Couverture de REOF_150

Article de revue

Comment les Français jugent-ils leur statut social ?

Pages 69 à 93

Notes

  • [1]
    Age, sexe, taille d’agglomération et PCS croisés par grandes régions (ZEAT).
  • [2]
    On trouvera tous les détails sur cette enquête sur le site web dynegal.org. Les données et métadonnées sont accessibles via le site de l’ADISP : https://www.cmh.ens.fr/greco/enquetes/XML/lil.php?lil=lil-1053.
  • [3]
    Ce triple questionnement reprend celui d’une enquête réalisée par le GEMAS (laboratoire du CNRS) en 1977 (Cherkaoui, 1988). La comparaison des résultats de cette enquête avec la nôtre n’est cependant pas possible car si l’enquête DYNEGAL porte sur un échantillon représentatif, celle du GEMAS ne visait qu’un échantillon « raisonné » de 1 000 individus répartis en 4 classes d’âges (18-29 ans, 30-44 ans, 45-59 ans, 60 ans et plus) et 5 groupes professionnels (manœuvres, ouvriers professionnels, médecins et avocats, cadres supérieurs, petits commerçants) de façon à ce que chaque case du tableau croisant ces deux critères contienne 50 individus.
  • [4]
    Même si, comme nous l’avons précisé à la note 2, les échantillons ne sont pas comparables, on peut noter que cette diminution de l’inégalité lorsque l’on va de la distribution des positions à la fin des études, à celles actuelles puis à celle jugée justes, s’observait déjà dans l’enquête du GEMAS de 1977 (Cherkaoui, 1988, p. 230). On peut en conclure à une bonne robustesse de ce résultat.
  • [5]
    En procédant à des regroupements des modalités extrêmes pour n’avoir que 6 modalités par variable d’autoposition, on peut construire un modèle log-linéaire qui confirme qu’il y a une interaction entre les trois variables, mais qui se concentre essentiellement sur les cas où la position actuelle est inférieure ou égale à 4.

1S’agissant des attentes des individus à l’égard de leur statut social, Alexis de Tocqueville (1856) expose dans l’Ancien Régime et la Révolution une idée qui est devenue un « classique ». Selon lui, une forte mobilité ascendante accroît démesurément les attentes de chacun. Et plus la distorsion entre ces attentes et leur réalisation devient importante, plus un sentiment d’insatisfaction ou de frustration grandit pour conduire à des contestations de l’ordre social, voire à des révolutions. Les sociologues des révolutions ont souvent repris cet argument central de Tocqueville. Mais également tous ceux qui ont étudié plus empiriquement le rapport entre mobilité sociale et frustration personnelle (notamment Samuel Stouffer dès 1949).

2Dans la veine de ces travaux, nous chercherons ici à réévaluer ces conclusions à l’échelle d’une société entière vue à travers un échantillon représentatif. Plus spécifiquement, en France aujourd’hui, quelle relation existe-t-il entre la mobilité sociale intragénérationnelle perçue et le statut social juste revendiqué par les individus, qui peut être considéré comme un indicateur des attentes dont il vient d’être question ?

3Il est clair que les gens savent bien qu’ils vivent dans une société hiérarchisée, quel que soit le vocabulaire utilisé pour décrire cette hiérarchie, mais quelle place pensent-ils occuper au sein de cette hiérarchie ? Comment jugent-ils qu’elle a évolué depuis la fin de leurs études ? D’ailleurs l’école instaure-t-elle une hiérarchie de départ dans la vie qui est acceptée ? En tous cas, relativement à la position qu’ils pensent occuper aujourd’hui, dans quelle mesure revendiquent-ils un statut supérieur ? Cette revendication est-elle liée à la mobilité connue depuis la sortie de l’école et, dans la mesure où elle serait déçue, va-t-elle jusqu’à alimenter une critique plus large quant à l’injustice de la société française ?

4En somme il s’agit de savoir si les Français ont ou non le sentiment d’être à leur place, de « mériter » leur place, et de comprendre les raisons qui sous-tendent ce sentiment. C’est aussi à cette aune que se juge la « méritocratie ».

5Pour avancer des éléments de réponse à ces questions, nous utiliserons l’enquête « DYNEGAL » réalisée par la SOFRES en juin 2013 sur un échantillon représentatif par quotas [1] de 4 049 individus résidant à cette date en France métropolitaine et âgés de 18 ans ou plus [2].

1 – Comment les individus perçoivent-ils leur statut social ?

6Interrogés dans cette enquête sur leur position sociale actuelle, la plupart des interviewés acceptent de se placer sur une échelle de statuts sociaux allant de 1 (bas) à 10 (sommet). Ils ont donc parfaitement conscience de s’insérer au sein d’une hiérarchie sociale. Mais comment jugent-ils cette position qu’ils déclarent occuper ? Pour le savoir, l’enquête DYNEGAL ne demandait pas simplement aux interviewés où ils se situaient actuellement, mais aussi où ils se situaient au moment de l’arrêt de leurs études (cette question n’étant posée qu’aux plus de 29 ans) et où ils trouveraient juste de se situer (toujours en se plaçant eux-mêmes sur une échelle allant de 1 à 10) [3].

7Comme on peut le voir au tableau 1, les individus se positionnent à la fin de leurs études à 4,8 en moyenne sur l’échelle des statuts sociaux. Ils jugent leur position actuelle un peu plus élevée à 5,3 et ils pensent qu’il serait juste qu’ils occupent une position encore un peu plus élevée à 6,1. Pour les trois distributions de réponses, les coefficients d’asymétrie sont légèrement négatifs, ce qui signifie que les positions très au-dessus de la moyenne sont un peu moins choisies par les enquêtés que celles très en dessous. Autrement dit, les individus déclarent rarement être très au-dessus de la moyenne.

Tableau 1

Statistiques descriptives des questions sur l’autoposition socialea

Tableau 1
Position… … à l’arrêt des études … actuelle … qui serait juste Moyenne sur une échelle de 1 à 10 4,8 5,3 6,1 Écart-type 1,8 1,7 1,6 Asymétrie -0,1 -0,3 -0,2 Aplatissement 0 0,2 0,6 Indice de Ginia 0,21 0,17 0,14 Distance moyenne 2,0 1,8 1,7

Statistiques descriptives des questions sur l’autoposition socialea

a. Plus l’indice de Gini est proche de 0, plus la situation est égalitaire.
Source : Enquête DYNEGAL.

