Notes
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[1]
Marius Chapuis, « Assassin’s Creed Discovery Tour : “On voulait montrer que l’on peut faire autre chose avec un jeu” », Libération, 23 février 2018. En ligne : https://next.liberation.fr/images/2018/02/23/assassin-s-creed-discovery-tour-on-voulait-montrer-que-l-on-peut-faire-autre-chose-avec-un-jeu_1631957 (consulté le 26 mars 2019).
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[2]
William Audureau, « Dans les coulisses des jeux en monde ouvert d’Ubisoft », Le Monde, 25 octobre 2017. En ligne : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2017/10/25/dans-les-coulisses-des-jeux-en-monde-ouvert-d-ubisoft_5205704_4408996.html (consulté le 26 mars 2019).
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[3]
Stéphane Baillargeon, « Faire renaître la Grèce antique par le jeu vidéo », Le Devoir, 4 janvier 2019. En ligne : https://www.ledevoir.com/societe/science/544817/la-reconstitution-virtuelle-au-service-du-divertissement (consulté le 26 mars 2019).
-
[4]
« L’historien derrière la console : Assassin’s Creed Unity. Entrevue avec Laurent Turcot », HistoireEngagée.ca, 14 avril 2015. En ligne : http://histoireengagee.ca/lhistorien-derriere-la-console-assassins-creed-unity-entrevue-avec-laurent-turcot/ (consulté le 26 mars 2019).
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[5]
Laury-Nuria André dresse un inventaire de ces exagérations et déformations qui structurent le traitement vidéoludique de l’Antiquité et empruntent plus largement à un imaginaire paysager européen idéalisé (Game of Rome. L’Antiquité vidéoludique, Passages, 2016).
-
[6]
En plus des questions liées à l’usage et à la réception des données archéologiques, le dialogue jeu vidéo-archéologie concerne notamment la façon dont le jeu vidéo se doit de penser le paysage en strates successives (voir Andrew Reinhard, Archaeogaming. An Introduction to Archaeology in (and of) Video Games, New York, Oxford, Berghahn Books, 2018).
-
[7]
Baptiste Campion, « Vers l’actualisation d’un “récit fantôme” ? », Communication, vol. XXVI/II, 2008, p. 9. Mis en ligne le 1er octobre 2009 : http://communication.revues.org/824 (consulté le 26 mars 2019).
-
[8]
Alexis Blanchet, Les Synergies entre cinéma et jeu vidéo : histoire, économie et théorie de l’adaptation vidéoludique. Vol. II, thèse de doctorat en études cinématographiques, université Paris ouest-Nanterre-La Défense, 2009, p. 487.
-
[9]
Raphaël Baroni, « Le cliffhanger : un révélateur des fonctions du récit mimétique », Cahiers de narratologie, 31, 2016. Mis en ligne le 22 décembre 2016 : http://journals.openedition.org/narratologie/7570 (consulté le 26 mars 2019).
-
[10]
Molly Osberg, « The Assassin’s Creed Curriculum : Can Video Games Teach Us History ? », The Verge, 18 septembre 2014. En ligne : https://www.theverge.com/2014/9/18/6132933/the-assassins-creed-curriculum-can-video-games-teach-us-history (consulté le 26 mars 2019).
1Depuis de nombreuses années, la société Ubisoft a construit sa ligne éditoriale autour de la conception de jeux vidéo en monde ouvert (open world). L’adoption de ce principe a marqué l’avènement de la non-linéarité dans le parcours du joueur, et donc dans la narration, ainsi que la démultiplication des possibilités d’interaction du joueur vis-à-vis de son environnement. Le jeu vidéo est entré dans une phase de maturité, prenant ses distances avec d’autres médias caractérisés par leur linéarité narrative – le livre, la bande dessinée, le film, la série – et empruntant à la capacité d’invention infinie du jeu de rôle.
