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Article de revue

Peut-on enseigner la littérature européenne ? Pour augmenter les marges de manœuvre dans les anthologies conçues comme des espaces de transition

Pages 459 à 475

Notes

  • [1]
    Le présent travail fait partie du projet de recherche « Europe, en comparaison : Union européenne, identité et l’idée de littérature européenne », financé par le Ministère de la Science et de l’Innovation. (FFI2010-16165). De même, il est lié aux travaux de la Chaire Jean Monnet « La culture de l’intégration européenne » (nº 528689).
  • [2]
    Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 49.
  • [3]
    Jacques Legendre, « Rapport d’information nº 221 », Sénat, 27 février 2008. http:// www.senat.fr/rap/r07-221/r07-2211.pdf.
  • [4]
    Assemblée parlementaire, « Doc. 11527 », 14 février 2008. http://assembly.coe.int/ ASP/Doc/XrefViewHTML.asp?FileID=11905&Language=FR.
  • [5]
    Legendre, op. cit., p. 76.
  • [6]
    Ibid., p. 52.
  • [7]
    Pour la distinction entre « l’espace anthologique », c’est-à-dire, l’ensemble spécifique de textes sélectionnés pour l’anthologie, et « l’espace anthologisé », c’est-à-dire, « l’extérieur » soumis à l’anthologisation, voir María do Cebreiro Rábade Villar, As antoloxías de poesía en Galicia e Cataluña. Representación poética e ficción lóxica, Santiago de Compostela, Universidade de Santiago de Compostela, 2004, p. 62-63.
  • [8]
    Roman Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », Essais de linguistique générale, trad. Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, (1959) 1963, p. 71-86. Dans le cadre de la « traduction intralinguale », nous parlons de « traduction zéro » comme l’essai d’une simple réécriture absolue qui, comme Jorge Luis Borges l’a déjà bien illustré avec « Pierre Ménard, autor del Quijote », donne lieu à un texte distinct.
  • [9]
    Ronald Gottesman et al. (dir.), The Norton Anthology of American Literature, New York, W. W. Norton, 2 vol., 1979. Rábade Villar (op. cit., p. 63 n. 8) propose une opposition entre espace anthologique et espace anthologisé à partir de la distinction ternaire de Xoán González-Millán qui y ajoute « l’espace allégorique-national » (appelé aussi « macrotexte allégorique-national »). Nous considérons que les exemples des anthologies Norton à propos du caractère monolingue ou plurilingue de l’ensemble des textes sur lequel on construit le programme identitaire montrent la pertinence de la distinction ternaire de González-Millán.
  • [10]
    Nina Baym et Robert S. Levine (dir.), The Norton Anthology of American Literature, 8e éd. abrégée, New York, W.W. Norton, 2012.
  • [11]
    Stephen Greenblatt (dir.), The Norton Anthology of English Literature, 9e éd., 2 vol., New York, W. W. Norton, 2012.
  • [12]
    Dans le cadre de l’espace transnational européen, nous optons pour « macrotexte allégorique-identitaire », contrairement à la formule de González-Millán « macrotexte allégorique-national », parce que, pour le moment, l’intégration européenne ne se pose ni en termes fédéraux ni en termes d’État-nation.
  • [13]
    Roberto M. Dainotto, Europe (In Theory), Durham, Duke University Press, 2007, p. 96.
  • [14]
    Hugó Meltzl de Lomnitz a énuméré les dix langues fondatrices de la littérature comparée en « Vorläufige Aufgaben der vergleichenden Litteratur », Acta Comparationis Litterarum Universarum, nº 1.4, 1877, p. 179-182.
  • [15]
    Legendre, op. cit., p. 52.
  • [16]
    Christian Biet et Jean-Paul Brighelli (dir.), Mémoires d’Europe, 3 vol., Paris, Gallimard, 1993, vol. 1, p. 12.
  • [17]
    Jean-Claude Polet (dir.), Patrimoine littéraire européen, 12 vol., Bruxelles, De Boeck université, 1992-2000.
  • [18]
    Jeffrey J. Williams, « Anthology Disdain », Jeffrey R. Di Leo (dir.), On Anthologies. Politics and Pedagogies, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004, p. 207-221.
  • [19]
    Legendre, op. cit., p. 65.
  • [20]
    Biet et Brighelli, op. cit., p. 10.
  • [21]
    Ibid., p. 10-11.
  • [22]
    « Goethe, Lichtenberg, Schopenhauer : es hilft nichts, das ist bereits europäische Prosa, direkt, auf deutsch, aus erster Hand », Thomas Mann, Kosmopolitismus, Tübingen, Fischer, n.d., Kindle livre numérique, p. 23-24 (notre traduction).
  • [23]
    Assemblée parlementaire, op. cit.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Roberto Antonelli, Gioia Paradisi et Maria Serena Sapegno (dir.), Letteratura europea. Il canone, Rome, Università degli Studi di Roma « La Sapienza », 2012.
  • [26]
    Mariña Albor Aldea (éd.), El canon de la literatura europea, Santiago de Compostela, Universidade de Santiago de Compostela, 2012, p. 15 (traduction espagnole de l’anthologie d’Antonelli).
  • [27]
    Aleksandar Hemon (éd.), Best European Fiction 2010, Champaign, Dalkey Archive Press, 2010, p. xv.
  • [28]
    Aleksandar Hemon (éd.), Best European Fiction 2012, Champaign, Dalkey Archive Press, 2011, p. xxii.
  • [29]
    Ibid., p. xvii.
  • [30]
    En définitive, ce que nous remarquons, c’est que ces anthologies ne suivent pas les directives d’autres agents de canonisation, comme dans ce cas du « European Union Prize for Literature » auquel pourraient participer les écrivains susceptibles d’être anthologisés.
  • [31]
    Luisa Rivi, European Cinema after 1989. Cultural Identity and Transnational Production, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 41.
  • [32]
    Ibid., p. 41.
  • [33]
    Jacques Dugast, « Peut-on enseigner les littératures européennes ? », dans Béatrice Didier (dir.), Précis de littérature européenne, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 89-93.
  • [34]
    Béatrice Didier, « Étudier la littérature européenne ? », dans Béatrice Didier (dir.), Précis de littérature européenne, op. cit., p. 1-9 (p. 5).
  • [35]
    Ibid., p. 1.
  • [36]
    Ibid., p. 89.
  • [37]
    Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin (1948), trad. Jean Bréjoux, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 13.
  • [38]
    Zadie Smith, « Preface », dans Aleksandar Hemon (éd.), Best European Fiction 2010, Champaign, Dalkey Archive Press, 2010, p. xi-xiii (p. xi).
  • [39]
    D. W. Winnicott, Playing and Reality, Londres, Penguin, 1971.
L’Europe n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique et je ne cesserai de répéter que c’est là son irréparable échec intellectuel.
(Milan Kundera, Le Rideau)

