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Article de revue

Walter Benjamin, lecteur absolu

Pages 5 à 10

Notes

  • [1]
    Walter Benjamin, « Journal de la Pentecôte 1911 », dans Écrits autobiographiques, Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1990, p. 52.
  • [2]
    W. Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain », dans Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 142-165.
  • [3]
    W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages, Paris, Édition du Cerf, 1989, p. 799.
  • [4]
    À partir de son exil parisien, Walter Benjamin séjournera à trois reprises à Skovsbostrand, au Danemark, dans la maison où se sont installés Bertolt Brecht et Helene Weigel à partir de 1933. Il y viendra une première fois, durant l’été 1934, et y retournera en août 1936, puis quatre mois en 1938.
  • [5]
    Jennifer Allen, préface au recueil de W. Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Paris, Rivages, coll. « Rivages poche / Petite bibliothèque », 2000, p. 9 et suiv.
  • [6]
    W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages, op. cit., p. 487.
  • [7]
    Ibid., p. 474.
  • [8]
    Ibid., p. 474.
  • [9]
    Impossible de ne pas dire un mot de cette étrange graphie, composée de signes minuscules qui envahissent toute la page. La nature des papiers est elle aussi fascinante : Benjamin écrivait sur toute sorte de supports, au gré des papiers qu’il glanait lors de ses flâneries. Cette manière d’écrire partout manifeste cette pulsion dévorante qui cherche à rendre tout lisible. Sa graphie exprime bien l’idée qu’il se fait de l’écriture : une tâche, une rédemption.
  • [10]
    Voir son magnifique recueil Promenades dans Berlin, Paris, Éditions de L’Herne, 2012.
  • [11]
    W. Benjamin, Sens unique, Paris, Les Lettres nouvelles – Maurice Nadeau, 1978, p. 185 et suiv.
  • [12]
    Theodor W. Adorno, Sur Walter Benjamin, Paris, Allia, 1999, p. 19-20.
  • [13]
    W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1991, p. 350.
English version

1Walter Benjamin était un grand lecteur, mais surtout un nouveau lecteur qui a révolutionné l’acte, le geste, la pratique de la lecture. L’histoire de Benjamin avec la lecture commence très tôt, dans l’enfance. Il est issu d’une famille de la bourgeoisie fortunée et lettrée, familière des livres, et dont le père s’est un temps occupé de ventes aux enchères dans une maison spécialisée dans le commerce des œuvres d’art. Une pratique qui a pu secrètement préparer chez le jeune Walter le puissant génie de la collection.

2Sa première collection doit tout à sa grand-mère maternelle : elle lui envoie des cartes postales des quatre coins du monde, qu’elle arpente seule. Cette collection de cartes postales, en imbriquant des images reproduites et un texte manuscrit, atteste déjà la dilection benjaminienne pour le fragment et constitue sans doute une des matrices d’une future pratique de la lecture. Une conception de la lecture originale qui conjugue la marche et la collection…

Lire et voyager

3Dans sa propre vie, Walter Benjamin va faire sien ce credo : lire, c’est voyager, sortir de chez soi, et décrypter l’autre. Il donne d’ailleurs ce conseil :

4

On ne devrait tout de même pas mettre son plus mauvais costume pour voyager, car voyager est un acte culturel international : on sort de son existence privée pour paraître en public. – J’ai lu durant le voyage Anna Karénine : voyager et lire – une existence à mi-chemin de deux nouvelles réalités instructives et fertiles en miracles [1].

5C’est dire si, pour Benjamin, la lecture est coextensive au voyage. Voyage qui est lui-même une lecture – préfiguration de ce qu’il théorise plus tard sous le nom de « flânerie ». Bien avant l’exil, le voyage est devenu pour lui une respiration nécessaire. Voyager et lire produisent un seul et même mouvement, qui fait du réel une forme littéralement lisible.