2Pour Ubisoft, le monde en tant que base structurelle du jeu fait désormais l’objet de toutes les attentions. Il se doit d’abord d’être une invitation au voyage et à la découverte. Dans le cadre d’univers tirés du monde réel, cet objectif se traduit par une exigence d’authenticité et de crédibilité, laquelle suppose de veiller à la cohérence du monde et de ses réactions aux actions du joueur. Tout doit concourir à servir la « fantaisie » de celui-ci, et donc viser à l’immersion du joueur. Des caractéristiques du monde doivent découler un certain nombre de systèmes dont résultent ensuite les actions du joueur (gameplay), les personnages, et enfin les histoires que se fabrique le joueur au contact de ces différentes strates. Ubisoft a adapté le format du monde ouvert à des genres très différents, allant du jeu de tir au jeu de course arcade, en passant par le jeu d’action-aventures, comme Assassin’s Creed.
3Assassin’s Creed est la plus ancienne série de jeux en monde ouvert développée par Ubisoft. C’est aussi une série pour laquelle la dimension historique est centrale, et cela se traduit entre autres par une exigence élevée en matière de reconstitution et d’interprétation de l’histoire exprimée tant par la communauté des joueurs que par la critique et les médias. Assassin’s Creed Origins (2017), situé dans l’Égypte ptolémaïque, a même été doté d’un Discovery Tour pédagogique et sans combat, alors que la série fait l’objet de discussions régulières dans le monde de l’enseignement autour de l’usage du jeu vidéo dans le cours d’histoire (notamment en raison de la qualité de ses reconstitutions en 3D [1]). C’est donc en partant de l’exemple du dernier opus de cette série, Assassin’s Creed Odyssey (2018), dont l’action se situe en Grèce pendant la guerre du Péloponnèse, que cet article se propose d’apporter un éclairage sur la façon dont Ubisoft construit ses mondes historiques.
Rechercher l’inspiration
4La volonté d’inventer des mondes ouverts inspirés du réel est à l’origine de la création d’une équipe de support (Editorial Creative Services) au sein du département Éditorial d’Ubisoft [2]. Elle vise à donner aux studios les moyens de cet ancrage dans le réel. Depuis 2013, le développement de tous les jeux en monde ouvert d’Ubisoft s’accompagne de la réalisation d’une base documentaire conçue comme une « bible » de l’univers choisi. Elle est désignée sous le nom de World Texture Facility (WTF) et prend la forme d’un site interne alimenté en textes originaux, en visuels de référence, ainsi qu’en vidéos et images fournies par une équipe dédiée. Cette documentation est renforcée par des voyages d’inspiration – trois voyages réalisés pour la préparation d’Assassin’s Creed Odyssey – qui sont autant d’occasions de construire des contenus originaux. Ces derniers se veulent à la fois pédagogiques et pertinents dans le cadre de la conception des jeux : l’accent est d’abord mis sur des contenus « actionnables », c’est-à-dire susceptible d’inspirer différents corps de métiers impliqués dans la création du monde fictionnel – en particulier les artistes, les game designers, les level designers, les scénaristes et les narrative designers. L’objectif est d’offrir aux équipes des références maison (produites par et pour des besoins internes), le plus à jour possible, et archivables pour des utilisations futures.
5La série Assassin’s Creed fait l’objet d’efforts de documentation croissants : 606 entrées pour le WTF Assassin’s Creed Syndicate (2015), 733 pour le WTF Assassin’s Creed Origins, 946 pour le WTF Assassin’s Creed Odyssey. Les contenus font appel à une expertise interne importante (sur Assassin’s Creed Odyssey, une historienne chez Ubisoft Québec, un historien au sein du département de l’Éditorial) ainsi qu’à des contributeurs extérieurs (quatre experts universitaires sollicités pour le WTF Assassin’s Creed Odyssey). Les articles sont réalisés à partir de recherches bibliographiques, de l’analyse de sources accessibles en ligne et d’entretiens avec des spécialistes. Même si les recherches sont orientées par un objectif ludique, la logique d’un WTF Assassin’s Creed est d’abord encyclopédique – car tout peut faire l’objet d’un article, du vêtement à la route commerciale. L’objectif est de nourrir toutes les strates du monde : environnements naturels, lieux clés et architecture, vie quotidienne, économie et catégories sociales, questions politiques, culture et croyances, affaires militaires, personnages et événements. Les recherches font l’objet d’échanges réguliers entre équipes et d’envois récurrents de lettres d’information destinées à diffuser la connaissance de l’univers historique chez tous les membres du projet.
