Couverture de REOF_166

Article de revue

Mesurer l’activité durant la crise sanitaire

Premiers éléments de bilan

Pages 23 à 44

Notes

  • [*]
    Cet article reprend et complète les textes de deux notes publiées sur le blog de l’Insee en avril et juillet 2020.

1La crise sanitaire a obligé à des adaptations [*] inédites pour l’ensemble des acteurs du suivi économique conjoncturel : l’Insee et l’ensemble du système statistique public, l’OFCE, Rexecode, la Banque de France, pour ne citer que les principaux d’entre eux … Les évaluations de l’ampleur du choc se sont accumulées et affinées au fil des semaines, chaque organisme y contribuant selon ses tropismes et ses avantages comparatifs, chacun tirant parti des travaux des autres et les nourrissant en retour.

2Dans le cas de l’OFCE, la contribution a pris la forme d’une série de Policy briefs très travaillés, repris dans le présent volume. Dans le cas de l’Insee, le diagnostic conjoncturel a pour spécificité de se faire au plus près de la construction des comptes nationaux, annuels et trimestriels, auxquels il reviendra de dire in fine ce qu’a été l’ampleur effective du choc, évaluée selon les normes internationales du système européen de comptes. Ceci lui donne un statut particulier. On attend de lui qu’il préfigure au mieux ce que sera l’évaluation finale des comptes. Comment l’Institut a t’il abordé cet exercice et quelles premières leçons tirer de cette expérience ? La mobilisation de nouvelles données ouvre-t-elle de nouvelles pistes pour mieux mesurer la conjoncture en régime permanent ? Avoir dû anticiper ce que les comptes vont dire d’un épisode aussi exceptionnel a-t-il révélé des questions inédites sur la lecture qui pourra en être faite, une fois leurs résultats solidifiés ? Quelle sera notamment leur pertinence pour les exercices de comparaison internationale ?

1 – Répondre à un contexte totalement inédit

3Décrire comment le suivi par l’Insee de l’activité économique a dû s’adapter à la crise impose d’abord de rappeler en quoi il consiste d’ordinaire. En temps normal, l’Institut alimente le diagnostic sur l’économie française de trois manières :

  • Son département de la conjoncture produit tous les trois mois une Note ou un point de conjoncture avec des premières estimations de l’évolution de l’économie française sur le trimestre qui s’achève ou vient de s’achever, et des prévisions courant sur le trimestre ou les deux trimestres suivants. Ces estimations combinent premières informations « en dur » sur les premiers mois du trimestre écoulé, telles que l’indice de la production industrielle, et éclairages plus qualitatifs fournis notamment par les réponses des entreprises aux enquêtes de conjoncture collectées et publiées par l’Insee à rythme mensuel. Ces dernières recueillent une information qualitative légère sur la façon dont les entreprises apprécient la tendance (stable, en hausse ou en baisse) d’un certain nombre de variables (activité passée et future, emploi, prix, …) qu’on synthétise sous forme d’indicateurs de climat des affaires ;
  • Les comptes trimestriels publient ensuite leurs estimations de l’évolution effective de l’économie sur le trimestre écoulé : la première estimation est publiée un mois après la fin du trimestre, elle consiste en une fiche de PIB présentant l’évolution de ce dernier et de ses principales composantes. Des résultats plus détaillés sont publiés deux mois après la fin de ce trimestre incluant notamment ce qu’on qualifie de comptes d’agents : le revenu disponible brut des ménages, leur taux d’épargne, le taux de marge des entreprises, … L’approche de ces comptes trimestriels reste hybride entre l’observation et la prévision, comme pour la note de conjoncture : lors de leur première estimation, l’estimation du dernier mois du trimestre garde encore une part substantielle d’extrapolation ;
  • Enfin, l’estimation complète des comptes nationaux est fournie par les comptes annuels mais bien plus tardivement, parce que s’appuyant principalement sur des données comptables d’entreprises dont les remontées ne sont que très progressives et qui nécessitent un important travail d’analyse et de mise en cohérence. Les premiers comptes de l’année N sont diffusés au mois de mai de l’année N+1 (compte provisoire), et encore révisés à deux reprises aux printemps N+1 et N+2 (comptes semi-définitif et définitif). Ce sont eux qui nous disent in fine ce qu’a été l’évolution effective de l’économie sur la période, l’activité des conjoncturistes et des comptables trimestriels consistant à anticiper au mieux ce que seront ces messages définitifs. Les comptes trimestriels sont du reste révisés au fur et à mesure de l’information nouvelle apportée par les versions provisoire, semi définitive et définitive des comptes annuels.

4Comment ce dispositif a-t-il été affecté par la crise ? Pour les comptes annuels provisoires de 2019 et les versions semi-définitives et définitives des comptes 2017 et 2018, le risque était que le passage en télétravail ne permette pas de les boucler en temps et en heure : tel n’a pas été le cas, ils ont été normalement publiés fin mai.

5Pour ce qui est des comptes trimestriels, ceux du premier trimestre 2020 qui étaient attendus pour la fin avril étaient en revanche directement concernés par la crise, son déclenchement ayant affecté les deux dernières semaines de ce premier trimestre : il fallait se préparer à rendre compte de cet impact.

6Mais la production la plus immédiatement exposée était la Note de conjoncture dont la sortie avait été annoncée pour le 26 mars. Son scénario avait constamment évolué au cours de sa phase d’élaboration, au fur et à mesure que la perspective d’une crise majeure se dessinait, mais pas au point d’anticiper l’ampleur de ce qui s’est brutalement concrétisé avec l’entrée en confinement. Tenter d’intégrer cette rupture dans la dernière ligne droite n’avait pas de sens, car il n’y avait aucune base solide pour construire un nouveau scénario un tant soit peu assuré. Nul ne savait quelle chute d’activité le confinement allait entraîner et encore moins quelle allait être sa durée, or il fallait connaître l’une et l’autre pour apprécier son effet sur la croissance du trimestre qui allait débuter. De ces deux sources d’incertitude, la durée du confinement pouvait au mieux être l’objet d’hypothèses et les conjoncturistes étaient encore moins bien équipés que les épidémiologistes pour formuler ces hypothèses. Le choix de l’Insee a ainsi été de ne pas rentrer dans cet exercice. Il a choisi de se concentrer sur la mesure de la chute instantanée d’activité, en temps aussi réel que possible, en substituant au dispositif usuel des Notes de conjoncture la publication de points réguliers, à un rythme qui a d’abord été de toutes les deux semaines, puis toutes les trois semaines, centrés sur seulement deux indicateurs : l’activité, au sens du PIB, et la consommation des ménages.

