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Article de revue

L'esthétique de la dégradation dans la littérature haïtienne

Pages 191 à 211

Notes

  • [1]
    Nous faisons ici référence au roman de l’écrivain haïtien Léon Laleau, Le Choc (1932), qui traite du traumatisme de l’occupation américaine.
  • [2]
    Chauvet, Marie, Amour, Colère et Folie, Paris, Gallimard, 1968.
  • [3]
    Fignole, Jean-Claude, Les Possédés de la pleine lune, Paris, Seuil, 1987.
  • [4]
    Laferrière, Dany, Le Cri des oiseaux fous (1re éd. 1985) Paris, Serpent à plumes, 2000.
  • [5]
    Trouillot, Lyonel, Les Fous de Saint-Antoine, Port-au-Prince, Éd. Deschamps, 1989.
  • [6]
    Colimon, Marie-Thérèse, Fils de misère, Port-au-Prince, Éd. Caraïbes, 1974.
  • [7]
    Étienne, Gérard, Le Nègre crucifié, (1re éd. 1974), Genève, Métropolis, 1989.
  • [8]
    Dorsinville, Roger, Ils ont tué le Vieux Blanc, Port-au-Prince, Éd. Deschamps, 1989.
  • [9]
    Franketienne, Dézafi, Port-au-Prince, Éd. Fardin, 1975.
  • [10]
    Franketienne, Les Affres d’un défi (trad. par l’auteur), Paris, Éd. Jean-Michel Place, 2000.
  • [11]
    Depestre, René, Le Mât de cocagne, Paris, Gallimard, 1979.
  • [12]
    Saint-Amand, Edris, Bon Dieu rit, (1re éd. 1952), Paris, Hatier, 1988.
  • [13]
    Laferrière, Dany, Pays sans chapeau, (1re éd. 1997), Paris, Serpent à plumes, 2001.
  • [14]
    Phelps, Anthony, Moins l’infini, Paris, Éditeurs Français Réunis, 1972.
  • [15]
    Trouillot, Lyonel, Rue des pas perdus, Port-au-Prince, 1996.
  • [16]
    Ollivier, Émile, Mère Solitude, Paris, Serpent à plumes, 1983.
  • [17]
    Charles, Jean-Claude, Manhattan Blues, Éd. Barrault, 1985.
  • [18]
    Pean, Stanley, Zombi blues, Montréal, Éd. La courte échelle, 1996
  • [19]
    Trouillot, Lyonel, Thérèse en mille morceaux, Paris, Actes Sud, 2000.
  • [20]
    Phelps, Anthony, Mémoire en colin-maillard, Montréal, Éd. Nouvelle Optique, 1976.
  • [21]
    Dominique, Jan, Mémoire d’une amnésique, Port-au-Prince, Éd. Deschamps, 1984.
  • [22]
    Dalembert, Louis-Philippe, Le Songe d’une photo d’enfance, Paris, Serpent à plumes, 1993.
  • [23]
    Pean, Stanley, La Mémoire ensanglantée, Montréal, Éd. La Courte échelle, 1994.
  • [24]
    Danticat, Edwige, Breath, Eyes and Memory (1994), trad. Le Cri de l’oiseau rouge, Paris, Pygmalion, 1995.
  • [25]
    Clitandre, Pierre, Cathédrale du mois d’août, (1re éd. 1979), Paris, Éd. Syros, 1982.
  • [26]
    Notre Librairie, n° 133, Paris, CLEF, 1998.
  • [27]
    Le passage est extrait de l’ouvrage Le Dossier Haïti, un pays en péril, de Catherine Éve Di Chiara, Paris, Éd. Tallandier, 1988, p. 333.
  • [28]
    Nous employons ici le terme créole qui a le sens de dévaster, anéantir, désintégrer.
  • [29]
    Étienne, Gérard, Le Nègre crucifié, op. cit., p. 40.
  • [30]
    Dorsinville, Roger, Mourir pour Haïti, Paris, l’Harmattan, 1980.
  • [31]
    Métellus, Jean, L’Année Dessalines, Paris, Gallimard, 1986.
  • [32]
    Op. cit.
  • [33]
    Schwartz-Bart, Simone, Ti-Jean L’horizon, Paris, Seuil, 1979.
  • [34]
    Notre Librairie, op. cit., p. 84.
  • [35]
    Roumain, Jacques, Gouverneurs de la rosée, (1944), Paris, Éd. Temps Actuels, 1983.
  • [36]
    Op. cit., p. 132.
  • [37]
    Alexis, Jacques Stephen, Compère Général Soleil, Paris, Gallimard, 1955.
  • [38]
    Alexis, Jacques Stephen, Les Arbres musiciens, Paris, Gallimard, 1957.
  • [39]
    Op. cit., p. 192.
  • [40]
    Op. cit., p. 350.
  • [41]
    Op. cit., p. 16.
  • [42]
    Alexis, Jacques Stephen, Romancero aux étoiles, Paris, Gallimard, 1960, p. 51.
  • [43]
    Op. cit., p. 10.
  • [44]
    Op. cit., p. 129.
  • [45]
    Op. cit., p. 174.
  • [46]
    Op. cit., p. 85.
  • [47]
    Op. cit., p. 165.
  • [48]
    Nous faisons allusion à l’excellent essai La Conscience malheureuse (1982) de Philippe Chardin, Paris, Éd. Librairie Droz, 1998.
  • [49]
    Depestre, René, Hadriana dans tous mes rêves (1988), Paris, Gallimard, 1993, p. 138.
  • [50]
    Ibid., p. 135.
  • [51]
    Op. cit., p. 182.
  • [52]
    Op. cit., p. 110-111.
  • [53]
    Depestre, René, Le Mât de cocagne, Paris, Gallimard, 1979, p. 12-13.
  • [54]
    Ollivier, Émile, La Discorde aux cent voix, Paris, Albin Michel, 1986, p. 213.
  • [55]
    Op. cit., p. 23.
  • [56]
    Le Nègre crucifié, op. cit., p. 90.
  • [57]
    Op. cit.
  • [58]
    Op. cit., p. 117.
  • [59]
    Op. cit., p. 27.
  • [60]
    Op. cit., p. 132.
  • [61]
    Goldmann, Lucien, Pour une Sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 23.
  • [62]
    Op cit., p. 390.
  • [63]
    Op. cit., p. 182.
  • [64]
    Le terme a été récupéré dans le haïtien contemporain. Il rappelle l’idée de « rouleau compresseur » utilisée par le leader politique populiste Daniel Fignolé en 1956-1957.
  • [65]
    Op. cit., p. 21.
  • [66]
    Ibid., p. 21.
  • [67]
    Étienne Gérard, La Reine Soleil Levée, 1987, Genève, Métropolis, 1989, p. 57-58.
  • [68]
    Frankétienne, Ultravocal, Port-au-Prince, Éd. Bibliothèque Nationale d’Haïti, 1995, p. 211.
  • [69]
    Op. cit., p. 64.
  • [70]
    Op cit., p. 68.
  • [71]
    Op. cit., p. 25.
  • [72]
    Ollivier, Émile, Passages (1991), Paris, Serpent à plumes, 1994, p. 24.
  • [73]
    Op. cit., p. 159-160.
  • [74]
    Op. cit., p. 62.
  • [75]
    Ibid., p 63.

1Entre le choc[1] de l’Occupation américaine (1915-1934), qui replonge « la première république noire du monde » dans la sujétion coloniale, et le choc de la dictature traumatisante et sous-développante des Duvalier, la littérature haïtienne parcourt un espace à travers lequel la référentialité s’inscrit dans trois terrains, ou trois terreaux, imprégnés de positivité : l’indigénisme, le réalisme merveilleux, les idées marxistes. L’indigénisme prônait la réoccupation et la réappropriation du terroir culturel. Le réalisme merveilleux cultivait de manière syncrétique l’association entre la prise en compte de la réalité sociale et la liberté créatrice de l’imaginaire. La tendance marxiste privilégiait la dénonciation des formes d’aliénation et les démarches libératrices. Néanmoins l’une des tendances de l’indigénisme débouchait sur un conservatisme ethnologisant qui allait occuper tout l’espace national sous forme d’une dictature obscurantiste essentiellement caractérisée par sa dynamique de déstructuration. L’ampleur de la répression et l’omniprésence de l’action destructrice ont rendu incontournable le spectacle de la dégradation dont la prégnance a pris des formes diverses dans la littérature. Refusant d’abdiquer leur pouvoir créateur, les écrivains ont abondamment traité de cette dégradation. Nous verrons d’abord ses incursions nombreuses dans les titres des œuvres, témoignant de sa dimension obsessionnelle. Après avoir souligné l’impact particulier de la figure dévoratrice de Duvalier père, nous procéderons par approche comparative afin de montrer le basculement d’un univers littéraire à un autre, plus précisément, de l’univers du réalisme merveilleux à celui de l’esthétisation de la dégradation. Il ne s’agit pas d’une esthétisation décadentiste, mais plutôt d’une mise en lumière critique, dictée par la nécessité du témoignage et du bilan. La littérature du regard qui en résulte a su la plupart du temps éviter les solutions individuelles caractéristiques du roman picaresque ainsi que cette forme d’orthodoxie qui avait fini par stériliser le roman prolétarien et le réalisme socialiste.