Athènes et son Acropole dans Assassin’s Creed Odyssey
Athènes et son Acropole dans Assassin’s Creed Odyssey
L’équipe d’Assassin’s Creed Odyssey lors de son voyage en Grèce
L’équipe d’Assassin’s Creed Odyssey lors de son voyage en Grèce
Capture d’écran d’Assassin’s Creed Odyssey
Capture d’écran d’Assassin’s Creed Odyssey
Ébauche artistique d’Assassin’s Creed Odyssey
Ébauche artistique d’Assassin’s Creed Odyssey
L’art de la reconstitution
6Reconstituer la Grèce antique d’Assassin’s Creed Odyssey est un défi majeur, qui va quantitativement bien au-delà de la construction d’un ensemble de décors de cinéma. Les premières recherches visuelles sont effectuées très en amont de la production du jeu – le plus souvent par les artistes eux-mêmes. Les équipes d’Assassin’s Creed accordent un soin tout particulier à la qualité graphique de la reconstitution et s’appuient notamment sur une exploitation raisonnée de la documentation archéologique et de nombreuses prises de vues in situ.
7Les ambitions sont hautes : les monuments de la Grèce antique avaient jusqu’à présent fait l’objet de très peu de reconstitutions 3D, comme l’a justement souligné l’historienne Stéphanie-Anne Ruatta, qui suivait le projet pour Ubisoft Québec [3]. Le principe mis en œuvre est déductif : lorsque le modèle original d’un lieu, d’un bâtiment ou d’un objet est connu, il est reproduit dans le jeu avec des déformations inhérentes aux problématiques de level design (notamment les changements d’échelle, qui jouent constamment sur les distances et les tailles) ; lorsqu’il est inconnu, on construira une alternative crédible – c’est-à-dire fondée sur une synthèse d’originaux connus. « L’histoire, ne l’oublions pas, est faite de trous. Là, le jeu est plein [4] », explique Laurent Turcot, conseiller historique sur Assassin’s Creed Unity (2014). Les historiens sont donc régulièrement consultés pour exhumer la documentation de référence (les bons plans, les bonnes illustrations), démêler les périodes (tout ce qui est visible aujourd’hui n’était pas nécessairement construit à la date choisie pour situer le jeu, et des bâtiments sont déjà en ruine), identifier des points de repère, aider à rationaliser la division de l’espace (les quartiers d’Athènes, par exemple) et donc trouver des solutions visuelles pour exprimer l’esprit d’un lieu et offrir de l’information au joueur (par exemple, la présence d’une activité économique dans un quartier ou une région).
8La Grèce d’Assassin’s Creed Odyssey a également fait l’objet d’une approche consistant à incorporer, dans le paysage archéologique « objectif », des éléments d’interprétation subjectifs venus d’œuvres majeures. C’est le cas des témoignages d’Hérodote (Les Histoires) et de Thucydide (La Guerre du Péloponnèse) sur leur propre époque. C’est également le cas de Pausanias (Description de la Grèce, iie siècle apr. J.-C.), qui offre un regard distancié, presque « touristique », où la mythologie se mêle à l’hymne à la gloire des anciens. Ce dernier, notamment, a fourni au jeu de nombreux « points d’intérêt » et caractéristiques régionales. C’est pourquoi le monde d’Odyssey oscille volontairement entre réalisme, vécus subjectifs historiques, mémoire idéalisée, impératifs de jeu et interprétation du designer [5]. Dans ce traitement mi-réaliste, mi-idéalisé de l’île de Céphalonie où démarrent les aventures du joueur, la trouvaille de la lance du légendaire héros Céphale ne contredit pas la cohérence du monde.
Mêler l’ordinaire et l’extraordinaire
9Dans un jeu où le joueur peut se considérer comme partie prenante d’une histoire qui se fait d’abord sans lui, l’attention des concepteurs du monde doit se porter sur le général plutôt que sur le particulier. Les événements et les personnages ne sont crédibles que si le monde donne à voir qu’il existe sans eux, et qu’il existe depuis longtemps. La guerre du Péloponnèse a lieu, que le joueur intervienne dans l’équilibre des forces belligérantes ou non.
