1 Les concepts de production potentielle et de croissance potentielle ont survécu à la crise. Ils ont été figés dans le marbre par le Traité budgétaire européen qui se base sur l’évaluation du solde public structurel par les services de la Commission, évaluation découlant quasi-directement de celle de la production potentielle, pour évaluer les politiques budgétaires nationales, dans un certain mélange des genres entre un concept théorique, une évaluation empirique, une validation technocratique et les stratégies de politique économique.
2 Ce concept revit aussi dans les débats de politique économique : la crise de 2008 a-t-elle à ce point réduit la production potentielle que les politiques d’austérité deviennent nécessaires ? La France et la zone euro sont-elles condamnées à une croissance médiocre dans les années à venir en raison de la faiblesse de leur croissance potentielle, de sorte que la priorité devrait être, non d’impulser la croissance actuelle, mais de renforcer la croissance potentielle ?
3 Pourtant, la Commission, comme l’OCDE et le FMI, ne semble pas capable d’évaluer en temps utile le niveau de production potentiel : son évaluation de l’écart de production pour la France en 2007 est passée de -0,2 % en 2008 à +3,1 % en 2014. La production potentielle ne fait pas l’objet d’une mesure assurée, une fois considéré que la population en âge de travailler, son taux d’activité, sa compétence, le stock de capital, la productivité du travail ne suivent pas des évolutions indépendantes de celle de la production. Les exemples de l’Espagne et de la Grèce montrent qu’il n’existe pas de trajectoire de production potentielle ne dépendant pas de la trajectoire effective, de l’entrée dans l’UE, dans la zone euro, puis de la crise financière. S’il existe des méthodes statistiques qui permettent d’exhiber tant bien que mal des trajectoires de croissance potentielle, il n’existe pas de modèle explicatif qui justifierait une rupture de croissance potentielle survenue en 2008-2009, sauf à reconnaître que cette rupture provient de la rupture de la croissance elle-même. Il existe plusieurs définitions de la production potentielle, selon les contraintes et les délais pris en compte. Aussi la production potentielle ne peut-elle être évaluée hors d’une analyse macroéconomique complète et complexe. Il ne peut exister des forces endogènes qui ramèneraient la production vers une production potentielle définie de façon an-historique.
4 L’article comporte trois parties. La partie 1 discute les concepts de croissance et de production potentielle. La partie 2 présente et discute les travaux empiriques récents évaluant la croissance potentielle ; elle examine la façon dont ils rendent compte de la crise de 2008 et d’une éventuelle rupture de la croissance potentielle. Elle montre les limites des méthodes utilisées qui aboutissent souvent à justifier des politiques contra-cycliques. La partie 3 présente le débat sur la croissance potentielle future.
1 – Quel fondement théorique [1] ?
5 Par définition, la production potentielle est le niveau maximal de production atteignable à un instant donné et durablement maintenable, sans tensions excessives dans l’économie, en particulier sans accélération de l’inflation. Le taux de croissance potentielle est le taux de croissance de la production potentielle. L’écart de production est la différence entre la production effective et la production potentielle.
6 Quand l’écart de production est fortement négatif au départ, la croissance possible peut être nettement supérieure à la croissance potentielle, durant une longue période, de sorte qu’il existe une ambiguïté sur cette notion, qui intègre ou non le rattrapage possible.
7 La définition fait référence à une production atteignable. Elle oblige donc à imaginer une hypothétique politique économique qui ramènerait la production à son potentiel, mais l’opération modifierait la production potentielle ; c’est une première ambiguïté du concept.
8 Ces notions ont une double filiation. Pour les keynésiens, la croissance potentielle représente une trajectoire stable, proche du plein emploi. Par contre, l’écart de production, qui peut être grand, indique qu’une politique économique vigoureuse est nécessaire. Pour les économistes néo-classiques, la croissance potentielle est une trajectoire compatible avec les contraintes d’offre, qui tient compte du taux de chômage d’équilibre (qui peut être élevé) et du stock effectif de capital. L’écart de production est généralement faible.
9 La croissance potentielle peut désigner une croissance hypothétique réalisant un niveau d’emploi satisfaisant. Elle peut aussi désigner de façon normative l’objectif que devrait se fixer la politique économique de soutien de la demande, compte tenu des contraintes diverses. Elle peut désigner une trajectoire régulière de référence, autour de laquelle gravite l’économie, qui sert de base pour évaluer la politique budgétaire. Il n’est pas évident qu’il faille utiliser la même mesure selon ces trois finalités. Un pays dont la compétitivité est dégradée peut être obligé d’accepter pendant un certain temps un fort chômage, et donc une production inférieure à sa production potentielle au sens de la première définition. L’évaluation de son effort budgétaire doit cependant se faire selon la troisième définition (la croissance tendancielle).
10 La production potentielle n’est pas une grandeur bien définie qu’il s’agit de mesurer. Son évaluation repose sur de nombreuses hypothèses statistiques et définitions théoriques. La croissance potentielle est un concept (une croissance de référence, sans déséquilibres jugés excessifs, satisfaisant des contraintes d’offre que l’on oppose à la croissance réalisée, déterminée par la demande) qui s’inscrit dans un certain schéma théorique : le modèle keynésien, avec une courbe de Phillips amendée. Il n’a guère de sens dans un modèle de cycle réel où la production est toujours au niveau optimal et où l’inflation est déterminée par la politique monétaire anticipée.
11 Par ailleurs, quels sont les déséquilibres tolérables ? Faut-il se limiter à la disponibilité des facteurs de production et à l’inflation ? La notion devient confuse si l’économie souffre d’une contrainte de capital, d’une forte inflation (du moins au-dessus de l’objectif des autorités monétaires), d’une compétitivité dégradée, d’un déficit public trop fort (là aussi relativement à l’objectif annoncé), d’une distribution inadéquate des revenus. La croissance de référence ne peut alors être définie que dans le cadre d’un certain modèle économique, de certains déséquilibres pris en compte, d’une certaine stratégie de politique économique.
12 L’évaluation de la production potentielle peut se faire ex post, pour une période passée ; peut-elle dépendre alors de l’évolution économique des périodes suivantes ? C’est le cas si la méthode utilisée impose qu’en moyenne la production soit égale à la production potentielle. La production semble alors retourner automatiquement à la production potentielle, mais c’est un artefact.
13 À un instant t, où la production effective est Yt , il s’agit d’évaluer un niveau de production potentielle, Y*t = f (t, Xt , Zt , Yt-i ) tel que : πt = πt- 1 + β (Yt – Y*t- 1) +εt . X représente des variables exogènes (comme la population d’âge actif) ; Z représente des variables d’institutions ou de politiques économiques (comme l’indemnisation du chômage, le niveau du SMIC, les taux de cotisations, l’âge de la retraite). Ceci pose plusieurs problèmes :
- on ne peut se contenter d’évaluer la production potentielle, il faut expliquer ses déterminants. Il faut examiner dans quelle mesure ils sont exogènes, dans quelle mesure ils sont affectés par l’évolution conjoncturelle, dans quelle mesure ils peuvent être modifiés par la politique économique conjoncturelle ou structurelle. Du fait des flux migratoires, la population d’âge actif est, par exemple, fortement influencée par la situation conjoncturelle ;
- rien ne prouve que le β de l’équation soit stable. Au contraire, la théorie de l’offre coudée nous dit que β est fort quand l’écart de production est positif, mais qu’il devient nul quand l’écart est fortement négatif. En situation de forte dépression, l’économètre naïf va trouver que l’écart de production ne varie pas et donc que la production potentielle suit la production effective ;
- quand l’écart de production est fortement négatif, il est délicat d’évaluer la production potentielle ; de plus, cela n’a guère de sens dans la mesure où la prétendue production potentielle augmentera avec la reprise de la production ;
- il faut expliquer pourquoi la politique économique est incapable de maintenir le niveau de production potentielle. Il existe des obstacles à la politique conjoncturelle et, dans ce cas, il faut choisir d’intégrer ou non ces obstacles dans la production potentielle. Considérons un pays qui se trouve au départ en situation de forte inflation, de compétitivité dégradée, de part de profits médiocres. Il devra pendant une période relativement longue accepter une croissance ralentie. Cette période doit-elle être intégrée dans sa croissance potentielle ?
14 Le lien entre croissance potentielle et croissance effective pose problème. La plupart des études empiriques aboutissent à de fortes fluctuations de la croissance potentielle, fortement corrélées à celles de la croissance effective. Soit on admet que la croissance est heurtée effectivement par des chocs exogènes de productivité, de sorte que la croissance effective est la croissance potentielle, soit c’est un artefact : les prétendues fluctuations de la croissance potentielle sont le résultat réversible de la croissance effective. Une demande plus forte induit une croissance plus forte qui induit une plus forte accumulation du capital, augmente les taux d’activité, attire des travailleurs immigrés, augmente la productivité apparente du travail. Un lissage imparfait de ces effets induit des fluctuations de la croissance potentielle mesurée.