7L’objectif était donc clair, mais comment y parvenir ? Comme d’autres organismes, l’Insee et les services statistiques ministériels ont dû, à partir de la mi-mars, adapter leurs modalités de travail. Puisqu’il s’agit de travailler sur l’information, l’essentiel pouvait être dématérialisé, et la continuité du service pouvait être assurée dans des conditions de télétravail généralisé, celles qui ont permis la finalisation des comptes annuels. Mais quelle information fallait-il traiter ? Même si les enquêtes auprès des entreprises sont menées par Internet depuis plusieurs années, une partie des entreprises continue d’y répondre sous format papier. Même pour celles qui répondent par Internet, la fermeture d’un bon nombre d’entre elles laissait attendre une forte chute des taux de réponse, doublée d’une incertitude sur la façon d’interpréter les réponses dans un contexte aussi inédit. Côté ménages, les questionnements par Internet y sont encore expérimentaux. Les enquêtes lourdes telles que l’enquête Emploi ou l’enquête sur les revenus et les conditions de vie sont beaucoup plus exigeantes que des enquêtes légères ou des sondages et elles nécessitent une première interrogation au domicile des ménages, en « face à face ». Or plus aucune enquête ne pouvait être menée de la sorte, tout avait été suspendu ou basculé en interrogations par téléphone, entraînant des perturbations dans les réponses.

8Côté mesure des prix, l’Insee pouvait tirer parti du fait d’avoir basculé en début d’année vers l’exploitation des données de caisse transmises par les principales enseignes de la grande distribution mais, en revanche, les relevés sur place dans les autres types de magasins ont dû être eux aussi totalement suspendus.

9Enfin, on pouvait aussi s’attendre à de nombreuses discontinuités dans l’alimentation des fichiers administratifs qui jouent eux aussi un grand rôle dans le dispositif de suivi statistique : données fiscales, déclarations sociales nominatives des employeur (DSN), … L’exploitation de ces dernières par l’Insee était du reste encore en phase de montée en charge depuis leur introduction en remplacement des anciennes déclarations administratives de données sociales, les DADS….

10La situation était donc très différente de celle qu’on avait connue lors de la crise de 2008-2009, où la qualité des estimations et des prévisions avait déjà été fortement mise à mal (Insee, 2020a). À l’époque, la crise n’avait pas affecté les conditions de collecte de l’information. Tel n’était plus le cas. Au demeurant, quand bien même les conditions de collecte auraient été préservées, aucune des sources qu’on vient de citer ne nous offrait le type de remontée à haute fréquence nécessaire à la publication de points d’information à rythme infra-mensuel, hormis les données de caisse pour ce qui est de la consommation, mais la chaîne de traitement de ces dernières avait été principalement conçue pour la mesure des prix, pas celle des volumes d’échanges.

11Typiquement, pour le premier de ces points d’information, publié le 26 mars, nous ne disposions que d’enquêtes de conjoncture collectées avant l’entrée en confinement. Elles traduisaient certes déjà la montée de l’inquiétude au sein des entreprises, mais clairement pas à la hauteur de ce qui s’est finalement passé. Il a donc fallu innover, rassembler très rapidement de l’information transmise par des fédérations professionnelles et des entreprises, les corroborer avec des données instantanées de consommation d’électricité, de transactions par carte bancaire, ou par les premières estimations du nombre de salariés ayant cessé de travailler. Peu d’instituts statistiques ont été en mesure de réagir de la sorte, ce qui a assuré un succès de la première estimation de l’Insee (à l’époque de -35 %) bien au-delà de nos frontières.

12Les services statistiques ministériels n’ont pas été en reste. Ainsi, la Dares, service statistique du ministère en charge du travail, a lancé la publication hebdomadaire d’un tableau de bord permettant de suivre en temps réel la progression des demandes d’activité partielle. Le soutien de l’Insee lui a aussi permis de remplacer très rapidement son enquête trimestrielle sur l’activité et les conditions d’emploi de la main-d’œuvre (enquête Acemo) par une nouvelle enquête mensuelle « Acemo covid » qui a permis dès le 17 avril de connaître la répartition des salariés entre travail sur site, télétravail ou en chômage partiel. Sur le volet épidémiologique a été lancée fin avril l’enquête EpiCov, à l’initiative de l’Inserm et en partenariat avec la Drees, service statistique du ministère chargé de la santé, et l’Insee (notamment pour l’échantillonnage) afin de connaître sur plusieurs centaines de milliers de personnes la prévalence des symptômes du virus et les conditions de vie en confinement. On rappellera aussi les efforts déployés par l’Insee pour offrir des remontées hebdomadaires du nombres de décès déclarés à l’État civil, offrant une vision de la surmortalité liée au Covid-19 plus complète que les remontées de décès pour Covid relevées à l’hôpital et en Ehpad.

13La statistique publique a ainsi montré sa capacité de réaction ; il est heureux qu’elle ait bénéficié pour ce faire de partenariats extérieurs, et cette mobilisation a été généralement saluée. Mais elle parfois pu l’être avec une petite arrière-pensée moins positive, celle qu’il avait fallu qu’arrive une telle crise pour que le système statistique accepte de sortir d’un conservatisme centré sur ses sources traditionnelles et pour qu’il accepte enfin d’y substituer des sources d’informations plus modernes et plus rapidement disponibles. Un retour sur cette question est nécessaire.