10Les recherches préalables et conjointes du développement d’Assassin’s Creed Odyssey ont ainsi emprunté, dans leur forme, aux trois temporalités de La Méditerranée, de Fernand Braudel : l’écume de la surface (les événements, les individus), puis l’histoire « moyenne », celle des conjonctures (les migrations, les flux économiques), et enfin l’histoire longue et quasi immobile (la géographie, les climats et ce qu’en font les hommes depuis des temps immémoriaux, comme les itinéraires saisonniers des pêcheurs et des bergers). Cette profondeur est nécessaire à la crédibilité d’un monde. Sur Assassin’s Creed Odyssey, cette approche en strates temporelles s’est traduite par une attention particulière à la mémoire des lieux, à leur « archéologie [6] ». Les récits et les ruines témoignent ainsi des époques révolues – les guerres puniques, la Grèce archaïque, le passé mythique. Enfin, les structures sociales et économiques sont partout présentes, souvent plus implicitement qu’explicitement (on pense aux questions récurrentes d’approvisionnement, centrales dans le jeu, et également centrales durant la guerre du Péloponnèse). De la documentation émergent parfois des mécaniques, comme les principes de l’ascension sociale d’Athènes et de Sparte, dont la traduction en jeu peut s’exprimer au détour d’une quête ou d’un élément de narration plus visuel (la mise en scène, les costumes, les expressions des personnages, la nature d’un butin, etc.). Le joueur effleure les parties visibles d’une structure qui le dépasse mais qui demeure cohérente et fonde l’unité du monde qu’il explore, comme dans une véritable expérience de vie, où tout n’est pas expliqué ou apparent à première vue. Cette profondeur renforce le poids et l’intérêt des rencontres du joueur avec les personnages historiques : dans ses interactions avec Socrate, Périclès, Phidias ou Hippocrate, le joueur est amené à comprendre les logiques de leur appartenance à un même univers complexe.
La structure sociale d’Athènes – extrait du WTF d’Assassin’s Creed Odyssey
La structure sociale d’Athènes – extrait du WTF d’Assassin’s Creed Odyssey
L’histoire et l’Animus
11L’action du premier volet de la série Assassin’s Creed (paru en 2007) se déroulait durant la troisième croisade, en 1193. Deux ans plus tard, l’aventure prenait ses quartiers dans l’Italie de la Renaissance, proposant aux joueurs de contrecarrer une conspiration orchestrée par Rodrigo Borgia, futur pape Alexandre VI. Ce choix d’investir des périodes historiques jusque-là peu traitées dans le jeu vidéo, combiné à l’organisation de la série autour du concept de l’Animus, a rapidement établi l’identité d’Assassin’s Creed. Dans l’univers fictionnel de la série, l’Animus est une technologie qui permet au personnage principal d’explorer sa mémoire génétique et de faire l’expérience de la vie passée de ses ancêtres. Il ne s’agit donc pas d’une « machine à remonter le temps », mais plutôt d’une « machine à revivre l’histoire », nuance qui introduit une contrainte d’importance : les événements historiques connus ne peuvent être totalement altérés. Il s’agit alors, pour les équipes de conception, de trouver un équilibre délicat entre les zones d’ombre (où s’expriment les aspects les plus fantastiques de la mythologie d’Assassin’s Creed) et les séquences et personnages clés que le joueur s’attend à croiser. Le choix du lieu et de la période où se déroule l’action du jeu doit donc s’assurer de proposer un contexte suffisamment riche et adapté aux besoins de la série.
Visualisation de trois métaobjectifs d’Assassin’s Creed Odyssey (surlignés à droite)
Visualisation de trois métaobjectifs d’Assassin’s Creed Odyssey (surlignés à droite)
12Dans Assassin’s Creed Odyssey, on peut identifier quatre métaobjectifs qui cohabitent. Il y a tout d’abord la « grande histoire », qui propose de revivre une partie des événements de la guerre du Péloponnèse, et qui apporte sa galerie de personnages emblématiques. Cette première strate sert de fondation à l’opposition Assassins-Templiers qui traverse la série, et qui s’incarne ici dans l’ordre des Anciens (futurs Templiers), dont certains membres sont des figures historiques. La question de la « Première Civilisation » (qui a laissé derrière elle des artefacts technologiques très avancés) est abordée par la dimension mythologique de la Grèce antique et s’appuie entre autres sur la Méduse et le Minotaure. Il y a enfin l’histoire d’une famille déchirée qu’il s’agit de retrouver – un récit aux accents très œdipiens mêlant à la réalité historique de la société spartiate la conspiration de l’ordre des Anciens. Ces quatre composantes ne sont nullement hiérarchisées, mais elles s’articulent pour proposer un ensemble fluide au sein duquel le joueur évolue. Cet ensemble est dominé par une dernière composante, à savoir les séquences se déroulant dans le temps présent, et qui pour leur part participent d’une métanarration reliant les différents opus de la série. Ces séquences sont l’occasion d’un dernier type de dialogue avec l’histoire, qui se rapproche de celui que peut entretenir le joueur lui-même : l’exploration du passé devient ainsi l’occasion de découvertes dans le présent. D’une certaine manière, Assassin’s Creed propose ici une jolie métaphore de son propre propos.
