Notes
-
[1]
J’utilise dans cet article l’écriture inclusive en lien étroit avec ce que je veux dire (Cavell, 2009) : dans l’expérience vécue de la « prise de parole » dans un carnet de recherche, le genre compte. Les façons de prendre la parole et de discuter, entre les carnetiers/carnetières et les visiteurs du carnet qui viennent lire et parfois commenter, sont reliées étroitement à « qui » parle, une femme ou un homme. Du point de vue de l’expérience vécue de la pratique de recherche, il est là aussi différent de vivre cette pratique professionnelle en tant que doctorante ou que doctorant. L’écriture inclusive est la plus appropriée, quand elle est possible, pour rendre attentif et vigilant à l’existence de cette différence. Enfin, d’un point de vue épistémologique et en l’occurrence pour être en cohérence avec l’épistémologie des savoirs situés, il importe de situer le plus précisément possible celle ou celui qui parle, notamment du point de vue du genre. Je finirai cette explication de l’usage d’une écriture qui est aussi un engagement en citant Éliane Viennot, professeure de littérature française : « Ce n’est pas d’écriture que nous devrions parler, mais de langage inclusif : celui qui inclut. D’abord les femmes, massivement exclues du langage ordinaire, mais aussi les minorités, généralement malmenées linguistiquement. » En ligne : https://blogterrain.hypotheses.org/11453 (consulté le 29 octobre 2018).
-
[2]
Marielle Macé, Styles. Une critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016.
-
[3]
Ulrike Felt, Rayvon Fouché, Clark A. Miller et Laurel Smith-Doerr (dir.), The Handbook of Science and Technology Studies, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2017.
-
[4]
Marin Dacos et Pierre Mounier, « Les carnets de recherche en ligne, espace d’une conversation scientifique décentrée », dans Jacob Christian (dir.), Lieux de savoir. Gestes et supports du travail savant, Paris, Albin Michel, 2010. En ligne : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00439849/document (consulté le 29 octobre 2018).
-
[5]
Mélodie Faury, « Parcours de chercheurs. De la pratique de recherche à un discours sur la science : quel rapport identitaire et culturel aux sciences ? », thèse, École normale supérieure de Lyon, 2012. En ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00744210/document (consulté le 5 octobre 2018).
-
[6]
Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; Stanley Cavell, Dire et vouloir dire, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Passages », 2009.
-
[7]
Muriel Lefebvre, « L’infra-ordinaire de la recherche. Écritures scientifiques personnelles, archives et mémoire de la recherche », Sciences de la société, 89, 2013, p. 317. En ligne : https://journals.openedition.org/sds/203 (consulté le 5 octobre 2018).
-
[8]
Marie-Anne Paveau, « Le désir épistémologique », Semen – Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 29, 2010, p. 7-13.
-
[9]
Baudouin Jurdant, « Parler la science ? », Alliage, 59, 2006a. En ligne : http://www.tribunes.com/tribune/alliage/59/page6/page6.html (consulté le 5 octobre 2018) ; id., « Écriture, réflexivité, scientificité », Sciences de la société, n° 67, 2006b, p. 131-144.
-
[10]
M. Faury, « Parcours de chercheurs. De la pratique de recherche à un discours sur la science… », op. cit.
-
[11]
Carnet « Entre le zist et le zest », en ligne : https://zistetzest.hypotheses.org/1 (consulté le 5 octobre 2018).
-
[12]
Walter J. Ong, Oralité et écriture, Paris, Les Belles Lettres, 2014 ; B. Jurdant, « Écriture, réflexivité, scientificité », art. cit.
-
[13]
Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau, Paris, Gallimard, 2011 (2003) ; Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, coll. « Librairie du xxie siècle », 2014.
-
[14]
Florence Piron, « Méditation haïtienne. Répondre à la violence séparatrice de l’épistémologie positiviste par l’épistémologie du lien », Sociologie et sociétés, vol. XLIX, n° 1, printemps 2017, p. 33-60.
-
[15]
Lionel Maillot, « La vulgarisation scientifique et les doctorants. Mesure de l’engagement – exploration d’effets sur le chercheur », thèse en sciences de l’information et de la communication, université de Bourgogne-Franche-Comté, 2018.
-
[16]
Sandra Harding, « Rethinking Standpoint Epistemology : What is Strong Objectivity ? », dans Linda Alcoff et Elizabeth Potter (dir.), Feminist Epistemologies, New York et Londres, Routledge, 1993.