2 – Les nouvelles sources : pourquoi n’étaient-elles pas déjà mobilisées en routine ?

14Ce débat sur la mobilisation de nouvelles sources n’a pas été ouvert par cette crise. La montée en force du phénomène « big data », les discours sur l’« ère de la donnée » et de la « data science » remontent à plusieurs années et tendent parfois à faire passer pour obsolètes les modes traditionnels de collecte de l’information statistique. L’idée simpliste est que l’ensemble des traces que nos activités laissent sur le Web ou dans les fichiers de données des entreprises devraient désormais suffire à faire à peu de frais ce que les lourds appareils statistiques publics ne produisent qu’à grand peine, à coût élevé pour les finances publiques et forte charge de réponse pour les unités répondantes.

15La réalité n’a rien à voir avec cette image très caricaturale (Blanchet et Givord, 2017). Le système statistique public cherche toujours à tirer le meilleur parti des sources existantes, et il n’a pas attendu la crise pour se lancer dans l’exploration du potentiel de ces données dites « massives », beaucoup d’expérimentations ont donc été lancées. Ce qui explique qu’elles n’aient en rien évincé les sources traditionnelles est le fait que la production de statistiques fiables doit respecter un certain nombre de contraintes, avant tout des contraintes de continuité de l’information et de maîtrise de son contenu : produire des séries statistiques comparables dans le temps, et si possible entre pays, nécessite d’avoir bien identifié ce qu’on veut mesurer, de pouvoir garantir que c’est bien cela qu’on mesure effectivement, et d’être assuré qu’on pourra continuer à la mesurer aussi longtemps qu’il sera nécessaire de le faire.

16De ce point de vue, la collecte par enquêtes entièrement contrôlées par les instituts de statistique est la procédure qui offre le plus de garanties. Leur coût est élevé et leurs échantillons restreints les empêchent d’offrir les niveaux de granularité dont les utilisateurs finaux sont de plus en plus demandeurs, mais le fait qu’on dispose de la maîtrise totale de leur collecte explique qu’elles gardent une place centrale sur de nombreux sujets.

17Les sources administratives offrent cette granularité que ne peuvent offrir les enquêtes, puisque leur couverture est exhaustive sur les champs qui sont les leurs. Elles évitent aussi toute charge de réponse additionnelle aux ménages comme aux entreprises, puisqu’il s’agit d’un sous-produit de déclarations auxquelles ils sont contraints de répondre par ailleurs. Ces deux atouts expliquent qu’elles constituent elles aussi un des piliers de la production statistique. Les sources fiscales jouent notamment un très grand rôle pour l’établissement des comptes nationaux. Ceci ne va toutefois pas sans difficultés car elles ne répondent pas spontanément au besoin de données à la fois maîtrisées et harmonisées. L’exemple le plus connu est celui du chômage au sens administratif du terme, qui reflète les spécificités nationales de couverture du risque chômage, sans offrir la comparabilité permise par les critères du BIT mis en œuvre dans l’enquête Emploi. Ces sources administratives n’offrent pas toujours non plus la garantie de stabilité dont le statisticien a besoin : il peut arriver qu’une source disparaisse, si elle perd sa raison d’être administrative, on est actuellement exposé à ce risque avec la disparition programmée de la taxe d’habitation, dont les fichiers servent de base à l’organisation du recensement de la population. Même lorsqu’une source est pérenne, son contenu peut évoluer au gré des révisions de la législation. Si la possibilité d’accéder à ces sources est un atout précieux, leur mobilisation n’est pas sans coût ni sans risque.

18Ces questions du contenu et de la stabilité de ce contenu sont encore plus problématiques pour certaines des nouvelles sources apportées par la nouvelle ère de la donnée. Des données sur la fréquence de certaines recherches sur le Web peuvent présenter des corrélations intéressantes avec certaines des variables que les systèmes statistiques publics doivent construire. La fréquence des recherches Google sur les mots clés « offre d’emploi » ou « chômage » ont effectivement une relation avec la situation du marché du travail. Ceci n’en fait pas pour autant des mesures du taux de chômage. Les fréquences des requêtes sur certains bien de consommation peuvent avoir une corrélation avec les achats effectifs de ces biens, mais sont au mieux un proxy de leur consommation effective (Bortoli et Combes, 2015) et des chiffres d’affaires des magasins vendant ces produits : elles ne peuvent s’y substituer, or ce sont ces données dont on a besoin pour alimenter les cases correspondantes des tableaux de la comptabilité nationale. En règle assez générale, ce que montrent les explorations qui ont été faites de l’apport de ces données à l’analyse conjoncturelle est qu’elles n’apportent de l’information que lorsqu’on ne dispose de rien d’autre (voir par exemple Ferrara et Simoni, 2019), avec le risque que la valeur prédictive de ces séries peut n’avoir qu’un temps, si les comportements de recherche des internautes évoluent au cours du temps. Dans le domaine épidémiologique, on rappelle l’échec de l’offre Google flu qui avait visé il y a quelques années à offrir un outil de suivi de la propagation des épidémies de grippe, qui s’est avéré inopérant dans la durée (Lazer et al., 2014). Tous ces éléments expliquent l’usage très prudent de ce type de source.

19Dans un registre un peu différent mais avec les mêmes problèmes, les données satellitaires sur l’intensité de la pollution atmosphérique nous ont donné des illustrations frappantes de la mise en arrêt des économies des différents pays, mais il y a loin de ce type d’illustration à la prévision de ce que nous diront les comptes nationaux sur les chiffres d’affaires et la trésorerie des entreprises, or c’est bien de cela dont on aura besoin in fine pour bien apprécier ce qu’aura été le choc économique.