Vers la narration émergente
13Dans les « mondes ouverts » d’Ubisoft, la narration se trouve actuellement fondée sur le principe d’interactivité. Dans le monde académique, ce principe ne se limite pas au jeu vidéo. Il se retrouve dans ce que Baptiste Campion nomme les « récits fantômes [7] », ou ce qu’Alexis Blanchet appelle la « fiction quantique [8] », à savoir les possibles narratifs, « plusieurs chutes possibles, différentes focalisations, différentes expériences d’un même lieu imaginaire », ou, selon les termes de Raphaël Baroni, une « matrice de possibilités ontologiquement instable [9] ».
14Souvent définie par des structures narratives à branches, cette matrice se ramifie encore dans les mondes ouverts pour devenir une « constellation » de nœuds narratifs nés de l’interaction entre plusieurs systèmes, et parfois de l’intervention du joueur, qui créent de l’émergence. Or, encourager cette évolution vers le récit émergent est précisément l’un des objectifs majeurs qu’Ubisoft s’est fixés. Au lieu de prédéfinir un récit, même à choix multiples (à branches), l’enjeu est désormais d’offrir au joueur un contexte, un cadre dans lequel évoluer, prendre ses décisions et construire sa propre histoire. Dans cette perspective, le monde est régi par des systèmes physiques, géographiques, sociologiques, économiques, avec des enjeux, des conflits, des thématiques, des points de vue, généralement incarnés par des personnages isolés, ou regroupés en « factions ». Gérés par des intelligences artificielles, ils sont définis par des besoins, des désirs, des objectifs et des contraintes, comme des acteurs d’improvisation censés s’adapter à toutes les actions du joueur. On propulse alors le joueur au sein du monde et il devient le grain de sable dans la machine en interférant avec tous ces systèmes. C’est justement cela qui distingue la narration interactive : ce sentiment qu’on appelle agency en anglais. Plus qu’une réelle liberté, ou choix, c’est l’impression d’avoir un impact qui importe.
15Avant même qu’il ne s’incarne dans le monde, le joueur effectue ses premiers choix narratifs lors de la phase de création de son « avatar », à savoir l’entité qui le représentera dans le monde du jeu (généralement une créature pensante, mais pas toujours). Suivant ses préférences, en prenant l’exemple d’un avatar « humain », le joueur pourra être un homme, une femme, de telle ethnie, représentant tel archétype ou tel rôle, défini par telle profession, ce qui lui conférera telle capacité d’action, tel statut social, etc. Ces choix le positionnent par rapport au monde et à ses factions. La réaction des personnages non joueurs (PNJ, animés par des intelligences artificielles) sera différente si le joueur joue, par exemple, un shérif ou un pirate. Quelles que soient ses décisions, le contexte et les forces en présence restent les mêmes. Il pourra néanmoins y vivre une infinité d’intrigues, le jeu s’adaptant alors aux choix du joueur et y réagissant de manière cohérente.
Capture d’écran d’Assassin’s Creed Odyssey
Capture d’écran d’Assassin’s Creed Odyssey
16Dans cette vision du monde ouvert, les développeurs ne contrôlent plus l’intrigue d’instant en instant, avec un rythme et une progression déterminés, mais ils définissent le contexte et les opportunités. Une fois le cadre posé, c’est au joueur de choisir son rôle, ses capacités et ses objectifs, afin qu’il puisse définir lui-même sa propre expérience et construire pas à pas les étapes de son récit. Cette vision émergente est d’autant plus riche, et complexe, qu’elle doit également intégrer l’aspect multijoueur : les joueurs peuvent interagir avec les systèmes du jeu et les personnages non joueurs (PNJ/IA), mais aussi avec d’autres joueurs.
