Notes
-
[1]
Cette analyse n’engage que ses auteurs et ne correspond pas nécessairement à l’opinion des institutions qui les emploient.
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[2]
L’expression « stagnation séculaire » (secular stagnation) a été utilisée la première fois par Hansen (1939) pour qualifier les risques qu’il percevait alors d’une faible croissance des États-Unis du fait d’une insuffisance de la demande par rapport à l’offre potentielle. Elle a été récemment reprise par Summers (2014, 2015) pour caractériser ce même risque de croissance faible du fait d’une insuffisance de la demande sur la période actuelle. Cette insuffisance de la demande serait liée à l’impossibilité de la dynamiser, pour les banques centrales, en raison d’une inflation trop faible qui bride l’action de la politique monétaire (situation dite de Zero Lower Bound) et pour les États par la situation déjà dégradée des finances publiques qui limite les marges de manœuvre budgétaires. L’expression « secular stagnation » a connu un très rapide succès et est désormais utilisée dans les approches évoquant une croissance pouvant être durablement ralentie en raison de l’insuffisance tant de la demande que de l’offre.
-
[3]
Cette décomposition comptable repose sur des hypothèses simplificatrices usuelles, comme celle d’une fonction de production de Cobb-Douglas à rendements constants dans laquelle l’élasticité du PIB par rapport au capital est calibrée à 0,3 sur toute la période et pour tous les ensembles économiques ici considérés. Pour plus de détails, cf. Bergeaud, Cette et Lecat (2017).
-
[4]
Voir par exemple sur ce point Byrne, Oliner et Sichel (2013) ou Byrne et Corrado (2016).
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[5]
Les sources et méthodes utilisées pour ce travail sont disponibles sur le site du projet Long Term Productivity : www.longtermproductivity.com
-
[6]
Du fait des difficultés statistiques particulières à l’évaluation du stock de capital des pays émergents, l’indicateur ici présenté est la productivité horaire du travail et non la PGF. Nos évaluations de la PGF pour ces pays aboutissent cependant à des enseignements qualitativement identiques (cf. www.longtermproductivity.com).
-
[7]
« You can see the computer age everywhere, but in the productivity statistics » écrivait ainsi Robert Solow dans un article intitulé “We’d better watch out” publié par le New York Times Book Review du 12 juillet 1987.
-
[8]
La liste des pays est celle de Bergeaud, Cette et Lecat (2016b) : Allemagne, Australie, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Italie, Japon, Norvège, Pays Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède et Suisse.
1La faible croissance du PIB et de la productivité observée depuis le début du XXIe siècle dans tous les principaux ensembles du monde développé pourrait être durable selon des économistes comme Robert Gordon par exemple (voir Gordon, 2012, 2013, 2014, 2015). Le ralentissement de la productivité serait lié, selon lui, à un affaiblissement des gains de performances productives induits par les innovations. Ces dernières seraient ainsi devenues moins porteuses de croissance que les innovations associées aux précédentes révolutions technologiques qui ont profondément bouleversé les modes de production et de consommation. Pour cette raison, aux risques d’une stagnation séculaire venant d’une insuffisance de la demande et analysés entre autres par Summers (2014, 2015) ou Eichengreen (2015) [2] s’ajouteraient ceux induits par une faible progression de l’offre potentielle du fait d’une productivité atone.
2À l’opposé de cette vision pessimiste des évolutions envisageables de la productivité dans le futur répondent les travaux de nombreux économistes et historiens comme Mokyr, Vickers et Ziebarth (2015), Brynjolfsson et McAfee (2014), van Ark (2016) ou Branstetter et Sichel (2017). Pour ces derniers, le ralentissement actuel ne serait qu’une pause transitoire avant une accélération liée à l’économie numérique et dont l’ampleur pourrait être très forte, car elle concernerait tous les domaines de l’activité économique.
3Le présent article revient sur ce débat, en caractérisant empiriquement sur le long terme le ralentissement du PIB et de la productivité dans les pays avancés (section 1), en abordant la situation de quelques pays émergents (section 2), puis en discutant différentes explications de ces évolutions longues (section 3). L’article terminera en évoquant les perspectives pour le futur (section 4) avant de conclure par quelques remarques.