15 La méthode standard pour estimer la croissance potentielle est celle de la fonction de production. Il s’agit de déterminer la production maximale possible en utilisant les facteurs de production disponibles. Soit : Y* = A* K 1-α (U* TN HN LD ) α :
16 — K représente le stock effectif de capital, une baisse de celui-ci induit par une baisse de l’investissement, elle-même provoquée par une baisse de la demande provoque ainsi une baisse de la production potentielle estimée. Or l’investissement peut repartir quand la demande augmentera. Il faudrait distinguer les situations où l’investissement est effectivement limité par une contrainte financière, du cas où il peut suivre la demande. Le stock de capital dépend aussi du coût du capital, dont la baisse devrait se traduire par une hausse de la production potentielle. En fait, l’impact de la crise sur le coût du capital est problématique : les taux d’intérêt ont fortement diminué, mais sans doute pas les taux d’intérêt corrigés de la croissance, de l’inflation et du risque perçu ; le taux de profit requis a baissé, mais il était obtenu naguère par des plus-values fictives.
17 — LD représente la population d’âge actif ; dans de nombreux pays européens (Espagne, Irlande, Royaume-Uni), la période d’avant-crise se caractérise par de forts flux migratoires entrants qui se sont inversés avec la crise. La notion de population active disponible devient floue ;
18 — HN représente la tendance du temps de travail qui connaît une évolution structurelle infléchie par des mesures de politique économique ;
19 — TN représente la tendance du taux d’activité ; celui-ci est fortement sensible à la situation du marché du travail. Dans une perspective de long terme, l’évolution du taux d’activité dépend à la fois de la croissance effectivement réalisée et de choix sociaux (quant à l’âge de départ à la retraite ou l’emploi des femmes). Faut-il se placer dans une économie cherchant à compenser la réduction de la croissance de la population active par l’immigration, le report de l’âge de la retraite, etc. ou dans une société choisissant volontairement de permettre le non-emploi ?
20 — U* représente le taux de chômage d’équilibre, dont l’estimation est problématique. La pratique courante est d’estimer une équation du type :
22 Le taux de chômage est supérieur au taux d’équilibre si le salaire réel progresse plus vite que la productivité du travail. Mais cette méthode descriptive n’explique pas les évolutions du taux de chômage structurel. La productivité du travail ralentit fortement en période de crise ; quand le taux de chômage est élevé, ses fluctuations ont peu d’impact sur l’évolution du salaire réel, de sorte que la méthode considère que la hausse du taux de chômage est en très grande partie due à une hausse du taux de chômage d’équilibre. Selon la théorie de l’hystérèse, les chômeurs de longue durée deviennent progressivement inemployables, de sorte que cet effet aurait des justifications théoriques. Le fait est qu’il y peu de lien entre la justification théorique et la méthode d’estimation. En sens inverse, la persistance du chômage entraîne une baisse du salaire de réservation des chômeurs, qui devrait être favorable à l’emploi. L’irréversibilité de l’effet d’hystérèse pose problème dans la mesure où les périodes de reprise de l’emploi voient une baisse de ce prétendu chômage d’équilibre. Une partie des salariés connaissent sans doute des problèmes d’employabilité, qui peuvent augmenter à la suite de la dépression, mais ce n’est pas par la seule équation de salaire que ceux-ci peuvent être mis en évidence ;
23 — A* représente la tendance de la productivité globale des facteurs (PGF), corrigée du taux d’utilisation des capacités de production. Il existe une forte corrélation entre ce taux d’utilisation et l’évolution de la PGF, de sorte qu’il n’est pas aisé de définir la tendance. D’une part A* diminue fortement en période de récession économique puisque les entreprises hésitent à licencier ; la part de cette baisse qui est durable est difficile à définir ; d’autre part, on peut penser que A* dépend du taux de croissance (effet Kaldor-Verdoorn). Par ailleurs, la tendance de la PGF dépend sur moyenne période des efforts de R&D des entreprises, sur long terme des efforts d’éducation, de sorte que son caractère exogène est problématique.
24 Une méthode plus satisfaisante consiste à rendre implicitement endogène le stock de capital et à se polariser sur le marché du travail : Y* = PT* (U* TN HN LD ). Par rapport à la méthode précédente, elle évite de ne pas considérer que le ralentissement de l’accumulation du capital en période de dépression est un ralentissement de la croissance potentielle. La détermination de PT*, la productivité apparente du travail, pose les mêmes problèmes que celle de A*, pour le court comme pour le long terme. En période de chômage de masse, les pouvoirs publics incitent les entreprises à maintenir l’emploi, en particulier par des mesures spécifiques de réduction des cotisations employeurs sur les travailleurs non-qualifiés, de sorte que l’évolution de la productivité apparente du travail est freinée. Une entreprise en forte croissance peut plus facilement introduire des innovations économisant l’emploi qu’une entreprise en demande stagnante, où ces innovations se traduisent par une baisse nette de l’emploi, donc des licenciements.
25 Aucune des deux méthodes n’incorpore les contraintes effectives à laquelle est soumise une économie à une période donnée, contraintes d’offre comme la contrainte extérieure, celle de compétitivité, celle de rentabilité des entreprises, ou de demande, comme le solde public ou la dette publique ou l’inadéquation de la distribution des revenus. Ces contraintes pourraient donner lieu à d’autres définitions de la production potentielle, qui dépendraient alors de la contrainte la plus prégnante.
26 Après la crise de 2008-2009 et la dépression qui l’a suivie, l’approche par la croissance potentielle pose trois alternatives :
- il faut choisir entre la thèse : la croissance d’avant-crise était satisfaisante, proche du plein emploi et sans inflation pour les pays les plus développés ; et la thèse : les économies étaient en surchauffe, la croissance était déséquilibrée. L’écart de production était fortement positif en 2007, mais personne ne s’en était aperçu ;
- il faut choisir entre la thèse : la croissance de la productivité globale des facteurs a subi une rupture à la baisse en 2008-2009 qui coïncide par hasard avec la crise financière (mais ceci est difficile à prouver tant que l’économie est loin d’un taux normal d’utilisation des capacités de production et de la main-d’œuvre) et la thèse : cette rupture est liée à la rétention de main-d’œuvre, puis à la faiblesse de la croissance elle-même ; la croissance de la PGF se redressera si la croissance elle-même se redresse ;
- il faut choisir entre la thèse : la production potentielle a chuté avec la crise car des capacités de production et des qualifications sont devenues périmées, car le chômage a entraîné des pertes irrémédiables de capital humain, car la baisse de l’investissement et de l’effort d’innovation a entraîné des pertes irrémédiables. Et la thèse : la chute de la demande s’est répercutée en chute de la production et donc des capacités de production et de l’emploi, mais ces chutes sont réversibles si la demande se redresse.
27 La crise financière a provoqué une inflexion persistance de la demande ; le régime de croissance portée par la hausse de l’endettement et les bulles financières et immobilières n’est plus possible ; la chute de la Bourse a appauvri les ménages et a fragilisé les bilans des entreprises ; de nombreux ménages et entreprises veulent se désendetter ; la dégradation des finances publiques incite à une période prolongée d’austérité budgétaire. La faiblesse persistante de la demande se traduit obligatoirement en faiblesse persistante de la production, donc de l’offre. Certains désignent cette faiblesse comme une chute de la production potentielle et une baisse de la croissance potentielle. Cela nous semble une erreur conceptuelle.
2 – Quelle production potentielle ?
2.1 – La croissance potentielle et la Commission européenne
28 Alors que la première version du Pacte de stabilité reposait essentiellement sur la limite de 3 % du PIB pour le déficit public, les réformes successives ont introduit puis augmenté l’importance de la notion de déficit structurel (et donc de la production potentielle). Ainsi les États membres doivent-ils se fixer un objectif de moyen terme de 0,5 % pour leur déficit structurel ; tant que cet objectif n’est pas atteint, ils doivent améliorer d’au moins 0,5 % par an leur solde structurel. Toutefois, la limite de 3 % subsiste pour le déficit nominal ; son franchissement déclenche la Procédure de déséquilibre excessif.
29 Comme cela a déjà été maintes fois écrit (voir Mathieu et Sterdyniak, 2006), ces règles n’ont aucun fondement économique. Elles sont plus rigides que la règle d’or des finances publiques (qui autorise un déficit structurel, corrigé de la dépréciation de la dette publique, égal à l’investissement public net), plus rigides que la contrainte de stabilité de la dette publique. Elles interdisent toute politique budgétaire discrétionnaire de stabilisation, alors que celle-ci est nécessaire pour une stabilisation satisfaisante (voir Mathieu et Sterdyniak, 2012). Elles ne se comprennent qu’institutionnellement : l’objectif est de priver les États membres de leur autonomie budgétaire pour concentrer la politique économique au niveau de la Commission. Mais, celle-ci est incapable de pratiquer les politiques différenciées et réactives qui seraient nécessaires au niveau de chaque pays ; sa stratégie actuelle « austérité/réformes structurelles » lui interdit de mettre en œuvre des politiques budgétaires efficaces. Certes, la communication de la Commission du 13 janvier 2015, accepte que la réduction requise du déficit structurel dépende quelque peu de la conjoncture. Mais elle persiste à ne pas autoriser de politiques discrétionnaires ; elle n’affirme pas le principe selon lequel : « chaque pays peut et doit pratiquer la politique budgétaire requise pour se maintenir au niveau de production potentielle ».