20Reste le cas bien plus prometteur des nouvelles données issues elles aussi de la numérisation et de la dématérialisation de l’économie mais présentant toutes les caractéristiques des données en dur telles que celles déjà fournies par les sources administratives. Les données de caisse des enseignes de la grande distribution en sont un exemple et on a mentionné comment l’Insee avait, par chance, commencé à les utiliser en ce début d’année pour l’élaboration d’une partie de son indice des prix à la consommation. Ce qui avait jusqu’ici freiné la montée en charge de ce type d’exploitation est une contrainte externe : le fait que ces données ont une valeur stratégique pour les entreprises qui les produisent, ce qui les rend naturellement réservées sur les utilisations tierces qui peuvent en être faites, même quand ces utilisations sont le fait d’agents du système statistique public tenus au respect des règles du secret statistique. Dans le cas des données de caisse, le cadre législatif de la loi pour une république numérique a permis de faire aboutir la contractualisation de la transmission des données.

21Ce frein explique de même l’accès jusqu’ici limité aux données des cartes bancaires ou aux données de téléphonie mobile, jusqu’à ces derniers mois : là, la crise a clairement été l’occasion d’avancées significatives. Les données de cartes bancaires ont permis de mesurer plus finement les évolutions de la consommation globale, la limite des données de caisse étant qu’elles n’étaient représentatives que des achats auprès des grandes enseignes avec lesquelles l’Insee avait conventionné. Les données de téléphonie mobile ont permis d’estimer les mouvements de population lors de la phase d’entrée en confinement. Le contexte très particulier de la crise a permis de conduire ces travaux dans le cadre d’accords de transmission de gré à gré pouvant préfigurer des conventions de transmission plus pérennes : il s’agit d’un dispositif dont l’essentiel reste maintenant à construire. Les mêmes perspectives sont à explorer pour d’autres catégories de données à haute fréquence qui ont été également mobilisées durant la période telles que les données de fret ferroviaire ou les consommations d’électricité qui donnent à la fois une information en dur sur l’activité de ces secteurs et des informations indirectes sur l’activité de l’ensemble de l’économie, vu leur dépendance à l’activité des autres secteurs.

22En bref, il n’y a pas de concurrence mais une complémentarité entre les sources statistiques traditionnelles et les nouvelles sources de données mobilisées depuis le début de la crise sanitaire, les secondes ne ringardisent pas les premières. Mais cette complémentarité des différents outils n’était pas acquise d’entrée de jeu, en tirer parti découle d’un processus progressif de preuve par l’exemple et de mise en confiance des détenteurs de ces données. De ce point de vue, cette crise très inédite aura effectivement constitué un contexte propice aux avancées.

3 – De nouvelles mises en cause de la comptabilité nationale ?

23Passons de la question du comment a-t-on mesuré à celle de savoir si ce qu’on a cherché à mesurer est bien ce que le contexte demandait de mesurer. Sur cette question de l’opportunité, lors de la première sortie des chiffres, la question s’est posée du ton à adopter. Il faut se remettre dans le contexte de sidération de la fin mars. L’urgence était à la gestion du choc sanitaire (Tavernier, 2020a). L’Insee contribuait certes aussi à éclairer cette gestion, par la mise en place de son dispositif de suivi hebdomadaire des décès. Mais n’allait-il pas être jugé inconvenant de se précipiter en même temps sur la mesure des conséquences économiques de cette crise sanitaire et leur traduction en points de PIB ? On sait à quel point cet indicateur-là est sur la sellette pour une partie importante de l’opinion et on commençait à voir monter le discours selon lequel la crise allait offrir de nouveaux exemples de son inadéquation. Une insistance trop marquée sur la mesure de l’activité économique aurait pu paraître déplacée.

24Les chiffres sont sortis néanmoins, et ils se sont finalement bien installés dans le débat public, avec moins de contestation qu’on ne pouvait le craindre. La raison vraisemblable est que, pour le coup, on est dans un cas de figure où la mission du PIB est la moins susceptible d’être mal comprise. Derrière son chiffre, il y a les revenus de la population, les risques de tomber au chômage ou de ne pas trouver d’emploi, les baisses de chiffres d’affaires et les risques de défaillance d’entreprises, les conséquences de tout cela pour les finances publiques. C’est justement pour mesurer ou anticiper ce type de phénomènes que les principaux concepts de la comptabilité nationale ont été forgés dans les décennies qui ont suivi la grande crise des années 1930. On peut donc dire que la comptabilité nationale s’est ici retrouvée pleinement dans son rôle, celui pour lequel elle a été conçue au départ. Si ce que dit le PIB a échappé pour cette fois à bon nombre de ses critiques habituelles, c’est parce que tout le monde pouvait voir que, même transitoire, une baisse d’une telle ampleur allait forcément avoir une traduction dans les revenus et /ou ce qu’ils permettront d’acheter, selon ce qu’allait être l’évolution relative des grandeurs nominales et des prix.

25Face aux critiques récurrentes du PIB, on peut ajouter que la crise sanitaire a offert un contre-exemple clair à la plus fondamentale d’entre elles, le reproche de constituer le seul critère d’orientation des politiques publiques, qui seraient toutes entières et indûment tendues vers sa seule maximisation. Les mois écoulés ont démontré que tel n’est pas le cas. On a su sacrifier des quantités considérables de ce PIB dans des circonstances extrêmes, ce qu’on a fait à juste titre. Les plus sceptiques y objecteront peut-être que ceci n’aura été que l’exception confirmant la règle. Oui et non répondra-t-on. Oui en un sens, car il est vrai qu’on tergiverse bien davantage à sacrifier des points de PIB en réponse à d’autres besoins, et notamment l’urgence climatique. En même temps, sont-ce les comptables nationaux qui sont responsables du fait que la population souhaite continuer à prendre sa voiture et, pour celle qui en a les moyens, continuer à voyager loin en avion ? Et sont-ce les comptables nationaux qui sont responsables de comportements alimentaires qui sont eux aussi de gros contributeurs indirects aux émissions de gaz à effet de serre ? Évidemment non. Et il existe d’autres domaines dans lesquels les politiques économiques savaient déjà regarder ailleurs que dans la direction du PIB, ou tout du moins au-delà de son noyau dur que constitue l’activité marchande. Plus exactement, c’est pour éviter à un PIB trop réducteur de focaliser les décideurs sur cette seule dimension marchande que ce PIB « marchand » est élargi à la mesure de la production non marchande du secteur public, de sorte qu’un décideur qui ferait quand même le choix de maximiser le PIB ne le fasse pas au détriment de la fourniture de services que le marché n’est pas ou pas bien capable de rendre, notamment l’éducation et la santé pour tous.