6À l’âge de vingt-quatre ans, Benjamin donne une forme théorique à cette intuition, dans un texte célèbre et difficile : une lecture des trois premiers chapitres de la Genèse [2]. Au terme de cette traversée dans le livre des origines, Benjamin conclut : la trace et la permanence de l’acte créateur qu’est le verbe divin se trouvent dans les choses de la création, par le langage même. Les choses sont, dans leur état de choses créées, des résidus du langage divin lui-même. Ce palimpseste du verbe dans les choses justifie l’idée messianique : quelque chose de l’éclat de la vie bienheureuse du paradis (où l’homme possédait la connaissance des choses) peut encore nous parvenir, comme en écho, précisément par une certaine forme de lecture des choses, en tant qu’elles portent un langage, et sont donc lisibles.

7Dès qu’il s’est mis à voyager, Benjamin a décliné sa lecture de la Genèse sur des objets privilégiés. Il s’est mis à considérer les villes (et d’abord la sienne, Berlin) comme un tissu de noms propres, résultat d’un acte de nomination, qui ressemble, en mode fini, à celui que Dieu fait lorsqu’il crée le monde. Face aux villes, il est confronté à un ensemble de noms qui doit pouvoir réveiller une connaissance endormie, une histoire et une culture enfouies sous la culture dominante. Comprendre une ville, c’est se rapporter aux noms qu’elle a sédimentés. Cette intuition va guider, pendant plus de douze ans, le gigantesque chantier d’interprétation qu’il consacrera, jusqu’à sa mort, à la ville de Paris. L’agencement des noms d’un quartier appelle un acte de lecture, et permet de se frayer un chemin au-delà des apparences, littéralement surréaliste. L’avancée est considérable (et tout le xxe siècle s’y engouffrera), parce que le livre excède les barrières du livre, pour investir le monde entier, devenu alors potentiellement lisible.

Lire et collectionner

8La collection de cartes postales l’annonçait. Benjamin sera un collectionneur maniaque, compulsif même, capable de s’endetter pour arracher un livre rare, voire de « truander » – quand on est collectionneur, tous les coups sont permis. Il y mettra l’énergie du chasseur poursuivant sa proie :

9

Étudiant et chasseur. Le texte est une forêt dans laquelle le lecteur est le chasseur. Des craquements dans le fourré – l’idée, la proie craintive, la citation –, une pièce du tableau de chasse. (Il n’est pas donné à chaque lecteur de tomber sur l’idée.) [3]

10Nocturne, le lecteur est un homme aux aguets, qui a rompu avec les codes et les conventions sociales. Il convie en lui sa part d’ombre archaïque. Comme le collectionneur, il ne connaît aucune limite, pas même celle de la loi. Ou alors la loi de la nature des livres.

11Jusqu’à la fin de sa vie, alors même qu’il est très désargenté, Walter Benjamin continue d’assouvir sa pulsion collectionneuse, allant jusqu’à commencer au Danemark (où il était en exil, accueilli par Brecht [4]) une collection de modèles pour tatoueur… Ce sont les livres qui ont naturellement aiguisé son sens de la collection, et sa bibliothèque est rapidement devenue sa seule maison. Une décision qui va vite tourner au cauchemar lorsque le voyage se transforme en exil. Pour son séjour danois, il fait transporter par malles des centaines d’ouvrages, sans lesquels il ne peut imaginer conduire sa vie. Le livre devient l’unique forteresse pour résister à la réalité ambiante. Benjamin se sait en exil, même chez lui.

Lire en bibliothèque

12La Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu va jouer ce rôle de refuge pour l’émigré allemand, amoureux de la France (qui ne va pas tarder à en faire un ennemi). Il devait vraiment s’y sentir en sécurité, pour rester si tard dans la ville, et la quitter quelques heures seulement avant l’entrée des Allemands dans Paris.