Le discours des titres

2Si l’on examine la production romanesque haïtienne qui s’étend des années de la dictature des Duvalier en Haïti (1957-1986) jusqu’au début du troisième millénaire, l’on s’aperçoit aisément d’une tonalité dramatique dominante dans les titres des œuvres. On voit s’afficher crûment les thèmes de la démence ou de la possession (Amour, Colère et Folie (1968) [2] de Marie Chauvet : Les Possédés de la pleine lune (1987) [3] de Jean-Claude Fignolé, Le Cri des oiseaux fous (1985) [4] de Dany Laferrière, Les Fous de Saint Antoine (1989) [5] de Lyonel Trouillot. La folie et la dépossession voisinent avec la misère, la violence, et une souffrance « agonique », au double sens étymologique de lutte et d’angoisse : Fils de misère (1974) [6] de Marie-Thérèse Colimon, Le Nègre crucifié (1979) [7] de Gérard Étienne, Ils ont tué le vieux Blanc (1988) [8] de Roger Dorsinville, sans oublier le premier roman écrit en créole haïtien Dézafi (1975) [9] de Frankétienne, traduit précisément sous le titre Les Affres d’un défi (2000) [10].

3Certains titres en trompe-l’œil sont lisibles suivant un double horizon d’attente dont l’un, ressortissant à un imaginaire français, est antithétique de l’autre qui s’inscrit dans le paysage culturel haïtien. Ainsi dans un titre tel que Le Mât de cocagne (1979) [11] de René Depestre, cette expression, qui renvoie à une ambiance festive populaire en français, évoque une autre connotation pour un Haïtien, celle de la souffrance ou de l’effort douloureux suggéré par le mot « masuife » qui est la traduction créole de mât de cocagne. De même dans le titre à « double entrée », Bon Dieu rit (1988) [12] d’Edris Saint-Amand, la bonhomie de ce rire divin en français se double en créole d’un rire de dérision, car l’expression est tirée d’un proverbe haïtien, « sa nèg fè nèg Bondyé blije ri » : les méchancetés que se font les Nègres finissent par faire rire le Bon Dieu. Signalons également le titre Pays sans chapeau (1996) [13] de Dany Laferrière, qui fait référence à une expression haïtienne (peyi san chapo) signifiant la mort ou l’au-delà.

4La dimension tragique de ces titres côtoie des formulations reflétant le désarroi (Moins l’infini, 1972 [14], d’Anthony Phelps et Rue des pas perdus, 1996 [15], de Lyonel Trouillot), l’amertume (Mère Solitude, 1983 [16], d’Émile Ollivier, Manhattan Blues, 1985 [17], de Jean-Claude Charles, Zombi Blues, 1996[18], de Stanley Péan) et l’éparpillement (Thérèse en mille morceaux, 2000 [19], de Lyonel Trouillot). Une autre thématique importante est l’interrogation de la mémoire par le biais d’une enquête onirique : Mémoire en colin-maillard (1976) [20] d’Anthony Phelps, Mémoire d’une amnésique (1984) [21] de Jan Dominique, Le Songe d’une photo d’enfance (1993) [22] de Louis-Philippe Dalembert, La Mémoire ensanglantée (1994) [23] de Stanley Péan ou Breath, eyes and Memory : Le Cri de l’oiseau rouge (1994) d’Edwige Danticat [24]. Parfois l’auteur a recours à un véhicule-témoin des années tragiques, comme Cathédrale du mois d’août (1979) [25], roman de Pierre Clitandre, qui est le nom d’une de ces camionnettes bariolées typiques de Port-au-Prince.

5Le paysage conceptuel dessiné par les titres des œuvres susmentionnées reflète le caractère traumatique d’une production littéraire élaborée dans le contexte d’un régime totalitaire, caractérisé par un effroyable dispositif de répression, de prédation et de paupérisation. La répression terrifiante et totalisante visait à dépouiller l’être de sa capacité de révolte, par un véritable processus de zombification. L’attitude prédatrice systématique vis-à-vis de l’environnement naturel et socio-économique a eu pour effet d’imprimer les stigmates de la dégradation dans tout l’univers haïtien. Il importe d’examiner le traitement littéraire de cette dégradation dans la fiction haïtienne des années 1970-2000. L’écrivain cède-t-il à la tentation d’un constat indigné, d’une alchimie esthétisante ou d’une poétique fondée sur le réaménagement d’un nouvel espace littéraire ?

Le totalitarisme dévorant

6Tout en évitant de concevoir la littérature comme un reflet des contextes socio-historiques, nous partageons les points de vue exprimés par Yannick Lahens et J. Michael Dash dans deux articles publiés dans la revue Notre Librairie de janvier-avril 1998 [26], intitulés respectivement : « L’apport de quatre romancières au roman moderne haïtien » et « Haïti imaginaire : l’évolution de la littérature haïtienne moderne ». Selon J. Michael Dash les nombreuses mutations provoquées par le système duvaliériste ont bien donné lieu à « une crise de représentation de la réalité haïtienne ». Cette crise se traduit par des troubles de lisibilité de l’espace environnant. Yannick Lahens constate et consigne une véritable rupture avec l’univers littéraire des courants qui ont précédé le dernier tiers du XX e siècle en Haïti, des courants caractérisés par un mélange d’indigénisme, de marxisme et de réalisme merveilleux. Nous avons préféré le terme dégradation au terme « délabrement » proposé par Lyonel Trouillot dans la revue citée, parce que la dégradation nous semble mieux rendre compte d’un processus de décomposition progressive et profonde.

7Avant d’étudier les variations du thème de la dégradation dans le roman « fin de siècle » haïtien, nous signalerons plusieurs ruptures qui ont eu pour résultat une reconfiguration souvent douloureuse de l’univers romanesque et une subversion des codes, des valeurs et des signes. Ces changements ont posé un problème de lecture et de déchiffrement de la nouvelle réalité qui a émergé du cadre d’un État totalitaire aux prétentions quasiment holistes. Le système mis au point par un Papa Doc/Big Brother a imposé son emprise sur tous les domaines d’activité et de représentation : le social, le politique, l’économique, le mythique et l’imaginaire. En ce qui concerne précisément l’imaginaire, François Duvalier avait fini par investir le champ du symbolique en manipulant tout le système de références liées à l’histoire d’Haïti, aux productions du folklore populaire et à toutes les formes de marqueurs anthropologiques. La manipulation reposait sur un ensemble bien structuré de dramaturgie médiatique, de liturgie politicienne et de phraséologie claironnante. La stratégie de domestication et de colonisation mentales duvaliéristes inclut la tentative de détournement de l’investissement religieux, à travers l’institution d’un Catéchisme de la révolution, dont la perversion finit par s’auto-annuler, à ce point précis de l’alchimie du sens où l’excès de duplicité et de sous-estimation des autres se transmue en ridicule et en naïveté pathétiques : « Notre Doc qui êtes au Palais national, que votre nom soit béni par les générations présentes et futures, que votre volonté soit faite à Port-au Prince et en province. Donnez-nous aujourd’hui notre nouvelle Haïti, ne pardonnez jamais les offenses des apatrides qui bavent chaque jour sur notre patrie. » [27]

8Quant à la méthode pratiquée, elle consistait en un mélange de corruption et de terreur généralisées. Il s’agit d’une forme d’agression totale visant à asservir les âmes, après avoir annihilé toute pulsion de révolte salvatrice. Les tortures ont souvent pour but de détruire la personnalité de l’individu et de le transformer en épave humaine, de « déchirer » [28], lacérer le tissu ontologique afin de le réduire en lambeaux. Cela explique les personnages de fous en haillons qui apparaissent dans des œuvres telles que Le Songe d’une photo d’enfance de Louis-Philippe Dalembert ou le film L’Homme sur les quais (1993) de Raoul Peck. Il ne s’agit même pas d’un ilotisme instrumentalisé à visées « éducatives », mais d’un mécanisme d’avilissement par déshumanisation.