-
[17]
B. Jurdant, art. cit. ; Isabelle Stengers, La Volonté de faire science. À propos de la psychanalyse, Le Plessis-Robinson, Delagrange/Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1992.
-
[18]
B. Jurdant, « Écriture, réflexivité, scientificité », art. cit.
-
[19]
Joëlle Le Marec, « Ce que le “terrain” fait aux concepts : vers une théorie des composites », habilitation à diriger des recherches, université Paris VII, 2002, p. 11. En ligne : http://sciencesmedias.ens-lyon.fr/scs/IMG/pdf/HDR_Le_Marec.pdf (consulté le 5 octobre 2018).
-
[20]
Felwin Sarr, Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Montréal, Mémoire d’encrier, Cadastres, 2017.
1Que font les doctorants et les doctorantes [1] dans leur carnet de thèse personnel en ligne ? Parlent-ils de science, de recherche, d’eux-mêmes ? Que partagent-ils et que construisent-ils dans cet espace numérique ? L’existence de ces lieux d’expression et de réflexion individuelles, situés et ouverts aux autres, fait émerger des manières différentes d’écrire la science, à la première personne…
L’approche que je développe ici se situe à l’intersection des sciences de l’information et de la communication et des études de sciences (dites aussi Sciences and Technology Studies, ou STS [3]). Elle s’appuie sur des exemples concrets issus du terrain que j’explore actuellement : les carnets de thèse de la plateforme Hypotheses.org, c’est-à-dire des blogs individuels tenus par des doctorants et doctorantes à partir de leur contexte professionnel. Il en existe actuellement cent soixante-quinze au catalogue d’OpenEdition. Ce sont les effets d’une telle situation de communication en termes de réflexivité qui m’intéressent, notamment ceux qui résultent de l’usage d’une énonciation à la première personne et de l’ouverture à un lectorat – les autres – auquel les carnetiers et carnetières s’adressent et dont on perçoit la présence dans leur discours [4].« On n’a donc pas tout dit lorsque l’on a dit “style” (ou “rythme”, ou “façon de vivre”, ou “manière d’être”) : l’enquête ne fait que commencer, et il est urgent de l’ouvrir car ce sont là parmi les termes les plus présents, mais aussi les plus ambivalents de notre culture commune. »
Lecteurs du Haut-de-jardin, à la Bibliothèque nationale de France
Lecteurs du Haut-de-jardin, à la Bibliothèque nationale de France
2En termes de parcours de recherche, la thèse est le moment où le doctorant choisit ou non de s’inscrire dans un métier, une discipline et un champ, dans un sujet de recherche, à partir de l’expérience vécue et située de la pratique [5]. Les doctorants et doctorantes partagent parfois dans leur carnet un questionnement explicite sur le sens et l’expérience de l’activité professionnelle.
3J’étudie les carnets de thèse comme des lieux ordinaires de la recherche où s’appréhende un rapport des doctorants et doctorantes à leur expérience de la thèse, qui passe notamment par des modes énonciatifs. Et culturellement, avant tout en dehors du monde académique, le blog accepte volontiers un style d’écriture qui tend vers l’oralité et l’énonciation à la première personne.
4Le carnet de thèse, comme un carnet de notes, est un lieu de multitudes : d’objets, de formes et de manières de dire [6], d’usages et d’appropriations, d’expérimentation, de foisonnement d’idées, etc. C’est un lieu d’avant-textes, riche d’une diversité d’écritures intermédiaires [7]. C’est un lieu d’artisanat et de création. À la différence du carnet papier, il offre aux doctorants et doctorantes la possibilité de partager numériquement ce foisonnement pour échanger et sortir parfois d’une pratique solitaire, n’attendant pas la publication ou la fin de l’écriture de leur manuscrit pour créer des liens à partir de leur activité de recherche. Ils et elles partagent une pensée en cours d’élaboration, contextualisée par l’espace du carnet qu’ils et elles dessinent pas à pas.
5Dans les témoignages de carnetiers et carnetières que je recueille apparaît l’idée de « respiration » : la lecture et l’écriture des carnets donnent de l’air, donnent à penser, une pause, de l’espace, parfois même du divertissement. Pour certains doctorants et doctorantes qui les investissent, ces carnets représentent un lieu inédit de liberté de parole et de ton, dans lequel l’envie de dire et le désir épistémologique peuvent s’autoriser à être à l’œuvre [8].
