie, non de l’Europe [48]. Et Devy de préconiser que critiques et écrivains indiens apprennent à se contenter (« confine oneself ») de traditions qui sont a portée de main. À cette exhortation, Mehrotra semble répondre par la question rhétorique suivante : « should we read our literature in cork-lined rooms or where voices from outside can enter ? » [49]

29 Arun Kolatkar, Arvind Krishna Mehrotra ou A. K Ramanujan, pour ne citer que les poètes dont il a été question ici, mais aussi de nombreux autres écrivains indiens contemporains qui écrivent dans une langue « régionale » (l’hindi pour Kedarnath Singh, Krishna Baldev Vaid ou Geetanjali Shree, le Malayalam pour K. Satchidanandan, le Gujarati pour Prabodh Parikh, par exemple) ont fait leur choix. Ils démontrent brillamment que « l’occidental » et « l’oriental », « l’européen » et « l’asiatique » sont imbriqués dans la texture historique de l’Inde, tout comme dans leurs propres poèmes, de telle sorte qu’il devient impossible de les démêler. Loin de se contenter de traditions à portée de main, ils jouent des dé-contextualisations et des hybridations, écrivent en présence des littératures et des langues du monde, et compliquent les assignations linguistiques, nationales ou identitaires.

30 G. N. Devy opposait deux paradigmes universels de la connaissance ; la figure du « natif » ou du « naïf » (celui qui est attaché à son lieu et à sa terre) et la figure du « picaro » [50]. Mais à l’image de Kolatkar qui a vécu toute sa vie dans une pièce à Bombay, tout en faisant venir le monde entier à lui, et ce d’abord par les livres, ces écrivains sont des cosmopolites enracinés, des « picaros naïfs », qui ont choisi de s’inscrire dans une histoire littéraire transnationale, voire « impropre », et d’habiter un lieu ouvert, traversé par toutes les voix du monde.


Date de mise en ligne : 06/04/2016.