9La nouvelle littérature de légitime défense qui en a résulté, par réaction, a parfaitement concentré sur la figure « dégradatrice » de Duvalier père une production de métaphores démystifiantes et carnavalisantes. Anthony Phelps (Moins 1’infini, 1972) lance en la matière les métaphores inaugurales : le Grand Papa Trou, le Grand Trou Majuscule, l’A-Vie, le Grand Dévorant. René Depestre crée dans Le Mât de cocagne (1979) le personnage bouffi de totalitarisme ubuesque, à la modernité carnavalesque : le zoocrate Zacharie grand électrificateur des âmes. Gérard Étienne parle simplement du Chef dans Le Nègre crucifié et La Reine Soleil Levée : « Les gardes du Chef vomissent le sang qu’ils viennent de boire. Je n’envisage rien qui puisse me sauver de cet abattoir d’homme. [… ] Le Chef donne l’ordre de violer toutes les femmes du pays : femmes corbillards, femmes poules, femmes charognes » [29]. (Le Nègre Crucifié). Citons également deux autres noms de cette fort longue liste : Le Fou Délirant de Mourir pour Haïti (1980) [30] de Roger Dorsinville et Mentor Bonaventure de L’Année Dessalines (1986) [31] de Jean Métellus. Jean-Claude Fignolé met en scène dans Possédés de la pleine lune (1987) [32] une monstrueuse Bête à sept têtes dépourvue de cet effet de distanciation dédramatisante qui se dégageait de la Bête qui avala le soleil, dans Ti-Jean L’horizon (1979) [33] de Simone Schwartz-Bart. De toute évidence le traitement caricatural traduit un refus de donner à François Duvalier la dimension d’un personnage complexe. À ce propos nous partageons l’opinion de Maximilien Laroche (Université de Laval, Canada) : « Dans l’esprit des Haïtiens, François constitue une perversion de l’idéal du patriarche qu’ils attendent toujours et, à ce titre, constitue une exception, monstrueuse, et pour cela même justiciable du conte fabuleux plutôt que du récit toujours plus ou moins réaliste qu’est le roman. » [34] Les références duvaliériennes, dont il faut éradiquer les présomptions pseudo-mythiques, sont saturées de délire paternaliste archaïsant et de boulimie de toute-puissance. Après la chute du régime de Jean-Claude Duvalier, le cadavre de Duvalier père fut déterré, et les restes disloqués par une foule en colère furent éparpillés. Cette forme de déconstruction radicale vise, dans l’imaginaire populaire, à empêcher toute réincarnation d’une personne à l’esprit maléfique.

Roman indigéniste et réalisme merveilleux : grammaire tellurique et héros prométhéens

10La tendance indigéniste marxiste avait instauré une « grammaire » tellurique et cosmique, maîtrisée par des héros prométhéens apportant aux masses misérables la lumière d’une conscience éclairée, qui était nécessaire à une lutte solidaire pour un salut collectif. Afin de vaincre la malédiction de la sécheresse qui décharne les mornes ou les collines, le héros de Gouverneurs de la rosée (1944) [35], de Jacques Roumain, s’appuie sur une parole éducative et ordonnatrice qui recoudra le tissu communautaire et restaurera la verdure nourricière du paysage : « Manuel avait entrepris les habitants, l’un après l’autre. Pendant des années la haine avait été pour eux une habitude. Elle avait donné un objet et une cible à leur colère impuissante contre les éléments. Mais Manuel avait traduit en bon créole le langage exigeant de la plaine assoiffée, la plainte des plantes, les promesses et tous les mirages de l’eau. Il les avait promenés d’avance à travers leurs récoltes : leurs yeux brillaient, rien qu’à l’entendre. Seulement il y avait une condition, c’était la réconciliation. » [36] Animé par la force grisante d’une mission salvatrice, le héros, à l’image du géant Antée de la mythologie grecque, se nourrissait de liens quasi-ombilicaux avec la terre et les éléments naturels. Dans des titres tels que Gouverneurs de la rosée (1944) de Jacques Roumain, Compère Général Soleil (1955) [37] et Les Arbres musiciens (1957) [38] de Jacques Stephen Alexis, l’on remarque l’association entre un élément naturel (rosée, soleil, arbre) et un élément humain ordonnateur (gouverneur, général, musicien). Dans le titre Compère Général Soleil l’idée de pouvoir martial suggérée par le mot général est neutralisée ou « désarmée » par la proximité familiale de compère, terme qui conserve en Haïti sa connotation conviviale. Les romans étaient porteurs d’un certain projet pédagogique, d’où le caractère exemplaire de la mort finale des héros ou des dénouements en apothéose. La dernière page de Gouverneurs de la rosée de J. Roumain décrit l’apparition de l’eau miraculeuse :

11

Et puis une énorme clameur jaillit. Les femmes se levèrent. Les habitants sur-
gissaient en courant du morne, ils lançaient leurs chapeaux en l’air, ils dansaient, ils
s’embrassaient.
– Maman, dit Annaïse d’une voix étrangement faible, voici l’eau.
Une mince lame d’argent s’avançait dans la plaine et les habitants l’accompa-
gnaient en criant et en chantant. [39]

12Le héros de Compère Général Soleil meurt près de la frontière haïtianodominicaine après avoir eu la révélation du mécanisme de l’oppression et du sens profond des luttes libératrices, au cours d’une scène empreinte d’un messianisme solaire :

13

Maintenant l’aube rosissait tout le coin. Il se dressa et se mit à crier :
– Le général Soleil ! Tu le vois, là, juste sur la frontière, aux portes de la terre natale ! Ne l’oublie jamais, Claire, jamais, jamais !
Il s’affaissa, lâcha quelques souffles courts, ses yeux tournèrent vers l’orient, puis vers les étendues interdites, en deçà desquelles palpitaient les villes, les villages et les champs de la terre d’Haïti, le domaine de « Haïti Tomas. » [40]

14Chez Jacques Roumain et Jacques Alexis le traitement littéraire de la nature relève d’un projet réaliste (pour ce qui est des catastrophes naturelles) et d’une écriture de l’émerveillement qui fait la part belle à la puissance mythique des éléments et à l’euphorie picturale. Les hommes communiquent et communient avec une nature palpitante et bigarrée, comme dans ce passage de Gouverneurs de la rosée :

15

Et le soleil soudain était là. Il moussait comme une écume de rosée sur le champ d’herbes. Honneur et respect, maître soleil, soleil levant. Plus caressant et chaud qu’un duvet de poussin sur le dos rond du morne, tout bleui, un instant encore, dans la froidure de l’avant jour. Ces hommes noirs te saluent d’un balancement de houes qui arrache du ciel de vives échardes de lumière. Et le feuillage déchiqueté des arbres à pain, rapiécé d’azur, et le feu du flamboyant longtemps couvé sous la cendre de la nuit et qui, maintenant éclate en un boucan de pétales à la lisière des bayahondes. [41]

16C’est dans Romancero aux étoiles (« Le dit d’Anne aux longs cils »), de Jacques Alexis, que s’étale avec une jubilation scripturale la profusion sensorielle de la représentation : « Dans la succulence et le jaune chrome des abricots, dans la fruitée perlière, la glace frileuse des suaves ananas, dans le pétillement des zestes et le rire aigu des jus de citron, dans la griserie des clairs sirops et l’esprit captieux des fleurs des champs, dans les odoriférants voyages des pollens fous, dans la chair nuageuse, capricante des parfums, vivait, dormait, était heureuse la petite Anne aux longs cils. » [42]

17Dès la deuxième page des Arbres musiciens, J. Alexis instaure au niveau de la perception littéraire le régime du merveilleux : « La terre des Tomas d’Haïti étincelle de merveilles telles que nul passant ne pourrait s’imaginer que la misère, la détresse eussent pu prendre racines en un pareil décor. De toutes parts fulgurent, fleurissent, s’irisent, embaument, poudroient tant de pièces de féerie que le merveilleux fuse irrésistiblement de chaque parcelle de terre, du ciel et du vent, vraisemblable, vivant, péremptoire. » [43] La terre, on l’aura compris, regorge de splendeurs. S’il y règne de la misère, il faut l’attribuer à un fonctionnement déséquilibré et inconséquent des hommes, ainsi qu’à une faillite, voire une incompétence chronique des élites dirigeantes, mais il y a de l’espoir car l’esprit de lutte et de courage de l’homme du peuple, à condition d’être bien guidé, permettra d’éliminer les obstacles de l’obscurantisme.