8D’après les écarts-types, la distribution de la position qui serait juste est plus étroite que la distribution de la position actuelle, elle-même plus étroite que la distribution des positions à l’arrêt des études. Les coefficients d’aplatissement montrent que la distribution de la position qui serait juste est plus « pointue » (0,6) que la distribution de la position actuelle (0,2), elle-même plus « pointue » que la distribution de la position à l’arrêt des études (à peu près nulle, comme pour une loi normale). Enfin, lorsque l’on multiplie l’indice de concentration de Gini par deux fois la moyenne, on a une mesure de la distance moyenne entre les statuts de deux individus pris au hasard. D’après les classements que les individus s’attribuent à la sortie de l’école, il y a en moyenne 2 échelons d’écart entre eux. Il n’y en a plus en moyenne que 1,8 entre les positions actuelles de deux individus, et que 1,7 entre les positions qu’ils estiment chacun justes. Tous ces indicateurs statistiques conduisent en définitive à la même conclusion : la distribution du statut social qui serait juste est la distribution la plus égalitaire et la distribution du statut social à l’arrêt des études, la plus inégalitaire [4]. Bien que ces différences soient assez faibles, celles-ci pourraient s’expliquer par le fait que l’école a une fonction de classement plutôt bien connu des individus. Ceux-ci sortent du système scolaire en percevant assez nettement leur position relative. Par la suite, cette finesse dans le classement se perd quelque peu. Même si chacun est conscient de l’existence d’une hiérarchie sociale, il y a un peu plus d’indistinction entre les positions actuelles des individus. Et si chacun obtenait le statut qu’il estime juste, l’indistinction serait encore légèrement renforcée.

9Toutefois, comme l’illustre le graphique 1, le fait le plus notable ici est que les trois distributions ont une forme relativement gaussienne : la structure sociale que les enquêtés ont implicitement produite à partir de leurs auto-positionnements ressemble à celle d’une société composée d’une forte classe moyenne. Ceci est assez cohérent avec leur sentiment d’appartenance à une classe sociale puisque 58 % de Français déclarent faire partie de la classe moyenne. On peut y ajouter les 7 % des Français qui déclarent n’appartenir à aucune classe sociale et se positionnent en fait plutôt au centre. Enfin, la plupart des autres (31 %) disent faire partie de la classe populaire ou ouvrière et ils se positionnent un peu en dessous de la moyenne. Presque tous se placent donc près de la moyenne, avec une petite majorité juste en dessous de celle-ci.

Graphique 1

Distributions des positions à l’arrêt des études, actuelles et qui seraient justes

Graphique 1

Distributions des positions à l’arrêt des études, actuelles et qui seraient justes

Source : Enquête DYNEGAL.

10Ceci dit, il s’agit là du positionnement subjectif des Français, et l’on peut se demander s’il fait apparaître une hiérarchie (assez) cohérente et concordante avec ce que l’on sait par ailleurs de leur position sociale objective. Sur ce point, la réponse est clairement positive. En moyenne, l’autoposition sociale actuelle s’ordonne conformément, ou à peu près, à la hiérarchie issue des catégories socioprofessionnelles détaillées. Les professions libérales, les chefs d’entreprise et les cadres supérieurs se situent d’eux-mêmes en haut de la hiérarchie tandis que les ouvriers spécialisés, les ouvriers agricoles, les employés de commerce, les personnels de service aux particuliers se situent en bas de cette hiérarchie. Les Français ne se trompent guère sur leur position relative.

11Néanmoins, les hiérarchies issues des trois types d’autoposition ne se recoupent tout de même pas totalement. En particulier, l’écart entre le classement à la fin des études et le classement actuel est parfois assez prononcé. C’est le cas, par exemple, des artisans et des contremaîtres, qui se positionnent nettement plus bas sur l’échelle à l’arrêt des études que sur l’échelle représentant leur position actuelle. À leurs yeux, vraisemblablement, les métiers qu’ils exercent sont plus valorisés socialement que ce que l’école leur laissait espérer. On ne trouve pas de tels écarts entre le classement qui serait juste et le classement actuel.

12Dans l’ensemble, le statut social que les enquêtés se sont accordés est corrélé à tous les indicateurs objectif de la hiérarchie socio-économique : revenu, diplôme, niveau de vie et, comme nous venons de le voir, catégorie socioprofessionnelle. Il est également corrélé au niveau de vie subjectif, que l’on évalue en demandant aux individus si, en matière budgétaire, ils connaissent des fins de mois difficiles. Plus on déclare connaître des fins de mois difficiles, plus on se positionne bas dans les échelles de statut et plus, également, le décalage entre le statut juste et le statut actuel est élevé. Ce dernier écart, qui correspond à une forme de frustration, passe ainsi (de manière très significative statistiquement) de 0,42 chez ceux qui ne connaissent jamais de fins de mois difficiles à 1,50 chez ceux qui en connaissent au contraire très souvent. On trouve des chiffres sensiblement identiques lorsque l’on compare ceux qui déclarent être satisfaits de la vie qu’ils mènent (ce qui est bien sûr lié au niveau de vie) à ceux qui affirment le contraire.

13Au-delà du niveau de vie, qu’en est-il des autres variables sociodémographiques ? Tout d’abord, il y a assez peu d’écarts entre les positions subjectives moyennes des hommes et des femmes. Ces écarts ne sont pas significatifs statistiquement en ce qui concerne la position actuelle et la position juste. Ils le sont davantage (p = 1 % ; p étant la probabilité de trouver un F de Fisher supérieur dans l’analyse de variance correspondante) pour ce qui est de la position à la sortie de l’école puisque les femmes (4,9) se placent un peu plus haut que les hommes (4,7). Ce faisant, la mobilité ascendante des hommes apparaît supérieure à celle des femmes puisqu’ils ont le sentiment d’avoir plus progressé depuis la fin de leurs études jusqu’à leur position actuelle (p = 0,1 %). La frustration, évaluée par l’écart entre la position qui serait juste et la position actuelle, est légèrement plus forte chez les femmes (0,8) que chez les hommes (0,7, écart statistiquement significatif p = 2 %).

14L’âge exerce également un effet sur la position sociale actuelle et celle qui serait juste, toujours selon les enquêtés (cf. graphique 2). La courbe de la position qui serait juste à l’allure d’une cloche, c’est-à-dire que cette position juste augmente avec l’âge jusqu’à 40-49 ans puis se met à décroître. Il en va de même du statut actuel, à ceci près que l’on observe une légère remontée du statut entre 60 et 69 ans. Il reste que cette baisse, passée la cinquantaine, est assez lente dans les deux cas et le statut des jeunes demeure toujours inférieur à celui des plus âgés, ce qui est logique compte-tenu des progressions dans les carrières. L’écart entre les deux courbes augmente quelque peu avec l’âge, et ce progressivement jusqu’à 60 ans, âge à partir duquel au contraire ces courbes se rapprochent. Au bout du compte, relativement à la position actuelle, la frustration sociale s’élève avec l’âge pour atteindre son maximum entre 50 et 59 ans.

Graphique 2

Âge et statuts

Graphique 2

Âge et statuts

Source : Enquête DYNEGAL.