1Il n’y a peut-être pas d’emblème plus approprié pour « la nouvelle Europe » et sa devise in varietate concordia que l’anthologie littéraire (du gr. ?????????, de ?????, fleur, et ??????, choisir), étant donné qu’elle réunit elle aussi des unités auparavant indépendantes dans un nouveau système, structuré et global. L’anthologie est un ensemble de textes qui entretiennent des rapports (im) prévus entre eux et avec l’extérieur du système qui les rassemble, de même que l’Union européenne intègre des États-nations dont les rapports ne sont plus réglés par le droit international mais, dorénavant, par le droit émané des institutions européennes. Dans ce cadre, l’affirmation de Milan Kundera à propos de l’échec européen à « penser sa littérature comme une unité historique » [2] prend toute son importance. Les participants au « Colloque sur l’enseignement des littératures européennes », organisé le 11 décembre 2007 [3], s’en sont fait l’écho, et c’est de cette rencontre qu’a découlé la Recommandation 1.833, plus tard connue comme Document 11.527 de l’Assemblée parlementaire [4]. D’après ce document, la reconnaissance et le développement de cette unité historique se réalisent justement — même si ce n’est pas de façon exclusive — à partir de l’élaboration d’anthologies de littérature européenne.

2 Le but de cet article est d’étudier le phénomène des anthologies de littérature européenne dans le cadre du processus d’européanisation. Il s’agit d’un sujet d’actualité, car les politiques éducatives de l’Union européenne ont encouragé la remise en question des significations de la « littérature européenne » et des méthodes d’enseignement qui la concernent. Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis avec les anthologies du monde occidental, des classiques ou de la littérature mondiale, dans lesquelles les œuvres « européennes » sont centrales, le phénomène anthologique n’a pas reçu beaucoup d’attention en Europe et, par conséquent, son étude n’a pas non plus été très développée. Après nous être interrogé sur les causes possibles de cette situation, quelques exemples seront étudiés et les voies futures pour l’élaboration des anthologies de littérature européenne seront examinées. Dans tous les cas, les anthologies sont conçues ici comme des espaces de transition dont la mutabilité et la pluricentralité varient en raison du multilinguisme des auteurs et de leurs récepteurs, du processus d’européanisation, des flux de traductions et, plus particulièrement dans le contexte de l’éducation, par le fait qu’elles s’adressent à un public né avec le numérique.

3 Il est tout à fait conséquent que la recommandation 8.6 du Document 11.527, relative à « la création d’anthologies et ouvrages pédagogiques de littérature européenne adaptés aux différents niveaux et aux différentes pratiques des systèmes scolaires européens », découle des débats organisés sur, d’une part, la diffusion et, d’autre part, la traduction de la littérature européenne lors du Colloque de 2007. Laure Pécher, éditrice des « Classiques du monde », a soutenu que « la diffusion enfin ne doit pas être seulement celle de l’œuvre, mais une diffusion de l’œuvre, de sa traduction, des outils pédagogiques, d’appareils critiques. Il faudrait y adjoindre des travaux tels que […] l’anthologie en 12 volumes du Patrimoine littéraire européen de Jean-Claude Polet » [5]. Dans le cadre de la deuxième section, la traductrice El?bieta Skibi?ska a affirmé que « la consultation des anthologies des littératures européennes, telles que Mémoires d’Europe publiée par Gallimard en 1993, donne un avant-goût » du « sentiment d’inassouvissement, de manque, de frustration » [6] que toute sélection anthologique implique. Si, en tant que moyen de diffusion, toute anthologie n’est qu’un possible recueil de textes, la (re) construction hypothétique d’une lecture toujours partielle, le facteur traductologique met en relief la spécificité du cas européen par rapport à celui des États-Unis.

4 En effet, le choix prédominant que les anthologies du marché éducatif des États-Unis réalisent est celui d’un « espace anthologique » de type monolingue [7]. En termes de traductologie, et dans une certaine mesure en forçant la définition de Roman Jakobson, on pourrait dire que dans le transit de l’« espace anthologisé » à l’« espace anthologique » intervient une traduction intralinguistique [8] allant de la « traduction zéro » à la modernisation des formes propres à une phase historico-linguistique antérieure et/ou à la normalisation des variantes linguistiques autres que la variante standard. C’est le cas, par exemple, de la Norton Anthology of American Literature (1re éd. 1979) qui développe un « macrotexte allégorique-national » de type monolingue (en anglais), par rapport auquel elle propose un espace anthologique monolingue, depuis John Winthorp jusqu’à Robert Lowe [9]. Dans les éditions ultérieures, on observe l’approfondissement de la notion d’américanité dont les causes ne seront pas analysées ici, mais qui se reconnaît dans le développement d’un « macrotexte allégorique-national » plurilingue (iroquois, castillan, anglais) sur lequel on construit un espace anthologique monolingue (en anglais) à travers la combinaison de traductions intra- et inter-linguistiques (cf. la plus récente édition) [10]. Depuis sa première édition en 1962, la Norton Anthology of English Literature avait déjà développé cette option. Néanmoins, cela ne l’a pas empêché de construire un espace anthologique strictement monolingue (en anglais) à travers, encore une fois, une combinaison de types traductologiques [11].

5 Contrairement au cas des États-Unis et, même, au cas de l’anthologie de la littérature anglaise, il est manifeste que, dans le cas européen, ce que nous nommerons « macrotexte allégorique-identitaire » ne peut jamais être postulé comme monolingue [12]. Aucune langue, même pas le latin, n’a jamais été le seul véhicule d’expression de la littérature européenne. Cela ne veut pas dire, cependant, que le plurilinguisme du macrotexte allégorique-identitaire n’ait pas été soumis à des transformations diverses, depuis le « modèle nobiliaire » de la Res publica literaria qui, selon Antoine Rivarol, devait s’exprimer en français [13], jusqu’au « modèle officiel » de l’Union européenne, en passant par le « modèle pragmatique » du dekaglotismus de Hugó Meltzl de Lomnitz [14]. C’est pourquoi il est remarquable que, lors de la réflexion sur une anthologie de la littérature européenne, le principal problème soit l’exclusion des auteurs — comme Skibi?ska le soutient [15] — et non celle des langues. Il faut ajouter que, dans le cadre européen, les œuvres anthologisées ont circulé au préalable dans un réseau dont les flux centraux avaient lieu entre les langues dites majeures.