18Les forces surnaturelles et les dynamiques sociales ou individuelles partagent un territoire aux frontières indéfinies. Quant aux dieux vaudous, tantôt l’écrivain redoute leur « déraison farouche » (J. Roumain) et leur action délétère sur la conscience combative, tantôt il tire parti du riche potentiel mythique dont ils commandent les secrets. Jacques Alexis fait du prêtre vaudou un officiant transfiguré par la magie de son ministère qui ressortit au domaine du rituel collectif, du social et du sacré, tel que l’incarne Frère Général dans Compère Général Soleil : « Frère Général se leva et parla, transfiguré, droit, dressé de toute sa hauteur. Ce n’était plus le vieillard chétif et malingre qui était là. C’était un autre homme qui brûlait comme une flamme. Ce n’était plus le vieux tonton cassé, mais le prêtre de l’œcuménicité vaudoue, le houngan des mystères de Guinée, dressé comme un arbre et qui parlait cœur avec les saints loas lointains. » [44] En Haïti le vaudou bénéficie souvent d’une aura prestigieuse, parce qu’il est associé au mythe fondateur de la nation haïtienne, inscrit dans le récit de la cérémonie de bois Caïman en août 1791, cérémonie vaudouesque à la suite de laquelle les esclaves incendient les plantations de canne à sucre, faisant partir en fumée l’oppression et la prospérité coloniales. Il représente en outre un prodigieux réservoir de savoir et de schèmes mythiques qui fournissent aux écrivains de nombreuses figures symboliques et des structures explicatives pour étoffer la fiction littéraire et l’enraciner dans l’espace géographique et imaginaire national. Dans Les Arbres musiciens (1957), Jacques Alexis exprime ce point de vue sans l’ombre d’une ambiguïté, à travers le discours du personnage du houngan Frère Capitaine : « Le vaudou était l’âme du peuple, sa vraie foi et sa seule ressource. Les loas étaient amalgamés au corps de la nation, ils fécondaient la terre comme le mâle fertilise la femelle. Leur souffle était partout, dans les savanes, dans les vallées, dans les plaines et les carrefours. il s’infiltrait partout, par tous les pores des faubourgs, se frayant à travers les quartiers aux maisons blanches, dans toutes les cours, dans tous les foyers, se lissant dans les consciences. La politique, la production, le commerce, l’industrie, l’enseignement, les sports, la culture, les rêves des hommes, tout était influencé par la religion populaire. » [45] René Depestre exploite dans Hadriana de tous mes rêves (1988) le potentiel suggestif de la zombification vaudoue pour en tirer une surréalité onirique compensatrice, et pour insuffler une force poétique à une réflexion sur la mort, mort dédramatisée (à la manière de Jorge Amado dans Dona Flor et ses deux maris, 1966) et naturalisée par une mise en fiction sur le mode du pittoresque et du merveilleux.

19Même si le courant indigéniste et le réalisme merveilleux privilégient l’univers rural et provincial, pour ce qui est de la géographie littéraire, Port-au-Prince y figure cependant comme le lieu suprême du pouvoir et de toutes les fascinations, lieu de tous les dangers et de toutes les dérives. Elle est à la fois capitale de la douleur et Babylone caraïbe, ville mythique à la spatialité « problématique » où se côtoient quartiers cossus, bidonvilles crasseux, banlieues populeuses et casernes redoutables.

20L’ensemble indigénisme, marxisme, réalisme merveilleux construit donc un « système descriptif » (M. Riffaterre) et un dispositif référentiel où nature, culture et société, étroitement imbriquées, constituent un espace textuel conçu selon les axes d’intentionnalité suivants : une littérature exemplaire, la prédominance des héros prométhéens, un projet militant orienté vers la transformation de la société, la prégnance du tellurisme, l’écriture de l’émerveillement, l’amour de la terre d’Haïti et la mystique d’un avenir meilleur. Les romans véhiculent un système de valeurs incarnées par des « hommes révoltés » (Camus), guidés par une éthique d’affirmation individuelle ou collective qui se réalise par la lutte. Les récits souvent linéaires présentent des itinéraires qui reflètent des cheminements jalonnés d’étapes probatoires menant vers un aboutissement. La puissance des éléments naturels peut être « lue » d’un double point de vue : ils traduisent la puissance grandiose, quasi mystique de l’environnement naturel du Nouveau Monde, suivant une tradition latino-américaine brillamment illustrée, entre autres, par Miguel Angel Asturias, Pablo Neruda, Gabriel García Márquez et Alejo Carpentier; ils représentent les obstacles surhumains qui justifient le caractère herculéen des héros. Prenons deux exemples significatifs dans Compère Général Soleil de Jacques S. Alexis, concernant le vent, puis le fleuve Artibonite. La mise en scène du vent relève d’un fantastique opéra cosmique d’éléments déchaînés où se déploie la chorégraphie chatoyante et apeurée d’une nature désorientée :

21

Vers trois heures de l’après-midi, le vent s’amena d’un seul coup, puis se mit à galoper et à ruer sur la ville. Les grands gosiers sur le port tournèrent en rondes éperdues. La mer sortit sa robe verte des grands jours et s’enveloppa de châles de dentelles d’écume. […] La bête du vent renâcle et hennit dans les toitures, vertical, puis va, puis vient, se couche, se roule dans tous les sens de la largeur, cabrée dans toutes les directions de la hauteur.
Alors les cocotiers firent les plus belles révérences au grand chef furieux. Les acacias lui jetèrent des bouquets jaunes, les manguiers lâchèrent des fruits de bonne saveur, les énormes sabliers envoyèrent des grappes de pétards crépitants au-devant de ses naseaux. [46]

22Quant à l’Artibonite, il acquiert les dimensions d’un grand fleuve épique qui vit en harmonie avec tous les êtres qui partagent son écologie productrice d’héroïsme : « L’Artibonite, ce grand gaillard aux bras noueux et puissants est fils des montagnes. Comme les vrais montagnards il a le port altier, la démarche brutale, la voix vaste, des colères froides et orageuses. Les grands malfinis, ces condors à l’œil luciférien qui gîtent à côté de la foudre, dans les contreforts géants du Massif Central, seuls s’abreuvent aux secrètes racines par lesquelles il puise sa puissance de cristal. » [47] Le réalisme merveilleux haïtien conserve du cahier de charges réalistes la vigilance sur les mécanismes sociaux et un certain déterminisme explicatif, notamment à propos des personnages populaires. Mais, parallèlement à un géotropisme passionnel, il cultive un goût de l’esthétisme pictural, un sens de la transfiguration des humiliés et offensés. Il montre également un plaisir du texte qui concilie l’onirisme et la dénonciation militante.

23Après la période de la dictature de Duvalier père, on assiste à une recomposition de l’univers romanesque, en ce qui concerne les codes référentiels, le statut des personnages et les différents visages de l’écriture. Outre le fait que l’agression duvaliériste s’est exercée dans le domaine ontologique, les dégradations se sont étalées avec une ampleur spectaculaire dans l’environnement rural et urbain. Le milieu rural, fragilisé par la dégradation des sols due à l’érosion, soumis à l’arbitraire quasiment féodal et aux appétits prédateurs de nombreux privilégiés du régime, a connu une aggravation du phénomène de l’exode urbain. La capitale de « la perle des Antilles » a vu pulluler comme des excroissances purulentes de nombreux quartiers insalubres aux taux de mortalité très élevés.

24On comprend qu’une série de ruptures, parfaitement localisables, avec l’univers du réalisme merveilleux devient inévitable. La « crise de représentation » impose une nouvelle écriture et une nouvelle lecture. Parmi les éléments référentiels qui témoignent de la rupture, nous retiendrons, dans le cadre de cet article, le statut du héros et le traitement de l’espace car ils permettent une visualisation particulièrement éclairante des mutations survenues et du champ de la dégradation. Avant d’aborder la mise en fiction d’une spatialité du délabrement et les modes de subversion de l’écriture du courant précité, nous nous intéresserons au premier « lieu » de dégradation scandaleuse, c’est-à-dire à l’homme lui-même. Pour en rendre compte, l’esthétique littéraire explore abondamment le thème de la zombification. Ce thème qui s’enracine dans l’histoire culturelle et dans l’imaginaire haïtien représente un énorme potentiel de production de sens. Il permet de mettre en évidence la dégradation mentale, la déchéance physique et l’effondrement ontologique. C’est pourquoi on constate la présence d’un grand nombre de héros diminués dans la littérature haïtienne des années 1970-2000; ce sont des personnages dont l’état de détresse, d’effondrement intérieur et de déréliction est beaucoup plus grave que celui des héros sans qualité du roman européen de la conscience malheureuse[48].