30 Le diable est dans les détails ; la question essentielle est celle du calcul de la production potentielle. La Commission utilise la méthode de la fonction de production qui aboutit à une évaluation fragile, révisable et relativement proche de la production effective. Ainsi au printemps 2008, l’écart de production de l’économie française pour 2007 était évalué à -0,2 % (tableau 1). Du fait de la crise boursière de 2001-2002, la France avait connu une croissance médiocre (1,6 % de 2000 à 2005). Elle avait retrouvé une croissance satisfaisante en 2006-2007, le taux de chômage avait baissé à 8 % en 2007 et 7,5 % en 2008. Après la crise de 2008-2009, la Commission modifie totalement son évaluation : l’écart de production est maintenant évalué à +3,1 % en 2007 ; la France aurait été en surchauffe de 1999 à 2008. Cette vision est étrange ; durant la période 1999-2007, l’inflation est restée proche de 2 % ; la part des salaires dans la valeur ajoutée est restée stable (55,8 % en 1999 ; 55,3 % en 2007). Aucune trace de surchauffe n’apparaissait. Reste que la révision de la Commission modifie de 3,3 % le niveau de production potentielle en 2007, soit de 1,7 point le solde structurel qui passe de -2,4 % à -4,1 %.
Estimation de la croissance potentielle et de l’écart de production de la France par la Commission*,**,***
Estimation de la croissance potentielle et de l’écart de production de la France par la Commission*,**,***
* taux de croissance du PIB, ** taux de croissance du PIB potentiel,*** écart de production en %.31 Dans les estimations actuelles de la Commission, la croissance potentielle française était déjà faible avant la crise : 1,7 % en 2006-2007 (contre 2 % pour les estimations faites avant-crise) ; elle a fortement chuté en 2009 et n’est depuis que de 1 %. La situation est pire pour d’autres pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande. Les évaluations faites avant 2008 ne mettaient pas en garde ces pays contre un niveau de production excessive. Aujourd’hui, la Commission estime que la croissance potentielle est devenue négative pour l’Italie, l’Espagne, le Portugal et surtout la Grèce (tableau 2). Cette évaluation a des conséquences dramatiques sur l’effort structurel qu’ils sont censés effectuer. Une croissance potentielle de -1 % au lieu de +2 % diminue d’environ 1,5 % l’estimation de l’effort structurel. Soit un pays où les dépenses publiques représentent 50 % du PIB, un effort structurel de 0,5 % du PIB est obtenu en laissant augmenter les dépenses publiques à 1 % l’an en volume si la croissance structurelle est de 2 % ; il faut une baisse de 2 % l’an si la croissance structurelle est évaluée à -1 %.
Estimation de l’écart de production et de la croissance potentielle par la Commission*,**
Estimation de l’écart de production et de la croissance potentielle par la Commission*,**
* en % ; ** taux de croissance.32 En 2014, le déficit public français était de 4 % du PIB, soit, selon la Commission, avec un écart de production de 2,3 %, un déficit structurel de 2,8 % pour un objectif de 0,5 % : la France doit donc encore faire des efforts de 2,3 % du PIB. En fait, la France a perdu 9,6 % de PIB par rapport à la tendance d’avant-crise ; selon cette estimation, son solde structurel est déjà positif de 0,8 % du PIB alors qu’un déficit de 2,1 % suffit pour stabiliser la dette publique à 60 % du PIB (avec une croissance nominale de 3,5 %).
33 La méthode de la Commission telle qu’elle est appliquée aujourd’hui est présentée dans European Economy (2014). Ce texte reconnaît l’ambiguïté du concept : faut-il considérer le stock de capital comme fixe, sachant qu’il augmenterait en même temps que la production ? Il reconnaît que la méthode vise des buts institutionnels, donc que la simplicité a primé sur la pertinence. Il estime que la croissance potentielle doit être égale en moyenne à la production effective, mais cela est contestable pour une zone qui a connu une dépression prolongée et une nette désinflation. La production potentielle est estimée selon la méthode de la fonction de production, avec les défauts déjà signalés. Les variations des flux d’immigration jouent sur la production potentielle. Le taux de chômage d’équilibre estimé selon l’équation (1) suit grossièrement les évolutions du taux de chômage effectif. Il n’est pas expliqué par des facteurs structurels. Ainsi pour l’Espagne, baisse-t-il de 17 % en 1992 à 12 % en 2005 pour remonter à 26 % en 2015. Dans certains pays, le β n’est pas significatif.
34 À l’année N, la production potentielle doit être extrapolée pour les années N+1, N+2, ceci est fait à partir des projections de la Commission, qui sont naturellement fluctuantes et incertaines. La méthode de lissage de la productivité tendancielle est particulièrement fragile pour les années de fin de période. Ainsi les évaluations de production potentielle et de solde structurel les plus incertaines sont celles qui sont centrales pour l’appréciation que les institutions européennes portent sur les politiques budgétaires nationales [2].
35 Le document sous-revu ne donne aucune explication ni sur les révisions induites par la crise, ni sur les résultats improbables pour la période 2000-2007.
36 Comme le montre le tableau 3, le fort ralentissement de la croissance potentielle, selon la Commission, est induit par la baisse de l’accumulation du capital (induit en fait par la chute de la croissance elle-même) et de la contribution du travail, qui vient en partie du retournement des flux migratoires, en partie d’une prétendue hausse du taux de chômage d’équilibre (8,8 % en 2008, 10,2 % en 2015), ceci en dépit des nombreuses réformes du marché du travail. Le ralentissement de la croissance de la productivité globale des facteurs (PGF) est un phénomène de long terme : elle passe de 1,5 % par en 1985-1992 à 0,9 % en 1997-2002, puis à 0,65 % en 2003-2007 et serait de 0,5 % en 2015-2018, malgré les réformes structurelles envisagées.
Déterminants de la croissance potentielle de la zone euro selon la Commission
Déterminants de la croissance potentielle de la zone euro selon la Commission
37 Cet examen nous amène à quatre conclusions. Le concept de croissance potentielle utilisée par la Commission est incapable de prendre en compte les contraintes d’offre auxquelles est confronté un pays. C’est évident quand on examine les évaluations faites pour la Grèce, l’Espagne ou l’Irlande avant la crise. Si la croissance de ces pays était déséquilibrée, ce déséquilibre n’apparaît pas en tant qu’écart à une croissance de référence.
38 La Commission n’a pas de théories qui expliqueraient pourquoi la croissance potentielle a ralenti en 2008-2009, pourquoi elle est maintenant si faible. Elle ne distingue pas les évolutions dues à l’évolution conjoncturelle elle-même des évolutions structurelles. Cela demeure vrai dans la période récente. Ainsi l’évaluation de la croissance potentielle de la Grande-Bretagne, qui avait chuté à 0,9 % par an en 2010, pour les années suivantes remonte maintenant à 2 %. La contrainte que représente la production potentielle s’éloigne quand on s’en rapproche.
39 Ces défauts remettent en cause, si besoin en était encore, la notion de croissance potentielle et son utilisation pour la politique économique. Soit la croissance potentielle est indépendante de la croissance effectivement réalisée et on ne comprend pas pourquoi la Commission l’a abaissée à ce point après la crise. Soit elle en dépend : une récession entraîne une chute de l’investissement, donc une baisse des capacités de production ; une baisse de la population active potentielle (puisque certains travailleurs renoncent à chercher un emploi, en particulier parmi les seniors, les jeunes, les mères ; puisque les flux de travailleurs immigrés s’inversent) ; un certain ralentissement de la productivité du travail. Mais faut-il en conclure que la production potentielle a diminué de façon permanente et qu’il faut donc éviter à l’avenir toute forte hausse de la demande ou, au contraire, qu’il faut une croissance vigoureuse pour relancer les capacités de production, ramener sur le marché du travail les travailleurs découragés et éviter que leurs capacités de travail ne se détériorent ?
40 Les estimations de la DG ECFIN, volatiles et peu fiables, peuvent être utilisées pour définir des objectifs budgétaires. Une méthode plus fruste aboutissant à une croissance potentielle plus stable serait nécessaire ; elle conclurait que les politiques budgétaires devraient être nettement plus expansionnistes dans la zone euro ou elle obligerait à spécifier les raisons qui faisaient qu’elles ne pouvaient l’être (comme les déséquilibres de solde courant).