17À terme, les mondes vidéoludiques d’Ubisoft offriront au joueur la possibilité d’expérimenter différents points de vue. Dans le cas d’un jeu historique, il s’agira, en somme, de donner au joueur une leçon d’histoire complète : des choix, même mineurs, peuvent altérer la marche des événements, mais leur impact se mesure à l’aune d’autres choix et d’autres facteurs qui échappent aux individus [10]. C’est bien sûr un défi de création et de production. Mais les avancées de l’intelligence artificielle, notamment le machine learning, les chatbots, la génération automatique de textes, etc., vont dans le sens de cette évolution. De même pour le streaming et les ordinateurs quantiques, qui permettront d’archiver et de traiter la quantité de données requise pour supporter les constantes interactions de ces systèmes. Cette évolution annonce un effort croissant en termes de modélisation des mondes historiques – économie, relations sociales, conflits, etc. – dans lesquels le joueur sera amené à écrire sa propre histoire.
Notes
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Marius Chapuis, « Assassin’s Creed Discovery Tour : “On voulait montrer que l’on peut faire autre chose avec un jeu” », Libération, 23 février 2018. En ligne : https://next.liberation.fr/images/2018/02/23/assassin-s-creed-discovery-tour-on-voulait-montrer-que-l-on-peut-faire-autre-chose-avec-un-jeu_1631957 (consulté le 26 mars 2019).
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William Audureau, « Dans les coulisses des jeux en monde ouvert d’Ubisoft », Le Monde, 25 octobre 2017. En ligne : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2017/10/25/dans-les-coulisses-des-jeux-en-monde-ouvert-d-ubisoft_5205704_4408996.html (consulté le 26 mars 2019).
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[3]
Stéphane Baillargeon, « Faire renaître la Grèce antique par le jeu vidéo », Le Devoir, 4 janvier 2019. En ligne : https://www.ledevoir.com/societe/science/544817/la-reconstitution-virtuelle-au-service-du-divertissement (consulté le 26 mars 2019).
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« L’historien derrière la console : Assassin’s Creed Unity. Entrevue avec Laurent Turcot », HistoireEngagée.ca, 14 avril 2015. En ligne : http://histoireengagee.ca/lhistorien-derriere-la-console-assassins-creed-unity-entrevue-avec-laurent-turcot/ (consulté le 26 mars 2019).
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Laury-Nuria André dresse un inventaire de ces exagérations et déformations qui structurent le traitement vidéoludique de l’Antiquité et empruntent plus largement à un imaginaire paysager européen idéalisé (Game of Rome. L’Antiquité vidéoludique, Passages, 2016).
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[6]
En plus des questions liées à l’usage et à la réception des données archéologiques, le dialogue jeu vidéo-archéologie concerne notamment la façon dont le jeu vidéo se doit de penser le paysage en strates successives (voir Andrew Reinhard, Archaeogaming. An Introduction to Archaeology in (and of) Video Games, New York, Oxford, Berghahn Books, 2018).
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[7]
Baptiste Campion, « Vers l’actualisation d’un “récit fantôme” ? », Communication, vol. XXVI/II, 2008, p. 9. Mis en ligne le 1er octobre 2009 : http://communication.revues.org/824 (consulté le 26 mars 2019).
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[8]
Alexis Blanchet, Les Synergies entre cinéma et jeu vidéo : histoire, économie et théorie de l’adaptation vidéoludique. Vol. II, thèse de doctorat en études cinématographiques, université Paris ouest-Nanterre-La Défense, 2009, p. 487.
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[9]
Raphaël Baroni, « Le cliffhanger : un révélateur des fonctions du récit mimétique », Cahiers de narratologie, 31, 2016. Mis en ligne le 22 décembre 2016 : http://journals.openedition.org/narratologie/7570 (consulté le 26 mars 2019).
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[10]
Molly Osberg, « The Assassin’s Creed Curriculum : Can Video Games Teach Us History ? », The Verge, 18 septembre 2014. En ligne : https://www.theverge.com/2014/9/18/6132933/the-assassins-creed-curriculum-can-video-games-teach-us-history (consulté le 26 mars 2019).