1 – Le ralentissement de la productivité est à l’origine de la baisse de la croissance
4Le graphique 1 propose une décomposition comptable de la croissance annuelle moyenne du volume du PIB sur l’ensemble de la période 1890-2016 dans les principales économies développées [3]. Cinq composantes sont distinguées : la population, le taux d’emploi (ici le rapport de l’emploi total sur la population), la durée du travail, la productivité globale des facteurs (PGF par la suite) et l’intensité capitalistique. La somme des deux composantes PGF et intensité capitalistique correspond à la contribution de la productivité du travail.
Décomposition comptable de la croissance annuelle moyenne du PIB de 1890 à 2016
Décomposition comptable de la croissance annuelle moyenne du PIB de 1890 à 2016
Lecture : En moyenne, de 1890 à 1913, le PIB des États-Unis a cru de 3,6 % par an. Les contributions à cette croissance sont de 1,0 pp pour la PGF, 0,5 pp pour l’intensité capitalistique, 1,8 pp pour la population, 0,4 pp pour le taux d’emploi et -0,1 pp pour la durée du travail.5Sur l’ensemble de la période, et dans toutes les zones présentées, la contribution la plus forte à la croissance du PIB et à ses variations est apportée par la productivité horaire du travail. Et, au sein de la contribution de la productivité horaire du travail, celle de la PGF apparaît partout nettement plus importante que celle de l’intensité capitalistique. Rappelons cependant que la décomposition de la contribution de la productivité du travail entre celles de la PGF et de l’intensité capitalistique souffre d’inévitables fragilités statistiques. En particulier : i) la pondération des deux principaux facteurs capital et travail, nécessaire au calcul de la PGF, appelle des hypothèses fortes, par exemple celle d’une stabilité dans le temps et dans l’espace ; ii) le partage volume-prix de l’investissement, et donc du capital, repose sur des indices de prix de l’investissement qui peinent à bien prendre en compte les gains de performances et de qualité de ces derniers, et ceci est particulièrement vrai dans le cas des technologies de l’information et de la communication (TIC par la suite) [4] ; iii) la construction du stock de capital à partir de données d’investissement nécessite des hypothèses de taux de mortalité des différentes composantes de l’investissement, et ces hypothèses et leurs évolutions dans le temps sont basées sur des informations lacunaires.
6Autre enseignement du graphique 1, la croissance de la PGF et de la productivité du travail n’a pas été constante sur la longue période ici considérée. De nombreux travaux ont mis en évidence son évolution par vagues de grande ampleur et ont montré d’une part que les positions de leadership entre pays peuvent varier au cours du temps et d’autre part que les processus de rattrapage du pays leader par les autres pays n’aboutissent pas nécessairement (voir par exemple Crafts et O’Rourke, 2013, ou Bergeaud, Cette et Lecat, 2016a) et qu’ils résultent de nombreuses interactions entre les innovations, l’éducation et les institutions économiques et politiques (voir en particulier Aghion et Howitt, 1998, 2009).
7Aux États-Unis, les contributions de la PGF et de la productivité du travail à la croissance du PIB connaissent les trois principaux faits stylisés suivants :
- Durant la presque totalité du XXe siècle, on observe une très forte vague de la contribution de la productivité à la croissance, nommée « The one big wave » par Gordon (1999). Cette vague correspond à la seconde révolution industrielle qui est associée à de multiples innovations, les quatre principales étant pour Robert Gordon l’utilisation croissante de l’énergie électrique dans l’éclairage et la motorisation, celle du moteur à explosion interne dans l’industrie et le transport, le développement de la chimie et en particulier des activités pétrochimiques et pharmaceutiques, et les transformations des communications et des modes d’information avec la diffusion du téléphone, de la radiophonie, du cinéma, … Ces nouvelles technologies se sont traduites en gains de productivité grâce à une population de plus en plus éduquée.
- Durant la décennie 1995-2005 apparaît une augmentation de la contribution de la productivité à la croissance, correspondant à la troisième révolution industrielle associée à la diffusion des TIC. Cette troisième révolution industrielle a été commentée pour les États-Unis dans une abondante littérature, et par exemple par Jorgenson (2001) ou Jorgenson, Ho et Stiroh (2006, 2008).
- À l’exception de la décennie 1995-2005, la contribution de la productivité à la croissance baisse continûment depuis 1950, ce qui explique le ralentissement du PIB. De nombreux travaux montrent que le ralentissement observé en fin de période est antérieur à la Grande Récession (voir par exemple Byrne, Oliner et Sichel, 2013 ; Fernald, 2015 ; Bergeaud, Cette et Lecat, 2016a, 2017).