41 Il est peu pertinent de demander à un pays de pratiquer une politique restrictive pour satisfaire un objectif arbitraire de finances publiques si le pays a un fort chômage et une inflation faible. L’écart de production pourrait servir de guide à la politique économique si on applique la règle : un pays a le droit de pratiquer une politique expansionniste si son écart de production est négatif. Ce n’est pas la façon dont le Traité budgétaire est rédigé. La question de la mesure de l’écart de production reste toutefois posée.
2.2 – La croissance potentielle et les institutions internationales
42 L’OCDE et le FMI utilisent des méthodes semblables à celles de la Commission, avec des résultats similaires (tableau 4). Les déséquilibres de l’Espagne et de la Grèce ne sont pas vus avant la crise ; après la crise, les écarts de production d’avant-crise sont fortement revus à la hausse ; la croissance potentielle devient nulle ou négative en Espagne et en Grèce.
Écarts de production selon la Commission, l’OCDE, le FMI
Écarts de production selon la Commission, l’OCDE, le FMI
43 En utilisant la méthode et les données de l’OCDE, Furceri et Mourougane (2012) estiment empiriquement qu’une crise financière a un impact permanent sur la production potentielle de 1,5 à 2,4 % (3,8 % pour une forte crise). Mais une partie importante de l’effet provient de la baisse du stock de capital, de sorte que l’on ne peut guère distinguer l’effet offre et l’effet demande.
44 En avril 2015, l’étude du FMI (2015) distingue la notion de production potentielle de celle de production soutenable (qui tiendrait compte de l’ensemble des déséquilibres), mais cette dernière n’est pas évaluée. La production potentielle est mesurée par un modèle à deux équations, qui a la faiblesse de reposer sur la linéarité de la courbe de Phillips :
46 Dans les pays développés, la croissance de la productivité globale des facteurs aurait tendanciellement diminué avant la crise de 2008 en raison d’un épuisement des effets des NTIC et de l’augmentation de la part des secteurs à faible productivité (services à la personne, construction, services non-marchands). L’étude du FMI estime que la crise s’est accompagnée d’un fort ralentissement de la croissance potentielle, tout particulièrement dans la zone euro, de 1,5 % l’an à 0,7 % en 2008-2014. Au total, la crise aurait réduit la production potentielle de la zone euro de 7,75 % en 2014. L’étude distingue des effets permanents comme le ralentissement de la croissance de la population active potentielle des effets temporaires comme le ralentissement de l’accumulation du capital et de la croissance de la productivité des facteurs, la hausse du taux de chômage structurel, la baisse des taux d’activité, qui devraient théoriquement être réversibles, mais qui semblent empiriquement avoir des effets durables en niveau et même en taux de croissance. Toutefois, ces effets sont jugés permanents en raison d’un fort pessimisme sur le rythme de la croissance future, dont on ne sait s’il provient de facteurs d’offre ou de demande. C’est la faible croissance qui entraîne une baisse du rythme de l’accumulation du capital comme la baisse structurelle de la population active potentielle.
47 Ball (2014) considère que les révisions de production potentielle effectuées par l’OCDE et le FMI entre leurs évaluations de décembre 2007 et de mai 2014 correspondent effectivement à l’impact de la crise sur la production potentielle, écartant ainsi toute remise en cause de la méthode d’évaluation. Il montre que les révisions sont pratiquement identiques pour les deux organismes : -35 % pour la Grèce et l’Irlande (mais leurs croissances d’avant-crise étaient-elles extrapolables ?) ; -30 % pour la Hongrie ; 22 % pour l’Espagne et la République tchèque ; -19 % pour la Finlande ; -14 % pour le Portugal ; -12 % pour l’Italie et le Royaume-Uni ; -9,5 % pour le Japon ; -8,5 % pour la France ; -5,5 % pour les États-Unis ;-3,5 % pour l’Allemagne. Il en propose les explications habituelles (réduction de l’accumulation du capital, freinage des innovations), mais il ne s’interroge ni sur la notion de croissance potentielle ni sur la méthode d’évaluation.
48 Ollivaud et Turner (2014) cherchent, eux aussi, à estimer l’impact de la crise financière sur la production potentielle des pays de l’OCDE. Ils distinguent l’impact sur le ratio capital par travailleur, celui sur l’efficacité du travail, celui sur le taux de chômage structurel et celui sur les taux d’activité. Selon eux, une grande partie du ralentissement de la croissance depuis 2007 s’explique par l’évolution des écarts de production (très positifs en 2007, très négatifs en 2014). Au total, l’effet de la crise sur la croissance potentielle irait de +3,9 % en Allemagne (en raison de la hausse des taux d’activité et de la baisse du taux de chômage d’équilibre), +1,1 % en France (en raison de la hausse du taux d’activité) à -2,5 % aux États-Unis, -8,0 % en Espagne (en raison de la hausse du taux de chômage structurel), -8,6 % en Grande-Bretagne (en raison de la baisse de la productivité du travail) et jusqu’à -22,7 % en Grèce. L’étude est peu convaincante puisqu’elle ne permet pas de distinguer l’effet de la crise de l’effet d’autres variables (les politiques budgétaires restrictives, les réformes des retraites ou du droit du travail, la situation conjoncturelle elle-même) ou de phénomènes mal expliqués (le fort ralentissement de la productivité en Grande-Bretagne).
2.3 – L’introduction de variables financières
49 Borio et al. (2013, 2014) remarquent que les fluctuations de l’inflation reflètent mal les fluctuations de l’activité dans les pays développés durant ces 3 dernières décennies. Par contre, les variables financières (le taux de croissance du crédit, des prix de l’immobilier, le taux d’intérêt réel) jouent un rôle important tant dans la dynamique de la demande que dans celle de l’offre : une période de boom financier augmente fortement la demande, mais aussi favorise l’investissement ; elle peut s’accompagner d’une hausse du taux de change qui réduit l’inflation. En sens inverse, un krach boursier réduit la demande, mais aussi renforce les contraintes financières portant sur les entreprises, ce qui nuit à l’accumulation du capital. Cela amène les auteurs à introduire des variables financières dans un modèle expliquant l’écart de production. En notant φ les variables financières, celui-ci s’écrit donc :
51 Pour la période 2000-2012, un tel modèle a l’avantage d’induire un écart de production positif avant la crise et négatif depuis. Par contre, s’il permet d’exhiber une série de croissance potentielle, il n’explicite pas ses déterminants. Il n’intègre aucune variable représentant les tensions sur l’offre. Le modèle ne prend pas en compte les facteurs impulsant le cycle autre que les variables financières. Il repose sur l’hypothèse contestable que la production est égale à la production potentielle quand les variables financières sont à leur valeur moyenne.
52 On peut généraliser le modèle en introduisant d’autres variables conjoncturelles (ϕ) comme l’impulsion budgétaire, le taux de change réel, les chocs du prix du pétrole :
54 Mais on reste dans un modèle descriptif (et non explicatif) de la croissance potentielle. Surtout, on reste dans un postulat non démontré : la demande est égale à la production potentielle quand les chocs financiers, externes ou de politiques économiques, sont nuls.
2.4 – Les études empiriques sur l’impact de la crise sur la croissance potentielle
55 Haltmaier (2012) se pose la question : « Do Recessions Affect Potential Growth ? ». Pour nous, la réponse est oui si la production potentielle est mesurée selon la méthode des institutions internationales (où la production potentielle est affectée par le ralentissement de l’investissement et la hausse du chômage) ; la réponse est non, par définition, si la production potentielle est corrigée des effets conjoncturels. Toutefois, la récession peut ne pas être que conjoncturelle ; elle peut marquer la fin d’une période de forte croissance déséquilibrée : la question est alors ambiguë. En fait, l’étude empirique conclut que les récessions ont en moyenne un impact négatif de 2 % sur la production potentielle dans les pays développés, impact qui dépend de la profondeur de la récession, mais pas de son caractère financier. L’auteur en déduit que la présente récession coûterait 3 points de PIB potentiel pour les pays développés, ce qui est relativement faible compte tenu du ralentissement observé de la croissance.
56 Pour Fernald (2014), les États-Unis ont connu une période de forts gains de la productivité du travail de 1996 à 2005 en raison des industries produisant ou utilisant les NTIC. Celle-ci a pris fin, de sorte que la croissance potentielle a ralenti aux États-Unis, mais l’auteur reconnaît qu’il est encore difficile de distinguer cet effet de celui de la chute de la demande induit par l’éclatement de la bulle financière.