13Comme le note Jennifer Allen [5], la vie de Benjamin coïncide avec sa bibliothèque. Elle est un corps en vie, le corps vivant du lecteur, et qui ne vit que par elle : si la bibliothèque va bien, son propriétaire aussi. Si elle se dégrade, elle trahit un effondrement dans l’existence de son propriétaire. C’est l’axiome du bibliophile : quand celui-ci développe sa bibliothèque, il témoigne d’une existence active ; quand la bibliothèque stagne, est amputée, voire dispersée en plusieurs morceaux, c’est que la vie de son lecteur est elle-même perturbée et déréglée. C’est le cas de Walter Benjamin, qui a déménagé un nombre incalculable de fois (près de dix-huit logements lors de ses séjours parisiens), essayant sans succès de sauver l’essentiel de ses livres. Quant à ceux qu’il a lui-même écrits, ils étaient dans la liste des écrits dégénérés, brûlés par les nazis sur la Bebelplatz, en mai 1933, à deux pas de la bibliothèque où, jeune étudiant, il rédigeait sa thèse sur le drame baroque allemand…

14À mesure que sa bibliothèque assiégée s’amenuise, et que sa propre existence part à la dérive, il va entreprendre ce projet fou : dans ce port d’attache qu’est la Bibliothèque nationale, reproduire et concentrer UNE bibliothèque dans UN livre. C’est tout l’enjeu du Livre des passages, ce travail entamé en 1928, et poursuivi jusqu’à sa mort, en 1940. Ce qui va devenir le grand œuvre de sa vie est difficile à appréhender avec nos outils et nos coordonnées de lecture livresque.

15Au fil de l’avancée du projet, il y a à l’évidence chez l’écrivain lecteur Walter Benjamin le souci de sauver quelque chose de l’histoire, si mineure soit-elle. Une arche universelle qui embarque à son bord tout ce qui peut attester la catastrophe programmée. Car le philosophe de l’Angelus novus, conscient de la prochaine dévastation, était convaincu de la nécessité d’agir, en sauvant l’histoire de l’Europe, même par bribes, en prenant comme lentille grossissante la ville de Paris, capitale du règne industriel du xixe siècle.

16En cherchant la juste lecture de Paris, prisme d’une histoire enfouie et tressage de noms endormis, il pressent qu’il peut atteindre à une autre vérité. En accumulant ces milliers de fragments, notes, réflexions, fiches, prélèvements, extraits, citations, commentaires de citations, Benjamin se confronte à une tâche immense : comment agencer, comment organiser l’architecture souterraine de ce livre hors du livre ? En sortant de la simple compilation de notes, pour atteindre un ensemble textuel mondial. Une œuvre qui sauve la bibliothèque qui sauve le monde. Une œuvre monde. Petit geste de rédemption.

17Pour y parvenir, il s’agissait de trouver le fil enfoui qui relie tous ces fragments. Très loin de l’aride travail de l’archiviste, Le Livre des passages cherche, par ces étranges alliages de textes hétérogènes, à organiser ces matériaux, sous l’enseigne de mots-clés, dont certains sont pour le moins inattendus : oisiveté, prostitution, miroir, ennui, mode, pavillon thermal, automate, publicité, Exposition universelle… Autant d’entrées intrigantes, qui annoncent un monde relu à nouveaux frais. Une nouvelle lecture de la lecture.

18Cette nouvelle expérience de la lecture oblige à revoir tous nos standards. Ce qui se donne à lire n’est pas d’emblée lisible, car tout ce qui existe est digne de lecture. D’où la « nécessité de prêter l’oreille pendant de nombreuses années à chaque citation fortuite, à chaque mention fugitive d’un livre [6] ». Il n’y a rien qui ne vaille d’être appréhendé par un lecteur talmudiste, soumettant le réel comme les textes sacrés à l’effort incessant d’une exégèse sans fin. Une conviction que Benjamin inscrit dans cette note de travail :

19

Le pathos de ce travail : il n’y a pas d’époque de décadence. Tentative pour considérer le xixe siècle de façon aussi positive que je me suis efforcé de le faire pour le xviie siècle dans le travail sur le drame baroque. De même, toute ville est belle pour moi (en dehors des frontières) et tout discours sur la valeur plus ou moins grande des langues est à mes yeux inacceptable [7].