6Ici, j’écarte d’emblée l’étude de l’utilisation des carnets comme des sites de communication institutionnelle ou a-personnels, dans lesquels le « je » se dissout [9]. Je m’intéresse aux carnets dans lesquels les doctorants et doctorantes se mettent en « je ».
Se mettre en « je » : la présence des doctorants et doctorantes dans les carnets de thèse
7Dans leur carnet de thèse, les doctorants et doctorantes choisissent souvent de partager les connaissances validées qu’ils et elles ont acquises pendant leur parcours, et que parfois ils et elles enseignent. C’est une manière d’ouvrir des savoirs, tout en se positionnant personnellement dans un champ, dans une discipline. Il s’agit alors de se situer, de se rendre visible et de se présenter : soi vis-à-vis de ses pairs, soi comme « maîtrisant » un certain nombre de connaissances, de références, soi comme « appartenant » à une discipline, à un groupe professionnel.
8Les doctorants et doctorantes s’autorisent aussi à parler de leur expérience de thèse, parfois même plus que de leur sujet de recherche, pour lequel ils et elles ne se sentent pas immédiatement ou encore légitimes. Ainsi, les carnetiers et carnetières en thèse parlent la science depuis leur place et leur vécu situé [10].
Il accompagnera mon expérience de thésarde : mes questionnements et explorations, mes hypothèses, mes plaisirs, mes découragements et détournements… bref… j’imagine que vous voyez bien où je veux en venir.
10Sur les carnets de thèse, l’écriture semble parfois « proche » de la parole. Les doctorants et doctorantes écrivent de souvent comme ils et elles parleraient, mais ne s’entendent pas parler [12].
11Pourtant, parler à la première personne en tant que chercheur ou chercheuse, c’est déjà aller bien au-delà de « se raconter », d’une forme d’activité narcissique, telle qu’elle est parfois perçue : les doctorants et doctorantes partent à la recherche d’un propos juste, toujours en construction et situé dans le monde et dans un espace d’écriture qui n’existe que parce que ces jeunes chercheurs et chercheuses ont choisi de l’habiter [13].
12Ainsi, le plus souvent, décider de parler à la première personne du singulier est le signe non pas d’un égocentrisme mais bien d’une modestie et du refus de prétendre à l’universalité d’un propos, d’une expérience. C’est le signe, chez les doctorants et doctorantes, de l’attention à une parole qui ne se veut pas objective mais précieusement subjective. Les carnets de thèse peuvent alors être le lieu où ils et elles retissent et partagent un lien entre énoncé et énonciateur.
13Quand les carnetiers et carnetières abordent leur sujet de thèse, ils et elles accompagnent leur propos de leurs questionnements, et de leurs doutes. C’est une manière de parler la science qui ouvre la possibilité d’un lien avec d’autres [14]. À la fois dans une forme de partage de la condition de doctorant [15], de l’infra-ordinaire de la recherche, mais aussi dans une forme ouverte à la discussion, à l’entraide ou à la disputatio.
14Cette forme d’écriture de soi ouverte à l’extériorité peine à trouver sa place dans nos pratiques de recherche. Elle est dévalorisée : pas assez « objective », pas assez « collective ». Pas assez « scientifique ». Or, ce que cette écriture « perd » (au premier ordre) en scientificité, elle le gagne en réflexivité. Car c’est bien, à mon sens, la conscience réflexive individuelle, riche de savoirs situés, faisant référence aux conditions d’énonciation des discours produits, et explicitant « qui » parle, qui permet la construction d’une intersubjectivité collective – par définition – et féconde, et tend vers le plus d’objectivité possible (strong objectivity chez Harding [16]). L’énoncé privé d’énonciateur « fait » scientifique, ce qui ne garantit pas pour autant son objectivité, ni n’informe sur le rapport qu’il entretient avec la « vérité ».
Habiter son espace propre
15Entrer dans le terrain des carnets de thèse par une analyse qualitative me permet de plonger dans les interfaces blog en tant que « lieux habités » et de prêter attention à la présence numérique de l’auteur et à ses intentions d’un point de vue éditorial, scientifique et relationnel.
16Écrire dans un carnet de thèse permet de raconter sa recherche et de l’articuler au fur et à mesure des billets rédigés et parfois inter-reliés (par exemple par des liens hypertextes). On retrouve dans le carnet le rythme de la thèse, et les activités qui la jalonnent (lectures, terrain, constructions méthodologiques, rencontres scientifiques, écriture, communications formelles, manuscrit, soutenance, recherche d’emploi, etc.). Les doctorants et doctorantes racontent et s’expriment par rapport aux différentes étapes de la construction de leur objet, de leur manuscrit et de leur installation dans un champ de recherche.