6 Les deux anthologies nommées par Skibi?ska et Pecher lors du Colloque de 2007 — Mémoires d’Europe, dirigée par Christian Biet et Jean-Paul Brighelli, et Patrimoine littéraire européen, dirigée par Jean-Claude Polet — construisent un espace anthologique exclusivement francophone, soit à travers la traduction intralinguistique (quand les œuvres anthologisées ont été écrites à l’origine dans cette langue) ou interlinguistique (quand les œuvres anthologisées ont été écrites à l’origine dans une autre langue que le français). Le monolinguisme de l’espace anthologique contraste avec son organisation justement réalisée selon un critère linguistique, un critère que les éditeurs justifient dans le cas de Mémoires d’Europe parce que « la langue dans laquelle sont écrites les œuvres est en effet bien plus déterminante que les lieux politiques, en particulier lorsque les pays ne sont pas encore constitués, ou lorsqu’ils sont sous le joug d’une administration étrangère » [16]. Entre 1453 et 1993, période de l’espace anthologique de Mémoires, la succession de langues — l’allemand, le castillan, le grec, l’italien, le yiddish, etc. — devient une trace paratextuelle d’un corps textuel dont le français sert de canal de ventriloquie.

7 On pourra alléguer à juste titre que la langue-cible d’une anthologie de la littérature européenne est déterminée par le public auquel elle s’adresse. En ce sens, rien ne semble plus naturel, en principe, qu’une anthologie conçue pour le public universitaire français soit présentée dans cette même langue. L’extrapolation de ce modèle à toute l’Europe comporterait la production d’une anthologie pareille à Mémoires ou Patrimoine[17] dans chaque langue-cible européenne. Nous aurions alors un modèle maximaliste dont l’espace anthologique présenterait les textes sélectionnés en version originale — dans toutes les langues européennes — pour un lecteur aussi implicite qu’utopique, même dans le cas d’autres options plus restrictives, comme celle nommée ci-dessus qui se limitait à vingt-quatre langues officielles de l’Union européenne.

8 Six ans après le « Colloque sur l’enseignement des littératures européennes », n’existe, à notre connaissance, aucune autre anthologie qui pourrait s’ajouter à Mémoires ou à Patrimoine. Il faut donc conclure que la recommandation 8.6 du Document 11.527 a échoué jusqu’à présent. Il y a plusieurs causes qui expliquent cet échec. D’une part, depuis la crise financière globale de 2007-2008, il est devenu beaucoup plus difficile d’impliquer des presses académiques dans la publication d’une anthologie, un produit cher à cause des droits de reproduction et des coûts de traduction, particulièrement pour son lectorat de prédilection, les étudiants. Le modèle dominant dans la recherche universitaire aujourd’hui, d’autre part, décourage le professeur de se lancer dans une telle tâche parce que l’effort ne sera pas récompensé lors des évaluations, l’anthologie étant considérée comme un produit « pédagogique », moins important donc que la recherche [18]. Sans déprécier l’influence de ces raisons, nous croyons que l’une des causes les plus déterminantes de l’absence d’anthologies de littérature européenne en Europe est l’inexistence d’espaces pédagogiques conçus précisément pour celle-ci. Dans quel cadre des divers niveaux éducatifs pourrait-on se servir d’une anthologie de littérature européenne ? Le Document 11.527 souligne que l’enseignement de la littérature européenne doit s’ajouter, et non pas se substituer à l’enseignement de la littérature en langue maternelle et à l’enseignement des langues étrangères. Mais, comment pourrait-on rendre compatible cet objectif avec la situation actuelle, quand les réformes éducatives de plusieurs pays limitent de plus en plus le temps consacré à l’étude littéraire — devenu épiphénomène du linguistique — dans l’enseignement primaire et secondaire, sans parler de l’attaque néolibérale à l’encontre des sciences humaines ? C’est un fait que le diagnostic présenté au Colloque de 2007 n’a pas beaucoup évolué depuis six ans. D’après ce qu’on y affirme, c’est l’université qui doit former les spécialistes en littérature européenne qui, à leur tour, transmettront ce savoir aux étudiants des niveaux d’enseignement primaire et secondaire. Bien qu’il soit vrai que le Processus de Bologne et la création de l’Espace Européen d’Éducation Supérieure ont aidé à accroître l’offre de cours d’un profil plus européiste (connus sous le nom de European Studies), c’est aussi un fait que ce profil penche pour les sciences sociales tandis que la spécialisation dans le domaine littéraire et culturel européen dans le cadre des sciences humaines reste encore marginal. Il faut ajouter que, dans cette marginalité, les spécialistes ont encore peu de chances de mettre en pratique leur savoir dans la formation pré-universitaire, même en tenant compte des restrictions que Peter Schnyder acceptait lors du Colloque, se résignant à la création d’« une discipline d’enseignement de la littérature européenne, par exemple une heure par semaine » [19].

9 Si l’on prend en considération le fonctionnement de la métonymie et de l’antonomase dans le dispositif anthologique et qu’on le confronte avec l’option monolingue ou plurilingue, on remarquera immédiatement, d’une part, la distance programmée qui éloigne une anthologie « nationale » typique d’une anthologie européenne et, d’autre part, la distance programmée qui éloigne une anthologie des États-Unis, fondée sur le modèle d’assimilation, du melting-pot, d’une anthologie européenne.

10 Par rapport à la métonymie, et dans le cadre d’un dispositif anthologique de caractère national, chaque texte sélectionné est présenté comme étant le « meilleur » représentant possible du programme national explicite ou implicite. Cette représentativité est d’habitude comprise en termes philologiques, de telle manière qu’une anthologie d’une littérature « x » opte pour un monolinguisme national de la langue dans laquelle cette littérature s’exprime — ou doit s’exprimer. Pour une anthologie du milieu européen, par contre, le prétendu horizon post-national qui la définit oblige à lire chaque œuvre sélectionnée en tant que métonymie de la « meilleure » expression dans une langue précise, sans que le facteur national, en principe, fasse partie de cette expressivité. Cependant, en pratique, le critère national peut émerger à nouveau et s’imposer subrepticement. Dans le cas de Mémoire d’Europe, la sélection textuelle est réalisée par des « spécialistes dont la profession est généralement d’étudier ces littératures » [20], ce qui entraîne l’introduction d’un filtre national précédant le filtre européiste.