8Dans les autres zones économiques ici représentées, la vague de croissance de la productivité du travail correspondant à la seconde révolution industrielle est retardée de plusieurs décennies par rapport aux États-Unis (et de manière moins évidente pour le Royaume-Uni). Par ailleurs, la vague de croissance de la productivité associée à la troisième révolution industrielle n’apparaît pas (zone euro et Japon) ou très faiblement (Royaume-Uni). Dans ces trois ensembles économiques comme aux États-Unis, la contribution de la productivité baisse continûment, mais à partir du premier choc pétrolier, et non dès après la Seconde Guerre mondiale comme aux États-Unis, avec une très faible augmentation de cette contribution au Royaume-Uni durant la décennie 1995-2005.
9Les faits stylisés qui viennent d’être rappelés ont fait l’objet de commentaires (voir par exemple Crafts et O’Rourke, 2013 ; Bergeaud, Cette et Lecat, 2016a et 2017) et sont maintenant communément admis. Le point qu’il nous faut souligner pour la suite est ce niveau historiquement très bas atteint par la croissance de la productivité depuis le début du siècle.
2 – Des logiques de convergence diversifiées pour les pays émergents
10Les très faibles taux de croissance de la productivité sur la période récente dans les pays développés ne s’observent pas toujours dans les pays émergents. La dynamique de la productivité dans ces derniers est davantage commandée par une logique de convergence vers la frontière de productivité définie par les pays les plus développés. Et de nombreux facteurs institutionnels interviennent dans cette logique de convergence, parmi lesquels le niveau d’éducation de la population en âge de travailler et la qualité des institutions (pour une synthèse de cette littérature sur le sujet, voir Aghion et Howitt, 1998, 2009).
11Un travail en cours [5] a permis de reconstituer des séries de productivité comparables pour certains pays émergents, en particulier ceux d’Amérique du Sud, avec la même logique que ceux utilisée pour les zones développées évoquées dans la partie précédente. Le graphique 2 montre ainsi le niveau de productivité horaire du travail [6] de cinq pays (Argentine, Brésil, Chili, Corée du Sud et Mexique) relativement aux États-Unis, sur l’ensemble de la période 1890-2016. Il apparaît que la dynamique de convergence de la productivité horaire du travail vers le niveau des États-Unis est très contrastée selon les pays. On observe les grandes tendances suivantes concernant ce niveau relatif : i) une baisse presque continue durant toute la période pour l’Argentine ; ii) une relative stabilité au Brésil et au Mexique durant toute la période et en Corée du Sud avant la guerre du début de la décennie 1950 ; iii) un mouvement de convergence plus ou moins rapide au Chili depuis le début de la décennie 1980 et en Corée du Sud depuis le milieu de la décennie 1950. Ces écarts de trajectoire confirment que la convergence des niveaux de productivité n’est pas acquise et dépend de nombreux facteurs. En particulier, le cas de l’Argentine est intéressant car il s’agit d’un pays ayant eu une productivité comparable à celle des États-Unis au début de la période étudiée, et donc à ce titre l’un des pays très avancé. Mais l’Argentine n’a pas adapté ses institutions de manière à bénéficier d’une croissance tirée par l’innovation : en raison d’une forte croissance démographique, son épargne intérieure n’a pas été suffisante pour financer son développement dans le contexte de l’effondrement des marchés financiers internationaux pendant l’entre-deux guerres. Son niveau relatif aux pays développés a ainsi diminué continûment à partir de la Première Guerre mondiale (voir en particulier Taylor, 1992, sur le cas de l’Argentine et Acemoglu, Aghion et Zilibotti, 2006, pour une mise en évidence de l’importance d’institutions adaptées à l’innovation pour la croissance des pays frontières).
Niveau relatif de la productivité horaire du travail par rapport aux États-Unis
Niveau relatif de la productivité horaire du travail par rapport aux États-Unis
3 – Croissance de la productivité et taux d’intérêt réels : une relation circulaire ?