17Un carnet de thèse, quand il est habité, c’est-à-dire investi comme espace à soi, est habillé, organisé, structuré, décoré mais aussi coloré par le « ton » de l’habitant ou de l’habitante (en-tête, illustrations, colonnes latérales, intitulés de pages, mots choisis pour les étiquettes, les catégories, etc.). Les doctorants et doctorantes sont chez eux et chez elles, on vient leur rendre visite, les lire, parfois discuter, et ils et elles nous y accueillent.
Robert Fludd, « De Tripl. Anim. In Corp. Vision », Tomus secundus de supernaturali, naturali, praeternaturali et contranaturali microcosmi historia…, Oppenhemii Impensis Johannis Theodori de Brÿ, tÿpis Hieronymi Galleri, 1619
Robert Fludd, « De Tripl. Anim. In Corp. Vision », Tomus secundus de supernaturali, naturali, praeternaturali et contranaturali microcosmi historia…, Oppenhemii Impensis Johannis Theodori de Brÿ, tÿpis Hieronymi Galleri, 1619
[C]’est un lieu. Et puis c’est un lieu propre. À la De Certeau. C’est chez moi. Tu vois ? Et ce « chez moi » ça connote la liberté aussi. […] Le blog c’est chez moi, y compris esthétiquement.
19L’accueil dans un espace ouvert est une manière de ne pas ramener l’autre de force dans son territoire. Ce que l’on observe souvent dans les colloques par exemple, où les perspectives qui s’échangent sont dans un rapport de force et provoquent l’extinction de la voix qui n’a pas la légitimité suffisante parmi ses pairs. Dans un carnet de thèse, en tant que lecteur, on peut écouter et suivre le travail des doctorants et doctorantes sur le temps long. Ce qui demande de la disponibilité et de prendre le temps – ce que nous ne savons plus souvent faire dans nos rythmes et styles de recherche actuels. Les carnets sont une invitation à la slow science.
20Installer un espace à soi et accepter de l’ouvrir en y restant présent, c’est se montrer vulnérable et fragile aussi dans une recherche en cours. C’est partager un geste en train de se déployer. On se cherche en même temps que l’on cherche. On accepte de se tromper, de faire des erreurs. On ne cherche pas l’autorité, la puissance du savoir. On peut humblement chercher à expliciter le mieux possible ce que l’on est en train de tenter.
[J]e lis beaucoup de carnets de jeunes chercheurs. Et ils tentent des trucs tu vois. Ils… ils tentent des choses, ils réfléchissent à haute voix et ça… sauf révolution épistémologique majeure, ce n’est pas demain la veille que tu le verras dans des articles des revues de Cairn.
22Les doctorants et doctorantes font des efforts de clarification, d’explicitation pour les lecteurs, qui ont, parfois avant tout, des effets réflexifs et constructifs pour eux-mêmes : où sommes-nous dans ce carnet/dans cette recherche ? Que s’y passe-t-il et qui parle ? Depuis quelle expérience, quelle place, quelle perspective ? Pour dire quoi et à quel sujet exactement ?
Écriture située et réflexivités
[J]e trouve que c’est intéressant parce que ça relève aussi d’une certaine manière de voir ce qu’est la science. […] Si on envisage qu’un savoir scientifique est au moins autant construit comme produit fini que construit avec soi, sa personne et bien du coup, ce sont les billets qui sont sans doute la « vraie » thèse. Mais si on considère que le savoir scientifique c’est d’abord le truc terminé avec une grosse mise à distance de soi et que le moi n’est pas vraiment un sujet, alors (la vraie thèse) c’est la thèse (le manuscrit)…
[J]e suis forcément intéressé par des gens qui vont travailler la scientificité, la légitimité scientifique d’une écriture personnelle, d’une écriture de soi, d’une épistémologie du point de vue, d’une recherche en train de se faire publiquement…
25L’effacement du sujet dans les écrits scientifiques est le signe d’un désir de scientificité ou de la volonté de faire science qui conçoit la vérité comme synonyme d’objectivité et comme opposée à toute intervention de la subjectivité : écrire la science revient à construire des énoncés escamotant le sujet [17].