11 À l’instar d’une anthologie « nationale », dans une anthologie transnationale (européenne), l’antonomase assigne une certaine importance à l’œuvre anthologisée qui l’insère dans le canon. Il est évident que les programmes nationaux, ainsi que transnationaux, peuvent être très divers entre eux, de manière que le but d’une anthologie peut être juste de répondre au programme (trans) national d’une autre. Dans le cas de Mémoires, par exemple, Briet et Brighelli postulent explicitement comme critère d’antonomase ce que l’on pourrait nommer « européisme » et est défini dans ces termes : « la position qu’ils [les auteurs] entretiennent par rapport à la notion d’Europe, et à celles de frontières, de nation, et plus généralement en fonction du regard qu’ils portent sur eux-mêmes et sur autrui » [21]. Il faut noter, une fois de plus, l’ambivalence sur le référent de la canonicité, entendu en général comme étant l’auteur et ses œuvres, mais souvent résumé à la seule figure de l’auteur.

12 Tandis que, dans une anthologie nationale traditionnelle, les critères d’importance imposés par les mécanismes de métonymie et d’antonomase peuvent entrer en contradiction ou non avec une option monolingue, dans le cas d’une anthologie transnationale — comme c’est le cas d’une anthologie de littérature européenne — une option monolingue pour l’espace anthologique est toujours contradictoire avec le plurilinguisme inhérent au macrocontexte allégorique-identitaire. Cette contradiction est localisée entre le niveau de la métonymie, dans lequel chaque œuvre sélectionnée serait la « meilleure » représentante de la langue européenne « x » et le niveau de l’antonomase dans lequel l’option monolingue équilibre l’européisme indépendamment de la langue maternelle. Cela nous place dans la sphère de ce que l’on pourrait dénommer « cosmopolitisme national », comme lorsque Thomas Mann affirmait : « Goethe, Lichtenberg, Schopenhauer : on ne peut rien faire, leur prose est avant tout européenne, en allemand, de première main. » [22]

13 Les discussions qui ont eu lieu lors du Colloque de 2007 et la subséquente recommandation se font l’écho de cette contradiction. Si l’objectif recherché se concrétise dans la compétence plurilinguistique, il semble qu’un accès à la littérature européenne dans les langues originales s’impose : « L’apprentissage de la littérature et de la langue maternelle joue un rôle majeur dans la formation des scolaires à une conscience nationale » [23]. Si l’objectif recherché est d’inculquer une « citoyenneté européenne », la traduction devient donc l’outil le plus efficace et il est recommandé de « soutenir la traduction des textes anciens et contemporains, et notamment les chefs-d’œuvre des littératures européennes » [24]. Mais serait-ce une fausse alternative ? Nous reviendrons sur cette question dans la dernière section de cette étude. Ensuite, nous fixerons notre attention, faute de nouvelles anthologies de littérature européenne réalisées en Europe, sur deux cas — le premier européen, le second des États-Unis — qui peuvent élucider d’autres discussions futures sur le phénomène anthologique en Europe.

Les chefs-d’œuvre de la littérature européenne : le « modèle Antonelli »

14 En dépit de son inestimable développement sur la traduction entre les diverses langues européennes, le Document 11.527 montre un conservatisme surprenant par rapport aux œuvres qui doivent être traduites : « les chefs-d’œuvre des littératures européennes ». Il est évident que le Document n’identifie pas les chefs-d’œuvre. Le groupe de recherche « Il canone europeo », sous la direction de Roberto Antonelli depuis 2007, se consacre à l’élaboration d’une liste de chefs-d’œuvre européens. Sa méthodologie, caractéristique des sciences sociales, consiste en une enquête dont le public cible est formé d’étudiants et d’universitaires. Trois questions sont posées aux premiers et huit aux derniers. Nous retiendrons juste les deux questions qui partagent les deux enquêtes : « Quali sono, a suo giudizio le/i 30/10 autrici/autori più importanti delle (altre) letterature europee ? » et « Quali sono, a suo giudizio, le 30/10 opere più importanti delle (altre) letterature europee ? ». Nous en montrons ici les résultats en deux tableaux qui ne présentent que les dix premières entrées par ordre de préséance. Le premier est dérivé des questions posées aux enseignants de diverses universités européennes :

Tableau 1
Les dix auteurs les plus importants de la littérature européenne Les dix œuvres les plus importantes de la littérature européenne
1. Dante Alighieri 1. Don Quichotte de la Manche
2. Johann Wolfgang Goethe 2. Hamlet
3. William Shakespeare 3. La Divine Comédie
4. Léon Tolstoï 4. Faust
5. Miguel de Cervantes 5. Guerre et Paix
6. Fiodor Dostoïevski 6. Madame Bovary
7. Franz Kafka 7. Ulysse
8. Thomas Mann 8. À la recherche du temps perdu
9. Gustave Flaubert 9. L’Iliade
10. Pétrarque 10. L’Odyssée
figure im1
Données extraites de « l’enquête Antonelli »

15 Le second réunit les résultats dans le cas des questions posées aux 253 étudiants de l’Università degli Studi di Roma « La Sapienza » :

Tableau 2
Les dix auteurs les plus importants de la littérature européenne Les dix œuvres les plus importantes de la littérature européenne
1. Dante Alighieri 1. La Divine Comédie
2. William Shakespeare 2. Don Quichotte de la Manche
3. Miguel de Cervantes 3. Les Fiancés
4. Luigi Pirandello 4. Roméo et Juliette
5. Oscar Wilde 5. Hamlet
6. James Joyce 6. Les Fleurs du mal
7. Alessandro Manzoni 7. Le Décaméron
8. Charles Baudelaire 8. Le Portrait de Dorian Gray
9. Giacomo Leopardi 9. La Conscience de Zeno
10. Johann Wolfgang Goethe 10. L’Odyssée
figure im2
Données extraites de « l’enquête Antonelli »

16 Le contraste entre les réponses aux questions concernant les auteurs et les œuvres, révélé par ces deux tableaux, dévoile immédiatement cinq données notables :