15La position à la sortie de l’école dépend en revanche nettement moins de l’âge. Rappelons que dans notre enquête cette question n’est posée qu’aux plus de 29 ans. Les variations sont faibles. On aurait pu s’attendre à ce que la démocratisation de l’enseignement et l’élévation du niveau de diplôme entre les générations concernées conduisent à la perception d’un meilleur statut à la sortie de l’école. Manifestement, il n’en est rien. Le classement à l’arrêt des études doit peut-être s’interpréter comme un classement relatif entre individus d’une même génération. Mais cela peut traduire également le fait que, même si le niveau scolaire est plus élevé chez les plus jeunes, il y a plus d’emplois précaires et de chômage aujourd’hui qu’il y a quelques dizaines d’années. L’un dans l’autre, le statut d’entrée dans la vie active, tel qu’il est perçu, ne semble en moyenne qu’avoir peu évolué.

16Le type d’agglomération de résidence joue enfin un rôle non négligeable et significatif sur l’autoposition. Tout d’abord, sur les trois échelles de statut, ceux qui habitent dans l’agglomération parisienne se placent toujours plus haut que les autres. Ensuite, plus la taille d’agglomération décroît, plus on a tendance à se positionner bas dans chacune des trois échelles de statut, et ce jusqu’au seuil de 2 000 habitants. Dans les communes rurales, les scores sont en moyenne un peu plus élevés et viennent se situer entre ceux des communes de 20 000 à 100 000 habitants et ceux des villes de plus de 100 000 habitants. On a donc tendance à se situer d’autant plus haut que la taille de l’agglomération augmente, à l’exception des communes rurales. Ceci étant, les écarts entre positions à la sortie de l’école et aujourd’hui ne sont pas suffisamment importants pour être significatifs. Ils le sont au seuil de 5 % entre positions actuelles et positions jugées justes. Les habitants des communes rurales apparaissent comme ceux qui sont le plus frustrés par leur position sociale actuelle (par rapport à celle juste), suivis de ceux des petites et moyennes villes. Les habitants de grandes villes, et particulièrement de l’agglomération parisienne, sont ceux dont la position actuelle (déjà plus élevée qu’ailleurs) se rapproche le plus de celle qu’ils considèrent être juste.

2 – La hiérarchie sociale n’est pas le simple reflet de la hiérarchie scolaire

17Comme nous l’avons noté plus haut, l’autoposition est corrélée au niveau de diplôme : ceux qui ont un niveau d’études faible ou professionnel (avant le baccalauréat) se classent en bas de la hiérarchie à l’arrêt des études et en bas de la hiérarchie sociale actuelle. Cependant, ils estiment avoir connu davantage de mobilité ascendante depuis leur sortie de l’école que ceux qui ont un niveau d’études supérieur. Ce résultat intuitivement paradoxal est en fait, pourrait-on dire, un classique de la littérature sur le sujet. Même si le statut de départ et le statut atteint sont positivement et étroitement corrélés au niveau scolaire (comme nous le constatons ici aussi), Stouffer (1949) avait déjà constaté dans les années 1940 ce lien négatif entre niveau d’éducation et taux de mobilité perçue. Mohamed Cherkaoui (1988, p. 245) le retrouve dans son étude de l’enquête du GEMAS de 1977 (présentée à la note 2). Citons-le : « Ce paradoxe apparent, que Stouffer avait le premier mis en évidence, s’explique aisément en termes de rapport entre les bénéfices et les coûts. Stouffer avait en effet établi que, si l’on rapporte le taux de mobilité relatif au niveau d’instruction, on aboutit à une relation négative entre les deux variables. Malheureusement, il n’a ni généralisé cette idée originale pour la sociologie des années quarante, ni même insisté sur elle en montrant la fécondité. Historiquement, seule a été retenue la deuxième explication du paradoxe, qui se fonde sur le raisonnement bien connu et désormais classique selon lequel les individus se comparent à des groupes de référence ».

18Dans la première explication, le calcul des coûts et des bénéfices dépend en fait de l’opportunité de poursuivre des études. Plus il y a de personnes qui s’investissent pour décrocher un certain diplôme, plus le coût d’opportunité de celui-ci augmente. Or on suppose généralement que ce coût ne se répercute pas ou peu sur les bénéfices liées, eux, à une offre (relativement rigide) de carrière. Par conséquent, les individus qui ont beaucoup investi dans leurs études semblent ne pas avoir beaucoup rentabilisé leur investissement depuis l’arrêt de leurs études tandis que ceux qui avaient peu investi sont agréablement surpris de leur progression sociale. Par exemple, supposons qu’il y ait 10 postes supérieurs, 40 postes intermédiaires et 50 postes inférieurs à pourvoir et que 30 personnes investissent dans des études supérieures tandis que 70 n’investissent pas. Dans cette configuration supposée rigide, en considérant que les diplômés sont systématiquement prioritaires pour les meilleurs postes, il y aura quand même 20 diplômés du supérieur mal récompensés et 20 non-diplômés ravis de leur ascension. La rentabilité relative de l’investissement scolaire décroît donc ici avec le niveau scolaire.

19Ce phénomène est cependant en partie un artefact statistique qu’il importe de bien comprendre. Celui qui part du haut de la pyramide sociale ne peut guère monter plus haut et, inversement, celui qui part du bas ne peut pas connaître de déclassement prononcé. Potentiellement, ce sont donc ceux d’en bas qui ont le plus de chances de monter, et ceux d’en haut de descendre. Dès lors, à moins que la corrélation entre le point de départ et le point d’arrivée soit parfaite, le phénomène repéré par Stouffer a toutes les chances d’être observé.

20Dans le cas présent, comme on peut le voir sur le graphique 3a, lorsque l’on met en abscisse le niveau de diplôme, on observe effectivement que les moins diplômés ont un sentiment d’ascension sociale plus prononcé que les plus diplômés. L’écart entre les courbes indiquant la position sociale moyenne à l’arrêt des études et la position sociale actuelle tend plutôt à se réduire avec le niveau de diplôme. L’artefact (partiel) se révèle si l’on compare cette tendance avec celle du graphique 3b. Cette fois on met en abscisse une variable liée à la position sociale actuelle, ici le revenu net du ménage. Et dans ce cas de figure, on constate que le sentiment d’ascension sociale depuis la fin des études est plus marqué chez les individus ayant des hauts revenus. L’écart entre les deux courbes va plutôt croissant avec le niveau de revenu. Plus généralement, lorsque l’on choisit pour abscisse une variable très liée au niveau d’études, on obtient un graphique du type de celui en 3a et lorsque, au contraire, on choisit une variable très liée à la position actuelle, on obtient un graphique similaire à celui en 3b.

Graphique 3 a et b

Les différentes autopositions sociales selon le niveau de diplôme et selon le revenu net du ménage avant impôt

Graphique 3 a et b

Les différentes autopositions sociales selon le niveau de diplôme et selon le revenu net du ménage avant impôt

Source : Enquête DYNEGAL.