La zombification ou la dégradation de l’être

25On peut considérer que la première tentative de zombification collective dans l’histoire d’Haïti correspond aux pratiques mises en œuvre dans le cadre du système colonial avec une efficacité particulière au XVIII e siècle, siècle des Lumières. L’esclave, défini comme « bien meuble » à l’article 44 du Code noir (1685), soumis à une réification rentable, était confronté à ce que René Depestre, dans Hadriana dans tous mes rêves (1988), définit comme « le naufrage ontologique de l’homme dans les plantations. » [49] Le zombi, écrit le romancier, est celui dont on a prélevé la force vitale, en le privant simultanément de lumière et de rêve, pour l’utiliser comme une bête de somme : « Cet être ainsi dissocié tombe, pieds et poings liés, dans la catégorie d’un bétail humain taillable et corvéable à merci. C’est un sous-nègre, personnalité en pièces détachées sans souvenir ni vision du futur, sans racine pour porter des fruits, ni de bonnes couilles pour bander, objet errant du royaume des ombres, loin du sel et des épices de la liberté. » [50]

26Dans Moins l’Infini (1972) d’Anthony Phelps on voit déjà défiler des hommes zombifiés dans la vision intérieure d’un personnage : « Mais comme c’est étrange, ils se ressemblent tous cet après-midi. […] Leurs yeux sont sans feu, sans sel, sans âme. De vrais regards de zombis, de demeurés. » [51] Dézafi (1975) de Frankétienne (traduit sous le titre Les Affres d’un défi) raconte l’histoire d’un sanglant despote rural, aidé de son terrible factotum, Zofer (littéralement os de fer), qui terrorise un village, et s’enrichit en faisant travailler des hommes zombifiés dans des marécages. En recourant au procédé de la mise en abyme, l’auteur met en parallèle la situation du peuple haïtien sous la dictature et celle des villageois de Bwanèf (Bois Neuf). La terreur brise, apparemment, les résistances et son alchimie mortifère a désormais transmué tout rêve en cauchemar nauséeux :

27

Pesante coulée d’ombre sur nos paupières. Il nous faudra d’autres yeux dans cet espace goudronneux. Zofer conduit une kyrielle de zombis pellagreux dans les rizières marécageuses. […] Une chabraque décolorée, abîmée, chiffonnée, enveloppe le corps des zombis au visage hideux. Lèvres flasques, gencives édentées. Armé d’un bâton, Zofer frappe les zombis en pleine nuit. […] fantômes muselés, nasillant au-dessous du silence, les zombis ont le visage défiguré, des yeux vitreux, des paupières en accent circonflexe, un nez en apostrophe, des oreilles envirgulées, des lèvres entre guillemets. [52]

28Le dictateur pervers du Mât de cocagne (1979), de René Depestre, dans sa quête du pouvoir total sur les êtres, poursuit l’objectif de l’aveulissement et de l’avilissement de l’âme, mais l’œuvre n’est parfaite que si la victime assimile elle-même le mécanisme de la déshumanisation et pratique une forme d’auto-robotisation :

29

– Dans mon système, le facteur zombifiant sera logé au-dedans de Postel. La mort montera de son inconscient comme une névrose qui le trompera à chaque instant. On prendra pour un sursis le chemin qui le conduit tout droit sur la terre.
L’électrification des âmes accède à une nouvelle dimension métaphysique : la mort qui ressemble plus à la vie qu’à tout autre chose.
– La zombification par soi-même !
– Exactement, très cher. [53]

30Le processus de zombification ne se manifeste pas seulement dans l’environnement des villages et des champs du monde rural, qui pourrait être perçu comme son milieu écologique privilégié, mais il gagne aussi les grandes villes de province, comme on le verra dans ces deux exemples tirés respectivement du roman d’Émile Ollivier, La Discorde aux cent voix (1986), traitant de la ville des Cayes, et de Thérèse en mille morceaux (2000) de Lyonel Trouillot, où il est question du Cap-Haïtien, la deuxième ville du pays :

31

Les Cailles : étrange, insolite. Tout est insolite. Tout est insolite dans ce pays à zombies, jusqu’à la géométrie rêveuse qui n’est pas celle de l’espace, mais celle des abysses du temps, labyrinthe. (La Discorde aux cent voix) [54] Qu’avons-nous été sinon la preuve même qu’en cette bonne ville du Cap qui se prend pour une autre on peut pourrir armé du sens du ridicule en cercles restreints de zombies, vieux cadavres à répétition installés dans la moisissure ? (Thérèse en mille morceaux) [55]

32C’est tout naturellement que les zombis pullulent dans la capitale, qui est le lieu du pouvoir suprême, comme le montrait déjà Le Nègre crucifié de Gérard Étienne, publié en 1974. Ils se multiplient comme des champignons cancéreux lorsqu’il a plu, car la pluie n’a plus la vertu fertilisante et nourricière des romans de la terre du Mouvement Indigéniste, elle exerce au contraire une action angoissante et mortifère :

33

La pluie fait pousser de nouveaux zombis. On en voit qui sortent des trous et des recoins de la ville. [56]

34Les romanciers dépassent la plupart du temps les limites relativement réduites du constat et de la récrimination, pour embrasser d’un coup d’œil panoramique l’histoire des échecs politiques d’Haïti, à l’instar d’Émile Ollivier dans Mère Solitude (1983) [57]. Le zombi étant la figure archétypale de l’échec, la créature par excellence de la volonté de pouvoir, certains écrivains s’interrogent sur le sens du parcours historique tragique du pays, tel Louis-Philippe Dalembert dans Le Songe d’une photo d’enfance (l993) : « Et si l’Histoire de cette île caraïbe devait continuer à être un long récit de cauchemars où il est question de croquemitaine, de fourmi-à-z’ailes, de zombis et de quête interminable du sel de la vraie vie ? » [58] Cette réflexion sur la persistance de schèmes de dégradation dans l’espace historique et littéraire d’Haïti explique le penchant exploratoire des œuvres consacrées à un examen de la mémoire individuelle, afin de collecter des indices, reconstituer un puzzle, et tenter l’aventure d’une herméneutique individuelle du vécu collectif, à l’écart des grands récits nourris d’idéologie et de projets nationaux. Ces tentatives d’infléchir l’énonciation littéraire vers une démarche cognitive individualiste ne reflètent-elles pas les lueurs de la postmodernité dans le roman haïtien ?

35La démarche d’interrogation, de radioscopie ou d’enquête par le biais de la littérature ne va pas sans un phénomène de rejet vers l’ère et l’aire du soupçon de nombreux constituants canoniques de la littérature du réalisme merveilleux, tels que la symbolique du paysage, la tentation d’une certaine défense et illustration de la terre d’Haïti et l’action du héros exemplaire. L’une des premières ruptures du pacte de lecture est la dissolution du héros masculin profondément enraciné dans son terroir et engagé dans un refus prométhéen de la fatalité. L’œuvre la plus saisissante est sans nul doute Cathédrale du mois d’août (1979) de Pierre Clitandre, qui a su dépeindre la réalité apocalyptique d’un bidonville où le simple fait de survivre s’assimile aux affres d’un défi angoissant. Beaucoup d’habitants du bidonville proviennent des zones rurales et sont appelés « les déracinés » dans le roman : « Les déracinés regardaient le ruban d’asphalte qui fuyait au-dessous d’eux et ceux qui avaient de la mémoire se souvenaient du village au flanc des mornes, entre les fleurs rouges des flamboyants et la majesté des mapous centenaires peuplés d’oiseaux chanteurs, de la chaumière entre les bananiers […]. » [59] Certains déracinés sont identifiés précisément par des périphrases qui disent l’anonymat, comme par exemple : « L’Homme-qui-croyait-qu’il n’était-pas-un-homme. »

36Les nouveaux protagonistes sont souvent des anti-héros, parfois des personnages déclassés, des marginaux, des fous. Si ces derniers sont mentalement « dérangés » c’est qu’ils ont été poussés hors du rang de la normalité par certaines calamités endémiques de « la perle des Antilles » (cyclone ou violence politique), comme par exemple Tikita-Fou-Doux, héros de la nouvelle « L’authentique histoire de Tikita-Fou-Doux », du recueil Le Songe d’une photo d’enfance (1993) de Louis-Philippe Dalembert :