17

  1. la présence italienne minime dans les réponses des enseignants s’impose à cause de la restriction à « altre letterature europee », ce qui pourrait expliquer que les coïncidences entre les Tableaux 1 et 2 se bornent à 40 % — sans compter que les professeurs pouvaient citer trois fois plus d’auteurs et d’œuvres que leurs étudiants ;
  2. les résultats des deux tableaux montrent qu’il n’y a pas d’équivalence directe entre le degré de canonicité de l’auteur et celui de l’œuvre, un auteur peut être canonique sans que son œuvre le soit — c’est le cas de Dostoïevski dans le Tableau 1 et de Giacomo Leopardi dans le Tableau 2 ;
  3. certains auteurs peuvent avoir plusieurs œuvres parmi les dix œuvres les plus importantes — c’est le cas d’Homère dans le Tableau 1 et de Shakespeare dans le Tableau 2 ;
  4. des auteurs qui ne se trouvent pas parmi les dix plus importants peuvent avoir, en revanche, quelques œuvres parmi les dix œuvres les plus importantes — c’est le cas d’Homère dans les deux Tableaux, de James Joyce et Marcel Proust dans le Tableau 1, et de Boccace et Italo Svevo dans le Tableau 2 ;
  5. le canon de la littérature européenne ne s’exprime qu’en six langues « majeures » : l’allemand, l’espagnol, le français, l’anglais, l’italien et le russe.

18 Il faut sans doute souligner la huitième question parmi les six autres qui composent l’enquête aux professeurs universitaires — « Quali autrici/autori Lei considera più europei ? » — dont les résultats sont les suivants :

Tableau 3
Les dix auteurs les plus européens
1. Miguel de Cervantes
2. William Shakespeare
3. Franz Kafka
4. Thomas Mann
5. Dante Alighieri
6. Johann Wolfgang Goethe
7. James Joyce
8. Pétrarque
9. Fiodor Dostoïevski
10. Antonio Tabucchi
figure im3

19 Si l’on confronte les résultats des Tableaux 1 et 3, tous les deux composés des réponses données par les professeurs, on observe qu’il n’existe pas d’équivalence directe entre la canonicité (Tableau 1) et l’européisme, bien que la coïncidence augmente en termes absolus jusqu’à 80 %, mais se réduise à 50 % dans le cas des réponses données par les étudiants (Tableau 2). Il faut aussi remarquer que le seul auteur contemporain parmi les dix premiers n’apparaît que dans la sphère du l’européisme (Tabucchi).

20 Il est fort probable qu’une expérience similaire à plus grande échelle ne ferait pas apparaître des résultats très différents. De fait, nous avons réalisé des enquêtes sur trois années académiques (2010-2011, 2011-2012 et 2012-2013) avec des étudiants de deuxième année en « Trajectoires de la littérature européenne », matière enseignée à l’Université de Santiago de Compostela, et le résultat est très proche de celui du Tableau 2, présentant la même tendance à inclure des auteurs de la littérature « nationale » (Rosalía de Castro et Federico García Lorca, par exemple). Néanmoins, notre questionnaire ajoute une autre question absente dans « l’enquête Antonelli » : « Parmi les œuvres que vous avez choisies comme les plus importantes de la littérature européenne, lesquelles avez-vous lues ? ». Le résultat est tout à fait éclairant, puisque les réponses affirment que les lectures réalisées varient entre 0 % et 40 %. Nous ne doutons pas que ce résultat ne change guère si cette enquête était réalisée dans une autre université. En tout cas, cela implique que ni la canonicité ni le caractère européen ne sont les critères issus d’une lecture directe de l’œuvre (en langue soit originale, soit traduite), mais qu’ils représentent les valeurs transmises et assimilées de manière acritique, essentiellement à l’intérieur du système éducatif, à travers les cours, les manuels scolaires, l’histoire littéraire, etc.

21 Si l’on reprend la recommandation 8.6 du Document 11.527 relative à la « la création d’anthologies […] de littérature européenne adaptés aux différents niveaux et aux différentes pratiques des systèmes scolaires européens », en ce qui concerne l’enquête d’Antonelli, on peut affirmer que ses résultats proposent une voie pour résoudre l’épineuse interrogation sur l’élaboration d’une telle anthologie. Paradoxalement, nous sommes devant dix écrivains/œuvres dont l’importance pour la littérature européenne est reconnue, même s’ils n’ont pas été lus. Si nous les recueillons dans une anthologie de la littérature européenne dont la lecture fait partie d’un séminaire précis, nous réussirons alors à la lecture des auteurs et des œuvres importants pour la littérature européenne, importance a fortiori déjà acceptée. Il n’y aura donc pas de différence entre la proto-anthologie assumée par la population européenne et l’anthologie à offrir, hormis la lecture.

22 Le dernier résultat de la recherche du groupe coordonné de La Sapienza a été la concrétisation du passage de la proto-anthologie à l’anthologie. C’est ce qu’on appelle « le modèle Antonelli ». En 2012, est publié le volume Letteratura europea. Il canone, dans lequel quinze textes sont recueillis, le seizième étant un texte « national » [25]. Le Tableau 4 montre le canon littéraire européen commun pour les lycées d’enseignement secondaire et pour les universités de cinq pays : l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Roumanie.

Tableau 4
Canon de la littérature européenne
L’Iliade
L’Odysée
La Divine Comédie
Fragments composés en langue vulgaire (Canzoniere)
Le Décaméron
Hamlet
Don Quichotte
Faust
Madame Bovary
Les Fleurs du mal
Crime et Châtiment
Guerre et Paix
À la recherche du temps perdu
Ulysse
Le Procès
figure im4

23 Malgré l’interférence représentée par la différence dans le nombre d’entrées prévues, il est remarquable que les quinze œuvres anthologisées (fragmentairement) se trouvent déjà parmi les réponses sur les dix œuvres les plus importantes dans les enquêtes réalisées avec les universitaires et les étudiants de La Sapienza, à l’exception du Procès. Il s’agit d’une anthologie, qualifiée de « completamente experimental » [26], pour les élèves de l’enseignement secondaire, dans laquelle les passages sélectionnés sont traduits, à l’exception de la seizième œuvre, et accompagnés d’un commentaire réalisé par un spécialiste. Le résultat le plus notable du passage de la proto-anthologie à l’anthologie est peut-être la « forte » programmation de l’européisme comme canonicité.