20Rompant avec la vision verticale et hiérarchisante, tout est lisible, tout est digne d’être lu, tout est susceptible d’être élevé au rang de nom propre – sorti de l’ordinaire des mots communs. Il n’est pas un seul mot humain qui ne puisse atteindre à la noblesse du nom. Malgré l’évidence d’une langue dégradée, nos mots sont encore assez solides pour accueillir une telle charge messianique : tout est, pour Walter Benjamin, regardable et lisible – à défaut d’être aimable. Un exercice de fer, matérialiste et dialectique, exigeant et sans concessions. Qui n’est, du coup, pas possible pour tout lecteur, s’il reste équipé selon les anciens appareillages de lecture… Car il faut bien entendre son projet : condenser, sauver le passé dans un livre, comme promesse de l’avenir.

Le ciel et l’enfer de la bibliothèque

21Dans une petite note en apparence anodine, Benjamin décrit la salle de lecture de la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu.

22

La rédaction de ce texte qui traite des passages parisiens a été commencée à l’air libre, sous un ciel d’un azur sans nuages qui formait une voûte au-dessus du feuillage, mais qui avait été recouvert d’une poussière plusieurs fois centenaire par les millions de pages entre lesquelles bruissaient la fraîche brise du labeur assidu, le souffle lourd du chercheur, la tempête du zèle juvénile et le zéphyr nonchalant de la curiosité. Car le ciel d’été peint dans les arcades qui dominent la salle de lecture de la Bibliothèque nationale, à Paris, a étendu sur elle sa couverture aveugle et rêveuse [8].

23Dans ces lignes, moins simples qu’elles n’y paraissent, il décrit précisément sa position de lecteur, pas seulement des livres commandés, mais du lieu même où il lit. De cette salle de lecture, il décrit le patient travail du temps, qui recouvre la voûte de poussière multiséculaire, échappée des millions de pages conservées dans ces lieux. Manière de décrire l’histoire d’un bâtiment qui abrite les Histoires.

24Mais tout se complique si l’on remarque que c’est « la rédaction de ce texte » qui a été commencée à l’air libre… C’est donc l’écrivain lecteur Walter Benjamin qui est concerné par cette transformation de la Bibliothèque. Parlant d’elle, il parle de lui. Nouvelle manifestation de cette étrange identification de Benjamin avec les livres et les textes. En 1928, lorsqu’il se met à la rédaction de ce texte, il a encore l’espoir que le monde ne s’arrête pas, mais plus il avance dans ses lectures, plus il sent l’horizon s’obscurcir. Plus il écrit, plus il pressent que les hommes courent à la catastrophe. Une partie de l’humanité s’apprête à se séparer d’une autre part d’elle-même, livrant au feu ce qui la rappelle, corps et livres mêlés. C’était pourtant l’été, le ciel azuré, et l’activité humaine, tranquille et calme, « la fraîche brise du labeur assidu, le souffle lourd du chercheur, la tempête du zèle juvénile et le zéphyr nonchalant de la curiosité ». Comment croire que ces vents modestes puissent engendrer une telle tempête ? À moins qu’une « couverture aveugle et rêveuse » n’engourdisse les lecteurs, et les empêche de voir que tout monument de culture, ceux qu’ils lisent comme ceux qu’ils réalisent, est dans le même temps un témoignage de barbarie. La « couverture aveugle » fait croire à la supériorité de notre civilisation, et nous illusionne sur la fraîche brise, qui prépare pourtant le cyclone.

25Benjamin, lui, a levé un coin de la couverture, en flânant, et rien ne lui fut épargné. À mesure que l’étau se resserrait sur lui, il noircissait ces milliers de pages de notes de lecteur, de son écriture quasi cryptée [9]. La description de la bibliothèque, d’anecdotique qu’elle était, devient une puissante allégorie de l’histoire. Et le statut du lecteur benjaminien se précise. Parce qu’il est monté sur le mât du radeau en perdition, il voit mieux que les autres l’horizon qui s’obscurcit de minute en minute.