12Une remarque fréquente est que la croissance du PIB (et donc de la productivité) mesurerait mal, voire ignorerait de multiples dimensions de la croissance effective sur la période récente, de plus en plus portée par l’économie numérique et les nouvelles technologies. Différents travaux ont été consacrés à cette question sur les dernières années et leurs enseignements convergent pour montrer que l’ampleur de cette sous-estimation serait assez stable depuis plusieurs décennies, et qu’elle ne pourrait donc expliquer le ralentissement récent qui sera analysé plus loin (voir par exemple Byrne, Fernald et Reinsdorf, 2016 ; Syverson, 2016 ; Aghion et al., 2017 ou sur la France Bellégo et Mahieu, 2016). Par ailleurs, ce biais de mesure est un problème parmi de nombreux autres concernant la nature même du PIB qui exclut certaines dimensions dont l’ampleur a fortement évolué sur les dernières décennies, en particulier le travail domestique non marchand.
13Si la mesure du PIB ne semble pas être la seule cause du ralentissement observé, d’autres explications ont été avancées. Des analyses menées par l’OCDE sur des données d’entreprises semblent indiquer que le ralentissement généralisé de la productivité depuis le début des années 2000 ne serait pas observé sur les firmes les plus productives et s’expliquerait, au moins en partie, par une moindre diffusion des performances de ces firmes vers les autres (voir Andrews, Criscuolo et Gal, 2015). Cet affaiblissement de la diffusion serait lui-même lié à de multiples facteurs, certains associés à l’économie numérique : une plus grande difficulté à s’approprier certaines formes de capital intangible, des phénomènes de « winner-takes-all » dans de nombreuses activités, …. Mais cette explication descriptive ne dit rien de la cause de tels phénomènes et de la raison de son apparition simultanée dans toutes les économies développées qui connaissent des niveaux de productivité, d’adoption des technologies, d’éducation de la main-d’œuvre et des institutions très différents. En tout état de cause, ces phénomènes ne concernent que quelques secteurs, alors que le ralentissement constaté va au-delà des secteurs intensifs en TIC.
14Les travaux récents de Cette, Corde et Lecat (2017) menés sur un vaste échantillon d’entreprises françaises confirment que le ralentissement de la productivité durant la décennie 2000 ne viendrait pas d’un essoufflement à la frontière technologique. La croissance de la productivité des entreprises les plus productives ne connaît en effet pas de fléchissement apparent. Cette observation semble démentir, au moins pour la France, l’idée d’un épuisement des effets du progrès technique. Mais ces mêmes données indiquent également que la convergence des entreprises followers vers la frontière technologique n’aurait pas diminué sur la décennie 2000, ce qui va à l’encontre de l’idée d’un affaiblissement de la diffusion des innovations des entreprises les plus productives vers les autres. Dans le même temps, la dispersion des niveaux de productivité se serait accrue, ce qui pourrait témoigner d’une allocation moins efficiente des facteurs de production en faveur des entreprises les plus performantes. Ces difficultés peuvent être liées à la combinaison de chocs nécessitant des réallocations (mondialisation, émergence des technologies de l’information et de la communication, crise financière) et de rigidités rendant ces réallocations difficiles.
15Une explication de l’augmentation de la dispersion de la productivité pourrait venir d’une baisse tendancielle des taux d’intérêt réels jusqu’à des niveaux très bas, qui à la fois permet à des entreprises peu productives de survivre mais aussi rentabilise des projets d’investissement peu performants. Le graphique 3 montre qu’une telle baisse des taux d’intérêt réels est bien effective dans les principaux pays développés depuis le milieu de la décennie 1980.
Taux d’intérêt réels à long terme – Dette souveraine à 10 ans
Taux d’intérêt réels à long terme – Dette souveraine à 10 ans
16Ainsi, la baisse des taux d’intérêt réels depuis les années 1980 pourrait avoir ralenti la mortalité des entreprises les moins efficaces (baisse des « cleansing effects »), ce qui briderait l’allocation des facteurs de production vers les entreprises les plus productives, et aurait facilité le financement de projets peu performants, ces deux canaux contribuant conjointement à abaisser les gains de productivité. Plusieurs travaux semblent déjà donner une certaine consistance à cette explication (voir par exemple Reis, 2013, Gopinath et al., 2017, Gorton-Ordonez, 2015, ou Cette, Fernald, Mojon, 2016). Il est intéressant de noter que la plupart de ces travaux, et en particulier Reis (2013) et Gopinath et al. (2017), ont focalisé leur analyse sur des pays du sud de l’Europe (Espagne, Italie et Portugal en particulier) et sur une période récente. Par ailleurs, selon ces mêmes travaux et sur cette même période récente (depuis le début des années 2000), une telle relation entre accès au financement et productivité n’existerait pas dans d’autres pays comme la Norvège, l’Allemagne ou encore la France. D’un autre côté, l’affaiblissement des gains de productivité et donc de la croissance potentielle induirait lui-même une diminution des taux d’intérêt réels (pour une analyse empirique de cette relation et une synthèse de la littérature existante sur la question, des références récentes incluent Teulings et Baldwin, 2014, Bean, 2016, ou encore Marx, Mojon et Velde, 2017).