37

Démarche marine. Marmonnement. La braguette du pantalon, éculé aux fesses et aux genoux, encore ouverte. […] Épave indolente qui s’inscrit naturellement dans la mouvance du temps. Ni Diogène des Tropiques ni artiste marginal. [60]
Le personnage ici concentre les signifiants de l’échec. Sa démarche « marine » chancelante s’oppose à l’allure des héros engagés dans une démarche constructive. Le « marmonnement » représente une parole brisée, une parole en miettes, antithétique du discours cohérent des personnages à message. Le négligé vestimentaire peut susciter la commisération ou la répulsion, voire la risée, mais nullement l’admiration qui permet de s’identifier aux héros positifs. Le terme « épave » résume d’ailleurs le portrait et en synthétise la signification. Qui pis est l’auteur prend soin de réduire le champ polysémique de la pauvreté (« ni Diogène, ni artiste ») en éliminant pour le lecteur les significations prestigieuses : ni dénuement d’un ascète, ni négligé d’un artiste. Deux autres personnages de marginaux décadents apparaissent dans le recueil : le général Pontd’Avignon et le professeur Macaron Maklouklou (makawon, en créole signifie : pénible, de mauvais augure, et maklouklou, hernie). Ces figures de la déchéance représentent une incarnation désacralisée, laïcisée et banalisée du zombi, et dépourvue de toute connotation magique. Elles renforcent ou étoffent le dispositif sémantique mis en place par les écrivains pour traquer toutes les manifestations de la dégradation.

38Il faut signaler en parallèle avec le déclassement du héros herculéen la promotion d’héroïnes féminines qui prennent la relève des hommes vaincus, comme Matilda dans La Reine Soleil Levée. Dans Les Affres d’un défi, c’est Sultana, la fille du despote rural, qui donne le sel libérateur pour provoquer la dézombification. Outre la disparition momentanée du héros prométhéen, l’on remarque le déclin du personnage du grand prêtre du vaudou, le houngan. Promu par Jacques S. Alexis au rang de dépositaire de traditions culturelles et spirituelles, il est rétrogradé au rang de charlatan dans La Reine Soleil Levée de Gérard Étienne. Dany Laferrière pousse plus loin la démythification de l’imaginaire vaudou dans Pays sans chapeau. On assiste à une subversion de nombreux paradigmes évoquant les figures tutélaires et toute forme de paternité spirituelle. À la différence de la grille de lisibilité du réalisme merveilleux et engagé, nous avons affaire à des « héros problématiques » pour reprendre l’expression heureuse de G. Lukàcs (Théorie du roman). Il convient de rappeler ici l’analyse de Lucien Goldmann, dans Pour une Sociologie du roman (1964), selon laquelle le roman lui-même est « l’histoire d’une recherche dégradée », celle « de valeurs authentiques dans un monde dégradé » [61]. Le nouveau déchiffrement des signes du monde haïtien (pour emprunter des concepts de Michel Foucault dans Les Mots et les choses) rend caduque la vision du héros bâtisseur, dans la mesure où le tissu intérieur de ce héros s’est dégradé sous l’effet du doute, de la répression, des malheurs, des catastrophes naturelles et de l’absence de perspective.

La spatialité du délabrement

39La tradition indigéniste-réalisme merveilleux avait investi l’espace haïtien d’un pouvoir agissant qui, suivant les circonstances, incite l’homme à la transcendance, à la soumission, à la lutte, ou encore à la communion comme dans les dernières pages des Arbres musiciens de Jacques S. Alexis, où Gonaïbo et Harmonise retrouvent la protection maternelle et rassurante de la forêt : « La grande forêt a désormais balayé toute crainte, toute angoisse, toute tristesse. Les arbres les appellent, toutes les plantes les retiennent par leurs griffes et leur proposent leur amitié. La voix inimaginable des arbres, les fastes des orchidées sauvages, la fraîcheur du sol, tout sollicite leur cœur. Ils doivent se faire violence pour échapper à l’enchantement. » [62]

40Dans le nouvel univers romanesque haïtien, c’est précisément ce rapport d’enchantement qui va disparaître. La nature ne suscite plus une adhésion vitaliste; sa vertu nourricière a fait place à un laisser-aller, ou, le plus souvent, à une action meurtrière. Dans le nouveau code de références instauré par les écrivains, la nature est inscrite dans une esthétique de la cruauté, non point cette cruauté-appétit de vie, destinée à garantir l’équilibre des pulsions vitales, dont parle Antonin Artaud dans ses deux lettres sur la cruauté (Le Théâtre et son double, 1964) mais celle qui reflète un sadisme idiot et absurde.

41Le premier élément spatial de vie, la terre, échappe littéralement aux hommes, rendant l’enracinement difficile, voire improbable. Il en est ainsi dans La Discorde aux cent voix (1986) d’Émile Ollivier : « Audelà des frontières du pays le bruit se répandit que la terre s’était mise à glisser sous les pieds des Caillens comme un tapis roulant. On disait que les gens en sortant de chez eux ne devaient surtout pas se fixer un but précis à atteindre. » [63]

42L’une des métaphores obsédantes chez les romanciers haïtiens est celle des eaux dévastatrices qui charrient tout. La terre désormais instable et mouvante, est régulièrement emportée par les eaux de pluies torrentielles qui dévalent les pentes à une vitesse vertigineuse; c’est le phénomène de « lavalas, l’avalasse » [64], avalanche d’eaux boueuses, courant tourbillonnaire, charriant pêle-mêle hommes, animaux et objets mélangés dans un même maelström indifférencié et désastreux. Ces pluies chaotiques renvoient aux images de débâcle, telles qu’elles apparaissent dans Cathédrale du mois d’août de Pierre Clitandre : « Il avait plu durant tout un jour sans arrêt et l’avalasse avait emporté vers la mer des lits aux ressorts brisés, des tôles rouillées, des planches de bicoques effondrées et autres objets hétéroclites, sous les cris angoissés des habitants de la zone. Le lendemain, sous un soleil de zombi jaloux, ces derniers découvrirent des cadavres d’hommes, de femmes et de chiens, obstruant la bouche d’égout et flottant sur une eau sale. » [65]

43Les eaux de ces pluies sont essentiellement mortifères tant elles dégradent et décomposent l’environnement, notamment l’habitat d’urgence des parias des bidonvilles : « les habitants attendirent deux jours sans qu’on vînt enlever les cadavres qui commençaient à pourrir et dont la putréfaction laissait jusqu’à dix pâtés de bicoques une si abominable odeur qu’on dénombra à nouveau sur beaucoup de toits soixante corps de pigeons moribonds, quinze poules dans les cours, dix truies dans leur boue et cinq nouveau-nés dans leurs langes, tous fauchés par une sorte de mort raide, victimes de l’haleine de la mort. » [66] La pluie des quartiers pauvres, ainsi socialisée, devient essentiellement un facteur aggravant de l’insécurité angoissante des personnes les plus démunies. Élément fascisant, elle élimine impitoyablement les personnes socialement fragilisées. Elle instille une « peur morbide » dans La Reine Soleil Levée de Gérard Étienne : « Les habitants pauvres éprouvent une peur morbide des pluies d’orage. Des gouttes s’égrènent sur les tôles semblables à des boules de feu, s’infiltrent à travers les murs lézardés des baraques, réduisent en mousse les nattes de jonc. » [67] Dans Ultravocal (1995) de Frankétienne il est également question de l’effet dissolvant des eaux de pluie : « Entreprise saboteuse des eaux de pluie. De nombreux torrents charriant des carcasses de meubles, des marmites rouillées, des branches d’arbres, des paniers crevés, des empeignes racornies, des pots de chambre troués, des cavettes défoncées, des tôles cabossées et toutes sortes d’objets écrabouillés, ont envahi les rues. » [68] La puissance suggestive des métaphores évoque aussi l’image d’une société à la dérive, à vau l’eau, pour reprendre une image de J.K. Huysmans.