21Comment expliquer ce phénomène ? Il tient essentiellement au fait que la hiérarchie sociale n’est pas le simple reflet de la hiérarchie scolaire. Le niveau scolaire constitue certes un réel avantage dans la compétition pour accéder aux meilleurs statuts sociaux, mais il ne suffit pas à expliquer la position sociale. D’autres éléments interviennent, du capital social à la simple chance en passant par les problèmes de santé ou les aspirations de vie. Graphiquement, si l’on choisit de placer en abscisse une variable liée à la position sociale à l’arrêt des études, on observe que la courbe de la position moyenne à la sortie de l’école est plus pentue que la courbe de la position moyenne actuelle, puisque la première est liée directement à la variable d’abscisse tandis que la seconde n’est qu’une version émoussée de cette variable d’abscisse, en raison d’autres facteurs indépendants. Inversement, si l’on construit un graphique en retenant en abscisse une variable liée à la position actuelle, alors ce sera l’effet de cette variable sur la position à l’arrêt des études qui sera « émoussée ». Par conséquent, la pente moyenne de la courbe de la position à l’arrêt des études sera plus faible que celle de la courbe de la position moyenne actuelle. Au bout du compte, les graphiques 3a et 3b s’expliquent avant tout par la correspondance simplement partielle entre la hiérarchie scolaire et la hiérarchie sociale actuelle.

3 – Comment les statuts sociaux à l’arrêt des études, actuels et justes sont-ils liés ?

22Parmi les trois liens possibles entre les trois types de statut que nous abordons dans cette étude, celui entre l’autoposition actuelle et celle qui serait juste est particulièrement fort (corrélation de Pearson = 0,60). En fait, 54 % des Français déclarent que la position qu’ils occupent actuellement est celle qui est juste. Bien entendu, ceux qui disent au contraire occuper une position ne correspondant pas à ce qui serait juste sont plutôt ceux qui se classent en bas de l’échelle sociale. Le graphique 4 l’illustre clairement : les individus qui se pensent actuellement en bas de l’échelle sociale trouveraient juste de s’élever de quelques échelons tandis qu’en haut, les individus sont satisfaits de leur position et la trouvent juste.

Graphique 4

Boîtes à moustaches de l’écart entre l’autoposition actuelle et celle qui serait juste selon l’autoposition actuelle

Graphique 4

Boîtes à moustaches de l’écart entre l’autoposition actuelle et celle qui serait juste selon l’autoposition actuelle

Source : Enquête DYNEGAL.

23Plus précisément, les individus qui s’accordent un statut actuel inférieur ou égal à 4 souhaitent dans l’ensemble s’élever d’un ou plusieurs échelons ; l’échelon médian qu’ils voudraient atteindre est à chaque fois le cinquième échelon. Mais, dès que l’on pense avoir atteint ou dépassé cet échelon, les revendications s’atténuent au point que la revendication médiane devient nulle : l’échelon médian jugé juste est alors celui déjà atteint. On ne peut pas le deviner à partir du graphique mais, en fait, la majorité des individus se positionnant actuellement sur un échelon supérieur ou égal à 5 considère avoir obtenu le statut qu’ils pensent mériter. Cet effet – disons – d’autosatisfaction est particulièrement fort chez les personnes se situant au septième et huitième échelon : 72 % des individus du septième échelon et 79 % de ceux du huitième pensent mériter le statut social qu’ils ont d’ores et déjà atteint, ni plus, ni moins. Enfin, aux échelons 9 et 10 (mais peu de personnes se situent à de telles hauteurs), si plus de la majorité est satisfaite, un bon quart déclare avoir obtenu un statut supérieur à ce qui est juste.

24L’autoposition à l’arrêt des études et celle actuelle sont également corrélées (corrélation de Pearson = 0,35). Un tiers des Français considèrent avoir actuellement un statut équivalent à celui correspondant à la fin de leurs études. 21 % pensent être en situation de déclin social depuis cette époque et 47 % estiment au contraire être en ascension sociale. L’effet d’âge est relativement faible sans être inexistant. Il n’y a guère que deux cas qui se détachent vraiment de l’ensemble : les quadragénaires s’estiment un peu plus en ascension sociale (51 %) et les plus de 70 ans déclarent avoir actuellement un statut équivalent à celui en sortie du système scolaire (38 %).

25Enfin, l’autoposition à l’arrêt des études et celle qui serait juste sont aussi corrélées (corrélation de Pearson = 0,30). Mais une grande partie de cette corrélation s’explique par le lien respectif de chacune de ces autopositions à l’autoposition actuelle. La corrélation partielle correspondante s’élève à 0,12. Cela signifie que la position actuelle est un intermédiaire important pour comprendre comment l’autoposition à l’arrêt des études et l’autoposition qui serait juste sont reliées.

26Examinons un peu plus en détail ce point en nous demandant si l’autoposition à la fin des études exerce une influence sur le statut revendiqué, celui qui serait juste, une fois pris en compte le statut actuel. En fait, cette influence pèse surtout pour les individus dont l’autoposition actuelle est faible (inférieur ou égale à 4). Par contre, pour les individus qui jugent leur statut actuel plus élevé, l’autoposition à l’arrêt des études n’a pas vraiment d’effet sur le statut qui serait juste. On peut le voir simplement à partir des corrélations de Pearson. La corrélation entre l’autoposition à la fin des études et l’autoposition juste s’élève sur l’ensemble de la population à 0,30. En procédant à quelques regroupements pour conserver des échantillons conséquents, cette corrélation vaut 0,19 parmi les personnes dont l’autoposition actuelle est située entre 1 et 3 (taille de l’échantillon : 391 individus). Elle est de 0,22 pour ceux qui sont à l’échelon 4 (365 ind.), de 0,10 pour l’échelon 5 (897 ind.), de 0,04 (non significativement différent de 0 au sens statistique) pour l’échelon 6 (620 ind.), de 0,01 (n.s.) pour l’échelon 7 (503 ind.) et, enfin, de -0,02 (n.s.) au sein du groupe d’échelons allant de 8 à 10 (320 ind.). On peut résumer ce que révèlent ces chiffres de la manière suivante : les personnes qui n’ont pas un statut élevé estiment qu’il serait juste qu’elles aient un statut supérieur, et ce d’autant plus lorsque leur position dans la hiérarchie scolaire était elle-même élevée ; en revanche, les personnes qui ont un statut élevé (supérieur à 5) ne revendiquent pas un statut différent en raison de leur statut scolaire passé [5]. Elles estiment que leur investissement scolaire a d’ores et déjà donné les fruits attendus, et qu’elles sont donc quittes s’agissant de cet investissement.

4 – Une opinion duale

27Au regard de ce résultat, il est possible de distinguer deux groupes d’individus, chacun percevant et jugeant sa position sociale de manière très différente. D’un côté, il y a ceux qui s’accordent une position actuelle « basse » en se plaçant entre 1 et 4 sur l’échelle des statuts sociaux. Cette situation ne les satisfait pas et ils aspirent à plus. Ils ne se jugent pas quittes à l’égard de leur investissement scolaire. D’un autre côté, il y a ceux qui s’accordent une position sociale supérieure ou égale à 5. Ils sont plutôt satisfaits de leur sort et de leur parcours depuis l’arrêt de leurs études. Le premier groupe, celui « d’en bas », représente un quart de l’échantillon. Le second groupe, celui « d’en haut », en rassemble les trois-quarts restant.