https://doi.org/10.3917/rlc.356.0391

Notes

  • [1]
    Amit Chaudhuri, The Picador Book of Modern Indian Literature, London, Picador, 2001, p. xviii.
  • [2]
    Arvind Krishna Mehrotra, Partial Recall, Essays on Literature and Literary History, Ranikhet, Permanent Black, 2012, p. 162.
  • [3]
    Voir par exemple A. K. Mehrotra (ed.), A History of Indian Literature in English, London, Hurst & Co, 2003, et Partial Recall, 2012.
  • [4]
    Sheldon Pollock, « Crisis in the Classics », Social Research 78, Spring 2011, p. 21-48.
  • [5]
  • [6]
    Terme « vernaculaire » dont de nombreux critiques rappellent les connotations étymologiques péjoratives.
  • [7]
    Arvind Krishna Mehrotra, « Toru Dutt and an Eurasian Poet » à paraître dans Rosinka Chaudhuri (ed.), The Cambridge History of Indian Poetry in English, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
  • [8]
    Ankul Betageri, « For the Indian English Poets », The Bliss and Madness of Being Human, Delhi, Poetrywala, 2013.
  • [9]
    « The Cult of Authenticity », Boston Review, February 01 2000 http://bostonreview.net/vikram-chandra-the-cult-of-authenticity
  • [10]
    Il est à noter cependant que si les écrivains indiens de langue anglaise représentent une cible idéale des discours populistes et majoritaires (comme d’autres représentants de minorités, qu’on pense à des artistes musulmans comme M. F. Husain ou Gulammohammed Sheikh par exemple), tous les écrivains indiens, et ce quelle que soit la langue qu’ils utilisent, sont aujourd’hui soumis à ce diktat de « l’indianité ».
  • [11]
    Ce constat est cependant à nuancer. Nombreux sont les Dalits par exemple à revendiquer l’anglais comme une langue d’émancipation. Pour un article de synthèse sur la place et l’histoire de l’anglais en Inde, voir Annie Montaut, « English in India and the Role of the Elite in the National Project », Problematizing Language Studies, Cultural, Theoretical and Applied Perspectives, Delhi, Akar Books, p. 83-116. Voir aussi son article « But Why Do You Write in Hindi » (Études Anglaises, 62/3, 2009, p. 332-344) qui replace la question de l’anglais en Inde dans le champ littéraire, et porte un éclairage différent sur les débats dont il est question ici, à partir du point de vue d’écrivains qui écrivent dans une seule langue « régionale ».
  • [12]
  • [13]
    « Grumpy old b*****d. Just take your prize and say thank you nicely. I doubt you’ve even read the work you criticized »
  • [14]
    Kiran Nagarkar, « The Worlds of India », Outlook, 12 March 2001.
  • [15]
    « The Rise and Fall of the Bilingual Intellectual », Economic & Political Weekly, Vol. XLIV, No 33, August 15 2009, p. 36-42.
  • [16]
    Neil Lazarus, The Postcolonial Unconscious, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Rappelons que Salman Rushdie semble prendre un malin plaisir à attiser la rancœur des écrivains indiens en langue régionale, déclarant dès 1997, dans la préface à son anthologie The Vintage Book of Indian Writing 1947-1997, que la littérature indienne de langue anglaise est la seule littérature digne de ce nom.
  • [17]
    Adivasi signifie littéralement les « premiers habitants ». Ils correspondent aux populations autochtones et tribales, largement marginalisées en Inde.
  • [18]
    G. N. Devy, After Amnesia : Tradition and Change in Indian Literary Criticism, Bombay, Orient Longman, 1992, p. 129.
  • [19]
    « In our times, Indian literary criticism seems to have been facing a profound crisis of identity […] Contemporary Indians seems to be afflicted by a sense of amnesia in relation to literary history » (G. N. Devy (ed.), Indian Literary Criticism, Theory and Interpretation, Hyderabad, Orient Longman, 2002, p. xi-xii). Voir également ses deux ouvrages : After Amnesia, 1992 et Of Many Heroes, An Indian Essay in Literary Historiography, Hyderabad, Orient Longman, 1998.
  • [20]
    « Nativism is the only weapon in the hands of the oppressed culture, the weapon which is capable of throwing out the dominant systems of foreign influence » (Bhalchandra Nemade, Nativism, Essays in Criticism, ed. Makarand Paranjape, New Delhi, Sahitya Akademi, 1997, p. 251).
  • [21]
    Arvind Krishna Mehrotra, Partial Recall, 2012, p. 2.
  • [22]
    Ibid., p. 163.
  • [23]
    Arvind Krishna Mehrotra, « The Closing of the Bhasha Mind », Biblio : A Review of Books XVII, May-June 2012.
  • [24]
    Arvind Krishna Mehrotra, « The Writer Has No Clothes », Partial Recall, 2012, p. 147-195.
  • [25]
    Vilas Sarang, « Tradition and Conflict in the Context of Marathi Literature », Indian Literature, Vol. 35, Numéro 1, Sept-Octobre 1992, p. 159-168.
  • [26]
    Je me permets de renvoyer sur cette époque particulière à mon ouvrage : Laetitia Zecchini, Arun Kolatkar and Literary Modernism in India, Moving Lines, London/New York/New Delhi, Bloomsbury Publishing, 2014.
  • [27]
    Bhalchandra Nemade, « Against Writing in English : An Indian Point of View », New Quest 9, 1985, p. 31-36.
  • [28]
    G. N. Devy, After Amnesia, 1992, p. 34.
  • [29]
    Ibid., p. 2.
  • [30]
    Voir notamment Aamir Mufti, « Orientalism and the Institution of World Literatures » Critical Inquiry 36, Spring 2010 et Vasudha Dalmia, Orienting India, European Knowledge Formation in the 18th and 19th centuries, New Delhi Three Essay Collective, 2007.
  • [31]
    Aamir Mufti, « Orientalism and the Institution of World Literatures », 2010.
  • [32]
    « No literary history, properly speaking, can fail to locate their modern origins in the Fort William College narratives, written expressly not for an Indian reading public but rather for the linguistic and cultural training of young British officers of the East India company » (Aamir Mufti, « Orientalism », 2010, p. 486).
  • [33]
    Carol A. Breckenridge and Peter Van der Veer (eds.), Orientalism and the Postcolonial Predicament : Perspectives on South Asia, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1993.
  • [34]
    Sheldon Pollock (ed.), Literary Cultures in History : Reconstructions from South Asia, Berkeley and London, University of California Press, 2003, p. 30
  • [35]
    Voir à ce sujet l’article de Francesca Orsini sur l’anthologie d’Amit Chaudhuri « India in the Mirror of World Fiction », New Left Review, 13, Jan-Feb 2002, p. 75-88.
  • [36]
    Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference, [2000], Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2007, p. 5.
  • [37]
    Aijaz Ahmad, In Theory : Classes, Nations, Literatures, London, Verso, 1992, p. 253.
  • [38]
    Voir The Collected Essays of A. K. Ramanujan, Vinay Dharwadker (ed.), Delhi, OUP, 1999
  • [39]
    « Nandy est un apôtre de l’incommensurabilité, Chakrabarty un avocat de la “traduction” », Romain Bertrand, « Habermas au Bengale ou comment provincialiser l’Europe avec Dipesh Chakrabarty », Travaux de science politique, n° 40, 2009, p. 15.
  • [40]
    Kiran Nagarkar, « The Language Conflicts : the Politics and Hostilities between English and the Regional Languages in India », Kultura-Historia-Globalizacja, 7, 2010, p. 17.
  • [41]
    A. K. Ramanujan, Uncollected Poems and Prose, Molly Daniels-Ramanujan and Keith Harrisson (ed), Delhi, OUP, 2001, p. 47.
  • [42]
    G. N. Devy critique d’ailleurs cette catégorie de bhakti qui couvre une littérature prodigieusement hétérogène, produite dans plusieurs langues, entre le XIIIe et le XIXe siècle. C’est comme si l’on regroupait toute la poésie européenne, de Dante à Blake, sous la même étiquette, écrit-il ».
  • [43]
    Pour plus de détails sur le sujet voir le deuxième chapitre de mon ouvrage Arun Kolatkar…, 2014.
  • [44]
    Arun Kolatkar, texte inédit. Cité avec la permission d’Ashok Shahane dans Zecchini, 2014, p. 58.
  • [45]
    Arvind Krishna Mehrotra, The Absent Traveller, Prakrit Love Poetry, New Delhi, Ravi Dayal, 1991.
  • [46]
    Aamir R. Mufti, « Orientalism », 2010, p. 486.
  • [47]
    Bhalchandra Nemade, « Against Writing in English », 1985.
  • [48]
    « In 1955, or thereabouts, Chairman Mao had said, ‘Jawaharlal Nehru does not seem to understand that India is part of Asia and not Europe ». These words should be considered as a general view of nativism », Bhalchandra Nemade, Nativism, Essays in Criticism, 1997, p. 253.
  • [49]
    Arvind Krishna Mehrotra, Partial Recall, 2012, p. 161
  • [50]
    G. N. Devy, Nativism, Essays in Criticism, 1997, p. 7-8.
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