26Paradoxalement, la crise est ainsi venue fournir un lot d’arguments pour le courant de défense du PIB ou de la comptabilité nationale en général (Wyplosz, 2019 ; Meunier, 2020), car imagine-t-on en une telle période se passer d’un outil de suivi des revenus des grandes catégories d’acteurs de l’économie ? Mais cette défense du PIB ne doit pas non plus être naïve et faire l’impasse sur d’importantes zones de flou concernant ce qu’il mesure exactement, dont la crise a offert de nouveaux exemples. -35 % était le chiffre de la baisse instantanée d’activité proposée dans le premier point bimensuel du 26 mars, révisée depuis à environ -30 %, mais -35 % ou -30 % de quoi exactement ? La question mérite qu’on s’y attarde un peu.

3.1 – Préciser ce qu’on cherche à mesurer

27Dès la sortie de ce chiffre, un certain nombre d’observateurs se sont de fait posés la question de comment la lire : le champ qu’elle recouvrait, le risque d’incohérences de la mesure sur les différents secteurs de ce champ. La baisse n’était-elle pas encore plus forte que cela sur le sous-champ du marchand ? Elle l’était en effet, de plutôt 50 % sur un champ qui excluait non seulement les services publics mais aussi le poste assez conventionnel des loyers imputés, ceux que les propriétaires occupants sont considérés comme se versant à eux-mêmes, comptés dans le PIB pour éviter qu’il ne conclue à des niveaux de vie plus faibles dans les pays à plus forts taux de propriétaire.

28Deux mots pour commencer sur ce dernier poste, dont l’impact stabilisateur pouvait être interrogé. Sa présence dans le PIB veut en effet dire que, même si absolument tout était à l’arrêt, la comptabilité nationale continuerait d’enregistrer environ 8 % de « production » s’autogénérant automatiquement. Ce paradoxe est un exemple des problèmes auxquels conduit le fait de demander à un indicateur unique de répondre à différents objectifs. On a besoin d’un PIB augmenté des loyers imputés si on veut comparer des niveaux de vie entre pays à pourcentages différents de propriétaires. Mais cela va bien moins de soi si la cible est la mesure de l’activité productive stricto sensu et de ses effets sur l’emploi. On notera qu’une telle remarque vaut pour l’ensemble des loyers, car exclure les loyers imputés et conserver les loyers effectifs aurait faussé la comparaison du choc entre pays : l’activité mesurée dans les pays de locataires aurait conservé un élément d’inertie qu’on aurait fait disparaître de celle des pays de propriétaires.

29Laissons néanmoins ce sujet de côté et concentrons-nous sur l’activité du secteur public. Comment mesure-t-on sa contribution au PIB ? Dans le secteur marchand, ce sont les prix de marché qui sont l’étalon des contributions au PIB, avec l’argument que, au moins à la marge, ils reflètent les utilités relatives des différents biens ou services pour le consommateur final (Lequiller et Blades, 2014). Après correction adéquate de l’inflation, les flux monétaires de transaction sont ainsi considérés comme un bon proxy de ce qu’on appelle le volume total de la production, tous biens et services confondus. Dans le secteur public, il n’y a pas cette possibilité du recours aux prix de marché. La solution de remplacement est de s’appuyer sur les coûts de production, notamment les salaires.

30On voit aussitôt les interrogations qui ont pu en découler pour le chiffrage de l’activité sous confinement. Dans le secteur privé, le recul des transactions donne bien une mesure du recul de l’activité. Du moins est-ce ainsi qu’elle sera mesurée de manière définitive une fois connus les comptes des entreprises. Dans le secteur public, l’essentiel des coûts sont des coûts salariaux. Ils ne sont pas affectés par le recul de l’activité car c’est en continuant à leur verser des salaires que l’État a directement assuré ses salariés contre le choc macroéconomique, tandis que cette assurance est passée dans le privé par le chômage ou l’activité partielle. L’une comme l’autre de ces deux formes d’assurance seront financées in fine par le déficit public mais, dans le cas du secteur public, ce maintien de la rémunération pourrait apparaître à tort comme synonyme de constance de la production.

31Comment échappe-t-on à une telle anomalie ? En réalité, le principe de mesurer l’activité du secteur public par les coûts de production ne vaut que pour l’activité en valeur. Pour le passage aux volumes, les comptes nationaux ont la possibilité de mobiliser d’autres informations. Il y a deux cas de figure. Il y a des sous-secteurs pour lesquels on dispose d’indicateurs directs, tels que le comptage des actes pour les soins de santé ou le nombre d’élèves pour l’éducation, et les autres secteurs pour lesquels on retient l’hypothèse conventionnelle d’une production en volume proportionnelle aux intrants qui permettent de l’assurer, en premier lieu les effectifs occupés ou plus exactement à leur temps de travail. C’est grâce à cela qu’on évite la situation embarrassante où les comptes mesureraient par construction une activité constante dans le public pendant qu’elle serait en chute libre dans le privé.

32On voit néanmoins les problèmes de détail que peut poser l’application de ces règles.

33Pour la santé, la comptabilité du nombre d’actes jouera à peu près son rôle, elle enregistrera à la fois les actes supplémentaires qu’a engendrés l’épidémie, mais aussi en négatif les autres actes qui, en sens inverse, auront dû être reportés ou annulés. Le solde des deux aura un sens concret. En même temps, qu’est-ce exactement que comparer des volumes d’actes dans un contexte normal et celui d’une telle crise ? On touche ici aux les limites des indicateurs de volume ou de service rendu. Il y existe certes des possibilités de réponse, par exemple la mesure des années de vie sauvées ajustées de leur qualité, mais évidemment trop complexes ou trop abstraites pour être mises en œuvre dans la pratique régulière des comptes.