26Or, dans les carnets de thèse, les doctorants et doctorantes qui utilisent le « je » ne prétendent pas pour autant écrire leur manuscrit de thèse en ligne, ni y construire de nouveaux savoirs scientifiques. Pourtant, la pratique du blogging scientifique peut devenir le lieu d’enjeux épistémologiques majeurs.
27Parle-t-on ou non à la première personne ? Si oui, est-ce pour communiquer sur soi, raconter ce que l’on fait et devenir visible ? Ou est-ce pour construire un savoir articulé à un point de vue explicité, en s’appuyant sur la réflexivité que permet cette forme énonciative (même si ensuite, dans les écritures « normées », le « je » se dissout à nouveau) ? Le carnet devient dans ce cas un espace de réflexivité, un lieu d’élaboration de savoirs situés, voire un appareil critique accompagnant la construction des connaissances partagées dans d’autres lieux plus formels et légitimés.
[P]arce qu’une fois de plus pour moi c’est complètement aberrant d’avoir juste la thèse… l’appareil critique de la thèse c’est pas les notes, c’est le carnet quoi ! Tu vois, à un moment… ça joue la même fonction quoi…
Trouver sa voix
La parole individualisée par sa capture graphique est aujourd’hui portée par un sujet qui communique plus qu’il ne parle. En devenant un instrument de communication entre moi et les autres, elle me sépare des autres [18].
30Les carnets de thèse sont donc des espaces intéressants que s’approprient les doctorants et doctorantes et que parfois ils et elles habitent. Les blogs peuvent devenir beaucoup plus que le lieu d’un « simple » récit de soi ou d’une promotion de soi. En tant qu’outils numériques, ce sont des espaces potentiels, des lieux de communication, mais aussi des lieux d’inscription, d’expression, de partage de questionnements, de choix, de normes et de valeurs. Là où il y a dissolution du « je », autonomisation des énoncés sans sujet, et déficit de réflexivité, les carnets de thèse me paraissent pouvoir réinstaurer – si on y prête attention – un mouvement réflexif, au moment même de la construction d’un rapport aux sciences chez les jeunes chercheurs et chercheuses, et la possibilité d’émergence de nouvelles formes de collectifs interdisciplinaires fondés sur une manière d’entrer en relation, ancrée dans « la pratique partagée ici et maintenant [19] ».
« Entre le zist et le zeist », carnet de thèse en ligne d’Anaïs Martin
« Entre le zist et le zeist », carnet de thèse en ligne d’Anaïs Martin
En quoi c’est si important ? De pouvoir faire ça ?
– Expérimenter ? Sinon on est mort (rires). Non mais j’exagère un peu mais c’est important parce que sinon, la recherche devient la réitération du geste des anciens. […] Sinon on n’invente plus. Et la recherche ce n’est pas que de l’érudition, enfin ce n’est pas savoir des trucs et savoir les mettre en forme pour moi, c’est… c’est inventer des manières de regarder des objets.
32Considérer la place du « je » dans les carnets de thèse, c’est questionner le « je » en sciences, la question de la voix et de l’oralité, de la prise de parole, nos rapports aux sciences, nos rapports à la scientificité, la place du sujet parlant et pensant dans nos pratiques orales et écrites, etc.
33Trouver une perspective, une manière de dire le monde, de le rendre intelligible à partir de sa propre parole située, de son parcours, de son style, d’une manière d’être au monde et de l’habiter en tant que chercheur ou chercheuse [20] : autant de formes et de manières qui peuvent s’élaborer et qui s’élaborent parfois dans les carnets de thèse, quand les doctorants et doctorantes prennent le risque et saisissent l’opportunité de parler en leur nom depuis là où ils et elles se trouvent et pensent.
Notes
-
[1]
J’utilise dans cet article l’écriture inclusive en lien étroit avec ce que je veux dire (Cavell, 2009) : dans l’expérience vécue de la « prise de parole » dans un carnet de recherche, le genre compte. Les façons de prendre la parole et de discuter, entre les carnetiers/carnetières et les visiteurs du carnet qui viennent lire et parfois commenter, sont reliées étroitement à « qui » parle, une femme ou un homme. Du point de vue de l’expérience vécue de la pratique de recherche, il est là aussi différent de vivre cette pratique professionnelle en tant que doctorante ou que doctorant. L’écriture inclusive est la plus appropriée, quand elle est possible, pour rendre attentif et vigilant à l’existence de cette différence. Enfin, d’un point de vue épistémologique et en l’occurrence pour être en cohérence avec l’épistémologie des savoirs situés, il importe de situer le plus précisément possible celle ou celui qui parle, notamment du point de vue du genre. Je finirai cette explication de l’usage d’une écriture qui est aussi un engagement en citant Éliane Viennot, professeure de littérature française : « Ce n’est pas d’écriture que nous devrions parler, mais de langage inclusif : celui qui inclut. D’abord les femmes, massivement exclues du langage ordinaire, mais aussi les minorités, généralement malmenées linguistiquement. » En ligne : https://blogterrain.hypotheses.org/11453 (consulté le 29 octobre 2018).