2.5 – La croissance potentielle française selon deux études de l’INSEE
57 Pour le moyen terme, l’étude de Cabannes, Montaut et Pionnier (2013) fournit une évaluation de la croissance potentielle de 2015 à 2025. Selon les hypothèses, celle-ci irait de 1,2 à 1,9 % l’an, soit 1,5 % pour le scénario central qui se décompose en 0,5 % de contribution pour le facteur travail, 0,5 % pour le capital et 0,5 % de croissance de la productivité globale pure. Toutefois, l’article ne prend pas position sur le niveau d’écart de production en 2013. De même, il n’explicite pas le lien entre croissance effective et croissance potentielle. Une demande plus vigoureuse entraîne une accumulation plus rapide du capital, incite certaines personnes à entrer (ou à rester) sur le marché du travail, autorise un flux entrant d’immigrés plus importants, peut permettre d’allonger la durée du travail. Les deux questions essentielles sont omises : quels sont les obstacles effectifs à la croissance ? Veut-on plus de croissance à tout prix ?
58 L’article de Lequien et Montaut (2014) définit le PIB potentiel comme « le niveau de PIB que connaîtrait l’économie si les facteurs de production (travail et capital) étaient utilisés de façon maximale sans faire apparaître de tensions sur les prix », introduisant ainsi une symétrie contestable entre travail et capital. Son intérêt est de confronter quatre méthodes. L’article conclut que la croissance potentielle est comprise entre 0,7 % et 1,3 % en 2014 (contre 2 % avant la crise), l’écart de production en 2014 étant compris entre -2,3 et -3,5 points, 70 % de la perte de production due à la crise serait pérenne.
59 La première est celle de la fonction de production. Le stock de capital est exogène. Le taux de chômage structurel, repéré par l’équation, π = a + bπ -1 – c (Ut – U* t ) + e passe de 8,6 % en 2007 à 9,5 % en 2013, soit un point de moins seulement que le taux effectif. La productivité globale des facteurs passe d’un taux de croissance structurel de 1 % avant la crise à 0 ensuite. Cela induit un fort ralentissement de la croissance potentielle de 2,1 % à 0,6 % l’an (tableau 5). Ce ralentissement est repéré ; il n’est pas expliqué.
Croissance potentielle et écart de production selon Lequien et Montaut, en France
Croissance potentielle et écart de production selon Lequien et Montaut, en France
60 La deuxième est celle de l’analyse du marché du travail : main-d’œuvre disponible et productivité tendancielle du travail. En croissance équilibrée, cette dernière serait de 1,1 % l’an. Malheureusement, une méthode contestable aboutit à une évaluation de la croissance de celle-ci de -0,5 % en 2009-2010. L’écart de l’ordre de 3 %, la rétention d’emploi de ces deux années, doit-il être soustrait à la croissance potentielle (comme le font les auteurs) ou va-t-il s se résorber ? La croissance de la population active potentielle n’atteint pas les 0,4 % par an prévus par l’INSEE, mais seulement 0,2 % du fait de la hausse du taux de chômage d’équilibre. Finalement, le taux de croissance potentielle reviendrait à 1,3 % en 2014.
61 L’approche semi-structurelle utilise des informations sur le taux d’utilisation des capacités de production (TUC), sur l’évolution de l’inflation, sur le climat des affaires pour évaluer l’écart de production, le PIB potentiel étant la somme de l’écart de production et du PIB effectif. Cette méthode est contestable : le TUC peut revenir à sa normale à la suite d’une période prolongée de récession, les entreprises n’ayant pas de raison de maintenir des capacités de production excédentaires, cela ne signifie pas pour autant que la production est à son potentiel du point de vue du marché de l’emploi ; les variations du chômage influencent peu le taux d’inflation quand le chômage est fort et l’inflation faible. Au total, la méthode, purement descriptive, fait courir le risque de sous-estimer l’écart de production, la production potentielle suivant la production effective.
62 L’approche dite directe consiste à utiliser un grand nombre d’indicateurs conjoncturels pour construire un indicateur synthétique représentant le cycle économique. La mesure de l’écart de production consiste à normaliser l’indicateur synthétique en utilisant la moyenne et l’écart-type de l’écart de production évalué selon la première méthode, ce qui n’a guère de justification. La méthode n’est pas autonome. Elle est contestable car la situation depuis 2008 s’écarte de la normale, d’une simple fluctuation conjoncturelle. L’estimation aboutit à une croissance potentielle fortement instable puisqu’elle ajoute la croissance effective à l’écart de production ainsi évalué (2,3 % en 2002, puis 1,5 % en 2003, puis 2,6 % en 2004, par exemple).
2.6 – La croissance potentielle selon deux études de la Banque de France
63 L’article de Chetouane, Lemoine et La Serve (2011) décrivait une baisse de la croissance potentielle française de 1,7 % en 2007 à 0,7 % en 2012, en raison de la baisse de la croissance de la productivité des facteurs (de 0,3 % à 0,2 %), de la baisse de l’accumulation du capital (dont la contribution passait de 0,9 % à 0,6 %) et surtout de la baisse de la contribution du travail (de 0,4 % à -0,1 %), dont la baisse provient d’une hausse du taux de chômage d’équilibre et d’une baisse des taux d’activité. Mais, la méthode ne fournit aucun facteur explicatif. En ce qui concerne le marché du travail, la hausse du taux de chômage d’équilibre provient du fait que la hausse du chômage ne s’est pas traduite par une baisse importante de l’inflation.
64 L’article de Chouard, Castro, Irac et Lemoine (2014) estime une équation descriptive de la croissance de la productivité des facteurs. Outre des tendances et des variables indicatrices, deux variables explicatives sont utilisées : l’âge moyen du capital et le taux d’utilisation des capacités de production. La crise aurait induit une perte permanente (mais progressive) du niveau de la productivité des facteurs de 6,2 % (3,3 % d’effet direct, 2,9 % induit par l’allongement de l’âge du capital). Il n’y aurait pas d’effet sur le taux de croissance de la productivité globale des facteurs (qui resterait à 1 %). Notons que l’allongement de l’âge du capital n’est pas évident si les entreprises, en période de demande faible, peuvent n’utiliser que les équipements les plus récents. Dans cette vision, la production potentielle subit un choc négatif lors de la crise, ce qui s’oppose à la méthode usuelle d’une évolution continue susceptible d’être obtenue par lissage.
65 En mars 2015, la Banque de France publie un Focus intitulé : La croissance potentielle, une notion déterminante, mais complexe. Le PIB potentiel et la croissance potentielle sont des variables théoriques qu’il est complexe d’identifier. Le texte précise que « la croissance peut être insoutenable même sans déséquilibre dans l’économie réelle, en cas de déséquilibre majeur dans la sphère financière ». Le texte préconise une méthode de « fonction de production avec crise », intégrant une rupture de la PGF en niveau. Le texte évoque la perte de compétence des chômeurs de longue durée, l’inadéquation des offres et des demandes d’emploi, le déclassement du capital, la baisse de l’investissement. Pour la France, la Banque de France reprend la thèse d’un écart de production positif de 1999 à 2007, puis d’une croissance potentielle de 1 % l’an, ce qui aboutit à un écart de production de l’ordre de -2,2 % en 2013-2014.
2.7 – La croissance potentielle et l’OFCE
66 L’OFCE n’a jamais estimé de production potentielle. Dans la mesure où il est difficile d’estimer un taux de chômage d’équilibre, dans la mesure où il n’y a aucune raison d’intégrer les fluctuations du stock de capital dans l’évaluation de la production potentielle, certains économistes conservent une pratique empirique qui consiste à estimer que le taux de chômage d’équilibre était atteint dans les années 2006-2007 ; puis à prolonger la production potentielle selon l’évolution prévue de la population active, selon l’évolution tendancielle des taux d’activité et de la productivité apparente du travail. La croissance de la population en âge de travailler (les 15-65 ans) baisserait de 0,8 % en 2006 à 0,4 % en 2015 mais le taux d’activité augmenterait tendanciellement de 0,2 % par an du fait des femmes et des seniors ; la croissance de la productivité du travail resterait de 1 % par an. Dans ces conditions, l’écart de production aurait été de l’ordre de 6 % en 2010 ; de 9,5 % en 2014 (tableau 6, colonnes 2 et 3). Ce fort écart se manifeste, en 2014, à la fois par un fort taux de chômage, une baisse des taux d’activité par rapport à leurs tendances, une baisse de la croissance de la productivité du travail (soit du fait de sureffectifs, soit du fait de l’effet Kaldor-Verddon), qui serait réversible. Selon ce point de vue, il est difficile d’évaluer la production potentielle (si ce concept à un sens) en situation fortement déprimée dans la mesure où une forte hausse de la demande augmenterait les facteurs de production disponibles, du fait aussi de la non-linéarité des équations de prix et de salaire en cas de fort excès de d’offre.
Évaluation de la croissance potentielle de la France
Évaluation de la croissance potentielle de la France
67 En décembre 2011, la prévision faite par le Département analyse et prévision de l’OFCE se base effectivement sur un écart de production de -5 % pour 2011. Elle fait l’hypothèse que tendanciellement cet écart se résorbera en 2 ans, de sorte que la croissance spontanée pour les deux années à venir sera de l’ordre de 4 %.