34Pour ce qui est du reste du secteur public hors éducation, les télétravailleurs et travailleurs sur site auront été réputés avoir eu la même productivité qu’en temps normal. Seuls les agents en autorisation spéciale d’absence auront contribué à la baisse de l’activité. Ceci ne sera bien sûr qu’une approximation de ce qu’aura été la vraie chute d’activité, on ne sait pas dire comment la productivité du télétravail se compare à celle du travail sur site, mais il est difficile de faire mieux.

35C’est dans le cas de l’éducation qu’on va déboucher sur le résultat qui peut interroger le plus. Ce qui a existé pendant le confinement et à perduré jusqu’à la fin de l’année scolaire est une situation dans laquelle des enseignants télétravailleurs ont co-assuré à distance la formation des élèves avec le concours de parents d’élèves assurant à domicile le suivi des devoirs et des leçons. Dans les comptes, en l’état, ces situations de télétravail sont considérées comme ayant représenté le même volume d’enseignement que si le service avait été rendu en salle de classe. Or on se doute que tel n’a pas été le cas, non seulement en moyenne mais sans doute plus encore en dispersion, car l’école « à la maison » a certainement eu une efficacité très variable selon le milieu social.

36Mais il y a aussi le fait que, si cette convention devait être confirmée dans la version finale des comptes et si telle devait en être la lecture, on contreviendrait sans le reconnaitre à un des principes de base de la comptabilité nationale, le fait de ne pas compter dans le PIB les services auto-produits par les ménages – services de logement exceptés. Il est bien connu que préparer soi-même un repas ne fait pas partie du PIB, pas davantage que ne l’est, en temps ordinaire, le fait de devoir encadrer à la maison les devoirs des enfants. Or, dans le cas présent, faire comme s’il y avait eu continuité totale de la production d’enseignement viendrait déroger à ce principe, puisque revenant à inclure implicitement dans le PIB non marchand ce surcroît de production domestique grâce auquel le service global est réputé avoir été maintenu. À l’opposé, et pour repasser au cas du marchand, le fait que du temps domestique ait été substitué à du travail de restaurateurs pour la préparation de nombreux repas restera bien compté comme baisse de production, même si, au total, on s’est nourri de manière à peu près équivalente.

37Cette incohérence peut paraître secondaire, mais elle offre une nouvelle illustration des paradoxes que peut générer cette notion formelle de « frontière de la production », celle qui distingue la production donnant lieu à rémunération monétaire et les autres formes de production. Cette notion de frontière de la production est à la base du calcul du PIB et elle a été l’objet de pas mal de débats ces dernières années, suscités par la multiplication des services numériques gratuits, donc eux-aussi réputés « non-produits » au sens de cette frontière (Coyle, 2017 ; Blanchet et al., 2018). La crise donne de nouvelles illustrations du caractère parfois arbitraire de cette frontière, un sujet sur lequel il n’est pas facile d’être pleinement à l’aise bien qu’il soit incontournable.

38D’autant que les problèmes de mesure se posent tout autant à l’intérieur de cette frontière monétaire de la production, y compris dans son noyau dur marchand. Car que veut dire en effet de comparer l’agrégat « production » entre des temps normaux où on peut y comptabiliser des repas au restaurant ou des voyages en avion, et une période où toute l’attention s’est portée sur les biens de première nécessité et la production de soins de santé, de respirateurs et de masques, en notant du reste qu’une partie de ces derniers ont d’ailleurs été eux aussi produits à domicile, avec les moyens du bord et les conseils de fabrication fournis gratuitement sur le web, donc également non répertoriés dans le PIB ?

39Ce genre de situation nous rappelle que ce n’est pas dans la construction d’un agrégat réputé mesurer le volume total de « la » production que les comptables nationaux peuvent se dire à leur meilleur. Mais personne d’autre ne peut prétendre être à l’aise sur un tel sujet, car il ne peut pas y avoir de définition indiscutable d’une telle notion de volume de la production. Construire un agrégat de la production, c’est vouloir additionner des nombres de repas au restaurant, des nombres de voitures sortant des chaînes de montage et des nombres d’actes médicaux assurés à l’hôpital ou en ville, ou a minima trouver une façon d’agréger leurs taux de croissance, deux questions qu’on sait insolubles par nature. On sait dénombrer séparément les voitures et les actes médicaux, et il est important de le faire. Mais il y a déjà beaucoup de conventions dans le fait d’additionner entre elles des voitures de différents modèles et d’additionner entre eux des actes médicaux de différentes natures. On en a encore plus et on voit même ce qu’il y a d’incongru à ensuite additionner ces deux catégories de production, tant elles sont irréductibles l’une à l’autre.

40Ce que savent bien synthétiser les comptes est donc autre chose, ce sont les revenus générés par ces activités ou les coûts qu’elles occasionnent, c’est là qu’ils sont le moins contestables car s’appuyant directement sur une observation aussi exhaustive que possible. Mieux vaut mettre l’accent sur le fait que c’est cela qu’on mesure bien, et ce sera ici d’autant plus pertinent que c’est bien cela qui, au final, va le plus intéresser le décideur et le citoyen en sortie de crise. Ce n’est pas de savoir combien de coupes de cheveux ou de plats du jour n’auront pas été « produits » de mi-mars à mi-mai qui sera le vrai sujet de mesure, encore moins de bien additionner ce qu’ont été ces deux manques-à-produire. La vraie question pour les coiffeurs ou les restaurateurs sera celle des revenus qui leur ont ainsi échappé. On en revient à l’explication avancée plus haut pour expliquer que les chiffres de recul d’activité aient finalement été reçus comme plutôt pertinents. S’ils l’ont été, c’est pour ce qu’ils nous disent ou nous annoncent sur le choc qu’auront connu ces revenus, ceux des entreprises comme ceux des ménages, et sur la réponse de l’État et des administrations publiques, en moindres recettes ou en surcroît de dépenses, pour compenser ces chutes. C’est ce que les comptables nationaux qualifient de comptes d’agents.