Lire et flâner

26La « flânerie » est une notion essentielle pour comprendre la lecture telle que Benjamin la conçoit. Plus qu’une notion, c’est une pratique philosophique, à laquelle il sera initié par son ami Franz Hessel (le père de Stéphane), qui avait élaboré cet art de la promenade dans les rues de Berlin [10]. L’oisiveté renversée en activisme poétique. Cette manière de se déplacer, sans finalité ni objectif, permet de développer d’autres manières de regarder la ville. Le déplacement en tramway est assez exemplaire de cette façon de traverser les épaisseurs de la ville, sans imposer aucun choix ni aucune intention. Cette dérive, au gré du transport, permet d’échapper au déterminisme des codes sociaux habituels, tout en étant fondu dans la foule. Le lieu idéal pour un lecteur.

27Détaché de tout commerce et autres obligations, cet art de la flânerie permet d’appréhender l’espace autrement, d’y découvrir ce que Benjamin nomme des « seuils ». L’espace, à bien l’observer, a une épaisseur que son apparence dissimule. Parce que son regard n’est pas droit, mais oblique, le flâneur décolle la surface et découvre, derrière, la vraie teneur de la ville. En faisant l’expérience de ces seuils, le promeneur réveille l’époque endormie dans l’espace. Il a cette capacité à révéler la ville dans sa dimension non fonctionnelle. Au seuil du visible, l’espace devient histoire. Donc lisible. Cette expérience met le flâneur dans un état qui ressemble à l’ivresse du haschich. Ou encore au désir du client qui cherche une prostituée. Benjamin ne craignait pas d’écrire que le lecteur entretient avec ses livres des rapports qui les font ressembler à des putains [11]. Encore une histoire de chasse… Mais la chasse la plus noble, à l’évidence, reste celle des citations.

Lire et citer

28Pour Benjamin, la citation est la clé de voûte de son dispositif de lecteur. Non pas la citation comme simple exposition de la pensée de l’autre, mais la citation comme geste d’appropriation. Si le lecteur prélève des fragments du passé, c’est parce qu’il est animé par cette mission de sauvetage. C’est tout l’enjeu du Livre des passages, au point que certains lecteurs, comme Adorno, ont pu penser que Benjamin, dans la version achevée, s’abstiendrait de toute écriture propre, se contentant de manifester sa pensée par l’articulation et le montage de celle des autres, au sens cinématographique du terme :

29

L’intention de Benjamin était de renoncer à toute interprétation et de ne faire surgir les significations que grâce au choc provoqué par le montage des documents [12].

30Il est plus probable qu’il ait fait de ce principe le moteur de sa propre écriture, allant jusqu’à conditionner le geste d’écriture à celui, paradoxalement préalable, de la lecture. En s’incorporant les mots des autres, malgré les guillemets, le lecteur Benjamin leur donne une sur-vie. En citant, il s’empare de leur vitalité, et les vampirise. En réveillant ce qui était endormi dans la Bibliothèque, il se l’approprie pour mieux s’en exproprier. Les citations entrent dans un royaume qui n’a plus d’auteurs, mais seulement des lecteurs.

31Avec le Livre des passages, Benjamin met en œuvre un geste sans précédent : par sa manière de ré-envisager la totalité du corpus des livres écrits, considérés par lui à la fois comme une totalité, mais aussi, et dans le même temps, comme une série de fragments à extraire pour les agencer de manières inédites, il renverse le sens des hiérarchies acceptées depuis des siècles. C’est la lecture qui est centrale, pour l’écriture. C’est parce qu’il y a lecture qu’il peut y avoir écriture, et non l’inverse. Benjamin prépare et défriche une nouvelle manière d’écrire, un medium qui se passe du livre et annonce clairement la toile et le web.