28Observons les opinions au prisme de ce clivage et, tout d’abord, la position sociale que ces groupes s’accordent à leur sortie de l’école. Les premiers se situaient alors, en moyenne, à 4,1 sur l’échelle scolaire et les seconds à 5,1. L’institution scolaire n’est d’ailleurs pas jugée de la même manière par les deux groupes : 57 % des Français « d’en bas » considèrent que l’école n’accordent pas les mêmes chances à tout le monde, tandis que ceux « d’en haut » sont 54 % à penser l’inverse. Ceux « d’en bas » déclarent également que, par rapport à leur position au sein de la hiérarchie scolaire, ils sont encore descendus en moyenne d’un échelon social. En un sens, ils ont le sentiment d’être déclassés (en un sens car la notion de déclassement recouvre plusieurs acceptions). Ceux « d’en haut », en revanche, déclarent en moyenne qu’ils ont progressé de 1,1 échelon. Ils ont plutôt le sentiment de progresser socialement.

29Leurs revendications sociales sont à cet égard nettement différentes. Ceux d’en bas trouveraient juste, en moyenne, d’occuper une position supérieure de 1,8 échelon tandis que ceux d’en haut ne réclament une progression que de 0,4 échelon. Leur satisfaction à l’égard de la vie, qu’on leur a demandé d’évaluer sur une échelle allant de 1 (insatisfaction totale) à 10 (satisfaction totale), reflète bien ce sentiment : ceux d’en bas ont donné une note moyenne de 5,2 tandis que pour ceux d’en haut cette note est de 7,8 (écart statistiquement très significatif, F=328, ddl=1, p<1 %). Autrement dit, pour un individu tiré au hasard dans chacun des deux groupes, il y a 60 % de chances que celui d’en haut soit plus satisfait de sa vie que celui d’en bas, 12 % qu’ils soient autant satisfaits l’un que l’autre et 27 % que celui d’en bas soit le plus satisfait des deux. En ce qui concerne les rémunérations, l’insatisfaction des Français d’en bas est également très forte : 33 % d’entre eux considèrent que leur rémunération actuelle est beaucoup plus basse que ce qui serait juste, alors que les seconds ne sont que 15 % à être aussi insatisfaits. De même, 31 % des Français d’en bas déclarent « n’être pas ou ne pas avoir été récompensés dans leur vie professionnelle à la hauteur de leurs efforts et de leurs capacités » ; tandis que seulement 20 % des Français d’en haut expriment cette même opinion.

30Il n’est dès lors guère surprenant que le sentiment d’injustice sociale soit plus prononcé dans le groupe d’en bas : 78 % disent trouver la société française injuste. Mais comme ils sont tout de même 64 % à le penser dans le groupe d’en haut, on peut dire que, dans les deux cas, les majorités s’accordent sur le diagnostic d’ensemble. Il en va de même pour ce qui est des causes de la pauvreté. La raison principale tient pour les deux groupes à ce que la société est injuste, mais 53 % des Français d’en bas en jugent ainsi, pour seulement 41 % des Français d’en haut. Ces derniers sont 35 % à penser que la pauvreté est avant tout inévitable (contre 27 % parmi ceux d’en bas). Ils se montrent un peu plus fatalistes à l’égard du sort de ceux d’en bas.

31La perception de l’intensité des inégalités de revenus n’est pourtant guère différente d’un groupe à l’autre. Sur une échelle allant de 1 à 10, cette intensité est estimée par le groupe d’en bas à 7,8 et à 7,6 par le groupe d’en haut. Si les deux groupes évaluent de ce point de vue les inégalités de manière assez similaire, ils ne les vivent évidemment pas de la même manière : ceux d’en bas sont insatisfaits de l’état des choses ; ils aspirent à monter et pensent que les dés sont pipés ; ceux d’en haut sont plutôt satisfaits de leur sort.

32Ainsi, lorsqu’on leur demande d’évaluer l’importance de l’origine sociale sur la réussite des gens sur une échelle allant de 1 (tout est joué d’avance) à 10 (chacun a sa chance), les Français d’en bas croient un peu plus à la reproduction sociale que les Français d’en haut : les premiers accordent une moyenne de 4,8 et les seconds une moyenne de 5,5 (l’écart étant largement significatif au sens statistique, F=67, ddl=1, p<1 %). Or, de la croyance en l’égalité des chances dépend également les convictions concernant le mérite et l’égalité (Forsé et Parodi, 2006). Les Français d’en bas concluent ainsi de l’état d’inégalités des chances qu’il ne faut pas accorder une place excessive aux mérites et, au contraire, qu’il faut insister sur l’égalité. Et inversement pour les Français d’en haut. Ils sont par exemple 79 % en bas et 87 % en haut à être d’accord avec la proposition : « des différences de revenus sont acceptables lorsqu’elles rémunèrent des mérites différents ». Et ils sont 40 % en bas et 30 % en haut à être d’accord avec : « les revenus devraient être égaux en France, il ne devrait y avoir aucune différence de revenu ».

33Pour autant, la demande d’une intervention économique de l’État n’est pas plus forte en bas qu’en haut. Sur une échelle d’opinion allant de 1 (= l’État devrait beaucoup moins intervenir en matière économique) à 10 (= l’État devrait beaucoup plus intervenir en matière économique), les deux groupes se positionnent en moyenne à la même hauteur (6,9). En revanche, les Français d’en bas se montrent plus opposés à la concurrence dans le domaine économique que les Français d’en haut. Sur une échelle allant de 1(= la concurrence est une très mauvaise chose) à 10 (= la concurrence est une très bonne chose), les premiers donnent une réponse moyenne de 6,1 et les seconds de 6,7 (F=51, ddl=1, p<1 %). Les Français d’en bas sont manifestement plus vulnérables face à la concurrence. Ils se montrent d’ailleurs beaucoup plus pessimistes, que ce soit pour la France ou pour eux-mêmes. 27 % se déclarent ainsi très pessimistes pour la France (contre 15 % des Français d’en haut) et 48 % sont très ou assez pessimistes quant à leur propre avenir (à comparer aux 37 % des Français d’en haut qui disent de même).

34Les frustrations que l’on observe ne découlent donc pas simplement d’un sentiment d’insatisfaction économique qui conduirait, par exemple, à demander plus d’interventions de l’État au sein de l’économie. Ces frustrations naissent davantage du sentiment de ne pas avoir les mêmes opportunités que les autres et de devoir subir la concurrence au lieu d’en bénéficier. En ce sens, c’est plutôt l’absence d’opportunités qui explique le fort pessimisme.