17De faibles taux entraîneraient ainsi une baisse de la productivité, qui a son tour engendrerait une baisse de taux, définissant une relation circulaire entre croissance de la PGF et taux d’intérêt réels. Seul un choc technologique permettrait de sortir de cet enchaînement circulaire à la baisse, mais le plein bénéfice de ce choc serait lui-même lié à la bonne adaptation des institutions. Tous les pays ne tireraient donc pas le même profit d’un tel choc technologique sur les gains de PGF. En revanche, compte tenu de la grande mobilité du capital, ils connaîtraient conjointement une hausse des taux d’intérêt réels induite par l’augmentation de la croissance potentielle dans les pays qui auront pu, grâce à des institutions adaptées, tirer le plein bénéfice du choc technologique. Les pays aux institutions insuffisamment adaptées seraient ainsi doublement pénalisés : ils connaîtraient des taux d’intérêt en hausse et ne bénéficieraient pas pleinement de l’accélération de la productivité que permettrait le choc technologique.
18Nous avons engagé l’estimation de modèles basés sur une telle relation circulaire, tant sur données macroéconomiques que sur données individuelles d’entreprises. Les résultats des estimations sur données macroéconomiques concernant 17 pays développés sur la période 1950-2016 sont donnés en annexe. Ces résultats apportent une première confirmation de l’existence de la relation circulaire entre croissance de la PGF et taux d’intérêt réel.
4 – Quelles perspectives sur le long terme ?
19Deux sources d’accélération dans le futur des gains de productivité sont généralement évoquées dans la littérature. Le premier est l’accélération des gains de performances des TIC et le second l’extension de l’utilisation des performances existantes des TIC dans de nombreux domaines d’activités économiques.
20Concernant la première source, différentes analyses récentes basées sur des études technologiques approfondies réalisées auprès de producteurs de semi-conducteurs signalent que des gains de performances d’une très grande ampleur pourraient se produire dans un avenir plus ou moins proche pour ces produits : d’abord, l’exploitation opérationnelle et généralisée de la puce 3D puis, dans un avenir plus éloigné, la maîtrise et l’exploitation des potentialités offertes par l’informatique quantique (sur ces aspects voir la synthèse de Cette, 2014 et 2015) ou l’intelligence artificielle (voir Aghion, Jones et Jones, 2017).
21Concernant la seconde source, de nombreuses analyses soulignent qu’il faut toujours un long délai pour qu’une révolution technologique trouve sa pleine mobilisation dans l’activité productive (voir par exemple, entre de nombreuses références, Brynjolfsson, McAfee, 2014 ; van Ark, 2016 ; Branstetter et Sichel, 2017). La célèbre phrase écrite en 1987 dans un article du New York Times [7] par Robert Solow, énonçant que « On peut voir les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité », retrouve une certaine actualité. Cette impatience traduit l’oubli d’un phénomène observé lors des précédents bouleversements technologiques : ces bouleversements ne se diffusent que progressivement et leur impact sur les performances productives n’intervient que plusieurs décennies après leur émergence. Paul David (1990) avait ainsi montré qu’entre l’invention d’une dynamo électrique opérationnelle en 1868 et son utilisation pleinement efficace dans les années 1920-1930, 50 à 60 ans se sont écoulés. L’utilisation généralisée des TIC dans les pays les plus développés a déjà eu des effets certains mais encore limités sur la productivité : le principal serait à venir. Toutes les activités économiques ou presque seraient concernées par les bouleversements induits par la révolution numérique. Les performances atteintes par les TIC permettent une mobilisation efficace et quasi-instantanée de bases de données gigantesques (le big data) et le développement rapide et généralisé de l’intelligence artificielle. En d’autres termes, et comme l’écrit Van Ark (2016), la pause actuelle dans les progrès de productivité induits par la troisième révolution industrielle caractériserait la transition entre la phase de création et d’installation des nouvelles technologies et la phase d’un véritable déploiement. Comme cela avait été le cas pour les précédentes révolutions technologiques, notamment l’électricité, cette phase de déploiement demanderait du temps car elle nécessite de profonds changements de nos institutions et de nos processus de production et de management, mais elle serait désormais proche.