41C’est d’ailleurs assez rapidement que l’OFCE a élargi la focale de l’évaluation de la perte d’activité à de premières prévisions de ces comptes d’agents (OFCE, département analyse et prévisions, 2020). L’Insee a été plus prudent, non pas parce qu’il avait considéré que ce n’était pas digne d’attention mais parce que son positionnement ne lui permet de se hasarder qu’à pas comptés sur le terrain de la prévision. L’Insee n’a abordé la question des comptes d’agents que lors de la production des résultats détaillés du premier trimestre, donc fin mai, sur un trimestre marqué par seulement quinze jours de confinement, puis dans son Point de conjoncture du 17 juin, avant d’y revenir pleinement fin août, à l’occasion de la publication des comptes trimestriels détaillés du deuxième trimestre. Ce positionnement a sa raison. Le cœur de métier de l’Insee est la mesure du présent ou du passé récent. Ses prévisions conjoncturelles se veulent très adhérentes à la production de ces comptes, il ne se hasarde sur de la prévision à six mois que lorsqu’il a le sentiment de disposer de suffisamment d’indices pour des prévisions suffisamment fiables, alors que l’OFCE et d’autres organismes peuvent se sentir plus libres de produire en routine des projections allant jusqu’à deux ou trois années, au risque de les voir non confirmées.

3.2 – Que faire dire aux indices de prix ?

42Bien évidemment, insister sur cette dimension des flux monétaires et des revenus plus que sur l’objectif de chiffrage d’une production agrégée ne veut pas dire qu’on puisse se contenter de chiffrages nominaux en valeur. Ce qui compte est ensuite le pouvoir d’achat de ces revenus nominaux. C’est par ce biais que revient la question des volumes. Elle impose un détour par la mesure des prix, qui a elle aussi été chahutée en temps de crise. Elle l’a été à deux titres. D’abord le problème de collecte dont on a déjà fait état : certains prix n’ont plus été observables ou observés, soit parce qu’il s’est agi de biens ou de services qui ont temporairement cessé d’être fournis par le marché, soit parce que, comme on l’a déjà indiqué, même s’ils restaient fournis, le confinement empêchait les enquêteurs-prix d’aller les collecter sur les lieux de vente. Et ensuite un problème plus conceptuel de construction de l’indice : quel poids donner à ces biens dont la consommation a fortement chuté au temps du confinement ou est devenu totalement nulle ?

43Les institutions qui sont en charge de la coordination statistique internationale ont répondu à ces interrogations par des directives précises : (a) collecter tout ce qui peut l’être, en recourant quand on le pouvait à d’autres canaux que le recueil sur place ; (b) lorsque des prix n’étaient pas du tout observables, supposer qu’ils auraient évolué comme ceux des biens les plus comparables ; et (c) conserver les pondérations habituelles. Ce dernier point est celui qui peut le plus surprendre, mais il ne fait qu’étendre une règle usuelle de stabilité infra-annuelle des poids des différents types de biens. En temps ordinaire les poids sont fixés à l’année sur la base des consommations annuelles moyennes, on ne prend pas en compte le fait que, en cours d’année, il y a des biens saisonniers dont la consommation fluctue fortement d’un mois sur l’autre, ceci bruiterait inutilement le comportement de l’indice. Bien évidemment, on ne calcule pas non plus un indice de prix spécifique pour les dimanches au prétexte que beaucoup de magasins sont fermés ce jour-là et que les biens qu’ils vendent y sont donc temporairement inaccessibles, un tel calcul serait totalement dénué d’intérêt.

44On voit la nécessité de telles directives aux instituts de statistique nationaux : il fallait garantir qu’ils allaient mesurer à peu près la même chose, pour éviter qu’on s’interroge à tort sur des divergences entre pays qui n’auraient été que de purs artefacts, c’est en soi très important. Ce qui est moins clair est de bien caractériser cette chose que tous les pays auront essayé de mesurer dans les mêmes termes. Car que penser en effet d’un indice qui aura répercuté comme si de rien n’était la baisse du prix du pétrole enregistrée sur la période selon le poids que la consommation d’essence a en temps ordinaire, alors même qu’une part de cette consommation était devenue temporairement impossible ou inutile.

45Pour parer à cette critique, il y a la voie du calcul d’indices complémentaires, comme l’a fait l’Insee, en proposant de mesurer l’évolution passée et présente du prix du sous-panier de biens qui ont continué à être consommés pendant le confinement (Insee, 2020b). On constate qu’il a évolué certes plus rapidement que le panier habituel, mais pas non plus dans une proportion considérable. C’est effectivement une information importante. Il n’y a pas eu d’explosion de l’inflation sur les biens sur lesquels la consommation a été contrainte de se replier.

46Ce qui reste moins clair va être de savoir quel indice il conviendra de retenir pour le calcul de ce qu’a été le pouvoir d’achat du revenu de mi-mars à mi-mai. Mais c’est cette fois-ci pour une raison de fond qui dépasse largement le problème de la seule mesure des prix stricto sensu. Mesurer le pouvoir d’achat en temps ordinaire c’est calculer comment se dégradent les possibilités d’achat de biens d’un revenu nominal donné sous le seul effet des variations de prix. Quel sens donner à ce concept lorsque les contraintes ne sont pas que de prix ? La question est parfois soulevée de savoir ce que veut dire « pouvoir d’achat » quand il y a des « obligations d’achat » (Jany-Catrice, 2019) et l’Insee y répond en partie avec les notions de revenu arbitrable et de dépenses pré-engagées. Mais que veut dire symétriquement « pouvoir d’achat » quand il y a des « impossibilités » d’achat ?