35Il n’est donc étonnant de constater que les Français d’en bas ressentent bien plus de frustrations que ceux d’en haut. Or ces frustrations ne s’expliquent pas uniquement par le déclassement ou l’absence d’ascension sociale. La position sociale en tant que telle joue aussi son rôle. Il est même aussi important, voire plus, que celui de la mobilité. Comme on peut le voir au tableau 2, la frustration augmente en moyenne de 1,4 entre un Français d’en haut et un Français d’en bas, et de 1,3 entre un Français en ascension et un Français en déclassement. Une modélisation statistique (ANOVA) corrobore l’existence de cet écart puisque l’effet de la position sociale sur la frustration y apparaît plus marqué (l’ampleur de l’effet correspond à un paramètre évalué par le modèle à 1,1) que celui de la mobilité (le paramètre étant ici de 0,6 pour les déclassés par rapport aux individus en ascension). En outre, selon cette modélisation il y aurait aussi un effet croisé des deux variables : le fait d’être en situation de déclassement jusqu’en bas de l’échelle sociale aggraverait la frustration (avec un effet d’ampleur 0,3).

Tableau 2

Moyenne du score de frustration selon l’autoposition sociale actuelle et la mobilité depuis la fin des études

Tableau 2
Frustration Mobilité Déclassement Moyenne Stable Moyenne Ascension Moyenne Total Moyenne Position actuelle <=4 2,34 1,42 1,43 1,86 >4 0,91 0,46 0,33 0,44Total 1,73 0,71 0,43 0,79

Moyenne du score de frustration selon l’autoposition sociale actuelle et la mobilité depuis la fin des études

Source : Enquête DYNEGAL.

36De tout ceci il ressort que l’hypothèse d’un lien entre la frustration sociale et les sentiments d’injustice mérite d’être examinée plus avant. En fait, les principales théories sociologiques de la frustration ne permettent pas toujours de comprendre ce lien, et il importe donc de commencer par bien démêler plusieurs dimensions de la frustration sociale.

5 – De la frustration au sentiment d’injustice

37Comme nous le rappelions en introduction, dans L’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville (1856) suggère que l’amélioration des conditions qui a précédé la Révolution a eu pour conséquence une montée de l’insatisfaction générale. Ceci s’expliquerait par l’enclenchement d’une spirale inflationniste des attentes : chacun s’attend à ce que sa condition continue de s’améliorer et se retrouve par conséquent insatisfait de sa condition présente. Cette logique de la frustration ne recoupe pas exactement celle que l’on trouve, en revanche, dans De la démocratie en Amérique (1835-1840). Tocqueville en donne la logique dans ce passage célèbre : « Il n’y a pas de si grande inégalité qui blesse les regards lorsque toutes les conditions sont inégales ; tandis que la plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l’uniformité générale ; la vue en devient plus insupportable à mesure que l’uniformité est plus complète » (DA, II, IV, ch.3). Cette fois, la frustration naît de l’inégalité perçue.

38Ces mécanismes de frustration sociale ont été l’objet depuis Tocqueville de nombreuses analyses et interprétations, de Samuel Stouffer (1949) à Raymond Boudon (1979) en passant par Garry Runciman (1966). Toutes, évidemment, ne disent pas la même chose, ni sur les mécanismes, ni sur les conséquences. On peut repérer à cet égard trois niveaux de frustration possible, jouant chacune sur des arguments et des justifications différentes.

  1. La frustration « pathologique » : c’est la forme la plus élémentaire de frustration, où l’inassouvissement du désir nourrit le sentiment de frustration. On peut parler d’un sentiment pathologique lorsque l’individu se montre incapable de « gérer » cette émotion en ramenant ses désirs à une dimension raisonnable. On peut aussi voir ce cas comme une frustration déraisonnable, lorsque les désirs ou les attentes deviennent totalement irréalisables, irréalistes. On rencontre ce type d’interprétation de la frustration dans deux cas.
    1. Dans les travaux de psychologie, où le psychopathe est caractérisé justement par son intolérance à la frustration. En termes freudiens, il se montre incapable de sublimer sa situation de frustration ;
    2. Dans les approches sociologiques qui insistent sur la formation d’attentes déraisonnables. L’hypothèse tocquevillienne d’une spirale inflationniste des attentes en est le cas typique, mais on retrouve chez d’autres auteurs des hypothèses proches. Ainsi de la théorie de l’anomie d’Émile Durkheim (1897). Ce dernier explique notamment certains suicides à partir de l’idée que les espoirs des individus se forgent par simple prolongement des tendances passées. Or ces espoirs peuvent être brusquement « douchés », par exemple lorsque survient une crise économique. Plus généralement, Boudon insiste dans La logique du social (1979) sur les phénomènes d’amplification des attentes : lorsque l’accès à des positions sociales élevées s’ouvre, de nombreux individus se saisissent de cette occasion et s’investissent totalement pour se hisser socialement jusqu’à ces positions, sans se rendre compte qu’ils contribuent tous dans leur coin à renforcer la compétition pour les places, créant une sorte « d’embouteillage » pour accéder aux meilleures positions. Il y a amplification des attentes, mais comme le nombre de positions sociales élevées n’augmente pas, ou pas aussi vite, ces attentes sont en grande partie vouées à être déçues ; elles sont en réalité déraisonnables.
  2. La frustration sociale : cette forme de frustration suppose, cette fois, que l’on compare son destin à celui de ses voisins.
    1. Le cas typique est celui évoqué par Stouffer (1949) d’un individu qui compare sa situation à celle d’un groupe de référence et qui, se découvrant moins bien loti, éprouve alors un sentiment de frustration sociale ;
    2. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’identifier un groupe de référence pour ressentir une frustration. La référence peut être plus impersonnelle. Ainsi, dans l’analyse de Tocqueville, toute inégalité frappe l’œil dès lors que la société est pensée comme une société des égaux ;
    3. Plus impersonnelle encore, la référence peut être l’objet d’un calcul utilitariste en termes de coûts et de bénéfices. Boudon (1979) propose une telle relecture de la frustration sociale. Chaque individu décide d’investir ou non pour conquérir les meilleures places. Ceux qui n’ont pas investi ne sont pas frustrés de ne pas être en haut de l’échelle sociale tandis que ceux qui ont investi mais n’ont pas obtenu les bonnes places (en raison de la concurrence) sont frustrés. On notera que cette frustration-là est raisonnable et que, comme le souligne Boudon (1979, p. 123), elle n’est pas (trop) querelleuse : « (…) le jeu n’a guère de chances de provoquer une attitude de protestation. Avant, tout le monde peut estimer avoir de bonnes raisons d’y participer. Après, les perdants doivent reconnaître que rien ne les obligeait à choisir l’investissement haut ». Autrement dit, la frustration est « canalisée », raisonnée, car chacun est d’accord sur la procédure de distribution des places. D’une certaine façon, en ayant accepté de jouer ce jeu, chacun se trouve réduit à en assumer les conséquences.
  3. Un sentiment d’injustice sociale : le dernier degré de frustration peut être retraduit comme un sentiment d’arbitraire. « Pourquoi lui plutôt que moi ? » s’interroge l’individu frustré et il y répond cette fois en s’appuyant sur des principes de justice sociale. Il se demande ainsi si l’égalité des chances est suffisamment respectée ou si, au contraire, il faut dénoncer la procédure de distribution des places. Ou encore il critique le jeu lui-même en dénonçant la trop grande inégalité des résultats ou l’absence de prise en compte d’autres aspects comme les besoins de chacun.