Walter Benjamin à la Bibliothèque nationale, 1936

figure im1

Walter Benjamin à la Bibliothèque nationale, 1936

Photographie de Gisèle Freund. BNF, Estampes et Photographie, Va-237 tome IV

Benjamin et la prophétie de l’accès aux livres généralisé

32Cette nouvelle manière de lire, initiée par Benjamin au début du siècle dernier (et très minoritaire, voire inaudible à l’époque) trouve d’incroyables résonances avec l’évolution des techniques de reproduction au xxe siècle qui ont conduit à la révolution numérique et à la « toile mondiale ». Benjamin avait, en son temps, pressenti ce qui était déjà en train de se jouer avec la reproductibilité généralisée. Loin de toute considération technophobe ou nostalgique, il avait anticipé toutes les potentialités émancipatrices du « cinématographe », mais elles ne faisaient finalement qu’annoncer la transformation profonde de notre société contemporaine.

33Dire que le cinéma va permettre aux ouvriers de prendre leur revanche sur l’exploitation et l’humiliation subie durant leur journée de travail peut naturellement paraître naïf ; mais si l’on transpose les intuitions de Benjamin à notre époque, on est frappé de constater la pertinence de ses vues concernant la puissance de transformation de la réalité par les nouvelles technologies, processus qui prend pour lui le nom de « messianisme », comme il l’écrit dans une note de travail, fulgurante et prémonitoire :

34

Le monde messianique est le monde de l’actualité intégrale et, de tous côtés, ouverte. Ce n’est qu’en lui qu’il y a une histoire universelle. Mais non pas une histoire écrite, plutôt une histoire accomplie comme une fête. Cette fête est purifiée de toute solennité. Aucune espèce de chant ne l’accompagne. Sa langue est la prose libérée, qui a fait sauter les chaînes de l’écriture [13].

35Quand Benjamin prophétise cette époque d’une « prose libérée », il évoque sa délivrance des chaînes du livre, pour offrir en retour un accès généralisé, ouvert à l’« actualité intégrale », donc une nouvelle forme de lecture, qui est proprement celle qu’il avait expérimentée à petite échelle.

36Le passage du livre à l’ordinateur transforme radicalement tout ce qui s’écrit, comment s’écrit ce qui s’écrit, ce qui s’en comprend, et, surtout, la ou les manières d’adresser à autrui ce qui s’écrit. Donc de lire. Le renforcement des modes d’exposition de l’écriture rend caduque le motif de l’antre qui donne accès à l’œuvre – donc la bibliothèque et l’ensemble des modes de conservation des œuvres – pour en développer un nouveau, qui n’est autre que celui de l’accès lui-même.

37L’ordinateur, en ouvrant sur la toile mondialisée, permet l’accès généralisé à ce que Benjamin désignait sous le terme d’« actualité intégrale », ouverture au monde messianique. C’est-à-dire au medium internautique qui, avec les acquis de la radio et du cinématographe – coupe et montage – permet à l’internaute de lire sans se soumettre au continuum des événements ; de lire, au contraire, avec la possibilité, à tout moment, d’intervenir (couper, monter, se déplacer) dans ce continuum, de le faire exploser pour en extraire d’inédites lectures.

38Le lecteur-internaute, lisant, écrivant à nouveaux frais, s’empare également de toutes les bibliothèques du monde. Il chasse et pille, comme un bandit de grands chemins – la métaphore est largement exploitée par Benjamin, notamment quand il qualifie l’art de la citation de contrebande nécessaire. Mais ici le pillage devient mondial : le lecteur-écrivain-internaute vole la bibliothèque du monde entier, en droit aussi, puisqu’il a précisément accès à toutes les bibliothèques du monde. Là où les bibliothèques enfermaient (pour conserver, et bien sauver, embaumer les livres et les manuscrits), la toile expose l’écriture mondiale à tous vents : l’actualité est intégralement ouverte. Là encore, le monde messianique (monde de l’actualité intégrale et ouverte) se trouve précisément accompli, possiblement accompli à travers la logique de l’écriture mondialisée. Ayant accès à tous les textes, l’internaute, dans un avenir proche, sera en mesure de se les approprier tous, sans passer par la logique du livre, donc de la marchandise.