47Une solution théorique à ce problème serait d’essayer de traduire ces impossibilités d’achat dans le langage des prix, en faisant appel à la notion de prix dit « de réserve ». Ce qu’on appelle prix de réserve est le prix au-dessus duquel la consommation d’un bien s’annule spontanément, les consommateurs préférant s’en passer plutôt que d’y consacrer des sommes rédhibitoires. Une bonne mesure des prix qui déboucherait sur la bonne mesure de niveau de vie serait ainsi de faire comme si les prix des biens « interdits » étaient temporairement repassés au-dessus de leurs prix de réserve (Diewert et Fox, 2020). Séduisante, la solution apparaît cependant très formelle et difficile à mettre en œuvre en pratique.

48Ce qui nous tirera mieux d’affaire en matière de mesure du niveau de vie sera plutôt le caractère temporaire de l’épisode du confinement. On aura certes vécu quelques semaines comme si les prix de ces biens les avaient rendus temporairement inabordables. Mais il s’agit en bonne partie de biens dont l’achat était reportable dans le temps, les sommes qui y auraient été consacrées en temps normal ont donc été épargnées. La vraie question va être celle de la capacité d’achat de cette épargne en sortie de crise, pour des biens qui seront de nouveau disponibles avec des prix qui seront à nouveau mesurables et qui intégreront éventuellement des surcoûts durables induits par la crise que les indices de prix et la comptabilité nationale devront tenter de cerner au mieux. Si des mesures de protection sanitaire doivent être maintenues plus longtemps et font croître les coûts de production d’une façon qui est in fine répercutée au consommateur, on identifiera bien une baisse de pouvoir d’achat. Si la prise de conscience des risques que fait peser la fragmentation mondiale des chaînes de valeur conduit à rapatrier certaines productions au prix d’un renchérissement de ces productions, on aura aussi une répercussion sur les prix au consommateur que les comptes viendront retracer. Quels que soient les arguments qui justifieront ces politiques, la comptabilité nationale sera dans son rôle si elle fait ressortir qu’elles ont un coût. Ce faisant, elle sera du reste en phase avec le ressenti de la population qui constatera elle aussi que, toutes choses égales par ailleurs, davantage de revenu est nécessaire pour atteindre le même niveau de consommation finale.

4 – De nouveaux défis pour la comparabilité internationale des chiffres

49Aussi bien pour la période encore en cours que pour la sortie de crise qui sera peut-être longue, va enfin venir le temps de l’analyse, des arbitrages, de l’observation de ce qui réussit plus ou moins bien en France et dans les autres pays. Les comparaisons entre pays vont être de plus en plus sur le devant de la scène. Et nous sommes ici face à un défi encore plus redoutable que tous les précédents.

50Car dans beaucoup de domaines, la comparabilité des statistiques n’est pas acquise, et un seul institut national, fût-il animé des meilleures intentions, ne peut rendre parfaitement compte des possibilités et des limites des comparaisons internationales. La coordination statistique internationale intervient certes pour harmoniser au mieux les façons de mesurer, et on a donné l’exemple de la recommandation d’Eurostat sur les prix, mais ceci ne suffit pas à soi tout seul à garantir la comparabilité des chiffres, car une directive donnée peut être appliquée de manière très variable d’un pays à l’autre. Ce qui est déjà vrai en temps ordinaire l’a été plus encore dans un contexte de crise où chaque pays a dû faire avec ses moyens du bord.

51La publication des premières estimations des comptes nationaux pour le premier trimestre à la fin avril avait ainsi mis en lumière certains résultats contre-intuitifs, comme une moindre chute du PIB en Italie (-4,7 %) qu’en France (-5,8 %) malgré l’apparition plus précoce de foyers épidémiques en Italie et une période plus longue de confinement au cours de ce premier trimestre. Cet écart rendait-il compte d’une différence effective d’évolution de l’activité ou pouvait-il tenir à des différences de méthodes dans l’élaboration de ces comptes trimestriels ?

52Comme on l’a indiqué, lorsqu’on produit une estimation du premier trimestre à la fin avril, le problème est qu’on ne dispose que de très peu d’informations quantitatives sur le dernier mois du trimestre. Ce qui n’est pas rédhibitoire en temps normal pose un sérieux problème lorsque ce dernier mois subit un choc majeur comme cela a été le cas pour mars dans toutes les économies européennes. Dès lors, les comptables nationaux de chaque pays ont dû innover, court-circuiter les extrapolations habituelles, exploiter des sources alternatives, prêter attention aux travaux des conjoncturistes. À l’Insee, ils avaient jugé que les exercices conjoncturels bimensuels déjà mentionnés étaient suffisamment robustes pour pouvoir être exploités, ils ont pu bénéficier de l’information apportée par les transactions par cartes bancaires ; ils l’ont d’ailleurs expliqué en toute transparence dans la note méthodologique qui a accompagné la publication des comptes le 30 avril.

53Les deuxièmes estimations du premier trimestre ont, de fait, commencé à rectifier ces écarts peu intuitifs entre pays, mais ce n’est que progressivement qu’on parviendra à totalement stabiliser l’image. Il est par ailleurs possible que les différences de mesures adoptées sur le marché du travail, ou les différences dans la sévérité du confinement, conduisent aussi à des perturbations dans la comparaison entre pays des indicateurs estimés par l’enquête Emploi, dont le taux de chômage. Il est possible que des choix différents en matière d’imputation des prix dans les secteurs du commerce et des services fermés puissent aussi affecter les écarts d’inflation.

54Il faudra donc, à l’avenir, que les statisticiens publics des différents pays sachent répondre à cette attente croissante de comparabilité. Il faudra aussi que tous les observateurs prennent conscience de cette difficulté et adoptent un maximum de discernement et de prudence lorsqu’il s’agira de commenter des écarts entre pays.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : comptes nationaux, diagnostic conjoncturel, crise sanitaire

Date de mise en ligne : 14/12/2020.

https://doi.org/10.3917/reof.166.0023

Notes

  • [*]
    Cet article reprend et complète les textes de deux notes publiées sur le blog de l’Insee en avril et juillet 2020.
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