22Il est encore très difficile d’anticiper avec précision les types de bouleversements que l’économie numérique pourrait induire dans l’activité productive et plus largement dans les modes de vie de chacun. Les analyses historiques de Mokyr, Vickers et Ziebarth. (2015) rappellent que de telles anticipations prospectives se trompent souvent très largement. Tout au plus est-il possible d’anticiper ces changements dans les quelques activités où ils sont très proches et donc déjà en partie connus. Un exemple à évoquer est bien sûr l’activité du transport : l’émergence du véhicule autonome va induire des gains de productivité de grande ampleur et impactera totalement la production de matériels de transports, dont les automobiles, non seulement sur le contenu technologique de ces matériels mais aussi sur les quantités produites, les mêmes besoins devenant assurés de façon plus performante par une bien moindre quantité de matériels. Dans d’autres domaines, comme les activités bancaires ou commerciales, des changements de grande ampleur s’amorcent déjà.
5 – Remarques conclusives
23Les causes de la baisse de la croissance et du ralentissement marqué de la productivité dans toutes les économies les plus avancées ne font pas l’objet d’un réel consensus parmi les économistes. Mais un grand nombre de travaux considèrent que ce ralentissement ne serait que temporaire et que la productivité pourrait, dans un délai cependant encore incertain, retrouver un grand dynamisme. Dans cette hypothèse, le scénario d’une stagnation séculaire demeurerait cependant toujours possible si les conditions d’une dynamisation de la demande n’étaient pas réunies. Dans la zone euro en particulier, ces conditions sont complexes à réunir car elles appellent une réelle coordination des politiques économiques d’États budgétairement souverains, dans une situation où l’insuffisance de la demande, caractérisée par exemple par un fort taux de chômage, est localisée dans certains pays (l’Europe du Sud essentiellement) mais où les marges budgétaires mobilisables et une situation favorable de la balance courante sont localisées dans d’autres pays (Allemagne, Pays-Bas et Europe du Nord essentiellement). La politique monétaire contribue fortement à dynamiser la demande intérieure de la zone euro, avec sur les dernières années la mise en œuvre de dispositifs dits non-conventionnels, comme par exemple l’achat de titres souverains. Mais la politique monétaire ne peut pas tout et, en particulier, elle n’est pas adaptée pour suppléer à un manque de coordination de la demande intérieure. Ce manque de coordination ne peut être atténué que par une dynamisation de la demande intérieure dans les pays qui disposent de marges de manœuvre, via une accélération des salaires ou une politique budgétaire plus dynamique (baisse des taxes ou hausse des dépenses publiques).
24Concernant la dynamique de la productivité, la zone euro pâtit sans nul doute d’institutions inadaptées qui brident une mobilisation plus forte et efficace des nouvelles technologies et des performances productives qui leur sont associées. Au sein même du débat sur les tendances générales de la productivité un autre débat doit être considéré : celui des perspectives concernant la zone euro. Aucune fatalité n’explique le décrochage observé vis-à-vis des États-Unis, qui résulte de choix institutionnels et politiques spécifiques. Sans changements dans ces domaines, la zone euro pourrait pâtir d’une paupérisation relative croissante, et les difficultés à affronter les grands défis à venir en seraient amplifiées. Ces défis, que Gordon (2012, 2013, 2014, 2015) nomme les « headwinds » (les « vents contraires »), sont nombreux et importants : vieillissement de la population, soutenabilité de la croissance, désendettement des États, … Les risques politiques concernant l’avenir des démocraties européennes seraient également amplifiés par une croissance insuffisante de la productivité qui n’apporterait pas assez d’huile dans les rouages de l’économie.
Estimation de la relation circulaire entre croissance de la PGF et taux d’intérêt réel
25Concernant l’estimation d’une relation circulaire entre croissance de la PGF et taux d’intérêt réels, nous présentons dans le tableau 1 quelques premiers résultats obtenus à partir des données macroéconomiques concernant 17 pays développés sur la période 1950-2016. Ces résultats apportent une première confirmation de l’existence de la relation circulaire entre croissance de la PGF et taux d’intérêt réel.