Anthologies pour une « nouvelle » littérature européenne

24 Les quatre volumes de Best European Fiction 2010, 2011, 2012 et 2013 constituent, jusqu’à présent, les premières anthologies annuelles de récits et de passages de romans d’auteurs contemporains européens sous la direction du romancier bosnien Aleksandar Hemon. Hemon présente un espace anthologique monolingue (en anglais), parce que, d’après son argumentation, ses compilations se dirigent vers le public des États-Unis pour lequel « only three to five percent of literary works published […] are translations » [27]. La maison d’édition responsable — Dalkey Archive Press — dépend de donations et subventions, comme celles apportées, par exemple, par le « National Endowment for the Arts » et le « Illinois Art Council », et elle distribue environ vingt-cinq numéros gratuitement pour que les étudiants puissent les employer lors des cours.

25 Les anthologies correspondant à 2010 et 2011 sont organisées par critères nationaux, de telle manière que chaque écrivain représente une langue au sein d’un pays, comme Julian Gough pour l’anglais, Orna Ní Choileáin pour l’irlandais, Julián Ríos pour l’espagnol et Josep M. Fonarellas pour le catalan. À l’exception des pays nommés, de la Belgique et du Royaume-Uni, les autres sont présentés comme des espaces monolingues. Les anthologies correspondant à 2012 et 2013, par contre, sont organisées d’abord thématiquement, critère qui subordonne le critère national, et l’on ne trouve qu’un exemple linguistique-national par thème. Il est remarquable que, dans la préface du troisième volume où le changement dans l’organisation est justifié, on affirme que le critère d’organisation des deux premiers volumes a été alphabétique : « This year, we decided to forget the abstract alphabetical ordering and organize the anthology around the things that matter » [28]. Néanmoins, si l’on révise les ouvrages, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un critère alphabétique-national en 2010 et juste d’un critère national en 2011. D’après Hemon, ces anthologies sont conçues pour « monitor in real time, as it were, the rapid developments in European literatures » (Hemon, Best European Fiction 2010, op. cit., p. xviii). On estime que ces transformations sont liées au processus d’intégration européenne, et tout cela bien que les écrivains sélectionnés soient citoyens ou non d’un pays de l’Union européenne. Comme le maintient Hemon :

26

The simultaneous processes of fragmentation, interaction, and integration have certainly been intensified with the formation of the European Union. In this context, European literatures have found themselves stretched between the reductive demands of national culture […] and the transformative possibilities of transnational culture that can exist only in the situation of constant flow of identity and exchange of meaning — in the situation of ceaseless translation.[29]

27 Les anthologies d’Hemon, bien qu’elles présentent un espace anthologique monolingue et qu’elles soient dirigées vers le lectorat des États-Unis, représentent une initiative qu’il vaudrait la peine de valoriser par rapport au Colloque de 2007 et ses recommandations ultérieures pour trois raisons, au moins. Premièrement, elles contribuent énormément à la diffusion d’écrivains européens contemporains, indépendamment de l’existence préalable d’une traduction en anglais de leurs œuvres. Deuxièmement, elles défient l’idée d’une anthologie en tant que collection d’écrivains canoniques et elles fournissent une idée tout à fait différente de ce que peut représenter la littérature européenne par opposition à l’anthologie d’Antonelli, pour ne citer qu’elle. Ainsi, par exemple, dans l’anthologie d’Hemon correspondant à 2010, il n’y a que deux auteurs — Peter Terrin et Goce Smilevski — sur les onze lauréats qui ont gagné le « European Union Prize of Literature » cette même année [30]. Et, enfin, si l’on prend en considération que la maison d’édition dépend de donations et de subventions, de même que des agents culturels qui ont soutenu la parution de ces anthologies, il faut conclure qu’une telle initiative dévoile une stratégie de coopération qui pourrait être comparée fructueusement avec la coproduction cinématographique, dans la mesure où « the intervention of multiple financial sources » [31] ne réduit pas le degré de spécificité. Par contre, ces sources « produce or reproduce a more complex interface of supranational, national, and local relations » qui articulent « the project of a new Europeanism undertaken by the European Union » [32].

28 En 1998, Jacques Dugast a collaboré dans le Précis de littérature européenne, dirigé par Béatrice Didier, à un chapitre intitulé de façon provocante « Peut-on enseigner les littératures européennes ? » [33]. La provocation obéit, d’une part, au fait que le chapitre jette en effet le doute sur la possibilité d’enseigner la littérature européenne, au sein même d’un manuel précisément à la recherche de cet objectif. Il est évident, cependant, qu’au-delà de n’importe quelle intention rhétorique, il y a un sujet plus important qui est en train d’être remis en question. Didier ouvre le débat avec le titre même du premier chapitre, « Étudier la littérature européenne ? ». « Poser la question : existe-t-il une littérature européenne », affirme-t-elle, « c’est se demander comment enseigner la littérature européenne. L’objet et le sujet sont inextricablement mêlés, se définissent et se créent l’un par l’autre » [34]. D’autre part, la provocation répond — de façon plus importante — aux défis posés par le procès d’européisation aux notions d’« Europe » et d’« européen/ne ». Pour Didier, « l’Europe qui est en train de se constituer semble trop souvent essentiellement politique et commerciale. Il est nécessaire d’affirmer qu’il existe une Europe des cultures, une Europe de la culture » [35], tandis que pour Dugast « la conjoncture historique de la “construction de l’Europe” a mis en évidence l’importance de la connaissance des littératures comme l’un des instruments de la compréhension mutuelle des peuples composant le continent européen » [36].