44La nouvelle symbolique du soleil et du vent montre comment, à l’intérieur d’une génération, de nombreux écrivains haïtiens congédient le tellurisme euphorique et construisent une nouvelle représentation qui rompt avec l’idée d’une nature « maîtrisable » ou « idéalisable ». À la figure du Papa Doc, père dévorant, dans l’espace politique, correspond l’idée d’une nature elle aussi dévorante. Dans Les Affres d’un défi, Frankétienne montre la coopération de ces deux entités : « Ils appliquent depuis toujours les mêmes clichés de diversion. La ruée carnavalesque dans les rues, avec un assortiment de débauches, de mascarades et de moqueries dans les villes. Puis une semaine plus tard la cavalerie du vent charge à la baïonnette les bananiers des plaines, fauche les champs de millet, martyrise les pauvres ânes. Impitoyable et aveugle vent de destruction. » [69] Dans Les Possédés de la pleine lune (1987), de J.-C. Fignolé, le cyclone fonctionne comme un facteur amplificateur de la misère et comme élément zombifiant : il détruit les récoltes, dévaste les plantations, démolit les maisons, multipliant ainsi le nombre des sans abri. Quant au soleil, chez Frankétienne, il a perdu sa familiarité de « compère général » pour se « macoutiser » en astre sadique : « Le soleil nous verse du vitriol sur les plaies du dos, nous tatoue le corps de ses morsures acides, nous mitraille de ses feux de guerre ». (Les Affres d’un défi) [70]

45Nous sommes dans le monde de la peste et celui de la nausée. Puisqu’il est question de décomposition de tissu social, de dégradation de l’environnement, une autre image va occuper durablement l’espace textuel de la littérature haïtienne, celle de l’invasion des ordures. Prenons deux exemples tirés respectivement de Cathédrale du mois d’août (1979) de Pierre Clitandre et de Passages (1991) d’Émile Ollivier :

46

La crève. La peste. La fièvre bleue. Le grand cortège où les troubles contagieux se comptaient par millions. Il s’en allait par le chemin des bicoques, pourrissait les planches, contaminait l’eau fraîche de la fontaine, se promenait dans les ravins d’immondices, allait se revigorer dans les fosses d’aisances, coulait parmi les rigoles avant de s’envoler dans l’atmosphère avec une mythologie d’un milliard neuf cent quatre-vingt-quinze mille mouches et de trois milliards six cent deux mille maringouins. (Cathédrale du mois d’août) [71] La ville ce n’était que boue et fatras entassés, grouillance de vermine, petites et grandes misères, déveine cordée, portefaix en lambeaux et nourrices aux poitrines décharnées qui dormaient sur les galeries, leurs rejetons recroquevillés contre elles.
La ville, c’était le marché de l’indigence, le parvis de la mort lente sans cesse recommencé. (Passages, 1991) [72]

47Au contraire du roman indigéniste réaliste merveilleux qui privilégie l’espace rural, le roman fin de siècle haïtien s’installe de préférence en milieu urbain, en investissant Port-au-Prince. L’hypertrophie de la ville, son vécu de capitale d’État totalitaire, sa « rurbanité » miséreuse et son passé de ville dévorante ont contribué à ajouter une dimension mythique de plus à l’image de la métropole créole. Jacques S. Alexis a développé à ce propos la perception d’une ville dont la complexité protéiforme en fait un espace essentiellement aventureux : lieu d’inégalités sociales prononcées, siège du pouvoir et des organes de répression, mais aussi mégapole bariolée de quartiers populaires où la débrouillardise et la vitalité contribuent à naturaliser, en quelque sorte, la lutte contre la misère.

48Dans le roman fin-de-siècle le statut de métropole et de ville du pouvoir induit un effet de concentration et d’amplification de toutes les tares de la société haïtienne. Port-au-Prince fonctionne ainsi comme un lieu d’exposition des échecs scandaleux du pays, caisse de résonance de tous les discours, de tous les bruits sociaux et de toutes les souffrances de la condition humaine. En tant que lieu d’exposition, elle constitue un cadre, au sens pictural du terme, où s’étalent les fresques les plus saisissantes de la création littéraire. En tant que lieu d’aboutissement de migrations rurales dramatiques, elle polarise toutes les indignations des écrivains. Le spectacle de la misère y est plus spatialisé qu’ailleurs en raison de son étendue et de sa croissance anarchique.

49La ville aventureuse de l’époque d’avant Duvalier s’est transmuée en un gigantesque espace d’avilissement, dont la caractéristique essentielle est la saleté. Elle est dotée, dans Moins l’infini d’Anthony Phelps, de trois attributs aux connotations dramatiques : l’angoisse, la violence et la poussière. On y voit comment une poussière de vie populaire se transforme peu à peu en poussière de mort : « Le temps du Carême s’était installé sur Port-au-Prince. Vent et soleil. Chaleur torride. […] Vent et soleil. Chaleur et poussière. C’est la vie que nous menons. […] Il y a une poussière salubre, pourtant, qui exprime la prospérité. Poussière bénéfique, poussière de charbon, poussière de riz vanné, généreuse poussière d’usine […]. Mais notre poussière d’aujourd’hui est fade, lourde, pesante, elle croupit à ras de terre, s’accumule dans les recoins, se rapproche de plus en plus du déchet, des détritus. Notre poussière a honte d’elle-même et nous gifle par dépit. Elle ne sent même pas le caca. Elle est inodore, desséchée, morte. […] Poussière parasite qui ronge la ville comme une vérole patiente et têtue. » [73] Dans Le Songe d’une photo d’enfance de Louis-Philippe Dalembert, une des nouvelles s’intitule « Délices port-aux-crassiennes ». Reflétant une nouvelle pratique désignative, Port-au-Prince y devient PortauxCrasses, capitale d’un pays nommé Saltounda (littéralement : salir cul). La ville est envahie par les détritus. Les Port-aux-Crassiens, lassés de voir s’amonceler les immondices devant leurs maisons, entreprennent de les transporter devant les maisons épargnées. Il s’ensuit une véritable « guerre des fatras » (fatras signifie ordures en créole). La généralisation du phénomène d’invasion des ordures finit par se normaliser et par générer une véritable mutation génétique chez les habitants dont les poumons se modifient :

50

La rue principale fut bientôt jonchée de reliefs d’aliments et de fruits pourris quand les chiens commencèrent à y fourrer le nez, en quête de quelque os à se mettre sous la dent. […] De la guerre des fatras remonte également l’habitude des
Salboundais de marcher la tête inclinée vers l’arrière, le nez pris entre le pouce et l’index et la bouche ouverte. À l’étranger, ils étaient connus sous le qualificatif de peuple-poisson. Proportionnellement aux efforts de respiration, leurs poumons se développèrent de manière considérable; cela leur permit de résister à la forte puanteur qui se dégageait des immondices en putréfaction. [74]

51Puis, l’habitude étant une seconde nature, l’accoutumance à la puanteur se transforme en dépendance :

52

Habitués à vivre dans la rue, au milieu de la fétidité des déchets qui n’arrêtaient pas de s’accumuler, ils étaient devenus de véritables intoxiqués. Il leur fallait de la puanteur sous les narines, à sniffer comme une ligne blanchâtre de cocaïne. [75]

53Les casernes où l’on torture, les rues empuanties, les bidonvillesmouroirs finissent par dessiner une nouvelle géographie de PortauPrince, une géographie de la dégradation. Le seul espace qui semble échapper à la dynamique dégradante, est un espace émergent dans la littérature haïtienne : il s’agit de l’élément maritime, dans Le Songe d’une photo d’enfance de L.-Ph. Dalembert et Passages d’Émile Ollivier. La mer représente un espace frontalier et une voie de sortie (« nager pour sortir », solution boat people). On y retrouve les êtres en marge, les hommes sur les quais, ceux qui veulent « marronner », c’est-à-dire s’évader de la terre infanticide et dévorante qu’est devenue le pays des « arbres musiciens ».

54Nous ne développerons pas certains aspects formels qui participent de l’esthétique de la dégradation. Signalons cependant le recours à une esthétique du chaos, par l’utilisation surabondante du procédé de l’accumulation, notamment chez Frankétienne et Pierre Clitandre. Parallèlement au roman traditionnel, la narration sous forme de nouvelles ou de courts récits s’est développée. Chez Dany Laferrière (notamment dans Pays sans chapeau) le récit se fragmente en une série de petits tableaux qui nous éloignent des grandes fresques du réalisme merveilleux. Cette représentation « au détail » et en discontinu de la réalité rend compte de la perception d’un pays éclaté en mille morceaux. Elle traduit aussi chez les écrivains qui reviennent d’exil la difficulté à inscrire une réalité délabrée dans le cahier déchiré du pays natal, ainsi que le refus d’accepter la dégradation du pays réel. Le narrateur fait souvent intervenir la voix collective d’un « nous », afin d’interpeller la conscience du lecteur haïtien (Dézafi de Frankétienne, Cathédrale du mois d’août, de Pierre Clitandre, La Discorde aux cent voix d’Émile Ollivier).