68 En décembre 2012, la prévision part d’un écart de production de 6 % en 2012. La thèse maintenant est que la fermeture de l’écart de production est au maximum de 1,5 % par an, de sorte que la croissance spontanée serait de 3,2 % par an, ceci pendant 4 ans.
69 Au printemps 2013, la prévision opte pour un scénario intermédiaire, avec une rupture de production potentielle de l’ordre de 3 % au moment de la crise, puis une croissance potentielle de 1,4 % depuis – voir tableau 6, colonne 4 et 5). L’écart de production serait de l’ordre de 4 % en 2013. Une croissance spontanée de 2,6 % permettrait de résorber l’écart en 3 ans. En même temps, une étude (Cochard et al., 2013) examine les écarts du taux de chômage, du taux d’activité et de la production du travail à leurs tendances et conclut que l’écart de production s’est creusé de 6,5 point de 2007 à 2012.
70 À l’automne 2014, la prévision se rapproche des estimations conventionnelles (graphique). Elle accepte l’idée d’un écart de production positif de 1999 à 2008. L’écart de production n’est plus que de 2 % en 2012, de 3 % en 2013. Les auteurs acceptent une croissance potentielle de 1,4 % tout en évoquant une croissance spontanée de 2,4 % de 2010 à 2014.
Graphique. Les évaluations de l’écart de production de l’automne 2014
Graphique. Les évaluations de l’écart de production de l’automne 2014
71 Faut-il accepter un écart de production positif de 1999 à 2007 ? Faut-il ralentir la croissance potentielle au fur et à mesure que la croissance effective se révèle médiocre ? Ceci provient sans doute d’un souci de crédibilité, mais qui nuit à l’utilité de la notion même de croissance potentielle. Faut-il accepter une rupture de production potentielle en 2009 ? Cela oblige à considérer que la chute de la demande se traduit par des pertes irrémédiables et irréversibles en termes de taux de chômage d’équilibre et de productivité du travail.
72 L’analyse repose souvent sur l’hypothèse implicite non prouvée que la production retrouve automatiquement son niveau potentiel, soit à un taux de x points par an, soit à en N années, qui fait que la prévision peut s’appuyer sur la notion de croissance spontanée. Si N=3, un écart de production de 4 % et une croissance potentielle de 1,4 % permettent d’évaluer la croissance spontanée à 2,7 % ; si x = 1,5 %, la croissance spontanée est de 2,9 %. Mais cela suppose que la croissance potentielle et l’écart de production soient mesurables sans ambiguïté. Cela suppose aussi qu’il existe des forces spontanées de retour à l’équilibre. Celles devraient être précisées : dans la zone euro, ce ne peut guère être ni la baisse du taux d’intérêt réel corrigé de la croissance, ni les gains de compétitivité. La déflation est lente et ses effets peuvent être positifs (hausse des revenus des ménages, effet d’encaisse réel) comme négatifs (alourdissement des dettes). Le chômage provoque certes une baisse du salaire réel, mais là aussi les effets sur la production sont ambigus. Enfin, la politique budgétaire peut être contrainte de devenir pro-cyclique.
2.8 – La croissance potentielle et le gouvernement français
73 Le gouvernement français doit intégrer dans les documents qu’il fournit à Bruxelles une évaluation de la production potentielle et de la croissance potentielle, opération bizarre qui mêle la science économique et les compromis politico-technocratiques.
74 Ainsi fin 2013, le gouvernement estime à -2 % l’écart de production pour 2012 et à 1,5 % la croissance potentielle des 5 années à venir. Ce 2 % est très faible puisque la France a perdu environ 7 % de croissance par rapport à la tendance d’avant-crise. Par rapport à 2007, la perte est de 2,5 % en taux de chômage, de 3,5 % en productivité du travail, de 1 % en taux d’activité. Avec un écart de production de -7 %, la France aurait pu dire qu’elle n’a plus d’effort budgétaire à fournir, d’autant plus qu’un déficit structurel de 2 % du PIB suffit pour stabiliser la dette à 60 % du PIB ou pour satisfaire la vraie « règle d’or » des finances publiques, mais le gouvernement n’a pas voulu entrer en conflit ouvert avec la Commission.
75 Fin 2014, le gouvernement accepte de se caler sur les chiffres de la Commission. L’écart de production serait de 2,7 % en 2013. La croissance potentielle est de 1 % en 2013-2015, de 1,2 % en 2016-2018. Par rapport à une croissance potentielle à 1,6 %, ceci oblige à un effort supplémentaire de 0,25 % par an en 2013-2015.
76 Pour conclure, l’examen de ces différents travaux amène à des conclusions assez négatives. Il est peu crédible que l’écart de production ait été positif pour la France comme pour la zone euro de 1999 à 2007 ; il est étonnant que les évaluations de croissance potentielle soient à ce point révisées ex post après la crise de 2008-2009. Les études enregistrent généralement une baisse de la production potentielle en 2009, une rupture de la tendance ensuite, mais ne fournissent pas de facteurs explicatifs. On peut penser que dès que la dépression est importante, la production potentielle n’est plus mesurable. Il faudrait choisir clairement entre trois points de vue : la production potentielle est un concept de court terme, elle reflète l’évolution effective de la production, de sorte qu’elle ne peut guider la politique économique ; c’est un concept de long terme qui reflète des contraintes pures d’offre, elle ne varie pas avec les fluctuations de la production induites par celles de la demande ; la production potentielle intègre l’ensemble des contraintes qui pèsent sur une économie (offre, solvabilité des finances publiques, stabilité financière, compétitivité), dans ce cas la méthode de calcul devient beaucoup plus exigeante.
3 – Une contrainte de croissance potentielle à l’avenir ?
77 À la mi-2015, deux points de vue s’opposent. Pour la Commission européenne, le FMI, l’OCDE, et beaucoup d’économistes (par exemple, CAE, 2014 ; OCDE, 2014a ; FMI, 2015), qui prolongent le fort ralentissement de la croissance potentielle qu’ils croient voir depuis 2009, la question de la croissance potentielle est dès aujourd’hui cruciale en raison du vieillissement de la population (qui réduit la croissance de la population active potentielle), du ralentissement de l’accumulation du capital et de la croissance de la PGF.
78 L’évolution de la PGF est certes problématique : elle sera ralentie à l’avenir par les contraintes écologiques, la montée des prix des matières premières et de l’énergie. Les innovations en matière de NTIC l’ont soutenue avant la crise, mais comme l’ont montré Robert Gordon (2012, 2014) et Fernald (2014), leurs effets sur la productivité globale semblent s’atténuer. Il en va de même, selon Gordon, pour les efforts en matière d’éducation. Si la croissance potentielle de la zone euro n’est plus que de 1 % l’an dans les années à venir, si l’objectif de réduction à 60 % du ratio dette/PIB est maintenu, alors même que le besoin de dépenses sociales (santé, retraites) augmente tendanciellement, la zone euro serait condamnée à une forte réduction des dépenses publiques qui mettrait en cause son modèle social. Aussi la priorité devrait-elle être de tout faire pour augmenter la croissance potentielle : incitation à l’emploi des travailleurs non-qualifiés, des femmes et des seniors, efforts d’éducation et de formation continue, incitation des entreprises à l’innovation et à la R&D, réformes structurelles pour déréglementer le marché des biens, réforme du droit du travail, forte réduction des dépenses publiques (OCDE, 2014a).
79 Pourtant, l’expérience récente a montré que la stratégie de consolidation budgétaire, généralisée à l’ensemble de la zone euro était très coûteuse en termes de croissance et peu efficace en termes de ratios dette/PIB. La politique préconisée comporte des transferts importants au profit des entreprises et au détriment des ménages des classes populaires (la baisse des impôts et cotisations sociales financée par la baisse des dépenses publiques et des prestations, la baisse des salaires des travailleurs non-qualifiés des services). Elle serait socialement coûteuse ; elle se traduirait à court terme par une baisse de la demande ; elle est non-coopérative en Europe où chaque pays devrait réduire sa demande et ses salaires. Il est quelque peu hypocrite de prétendre sauvegarder le modèle social européen en réduisant fortement les dépenses sociales.
80 La mesure de la PGF est problématique (Mokyr, 2014). Comment intégrer la dématérialisation et la gratuité permise par Internet (par exemple, le téléchargement des biens culturels) ?
81 Avec cette stratégie, l’économie est condamnée à une fuite perpétuelle dans la croissance et l’innovation, sans réflexion sur le contenu même de cette croissance. Faut-il tout faire pour inciter le plus grand nombre de personnes possible à occuper le plus longtemps possible des emplois marchands, quand l’informatisation tend à les faire disparaître, sans s’interroger sur le contenu même de ces emplois. Aucun pilotage social ne serait souhaitable ou possible en matière d’innovation ou de contenu de la croissance. Il faudrait faire confiance aux entrepreneurs. Aussi cette fuite en avant devrait un jour se terminer dans le mur, compte tenu des contraintes écologiques.