26Le modèle estimé est le suivant : [8]
28Où TXRi,t correspond au niveau des taux réels à 10 ans du pays i pendant l’année t, XPGFi,t au taux de croissance de la PGF, X et Z étant des vecteurs de variables de contrôle exogènes. Finalement, εi,t et ηi,t sont deux termes d’erreur incluant un effet fixe pays. Zi,t contient les variables de contrôles suivantes : EDUC le niveau d’éducation moyen de la population en âge de travailler, ici le nombre moyen d’années de scolarité en première différence, TIC le coefficient de capital TIC en valeur (ratio du capital TIC en valeur sur le PIB en valeur) en première différence et retardé de deux ans, POP la variation moyenne de la population en moyenne sur la décennie précédente et ELEC la variation de la production d’électricité par habitant dans les pays voisins cinq ans auparavant. Les variables de contrôles incluses dans Xi,t sont POP35-59 la population en âge d’épargner (ici la part de la population âgée de 35 à 59 ans dans la population totale) et VARINFL la volatilité de l’inflation (ici le coefficient de variation) sur les cinq années précédentes.
29Nous estimons ces deux équations séparément de deux différentes manières. Tout d’abord, nous estimons les deux équations en utilisant la méthode d’estimation des panels dynamiques décrite dans Arellano et Bond (1991). Les résultats sont présentés dans les colonnes (1) et (2) du tableau ci-dessous. Afin de corriger les potentiels problèmes d’endogénéité, en l’absence d’instruments clairs nous utilisons la méthode de Lewbel (2012) dont les résultats sont présentés dans les colonnes (3) et (4). Les résultats sont cohérents avec l’idée d’une relation positive entre les taux d’intérêts et le taux de croissance de la PGF, les coefficients β2 et α2 étant tous deux positifs et significatifs (sauf dans l’estimation proposée en colonne 2 où le coefficient α2 n’est pas significatif aux seuils standard).
Résultats des estimations du modèle
Variable dépendante | XPGF | TXR | XPGF | TXR |
---|---|---|---|---|
Méthode d’estimation | Arellano-Bond | Lewbel | ||
Δpgft-1 | 0,266*** | 0,279*** | ||
[0,049] | [0,047] | |||
Δpgft | 0,061 | 0,304** | ||
[0,059] | [0,144] | |||
TXRt | 0,089*** | 0,138*** | ||
[0,024] | [0,032] | |||
TXRt-1 | 0,682*** | 0,653*** | ||
[0,052] | [0,044] | |||
EDUC | 2,809 | 3,174** | ||
[1,789] | [1,403] | |||
TIC | 0,306* | 0,279** | ||
[0,165] | [0,138] | |||
POP | 1,287*** | 1,347*** | ||
[0,221] | [0,185] | |||
ELEC | 0,051*** | 0,052*** | ||
[0,015] | [0,012] | |||
POP35-59 | 0,073** | 0,110*** | ||
[0,031] | -0,035 | |||
VARINFL | 0,097** | 0,055** | ||
[0,044] | [0,026] | |||
R2 | 0,164 | 0,488 | 0,158 | 0,467 |
Nb. observations | 986 | 986 | 986 | 986 |
Résultats des estimations du modèle
Note : Les valeurs entre crochets sont les erreurs standard mesurées avec une matrice de variances-covariances autorisant des « clusters » par pays.***, ** et * correspondent à des p-values inférieures à 1 %, 5 % et 10 % respectivement.
Les colonnes 1 et 3 fournissent les résultats d’estimation d’un modèle utilisant le taux de croissance de la PGF (en %) comme variable dépendante projetée sur un terme auto-régressif, le niveau des taux d’intérêts réels à 10 ans (également en %), la durée d’éducation moyenne, en années, de la population en âge de travailler pris en première différence (EDUC), le coefficient de capital TIC en valeur pris en première différence à t-2 (TIC), la variation moyenne (en %) de la population sur la décennie précédente (POP), la production d’électricité par habitant dans les pays voisins pondérée par la distance, prise en première différence à t-5 (ELEC). Les colonnes 2 et 4 fournissent les résultats d’estimation d’un modèle utilisant le niveau des taux d’intérêts en variable dépendante projetée sur un terme auto-régressif, le taux de croissance de la PGF, la part (en %) de la population âgée de 35 à 59 ans (POP35-59) et la variabilité (ici le coefficient de variation) de l’inflation entre t-5 et t-1 (VARINFL).