29 C’est dans ce sens-là que nous nous approprions la formule de Dugast pour le titre du présent travail, non pas pour nous interroger sur la possibilité de l’enseignement, mais plutôt sur l’idée de l’Europe que l’on veut enseigner et, en conséquence, sur le concept de littérature européenne qu’on souhaite transmettre. À notre avis, dans l’enseignement, toute option doit être accompagnée de sa propre mise en question. Et cela non seulement comme conséquence des circonstances historiques, pour lesquelles un manuel comme celui de Didier — ayant comme horizon l’Europe de 1998 — est déjà dépassé compte tenu des agrandissements de l’Union Européenne en 2004, 2007 et 2013, mais encore, et surtout, parce que les divers agents d’européisation ont leur propre idée de l’Europe. Une anthologie comme Letteratura europea. Il canone, ainsi que le projet de recherche duquel elle résulte, par exemple, a été financée par la Commission européenne, un corps exécutif de l’Union européenne dont l’idée d’Europe est sûrement différente de celle favorisée par le Conseil de l’Europe, avec son programme de collaboration entre 47 États (comprenant la Turquie), qui est précisément le responsable de l’organisation du Colloque de 2007 et de la rédaction du Document 11.527. En définitive, tout enseignement sur l’Europe et ses manifestations culturelles doit transmettre la dialectique complexe entre la formation géoculturelle et les diverses idéations dont elle est l’objet par des agents de cosmopolitisation. Il ne faut pas oublier que l’Union européenne est celle qui, entre tous ces agents, a capitalisé avec le plus de succès — pour l’instant — sur une idée de l’Europe. Même l’admission dans l’Union Européenne est perçue comme une prime d’européisme par certains pays. Il faut ajouter que, pour la dialectique susnommée, le rôle des auto-images et des hétéro-images n’est pas moins important, puisqu’un apport fondamental à la définition de l’Europe arrive de l’extérieur. L’Europe s’est définie à travers la construction de ses Autres, des pays arabes jusqu’aux États-Unis. À ce sujet, les anthologies comme celle d’Hemon, entre autres, fournissent des données importantes. En tout cas, et dans le cadre de cette dialectique, il semble sûr qu’on ne peut répondre à la question « qu’est-ce que la littérature européenne ? » ni avec la certitude ni avec le poids qu’avait donnés Ernst Robert Curtius en 1948 : « La littérature européenne a la même durée que la civilisation européenne, soit vingt-six siècles environ (d’Homère à Goethe) » [37].

30 Face au constat du faible pourcentage de lecture directe des « classiques » européens, il semble clair qu’une solution comme celle proposée par le « modèle Antonelli » doit être examinée. Mais face aussi au constat que les étudiants liront les œuvres dont eux-mêmes connaissent à l’avance la canonicité et le caractère européen, l’enseignement devrait-il peut-être s’accompagner de la mise en question de ces deux valeurs ? Est-il possible qu’un « chef-d’œuvre européen » le soit toujours autant avant qu’après le processus d’intégration européenne ? Étant donné que ces œuvres constituent à leur tour le noyau central de la dénommée « littérature universelle », leur anthologisation et leur lecture ne devront-elles pas interroger l’eurocentrisme qui les a élevées jusqu’à une telle catégorie ? En outre, une anthologie peut-elle au cours de 2012 — comme celle d’Antonelli — se montrer étrangère aux discussions de ces cinquante dernières années, animées par les études féministes, de gender, postcolonialisme, poststructuralisme, écologie, etc.? Et si le but de l’enseignement de la littérature européenne est lié à une formation en citoyenneté européenne, avec ce que cela veut dire par rapport à la reconnaissance et à l’accumulation des différences linguistiques et culturelles, suffira-t-il que l’anthologie présente un texte « local » et quinze textes des « Autres », tout cela dans un espace anthologique monolingue ?

31 Évidemment, les problèmes sont nombreux, et il n’y a aucune solution facile, puisque, comme l’affirme Zadie Smith dans la préface à la première anthologie d’Hemon, « anthologies are ill-fitting things — one size does not fit all » [38]. Les anthologies de Briet-Brighelli, Polet et Antonelli présentent des passages d’œuvres, tandis que les anthologies d’Hemon présentent souvent des textes complets, mais d’un genre unique (le récit). L’anthologie d’Antonelli se consacre à des auteurs du passé tandis que les anthologies d’Hemon n’insèrent que des auteurs contemporains. Toutes ces anthologies qui construisent un espace anthologique monolingue, sont-elles les seules alternatives ?

32 À notre avis, n’importe quelle anthologie nouvelle qui prétend contribuer à la connaissance de la littérature européenne devra se présenter en tant que méta-anthologie, c’est-à-dire, en tant qu’anthologie qui montre explicitement tous ses critères d’élaboration, parce que autant les textes sélectionnés que les critères de sélection devront faire l’objet d’une discussion par ses lecteurs. Dans le cadre du système éducatif, elle devra montrer aux lecteurs qu’ils sont face à un « espace de transition », un caractère interstitiel qui émerge entre divers domaines. D’une part, en reprenant la terminologie du dispositif anthologique mentionnée tout au long du présent travail, l’anthologie est un espace anthologique de transition entre l’espace anthologisé et le macrotexte allégorique-identitaire. D’autre part, l’anthologie est un espace anthologique de transition entre l’anthologue et le lecteur. Et, non moins important, l’anthologie est un espace anthologique de transition entre la « réalité européenne » avec laquelle elle dialogue et la potentialité de l’intégration européenne. Dans ce sens-là, les choix paratextuels des anthologies de Briet-Brighelli et Polet sont éloquents : mémoire, patrimoine. L’anthologie comme lieux de mémoire, on est bien d’accord mais, sans que le lecteur réalise quelque actualisation ni réélaboration ? Non seulement la préservation, mais aussi l’incorporation des dimensions éthique et sociale sont nécessaires afin de reconstruire les relations humaines au sein d’une nouvelle communauté.

33 Devant un ensemble réduit de binarismes (texte pré-anthologisé/texte anthologisé, dedans anthologique/dehors anthologique, anthologue/lecteur), la conception de l’espace anthologique en tant qu’espace de transition questionne le caractère monumental de l’anthologie et la fossilisation du texte anthologisé. L’espace anthologique est un troisième espace qui doit être offert au lecteur comme la maîtrise de l’expérience. Comme « l’espace de transition » de Donald Winnicott [39], l’espace anthologique doit s’ouvrir à l’imagination. À ce sujet, peut-on passer sous silence qu’aujourd’hui tous nos étudiants, indépendamment de leur niveau éducatif, sont nés avec le numérique ? Une expérimentation réalisée avec des anthologies électroniques (le modèle de la coproduction cinématographique est ici pertinent à nouveau) pourrait peut-être fournir des réponses pour beaucoup des dilemmes ici mentionnés. Et, non moins important, elle pourrait peut-être aider à l’arrivée d’une anthologie authentiquement interlittéraire pour l’Europe. Sa réalisation, cependant, n’entraînera pas la fin de la pertinence de la question : « Peut-on enseigner la littérature européenne ? ».