82 Plusieurs études prétendent évaluer le gain de croissance potentielle que pourraient apporter les réformes structurelles. Elles refusent souvent de tenir compte de l’utilité des régulations, des réglementations, des dépenses publiques et sociales et considèrent ainsi que tout changement vers un hypothétique modèle pur d’économie de marché est un progrès. Ainsi l’OCDE (2014b) évalue le gain potentiel pour la France des réformes structurelles envisagées ou à venir à 3,7 % à horizon de 10 ans. Ce chiffre peut sembler élevé, il faut cependant le comparer au 9,6 % que la crise financière a coûté à la France. L’étude n’envisage aucune réforme du système bancaire et financier, pourtant responsable de la crise ; ni la question de la mauvaise gouvernance de la zone euro ni celle de la dislocation du modèle industriel français, ni celle de la nécessaire transition écologique ne sont abordées. Les réformes sont limitées à l’augmentation de la concurrence dans l’énergie (mais baisser le prix de l’énergie est-il compatible avec la transition énergétique ?) et dans les professions réglementées (mais faut-il développer les professions juridiques ?) ; à la simplification administrative et territoriale ; à la réforme de l’assurance chômage (mais le problème français est le manque d’emplois, pas la réticence des travailleurs à les occuper).
83 Selon l’étude de la Commission européenne (Varga et In’t Veld, 2014), les réformes structurelles pourraient augmenter le PIB de la zone euro (de la France) de 6,3 % (7,7 %) à horizon de 10 ans. Mais certaines propositions sont difficilement applicables en période de fort chômage. Ainsi la hausse du taux d’activité des femmes, des travailleurs non-qualifiés, des seniors augmenterait de PIB français de 2,3 % ; mais comment l’obtenir ? La réforme des allocations chômage est censée avoir un effet de +0,8 % sur le PIB, mais par quels mécanismes dans un pays en déficit d’emplois. D’autres sont de très long terme comme l’augmentation de la part des travailleurs qualifiés et la baisse de celle des travailleurs non-qualifiés (effet de +0,9 %). Certaines sont économiquement et socialement contestables comme augmenter les impôts portant sur la consommation au détriment de ceux portant sur le travail, dont l’effet serait de +1,7 %, mais qui selon nous serait neutre sauf si l’indexation des salaires et prestations sociales était remise en cause (Sterdyniak, 2015).
84 L’étude du CAE (2014) repose sur la thèse que le ralentissement de la croissance française est dû à des facteurs d’offre. L’effet de la demande (directe sur la production et l’investissement, indirecte sur la productivité du travail et l’offre de travail) n’est pas évoqué. Avec honnêteté, le texte reconnaît qu’il peine à trouver des explications convaincantes : il évoque cependant la faiblesse de la part de l’industrie, le manque de lien entre l’éducation et l’entreprise et les bas taux d’activité des 15-25 ans et des 55-65 ans (mais ceux-ci sont un effet plutôt qu’une cause). Les recommandations finales sont peu convaincantes et sous-dimensionnées :
- faire établir par un organisme indépendant une projection des finances publiques reposant sur des hypothèses défavorables (et ensuite ?) ;
- valoriser les filières professionnelles et ne garder que celles qui fournissent des débouchés ; adopter les formations aux emplois ; inciter les étudiants à choisir les formations avec débouchés ; faciliter la formation professionnelle (mais, ce sont des évidences) ;
- réduire la durée d’indemnisation chômage des plus de 50 ans et rendre le cumul emploi/retraite plus facile (mais cela suppose que les entreprises acceptent d’embaucher des seniors) ;
- améliorer le Crédit Impôt Recherche (mais celui-ci n’a guère impulsé la R&D des entreprises) ;
- rendre plus rentable le capital-risque ;
- améliorer la réglementation des activités de transports et des professions libérales pour en réduire le coût pour l’industrie.
85 L’ensemble repose sur l’idée que c’est l’offre de travail qui pose problème et pas la demande. Autant la formation est facile pour des emplois existants, correctement rémunérés, dont la pérennité est assurée, autant c’est difficile en période de chômage, d’absence d’embauche et d’incertitude sur le futur industriel. La hausse des taux d’activité des seniors est déjà bien engagée ; le cumul emploi/retraite est coûteux et il ne peut guère être rendu encore plus favorable. Il n’est pas évident que la libéralisation des professions libérales en réduise le coût pour les entreprises et la société : faut-il développer les officines d’optimisation fiscale, de délocalisation, et même les services juridiques des entreprises ?
86 Artus et Virard (2014) reprennent la thèse selon laquelle la croissance de la production potentielle des pays développés sera faible dans les années à venir du fait de l’épuisement du progrès technique. Bizarrement, ils soutiennent deux thèses contradictoires : la stagnation séculaire frappe tous les pays développés ; la France est atteinte en raison du niveau trop élevé des salaires, des dépenses publiques et sociales, du droit du travail, de la régulation. L’ouvrage reconnaît que la financiarisation et la croissance de la part du capital au détriment de celle du travail sont les causes de la crise, partout sauf en France où, au contraire, le coupable serait une hausse excessive des salaires : les auteurs n’osent pas dire que la France avait trouvé le bon équilibre. Ils prétendent que « la croissance est indispensable pour réduire les inégalités », ce qui est saugrenu quand ils reconnaissent en même temps que les États-Unis, pays le plus riche du monde, comptent 50 millions de pauvres, quand ils préconisent d’impulser la croissance en réduisant fortement l’État-social. Ils estiment que la croissance potentielle de la France ne sera plus que de 0,5 % l’an dans les années à venir. Certes, il est possible d’être pessimiste quant à l’évolution future de la PGF, mais faut-il oublier que la France souffre d’un déficit de production de l’ordre de 10 % actuellement, comme le montre son taux de chômage, le nombre de chômeurs découragés, les sureffectifs dans les entreprises ? Faut-il oublier les marges de manœuvres permises par le travail subi à temps partiel, par l’emploi des femmes et des 55-65 ans ? Au lieu de chercher comment une croissance modérée et écologiquement soutenable peut être compatible avec le plein emploi et le modèle social européen, les auteurs proposent d’impulser la croissance en France, ceci par des recettes libérales classiques :
- baisser de 20 % le niveau du SMIC, ceci étant compensé en mettant les prestations sociales sous conditions de ressources pour les concentrer sur les ménages les plus pauvres. Mais c’est oublier que des prestations réservées aux plus pauvres deviennent vite de pauvres prestations ; que le gain financier est nul si les classes moyennes sortent du système pour s’affilier à des caisses autonomes ;
- investir dans les formations techniques. Mais ne faut-il pas d’abord donner confiance aux jeunes sur l’avenir de l’industrie en France ?
- réformer la formation professionnelle, en particulier pour les chômeurs de longue durée. Mais ceux-ci n’ont pas besoin de davantage de stages, mais d’emplois effectifs ;
- reculer immédiatement l’âge de départ à la retraite Mais cela a-t-il un sens quand le taux de chômage dépasse 10 % ?
- interdire aux entreprises d’augmenter les salaires de plus que la productivité du travail. Mais on ne peut comparer des décisions d’entreprises et un concept qui n’a de sens qu’au niveau macroéconomique. Comment évaluer la productivité d’un professeur, d’une caissière ?
- réduire les dépenses publiques de 120 milliards d’euros pour ramener la France à la moyenne de la zone euro. Mais c’est oublier les spécificités françaises qui font qu’en France l’éducation, la santé, les retraites sont publiques ;
- faire converger CDD et CDI vers un contrat unique. Mais faut-il rendre plus fragile la situation des salariés, mettre en cause le contrat salarial implicite qui lie l’entreprise à ses salariés ?
87 Le recueil d’articles sur la stagnation séculaire (Teulings et Baldwin, 2014) témoigne que les problèmes américains sont similaires à ceux des pays européens. La plupart des économistes, comme Gordon (2014), mélangent des arguments d’offre (la croissance potentielle va ralentir du fait de l’épuisement du progrès technique et du vieillissement de la population) et de demande (la croissance des inégalités, la dette publique). Pour Summers (2014), l’économie souffre d’un excès d’épargne par rapport à l’investissement, qu’il est impossible de gérer par la politique monétaire compte-tenu du plancher 0 du taux d’intérêt nominal : la stagnation séculaire est inévitable. Certains préconisent des réformes structurelles libérales pour impulser, coûte que coûte, la croissance. La plupart reconnaissent la responsabilité de l’augmentation des inégalités et de la financiarisation dans la crise actuelle, mais refusent une remise en cause du modèle néo-libéral. Très peu préconisent une fiscalité redistributive, le développement de la protection sociale et de la retraite par répartition (pour limiter la financiarisation induite par les fonds de pension). Aucun ne remet en cause la stratégie des firmes multinationales de produire dans les pays à bas salaires et de faire pression sur les salaires des pays développés.