30Ces estimations sont pour l’instant préliminaires et présentées ici à titre de motivation. Plusieurs points peuvent néanmoins être soulevés. Tout d’abord, notre modèle n’inclut pas d’effets fixes années. Ce choix a été fait de manière à prendre en compte les effets des mouvements mondiaux sur les taux d’intérêt et sur la PGF, qui sont précisément les mouvements qui nous intéressent le plus (par exemple le ralentissement tendanciel depuis les années 1970 de la productivité). Il est toutefois intéressant que notre effet demeure significatif lorsque de tels effets fixes sont ajoutés au modèle, qui est donc robuste à la capture du cycle économique mondial par ces effets fixes. Ensuite, notre modèle ne prend pas en compte la qualité du système financier ou d’autres caractéristiques institutionnelles, ce qui peut sembler être une limite au regard des résultats de Gopinath et al. (2017) par exemple. Sur la période d’estimation post-1950, il n’est pas évident que les pays d’Europe du Sud soient particulièrement plus concernés par ce lien entre taux d’intérêt, qualité de l’allocation du crédit et croissance de la productivité. Un test formel de cette hypothèse consistant à interagir une variable binaire prenant la valeur 1 si le pays i est l’Espagne, l’Italie ou le Portugal, et notre variable XPFGi,t dans la première équation, rejette l’idée que nos résultats sont uniquement liés à des institutions peu adaptées et à un système financier peu efficace dans les pays d’Europe du Sud.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : économie numérique, productivité globale des facteurs, taux d’intérêt réel, croissance
Mise en ligne 08/02/2018
https://doi.org/10.3917/reof.153.0043Notes
-
[1]
Cette analyse n’engage que ses auteurs et ne correspond pas nécessairement à l’opinion des institutions qui les emploient.
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[2]
L’expression « stagnation séculaire » (secular stagnation) a été utilisée la première fois par Hansen (1939) pour qualifier les risques qu’il percevait alors d’une faible croissance des États-Unis du fait d’une insuffisance de la demande par rapport à l’offre potentielle. Elle a été récemment reprise par Summers (2014, 2015) pour caractériser ce même risque de croissance faible du fait d’une insuffisance de la demande sur la période actuelle. Cette insuffisance de la demande serait liée à l’impossibilité de la dynamiser, pour les banques centrales, en raison d’une inflation trop faible qui bride l’action de la politique monétaire (situation dite de Zero Lower Bound) et pour les États par la situation déjà dégradée des finances publiques qui limite les marges de manœuvre budgétaires. L’expression « secular stagnation » a connu un très rapide succès et est désormais utilisée dans les approches évoquant une croissance pouvant être durablement ralentie en raison de l’insuffisance tant de la demande que de l’offre.
-
[3]
Cette décomposition comptable repose sur des hypothèses simplificatrices usuelles, comme celle d’une fonction de production de Cobb-Douglas à rendements constants dans laquelle l’élasticité du PIB par rapport au capital est calibrée à 0,3 sur toute la période et pour tous les ensembles économiques ici considérés. Pour plus de détails, cf. Bergeaud, Cette et Lecat (2017).
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[4]
Voir par exemple sur ce point Byrne, Oliner et Sichel (2013) ou Byrne et Corrado (2016).
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[5]
Les sources et méthodes utilisées pour ce travail sont disponibles sur le site du projet Long Term Productivity : www.longtermproductivity.com
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[6]
Du fait des difficultés statistiques particulières à l’évaluation du stock de capital des pays émergents, l’indicateur ici présenté est la productivité horaire du travail et non la PGF. Nos évaluations de la PGF pour ces pays aboutissent cependant à des enseignements qualitativement identiques (cf. www.longtermproductivity.com).
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[7]
« You can see the computer age everywhere, but in the productivity statistics » écrivait ainsi Robert Solow dans un article intitulé “We’d better watch out” publié par le New York Times Book Review du 12 juillet 1987.
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[8]
La liste des pays est celle de Bergeaud, Cette et Lecat (2016b) : Allemagne, Australie, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Italie, Japon, Norvège, Pays Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède et Suisse.