39Que nous apprennent les données empiriques sur ces différents degrés de la frustration ? Tout d’abord, on repère une forte corrélation négative (-0,35) entre, d’un côté, l’écart entre position actuelle et à la sortie de l’école et, d’un autre côté, l’écart entre statut jugé juste et statut actuel. Moins on a le sentiment d’avoir progressé depuis son entrée dans la vie active, plus on revendique un statut élevé relativement à son statut actuel. On notera que cette corrélation ne doit rien à l’avancée en âge. Un contrôle par l’âge donne un coefficient de corrélation (partielle) quasiment identique à celui obtenu sans ce contrôle de l’âge. Autrement dit, la forte relation négative entre l’ampleur de la mobilité sociale (intragénérationnelle) subjective et celle de la mobilité souhaitée pour aller vers une situation juste vaut à tout âge.

40Or ce résultat contredit l’hypothèse d’une spirale inflationniste des attentes (cas 1b) : ceux qui ont le plus obtenu ne semblent pas vouloir encore plus au point d’apparaître comme les plus frustrés. En revanche, l’interprétation en termes de coûts et bénéfices est assez congruente avec le signe de cette corrélation (cas 2c). En effet, on peut considérer que la position à la sortie de l’école rend compte du niveau d’investissement pour accéder aux positions sociales élevées. Aussi l’écart entre position actuelle et position à la sortie de l’école peut se lire comme le bénéfice social net de l’investissement. La corrélation négative confirme que ceux qui ont un bénéfice social net positif sont satisfaits de leur situation et que ceux qui ont résultat net négatif sont frustrés.

41Certaines « anomalies » entre ce modèle et les données doivent cependant être soulignées. Tout d’abord, le modèle prévoit que la frustration sociale n’engendre pas de sentiment d’injustice sociale. Pourtant il y a une corrélation significative (0,13) entre la frustration, mesurée par l’écart entre position juste et position actuelle, et le sentiment que la société française est injuste. Il y a également une forte corrélation (0,24) entre la frustration et le sentiment de ne pas être rémunéré au montant qui serait juste (microjustice). Cette frustration ne se résume donc pas à un simple sentiment d’échec personnel, mais renvoie également à des réflexions sur l’arbitraire dans le jeu social actuel. En particulier, on repère bien une corrélation entre la frustration et l’opinion que l’école ne donne pas les mêmes chances à tout le monde (0,08).

42Ceci conduit d’ailleurs à une seconde « anomalie ». Dans le modèle de Boudon sur la frustration, la croyance en l’inégalité des chances joue aussi un rôle. Parce que les enfants défavorisés ne croient pas en leurs chances, ils renoncent plus vite à investir dans l’école et, par conséquent, ils facilitent la tâche des plus favorisés pour obtenir les postes élevés. Cet effet de prophétie auto-réalisatrice vient ainsi s’ajouter au calcul coût-bénéfice. Mais si les enfants défavorisés renoncent pour éviter d’être frustrés, on s’attend à ce que la frustration soit inversement corrélée à la croyance en l’inégalité des chances. Or, si l’on regarde ce qu’il en est parmi les enfants d’ouvriers, on observe une corrélation positive significative (0,13) entre la frustration et la croyance en l’inégalité des chances à l’école. Cela ne cadre donc pas avec l’hypothèse de Boudon et il faut vraisemblablement interpréter cette corrélation positive à partir d’un raisonnement sur la justice sociale (cas 3). Les enfants d’ouvriers sont frustrés non pas parce qu’ils seraient déçus de la rentabilité de leur investissement scolaire, mais parce qu’ils ont le sentiment de ne pas avoir eu leur chance. Où cela peut-il mener politiquement ?

6 – Mobilité, frustration et radicalité politique

43Tocqueville (1856) considérait que la mobilité sociale était le facteur d’instabilité politique à l’origine de la Révolution. Depuis, il est devenu habituel d’associer la mobilité sociale, la frustration relative et la radicalité politique. Or ce lien peut être examiné à partir de l’enquête DYNEGAL puisqu’une des questions y portait justement sur ce point. Le questionnaire demandait aux enquêtés de situer leur opinion politique sur une échelle allant de 1 à 10, depuis l’opinion « il faut défendre résolument l’organisation de notre société » (=1) à l’opinion « il faut changer radicalement l’organisation de notre société ».

44En majorité, les Français défendent une position réformiste et la minorité restante se montre plus radicale que conservatrice, comme on peut le voir au tableau 3. Le croisement avec une question concernant cette fois la préférence partisane montre logiquement que ceux qui donnent ici des réponses radicales sont aussi ceux qui se tournent vers les partis extrêmes, de droite comme de gauche.

Tableau 3

Tri à plat des opinions concernant la radicalité politique

Tableau 3
1 Il faut défendre résolument l’organisation de notre société 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Il faut changer radicalement l’organisation de notre société 3,8 1,8 6,5 9,8 18,0 14,0 13,8 14,4 5,5 12,5

Tri à plat des opinions concernant la radicalité politique

Source : Enquête DYNEGAL.

45Or, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, la radicalité politique apparaît assez peu liée à l’autoposition sociale actuelle. Mis à part les quelques individus qui se placent au sommet de la société, et qui se montrent extrêmement conservateurs (avec une position moyenne à 2,5 sur l’échelle de radicalité), les individus qui se placent sur les autres échelons affichent à peu près un même degré de radicalité moyenne (de 6,3 sur l’échelle). L’opposition duale précédente entre ceux qui se situent actuellement en deçà de l’échelon 5 et ceux qui se situent au-dessus (5 compris) ne se traduit pas par une véritable divergence d’opinion concernant la radicalité politique. Ceux d’en bas ont ainsi en moyenne un « score » de radicalité de 6,3 tandis que pour ceux d’en haut ce score est de 6,2 (et cette différence n’est même pas significative statistiquement).

46De même, la radicalité politique semble assez peu liée à la mobilité sociale. Il n’y a pas de différence notable entre les scores moyens de radicalité des individus se pensant en situation d’ascension sociale (6,20), de stabilité (6,27) ou de déclassement social (6,25). Ces écarts ne sont pas statistiquement significatifs.

47En revanche, la radicalité est bien liée à la frustration sociale. Les individus qui pensent qu’il serait juste qu’ils soient plus haut dans la hiérarchie sociale se montrent en moyenne plus radicaux (avec un score de 6,5) tandis que ceux qui pensent être à leur juste place le sont un peu moins en moyenne (avec un score de 6,0). L’écart est significatif statistiquement (F=10, ddl=1, p<1 %).