55Ainsi, comme nous l’avons constaté, l’espace fictionnel présente une saisissante mise en scène de la dégradation, exposée sous toutes ses formes. Cependant la rupture avec les héros prométhéens, momentanément fatigués, ne signifie point l’abandon d’un espoir de changement. Dans le nouveau paysage romanesque ce changement est souvent porté par une collectivité (La Reine Soleil Levée, Cathédrale du mois d’août) ou par des figures féminines. La description de la dégradation ne se limite pas à un constat nihiliste. La pulsion de révolte, en tant qu’élément constitutif de la condition et de la dignité humaines, et en tant que moyen d’exorciser les processus de dégradation, continue d’alimenter les rêves des personnages. Dans les œuvres naturalistes de Zola, la dégradation des personnages relevait d’un projet pédagogique et d’une mise en garde (montrer les dégâts pour inciter à réformer et à éduquer). Dans les œuvres haïtiennes les écrivains dénoncent un scandale et donnent aux tableaux une dimension apocalyptique, comme pour signaler l’inadmissibilité définitive de tout discours euphorique sur l’identité nationale (« Haïti chérie », « perle des Antilles », « première république noire », « berceau de la Négritude »). En ce sens l’esthétique de la dégradation donne à voir une véritable mystique du changement de l’environnement social, physique et culturel.

Notes

  • [1]
    Nous faisons ici référence au roman de l’écrivain haïtien Léon Laleau, Le Choc (1932), qui traite du traumatisme de l’occupation américaine.
  • [2]
    Chauvet, Marie, Amour, Colère et Folie, Paris, Gallimard, 1968.
  • [3]
    Fignole, Jean-Claude, Les Possédés de la pleine lune, Paris, Seuil, 1987.
  • [4]
    Laferrière, Dany, Le Cri des oiseaux fous (1re éd. 1985) Paris, Serpent à plumes, 2000.
  • [5]
    Trouillot, Lyonel, Les Fous de Saint-Antoine, Port-au-Prince, Éd. Deschamps, 1989.
  • [6]
    Colimon, Marie-Thérèse, Fils de misère, Port-au-Prince, Éd. Caraïbes, 1974.
  • [7]
    Étienne, Gérard, Le Nègre crucifié, (1re éd. 1974), Genève, Métropolis, 1989.
  • [8]
    Dorsinville, Roger, Ils ont tué le Vieux Blanc, Port-au-Prince, Éd. Deschamps, 1989.
  • [9]
    Franketienne, Dézafi, Port-au-Prince, Éd. Fardin, 1975.
  • [10]
    Franketienne, Les Affres d’un défi (trad. par l’auteur), Paris, Éd. Jean-Michel Place, 2000.
  • [11]
    Depestre, René, Le Mât de cocagne, Paris, Gallimard, 1979.
  • [12]
    Saint-Amand, Edris, Bon Dieu rit, (1re éd. 1952), Paris, Hatier, 1988.
  • [13]
    Laferrière, Dany, Pays sans chapeau, (1re éd. 1997), Paris, Serpent à plumes, 2001.
  • [14]
    Phelps, Anthony, Moins l’infini, Paris, Éditeurs Français Réunis, 1972.
  • [15]
    Trouillot, Lyonel, Rue des pas perdus, Port-au-Prince, 1996.
  • [16]
    Ollivier, Émile, Mère Solitude, Paris, Serpent à plumes, 1983.
  • [17]
    Charles, Jean-Claude, Manhattan Blues, Éd. Barrault, 1985.
  • [18]
    Pean, Stanley, Zombi blues, Montréal, Éd. La courte échelle, 1996
  • [19]
    Trouillot, Lyonel, Thérèse en mille morceaux, Paris, Actes Sud, 2000.
  • [20]
    Phelps, Anthony, Mémoire en colin-maillard, Montréal, Éd. Nouvelle Optique, 1976.
  • [21]
    Dominique, Jan, Mémoire d’une amnésique, Port-au-Prince, Éd. Deschamps, 1984.
  • [22]
    Dalembert, Louis-Philippe, Le Songe d’une photo d’enfance, Paris, Serpent à plumes, 1993.
  • [23]
    Pean, Stanley, La Mémoire ensanglantée, Montréal, Éd. La Courte échelle, 1994.
  • [24]
    Danticat, Edwige, Breath, Eyes and Memory (1994), trad. Le Cri de l’oiseau rouge, Paris, Pygmalion, 1995.
  • [25]
    Clitandre, Pierre, Cathédrale du mois d’août, (1re éd. 1979), Paris, Éd. Syros, 1982.
  • [26]
    Notre Librairie, n° 133, Paris, CLEF, 1998.
  • [27]
    Le passage est extrait de l’ouvrage Le Dossier Haïti, un pays en péril, de Catherine Éve Di Chiara, Paris, Éd. Tallandier, 1988, p. 333.
  • [28]
    Nous employons ici le terme créole qui a le sens de dévaster, anéantir, désintégrer.
  • [29]
    Étienne, Gérard, Le Nègre crucifié, op. cit., p. 40.
  • [30]
    Dorsinville, Roger, Mourir pour Haïti, Paris, l’Harmattan, 1980.
  • [31]
    Métellus, Jean, L’Année Dessalines, Paris, Gallimard, 1986.
  • [32]
    Op. cit.
  • [33]
    Schwartz-Bart, Simone, Ti-Jean L’horizon, Paris, Seuil, 1979.
  • [34]
    Notre Librairie, op. cit., p. 84.
  • [35]
    Roumain, Jacques, Gouverneurs de la rosée, (1944), Paris, Éd. Temps Actuels, 1983.
  • [36]
    Op. cit., p. 132.
  • [37]
    Alexis, Jacques Stephen, Compère Général Soleil, Paris, Gallimard, 1955.
  • [38]
    Alexis, Jacques Stephen, Les Arbres musiciens, Paris, Gallimard, 1957.
  • [39]
    Op. cit., p. 192.
  • [40]
    Op. cit., p. 350.
  • [41]
    Op. cit., p. 16.
  • [42]
    Alexis, Jacques Stephen, Romancero aux étoiles, Paris, Gallimard, 1960, p. 51.
  • [43]
    Op. cit., p. 10.
  • [44]
    Op. cit., p. 129.
  • [45]
    Op. cit., p. 174.
  • [46]
    Op. cit., p. 85.
  • [47]
    Op. cit., p. 165.
  • [48]
    Nous faisons allusion à l’excellent essai La Conscience malheureuse (1982) de Philippe Chardin, Paris, Éd. Librairie Droz, 1998.
  • [49]
    Depestre, René, Hadriana dans tous mes rêves (1988), Paris, Gallimard, 1993, p. 138.
  • [50]
    Ibid., p. 135.
  • [51]
    Op. cit., p. 182.
  • [52]
    Op. cit., p. 110-111.
  • [53]
    Depestre, René, Le Mât de cocagne, Paris, Gallimard, 1979, p. 12-13.
  • [54]
    Ollivier, Émile, La Discorde aux cent voix, Paris, Albin Michel, 1986, p. 213.
  • [55]
    Op. cit., p. 23.
  • [56]
    Le Nègre crucifié, op. cit., p. 90.
  • [57]
    Op. cit.
  • [58]
    Op. cit., p. 117.
  • [59]
    Op. cit., p. 27.
  • [60]
    Op. cit., p. 132.
  • [61]
    Goldmann, Lucien, Pour une Sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 23.
  • [62]
    Op cit., p. 390.
  • [63]
    Op. cit., p. 182.
  • [64]
    Le terme a été récupéré dans le haïtien contemporain. Il rappelle l’idée de « rouleau compresseur » utilisée par le leader politique populiste Daniel Fignolé en 1956-1957.
  • [65]
    Op. cit., p. 21.
  • [66]
    Ibid., p. 21.
  • [67]
    Étienne Gérard, La Reine Soleil Levée, 1987, Genève, Métropolis, 1989, p. 57-58.
  • [68]
    Frankétienne, Ultravocal, Port-au-Prince, Éd. Bibliothèque Nationale d’Haïti, 1995, p. 211.
  • [69]
    Op. cit., p. 64.
  • [70]
    Op cit., p. 68.
  • [71]
    Op. cit., p. 25.
  • [72]
    Ollivier, Émile, Passages (1991), Paris, Serpent à plumes, 1994, p. 24.
  • [73]
    Op. cit., p. 159-160.
  • [74]
    Op. cit., p. 62.
  • [75]
    Ibid., p 63.

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