39Et cette appropriation des textes hors de toute propriété de livres ouvre à terme un espace commun susceptible d’accueillir une communauté concrète de lecteurs, reliés par leur appartenance à la toile, une toile qui finalement dessine de singuliers regroupements, en droit infinis, de lecteurs réunis en un moment donné. Une telle communauté fondée par la toile permet aux usagers d’échanger, partager, interpréter, construire ensemble, sur des modes plus ou moins anonymes (un autre effet de l’absence de propriété), mais constituant un ensemble instantané, fait d’accords et de désaccords. Dans tous les cas de figure, il y a bien communauté, au sein de laquelle des lecteurs ont une pratique commune et réactive, renouant avec l’époque où un conteur venait faire devant l’assemblée villageoise le récit des mythes fondateurs. Renouant avec ce temps que l’on croyait perdu, où le récit ne passait pas encore par la solitude du lecteur de livres.

40Le nouveau lecteur que Benjamin invoquait dans sa propre pratique est donc un véritable créateur, annonçant la venue d’une ère nouvelle. L’acte de lecture devient geste d’écriture nouvelle, et sans cesse renouvelée, hors de toute propriété de livre. Il trouve et invente de nouvelles formes, toutes provisoires, de la communauté, hors les frontières, hors les langues. Et son pouvoir peut engendrer de grandes révolutions. L’ère nouvelle de la reproductibilité mondialisée ouvre concrètement l’espoir d’un monde délivré du travail, et qui pourrait nous rendre, paradoxalement, disponibles au travail, dans la collecte de citations ou dans la vie nocturne.


Date de mise en ligne : 20/09/2012.

https://doi.org/10.3917/rbnf.041.0005

Notes

  • [1]
    Walter Benjamin, « Journal de la Pentecôte 1911 », dans Écrits autobiographiques, Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1990, p. 52.
  • [2]
    W. Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain », dans Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 142-165.
  • [3]
    W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages, Paris, Édition du Cerf, 1989, p. 799.
  • [4]
    À partir de son exil parisien, Walter Benjamin séjournera à trois reprises à Skovsbostrand, au Danemark, dans la maison où se sont installés Bertolt Brecht et Helene Weigel à partir de 1933. Il y viendra une première fois, durant l’été 1934, et y retournera en août 1936, puis quatre mois en 1938.
  • [5]
    Jennifer Allen, préface au recueil de W. Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Paris, Rivages, coll. « Rivages poche / Petite bibliothèque », 2000, p. 9 et suiv.
  • [6]
    W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages, op. cit., p. 487.
  • [7]
    Ibid., p. 474.
  • [8]
    Ibid., p. 474.
  • [9]
    Impossible de ne pas dire un mot de cette étrange graphie, composée de signes minuscules qui envahissent toute la page. La nature des papiers est elle aussi fascinante : Benjamin écrivait sur toute sorte de supports, au gré des papiers qu’il glanait lors de ses flâneries. Cette manière d’écrire partout manifeste cette pulsion dévorante qui cherche à rendre tout lisible. Sa graphie exprime bien l’idée qu’il se fait de l’écriture : une tâche, une rédemption.
  • [10]
    Voir son magnifique recueil Promenades dans Berlin, Paris, Éditions de L’Herne, 2012.
  • [11]
    W. Benjamin, Sens unique, Paris, Les Lettres nouvelles – Maurice Nadeau, 1978, p. 185 et suiv.
  • [12]
    Theodor W. Adorno, Sur Walter Benjamin, Paris, Allia, 1999, p. 19-20.
  • [13]
    W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1991, p. 350.
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