48Enfin, la radicalité est nettement liée au sentiment d’injustice sociale. Ceux qui trouvent la société juste sont logiquement bien moins radicaux que les autres. Le score moyen de radicalité passe ainsi de 5,5 pour les premiers à 6,6 pour les seconds. On retrouve la même logique de réponses entre ceux qui estiment que l’école ne donne pas sa chance à tout le monde (score moyen de radicalité de 6,5) et ceux qui pensent à l’inverse que l’école donne sa chance à tous (score de 6,1).

49En définitive, la thèse tocquevillienne d’un lien entre mobilité et radicalité qui passerait par la frustration est plutôt confortée. Il n’y a effectivement pas de lien direct entre position sociale (subjective) et radicalité, ni entre mobilité sociale (subjective) et radicalité. Il y a bien en revanche un lien indirect qui repose sur une logique de la frustration sociale. Toutefois, cette thèse néglige, comme nous l’avons vu, le rôle des sentiments de justice – le troisième niveau de la frustration, celui du « pourquoi lui plutôt que moi ? » – or ces sentiments jouent manifestement un rôle décisif et doivent donc aussi être pris en compte.

7 – Conclusion

50Si, comme le titre d’un livre de François Dubet et al. (2013), le souligne, l’individu victime de discrimination se demande « pourquoi moi ? », ici, en matière de frustration, la question serait plutôt « pourquoi pas moi ? » – pourquoi, pour être plus précis, n’ai-je pas eu les mêmes chances que les autres ? Elle conduit à penser que la position sociale occupée est plus basse que celle qui serait juste, si donc les chances avaient été égales de reconnaître identiquement les mérites de chacun. Il en résulte alors une volonté politique de changement radical.

51Certes, ce raisonnement vaut surtout pour les positions les moins élevées. Il est clair que c’est surtout ici que la frustration s’associe à un fort sentiment d’injustice sociale. Si la méritocratie est condamnée, ce n’est pas tant comme idéal de rétribution proportionnelle des efforts de chacun, au contraire même comme nous l’avons vu dans d’autres études (Forsé et Galland, 2011), mais en tant que ses conditions actuelles d’effectuation, sans réelle égalité des chances, sont injustes.

52Pour reprendre une métaphore courante dans les médias, on ne peut pas affirmer que pour les gens l’ascenseur social serait totalement bloqué. Beaucoup pensent plutôt avoir connu une mobilité ascendante depuis la fin de leurs études et dans ce contexte il est clair que plus cette mobilité a été ressentie comme faible par un individu, plus l’écart entre son statut social jugé juste et celui qu’il considère être le sien aujourd’hui a tendance à être important. Néanmoins, cette attente d’une position juste plus élevée que celle actuelle est d’autant plus forte que l’on s’estime bas dans la hiérarchie des statuts sociaux, et l’autoposition sociale actuelle a en réalité sur la frustration sociale un effet plus important que celui de la mobilité sociale (en brut comme en net) ; ces deux effets demeurant cependant très largement significatifs.

53En cumulant les revendications de chacun qui en résultent, on parvient à une distribution des places qui est plus égalitaire que celle considérée comme actuelle qui, elle-même, l’est davantage que celle à la sortie de l’école. L’attente d’une société plus égalitaire, déjà largement documentée par ailleurs (Forsé et al., 2013), transparaît aussi au travers de cette comparaison. Mais les écarts entre les trois hiérarchies ne sont pas très forts et surtout elles conservent la même forme approximativement gaussienne.

54Au total, donc, l’attente de plus d’égalité des chances se traduirait par plus d’égalité des places. On irait vers une situation plus juste pour l’individu qui se sentirait moins frustré, mais globalement il en résulterait surtout un accroissement de la part supérieure de la classe moyenne.

Références

  • Boudon R., 1979, La logique du social, Paris, Hachette.
  • Cherkaoui M., 1988, Mobilité sociale et équité, Revue française de sociologie, 29(2) : 247-245.
  • Dubet F., O. Cousin, É. Macé et S. Rui, 2013, Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations, Paris, Le Seuil.
  • Durkheim É., 1897, Le suicide, rééd. 1960, Paris, PUF.
  • Forsé M. et O. Galland (dirs.), 2011, Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, Armand Colin.
  • Forsé M., O. Galland, C. Guibet Lafaye et M. Parodi, 2013, L’égalité, une passion française ?, Paris, Armand Colin.
  • Forsé M. et M. Parodi, 2006, Justice distributive : La hiérarchie des principes selon les Européens, Revue de l’OFCE, 98 : 213-244.
  • Runciman W. G., 1966, Relative deprivation and social justice, Londres, Routledge and Kegan Paul.
  • Stouffer S. A., E. A. Suchman, L. C. DeVinney, S. A. Star, R. M. Williams, 1949, The American soldier : adjustment during army life, vol. 1, Princeton, Princeton University Press.
  • Tocqueville A. de, 1835-1840, De la Démocratie en Amérique ; rééd. 1986, De la Démocratie en Amérique, Souvenirs, L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins.

Mots-clés éditeurs : inégalité, mobilité sociale, justice sociale, frustration relative, égalité des chances, statut social

Date de mise en ligne : 06/06/2017

https://doi.org/10.3917/reof.150.0069

Notes

  • [1]
    Age, sexe, taille d’agglomération et PCS croisés par grandes régions (ZEAT).
  • [2]
    On trouvera tous les détails sur cette enquête sur le site web dynegal.org. Les données et métadonnées sont accessibles via le site de l’ADISP : https://www.cmh.ens.fr/greco/enquetes/XML/lil.php?lil=lil-1053.
  • [3]
    Ce triple questionnement reprend celui d’une enquête réalisée par le GEMAS (laboratoire du CNRS) en 1977 (Cherkaoui, 1988). La comparaison des résultats de cette enquête avec la nôtre n’est cependant pas possible car si l’enquête DYNEGAL porte sur un échantillon représentatif, celle du GEMAS ne visait qu’un échantillon « raisonné » de 1 000 individus répartis en 4 classes d’âges (18-29 ans, 30-44 ans, 45-59 ans, 60 ans et plus) et 5 groupes professionnels (manœuvres, ouvriers professionnels, médecins et avocats, cadres supérieurs, petits commerçants) de façon à ce que chaque case du tableau croisant ces deux critères contienne 50 individus.
  • [4]
    Même si, comme nous l’avons précisé à la note 2, les échantillons ne sont pas comparables, on peut noter que cette diminution de l’inégalité lorsque l’on va de la distribution des positions à la fin des études, à celles actuelles puis à celle jugée justes, s’observait déjà dans l’enquête du GEMAS de 1977 (Cherkaoui, 1988, p. 230). On peut en conclure à une bonne robustesse de ce résultat.
  • [5]
    En procédant à des regroupements des modalités extrêmes pour n’avoir que 6 modalités par variable d’autoposition, on peut construire un modèle log-linéaire qui confirme qu’il y a une interaction entre les trois variables, mais qui se concentre essentiellement sur les cas où la position actuelle est inférieure ou égale à 4.

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