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[2]
Marielle Macé, Styles. Une critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016.
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[3]
Ulrike Felt, Rayvon Fouché, Clark A. Miller et Laurel Smith-Doerr (dir.), The Handbook of Science and Technology Studies, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2017.
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[4]
Marin Dacos et Pierre Mounier, « Les carnets de recherche en ligne, espace d’une conversation scientifique décentrée », dans Jacob Christian (dir.), Lieux de savoir. Gestes et supports du travail savant, Paris, Albin Michel, 2010. En ligne : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00439849/document (consulté le 29 octobre 2018).
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[5]
Mélodie Faury, « Parcours de chercheurs. De la pratique de recherche à un discours sur la science : quel rapport identitaire et culturel aux sciences ? », thèse, École normale supérieure de Lyon, 2012. En ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00744210/document (consulté le 5 octobre 2018).
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[6]
Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; Stanley Cavell, Dire et vouloir dire, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Passages », 2009.
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[7]
Muriel Lefebvre, « L’infra-ordinaire de la recherche. Écritures scientifiques personnelles, archives et mémoire de la recherche », Sciences de la société, 89, 2013, p. 317. En ligne : https://journals.openedition.org/sds/203 (consulté le 5 octobre 2018).
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[8]
Marie-Anne Paveau, « Le désir épistémologique », Semen – Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 29, 2010, p. 7-13.
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[9]
Baudouin Jurdant, « Parler la science ? », Alliage, 59, 2006a. En ligne : http://www.tribunes.com/tribune/alliage/59/page6/page6.html (consulté le 5 octobre 2018) ; id., « Écriture, réflexivité, scientificité », Sciences de la société, n° 67, 2006b, p. 131-144.
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[10]
M. Faury, « Parcours de chercheurs. De la pratique de recherche à un discours sur la science… », op. cit.
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[11]
Carnet « Entre le zist et le zest », en ligne : https://zistetzest.hypotheses.org/1 (consulté le 5 octobre 2018).
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[12]
Walter J. Ong, Oralité et écriture, Paris, Les Belles Lettres, 2014 ; B. Jurdant, « Écriture, réflexivité, scientificité », art. cit.
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[13]
Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau, Paris, Gallimard, 2011 (2003) ; Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, coll. « Librairie du xxie siècle », 2014.
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[14]
Florence Piron, « Méditation haïtienne. Répondre à la violence séparatrice de l’épistémologie positiviste par l’épistémologie du lien », Sociologie et sociétés, vol. XLIX, n° 1, printemps 2017, p. 33-60.
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[15]
Lionel Maillot, « La vulgarisation scientifique et les doctorants. Mesure de l’engagement – exploration d’effets sur le chercheur », thèse en sciences de l’information et de la communication, université de Bourgogne-Franche-Comté, 2018.
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[16]
Sandra Harding, « Rethinking Standpoint Epistemology : What is Strong Objectivity ? », dans Linda Alcoff et Elizabeth Potter (dir.), Feminist Epistemologies, New York et Londres, Routledge, 1993.
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[17]
B. Jurdant, art. cit. ; Isabelle Stengers, La Volonté de faire science. À propos de la psychanalyse, Le Plessis-Robinson, Delagrange/Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1992.
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[18]
B. Jurdant, « Écriture, réflexivité, scientificité », art. cit.
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[19]
Joëlle Le Marec, « Ce que le “terrain” fait aux concepts : vers une théorie des composites », habilitation à diriger des recherches, université Paris VII, 2002, p. 11. En ligne : http://sciencesmedias.ens-lyon.fr/scs/IMG/pdf/HDR_Le_Marec.pdf (consulté le 5 octobre 2018).
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[20]
Felwin Sarr, Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Montréal, Mémoire d’encrier, Cadastres, 2017.