88 Pour nous, ni l’économie européenne, ni l’économie française ne se heurtent à une contrainte de production potentielle. En témoignent les menaces de désinflation comme le bas niveau des taux d’intérêt. L’Europe souffre de quatre problèmes liés :
- la mondialisation commerciale (qui permet de produire dans les pays émergents) comme la globalisation financière (qui permet de choisir entre placement réel et placement financier) ont augmenté le taux de rentabilité requis par les entreprises. En même temps, celles-ci investissent moins dans les pays développés tant du fait du ralentissement de la croissance que de l’investissement dans les pays émergents. Le prix relatif des biens d’investissement diminuent alors que se développent surtout des secteurs de services où les besoins en capital sont limités.
- une partie importante de la population a vu disparaître ses emplois tant du fait de la mécanisation/informatisation que de la concurrence des pays émergents. En sens inverse, une couche étroite bénéficie de la mondialisation. Les grandes entreprises et les personnes les plus riches s’exonèrent de plus en plus de la charge des dépenses publiques. Leur part dans la richesse augmente alors que leur taux d’épargne est élevé. Un écart important s’est creusé entre la distribution des revenus qui découle des rapports de force actuels et celle qui serait requise pour permettre une croissance équilibrée ;
- le déficit de demande ainsi crée doit être comblé soit par des bulles financières et l’endettement des ménages (solution anglo-saxonne) ; soit par des gains de compétitivité (la stratégie allemande) ; soit par l’endettement public. Après l’éclatement de la bulle financière, après la crise des dettes des pays du Sud de la zone euro, après le Traité budgétaire, qui ferment ces pistes, l’Europe souffre d’un déficit de demande et d’une compétitivité excessive des pays du Nord, en particulier de l’Allemagne. ;
- le déficit de demande nécessite une politique monétaire expansionniste. Certes, les taux d’intérêt de court terme ont été portés à zéro, mais cela reste insuffisant compte tenu de la faiblesse des perspectives de demande et d’inflation (voir Summers, 2014). Le bas niveau des taux d’intérêt fait courir le risque d’une reprise fragile portée par la renaissance de bulles financières ou la reprise du surendettement.
89 Selon ce point de vue, la question n’est pas celle du niveau de la croissance potentielle que celui de d’avoir un taux de croissance suffisant pour employer la main-d’œuvre disponible, ce qui suppose de sortir des contraintes imposées par la mondialisation et la globalisation financière. La politique requise devrait comporter la baisse de la rentabilité requise par les entreprises et les marchés financiers, l’augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises, en particulier dans les pays d’Europe du Nord, la fin de la concurrence fiscale sur les plus riches et les grandes entreprises, le soutien de l’investissement innovant et écologique par les finances publiques, mais surtout par un secteur bancaire et financier dégagé de la spéculation, une politique industrielle redéfinissant la place de l’Europe dans la future division internationale du travail. La politique budgétaire devrait renoncer à se fixer des objectifs arbitraires en termes de solde ou de dette publique. La politique monétaire devrait maintenir des taux d’intérêt bas tant que nécessaire, mais s’accompagner d’un contrôle macro-prudentiel pour éviter le gonflement des bulles spéculatives. Cette stratégie est aujourd’hui de l’ordre de l’utopie, compte tenu de la domination du discours libéral et du rapport de force en Europe.
90 La question des gains tendanciels de productivité, dont la mesure est affaire de convention comptable, a peu d’importance aujourd’hui. Il est difficile de prévoir ce que pourrait être la tendance de la PGF dans une situation proche du plein emploi, où les entreprises seraient encouragées à la fois à économiser le travail et à économiser l’énergie et les dégâts écologiques. L’Europe pourra dans les années à venir, si elle le souhaite, mobiliser l’emploi des femmes et des seniors, réduire le temps partiel non-choisi, faire venir des travailleurs immigrés. La question est cependant de savoir si effectivement, compte tenu du niveau de développement atteint et des contraintes écologiques, les pays européens doivent tout faire pour maximiser la croissance et l’emploi marchand ou si leur objectif ne doit pas être, au contraire, de prendre acte de la limitation nécessaire de la croissance de la production matérielle et de s’y adapter.
Références
- Artus P., C. García-Peñalosa et P. Mohnen, 2014, « Redresser la croissance potentielle de la France », Note du CAE, 16, septembre.
- Artus P. et M.-P. Virard, 2014, Croissance zéro, comment éviter le chaos ?, Fayard.
- Ball L., 2014, « Long-term damage from the great recession in OECD countries », NBER Working Paper, 20185, mai.
- Banque de France, 2015, La croissance potentielle : une notion déterminante, mais complexe, mars.
- Borio C., P. Disyatat et M. Juselius, 2013, « Rethinking potential output : Embedding information about the financial cycle », BIS Working Papers, 404.
- Borio C., P. Disyatat et M. Juselius, 2013, « A parsimonious approach to incorporating economic information in measures of potential output », BIS Working Papers, 442.
- Cabannes P.-Y., A. Montaut et P.-A. Pionnier, 2013, « Évaluer la productivité globale des facteurs : l’apport d’une mesure de la qualité du capital et du travail », INSEE Références, juin.
- Cheng K., 2011, « France’s Potential Output during the Crisis and Recovery », IMF Country Report, 11/212.
- Chetouane M., M. Lemoine et M.-É. de la Serve, 2011, « Impact de la crise sur la croissance potentielle, une approche par les modèles à composantes inobservables », Revue de l’OFCE, 116.
- Chouard V., D. F. Castro, D. Irac et M. Lemoine, 2014, « Assessing the losses in euro area potential productivity due to the financial crisis », Applied Economics, 46(23).
- Cochard M., P.Madec, M. Plane et D. Schweisguth, 2013, « PIB, déficit, dette, chômage : où vont les économies à moyen terme ? », Revue de l’OFCE, 129.
- European Commission, 2015, Making the best use of the flexibility within the existing rules of the stability and growth pact, 13 janvier.
- European Economy, 2014, « The Production Function Methodology for Calculating Potential Growth Rates and Output Gaps », Economic Papers, 535, novembre.
- Fernald J. G., 2014 : « Productivity and Potential Output, Before, During and After the Great Recession », Federal Reserve Bank of San Francisco, juin.
- FMI, 2015, « Where are we headed ? Perspectives on Potential Output », WEO, chapter 3, avril.
- Furceri D. et A. Mourougane, 2012, « The effect of financial crises on potential output : Nex empirical evidence from OECD countries », Journal of Macroeconomics, 34.
- Gordon R. J., 2012, « Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds », NBER Working Paper, 18315, août.
- Gordon R. J., 2014, « The Demise of U. S. Economic Growth : Restatement, Rebuttal, and Reflections », NBER Working Paper, 19895, février.
- Haltmaier J., 2012, « Do Recessions affect Potential Output », International Financial Discussion Papers, 1066, décembre.
- Hers J. et W. Suyker, 2014, « Structural budget balance : A love at first sight turned sour », CPB Policy Brief, 2014/7.
- Le Bihan H., H. Sterdyniak et P. Cour, 1997, « La notion de croissance potentielle a-t-elle un sens ? », Économie Internationale, 69.
- Lequien M. et A. Montaut, 2014, « Croissance potentielle en France et en zone euro : un tour d’horizon des méthodes d’estimation », Document de travail de l’INSEE, juillet.
- Mathieu C. et H. Sterdyniak, 2006, « A European Fiscal Framework designed for stability or growth ? », in European Economic Policies, Alternatives to Orthodox Analysis and Policy Concepts, Metropolis-Verlag.
- Mathieu C. et H. Sterdyniak, 2012, « Faut-il des règles budgétaires ? », Revue de l’OFCE, 126.
- Moyr J., 2014, « Secular Stagnation ? Not in your life », in C. Teulings et R. Balwin, op. cit.
- OCDE, 2014 a, « Growth prospects and fiscal requirements over the long term », in OECD Economic Outlook, 2014/1.
- OCDE, 2014 b, France : Les réformes structurelles : impact sur la croissance et options pour l’avenir, octobre.
- Ollivaud P. et D. Turner, 2004, « The effect of the Global Financial Crisis on OECD Potential Output », OECD Economics Departement working Papers, 1166.
- Sterdyniak H., 2015, « The myth of tax reform in France », Revue de l’OFCE, 321.
- Summers L. H., 2014, « US Economic Prospects : Seculer Stagnation, Hysteresis, and the Zero Lower Bound », Business Economics, 49(2).
- Teulings C. et R. Balwin, 2014, Secular Stagnation : Facts, Causes and Cures, CEPR Press.
- Varga J. et J. in’t Veld, 2014, « The potential growth impact of structural reforms in the EU », European Economy Economic Papers, 541, décembre.
Mots-clés éditeurs : croissance potentielle, gouvernance de la zone euro
Date de mise en ligne : 05/01/2016
https://doi.org/10.3917/reof.142.0255