Notes

  • [1]
    Le présent travail fait partie du projet de recherche « Europe, en comparaison : Union européenne, identité et l’idée de littérature européenne », financé par le Ministère de la Science et de l’Innovation. (FFI2010-16165). De même, il est lié aux travaux de la Chaire Jean Monnet « La culture de l’intégration européenne » (nº 528689).
  • [2]
    Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 49.
  • [3]
    Jacques Legendre, « Rapport d’information nº 221 », Sénat, 27 février 2008. http:// www.senat.fr/rap/r07-221/r07-2211.pdf.
  • [4]
    Assemblée parlementaire, « Doc. 11527 », 14 février 2008. http://assembly.coe.int/ ASP/Doc/XrefViewHTML.asp?FileID=11905&Language=FR.
  • [5]
    Legendre, op. cit., p. 76.
  • [6]
    Ibid., p. 52.
  • [7]
    Pour la distinction entre « l’espace anthologique », c’est-à-dire, l’ensemble spécifique de textes sélectionnés pour l’anthologie, et « l’espace anthologisé », c’est-à-dire, « l’extérieur » soumis à l’anthologisation, voir María do Cebreiro Rábade Villar, As antoloxías de poesía en Galicia e Cataluña. Representación poética e ficción lóxica, Santiago de Compostela, Universidade de Santiago de Compostela, 2004, p. 62-63.
  • [8]
    Roman Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », Essais de linguistique générale, trad. Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, (1959) 1963, p. 71-86. Dans le cadre de la « traduction intralinguale », nous parlons de « traduction zéro » comme l’essai d’une simple réécriture absolue qui, comme Jorge Luis Borges l’a déjà bien illustré avec « Pierre Ménard, autor del Quijote », donne lieu à un texte distinct.
  • [9]
    Ronald Gottesman et al. (dir.), The Norton Anthology of American Literature, New York, W. W. Norton, 2 vol., 1979. Rábade Villar (op. cit., p. 63 n. 8) propose une opposition entre espace anthologique et espace anthologisé à partir de la distinction ternaire de Xoán González-Millán qui y ajoute « l’espace allégorique-national » (appelé aussi « macrotexte allégorique-national »). Nous considérons que les exemples des anthologies Norton à propos du caractère monolingue ou plurilingue de l’ensemble des textes sur lequel on construit le programme identitaire montrent la pertinence de la distinction ternaire de González-Millán.
  • [10]
    Nina Baym et Robert S. Levine (dir.), The Norton Anthology of American Literature, 8e éd. abrégée, New York, W.W. Norton, 2012.
  • [11]
    Stephen Greenblatt (dir.), The Norton Anthology of English Literature, 9e éd., 2 vol., New York, W. W. Norton, 2012.
  • [12]
    Dans le cadre de l’espace transnational européen, nous optons pour « macrotexte allégorique-identitaire », contrairement à la formule de González-Millán « macrotexte allégorique-national », parce que, pour le moment, l’intégration européenne ne se pose ni en termes fédéraux ni en termes d’État-nation.
  • [13]
    Roberto M. Dainotto, Europe (In Theory), Durham, Duke University Press, 2007, p. 96.
  • [14]
    Hugó Meltzl de Lomnitz a énuméré les dix langues fondatrices de la littérature comparée en « Vorläufige Aufgaben der vergleichenden Litteratur », Acta Comparationis Litterarum Universarum, nº 1.4, 1877, p. 179-182.
  • [15]
    Legendre, op. cit., p. 52.
  • [16]
    Christian Biet et Jean-Paul Brighelli (dir.), Mémoires d’Europe, 3 vol., Paris, Gallimard, 1993, vol. 1, p. 12.
  • [17]
    Jean-Claude Polet (dir.), Patrimoine littéraire européen, 12 vol., Bruxelles, De Boeck université, 1992-2000.
  • [18]
    Jeffrey J. Williams, « Anthology Disdain », Jeffrey R. Di Leo (dir.), On Anthologies. Politics and Pedagogies, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004, p. 207-221.
  • [19]
    Legendre, op. cit., p. 65.
  • [20]
    Biet et Brighelli, op. cit., p. 10.
  • [21]
    Ibid., p. 10-11.
  • [22]
    « Goethe, Lichtenberg, Schopenhauer : es hilft nichts, das ist bereits europäische Prosa, direkt, auf deutsch, aus erster Hand », Thomas Mann, Kosmopolitismus, Tübingen, Fischer, n.d., Kindle livre numérique, p. 23-24 (notre traduction).
  • [23]
    Assemblée parlementaire, op. cit.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Roberto Antonelli, Gioia Paradisi et Maria Serena Sapegno (dir.), Letteratura europea. Il canone, Rome, Università degli Studi di Roma « La Sapienza », 2012.
  • [26]
    Mariña Albor Aldea (éd.), El canon de la literatura europea, Santiago de Compostela, Universidade de Santiago de Compostela, 2012, p. 15 (traduction espagnole de l’anthologie d’Antonelli).
  • [27]
    Aleksandar Hemon (éd.), Best European Fiction 2010, Champaign, Dalkey Archive Press, 2010, p. xv.
  • [28]
    Aleksandar Hemon (éd.), Best European Fiction 2012, Champaign, Dalkey Archive Press, 2011, p. xxii.
  • [29]
    Ibid., p. xvii.
  • [30]
    En définitive, ce que nous remarquons, c’est que ces anthologies ne suivent pas les directives d’autres agents de canonisation, comme dans ce cas du « European Union Prize for Literature » auquel pourraient participer les écrivains susceptibles d’être anthologisés.
  • [31]
    Luisa Rivi, European Cinema after 1989. Cultural Identity and Transnational Production, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 41.
  • [32]
    Ibid., p. 41.
  • [33]
    Jacques Dugast, « Peut-on enseigner les littératures européennes ? », dans Béatrice Didier (dir.), Précis de littérature européenne, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 89-93.
  • [34]
    Béatrice Didier, « Étudier la littérature européenne ? », dans Béatrice Didier (dir.), Précis de littérature européenne, op. cit., p. 1-9 (p. 5).
  • [35]
    Ibid., p. 1.
  • [36]
    Ibid., p. 89.
  • [37]
    Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin (1948), trad. Jean Bréjoux, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 13.
  • [38]
    Zadie Smith, « Preface », dans Aleksandar Hemon (éd.), Best European Fiction 2010, Champaign, Dalkey Archive Press, 2010, p. xi-xiii (p. xi).
  • [39]
    D. W. Winnicott, Playing and Reality, Londres, Penguin, 1971.
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