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Article de revue

L'inadéquation actuelle des politiques keynésiennes

Pages 63 à 71

Notes

  • [1]
    Nous faisons ici référence à la Vulgate keynésienne, laissant de côté moult aspects féconds de la pensée de J.M. Keynes.
  • [2]
    Ce qui est conforme aux idées exprimées par J.-M. Keynes dans A Treatise on Money, Mac-Millan 1933, tome 1, pp. 166-184 et 258-261.

1Depuis une décennie les gouvernements de tous les pays sont aux prises avec la redoutable difficulté d’avoir à lutter à la fois contre le chômage et l’inflation. Les préceptes dits keynésiens [1] selon lesquels il faut en cas de chômage accroître la demande globale et la réduire en cas d’inflation ne peuvent évidemment être appliqués simultanément. Leurs utilisations successives ont fait alterner ici et là des politiques de relance et des politiques de rigueur, sans que soient durablement rétablis ni l’équilibre de l’emploi, ni la stabilité des prix.

2Aujourd’hui, en raison de changements résultant pour partie de ces politiques conjoncturelles contradictoires et pour partie de l’évolution des structures économiques, comme de celle des techniques et des mentalités, nous nous trouvons dans une situation telle qu’il est dangereux de recourir à l’un ou l’autre de ces préceptes comme principal remède.

L’intégration internationale des économies rend aventurée toute politique isolée de relance

3La première raison, la plus évidente, encore que trop souvent méconnue, s’en trouve dans l’intensité accrue des relations économiques et financières internationales. Jusqu’aux années 60 les habitudes de consommation étaient assez différentes d’un pays à l’autre et les structures productives nationales tournées principalement vers la satisfaction des besoins de leur pays ; les coûts de transports étaient relativement élevés et les obstacles tarifaires non négligeables ; le commerce international ne concernait qu’un petit nombre de produits. Grâce à quoi un accroissement provoqué de la demande globale, tout en développant quelque peu les importations, avait pour effet majeur de stimuler les activités productrices dans le pays concerné.

4De nos jours les mêmes produits sont consommés dans tous les pays occidentaux ; des réseaux commerciaux denses ont été tissés à travers les frontières, aptes à vendre une multitude de marchandises de n’importe quelle provenance, et qui, constamment aux aguets de tous les acheteurs potentiels, sont prompts à les satisfaire ; les progrès techniques réalisés dans les transports en ont considérablement réduit les frais et les tarifs douaniers ont été abaissés au point que la plupart d’entre eux sont sans effet protecteur sensible. Il en résulte que toute politique de lutte contre le chômage par relance de la consommation ou de l’investissement gonfle les flux d’importation presqu’aussitôt, et souvent plus que les commandes aux entreprises nationales.

5Tant que les capitaux à court terme susceptibles de s’expatrier se sont trouvés limités, parce que les créations monétaires étaient exclusivement nationales et soumises aux contraintes édictées par les Banques Centrales, tant que les intermédiaires financiers internationaux étaient peu nombreux, la baisse des taux d’intérêt dans un pays pour y relancer l’investissement ne risquait guère de provoquer une hémorragie de devises. Maintenant il existe une masse de monnaie dont la création et les mouvements échappent à tout contrôle et qui sont susceptibles de déserter en grandes quantités un pays où les taux d’intérêt sont abaissés au-dessous de ce qu’ils sont ailleurs, à moins qu’un contrôle sévère des opérations de change soit effectué.

6Les déficits commerciaux et les sorties de capitaux ont pour effet de déprécier tôt ou tard la monnaie nationale sur le marché des changes, ce qui, par l’intermédiaire des prix des produits importés, est un facteur puissant de hausse des prix.

7Ainsi les risques de déséquilibres externes que tout renouveau isolé de l’activité a toujours comporté se trouvent amplifiés, au point de rendre une relance toujours dangereuse pour une économie fondée sur des mécanismes de marché. Elle ne peut être effectuée qu’avec d’extrêmes précautions et pendant un temps étroitement limité. Seuls les États-Unis se trouvent assez largement affranchis de cette contrainte extérieure, en raison de leur-poids dans l’économie mondiale, de la modicité de leur commerce extérieur par rapport à leur produit intérieur et du privilège unique qu’ils ont d’émettre une monnaie nationale qui est la principale monnaie de réserve internationale.

8Que la mise en œuvre d’une politique d’accroissement systématique de la demande globale par un seul pays ait tôt fait de se heurter à un déficit extérieur, commercial et financier, en raison de l’intégration internationale des économies ne permet pas pour autant d’assurer qu’une politique keynésienne de lutte contre le sous-emploi réussirait si elle était menée simultanément dans tous les pays commerçant librement entre eux. Car ce serait méconnaître d’autres obstacles à une politique keynésienne de relance, fût-elle internationale, qui se sont subrepticement élevés au cours des récentes années.

Des déficits antérieurs ont réduit à l’extrême les possibilités d’endettements nouveaux des États et des collectivités publiques

9Au cours du quart de siècle qui a précédé le premier choc pétrolier les finances publiques des États occidentaux ont été à peu près équilibrées, si bien que les dettes publiques s’y sont trouvées quelque peu réduites, sinon en valeur nominale, du moins en valeur réelle, du fait de hausses de prix s’étageant entre 2 et 5 % l’an selon les États et les années. Le poids économique des arrérages des dettes a été en outre allégé grâce aux croissances des PNB qui dépassaient alors toujours 2 % l’an et atteignaient souvent 5 ou 6 % ou même parfois davantage. Les marges d’endettement public possible allaient donc s’élargissant.

10Au contraire depuis dix ans les déficits publics sont devenus presque permanents et ont été souvent d’une grande ampleur en raison de stagnations ou même de récessions de l’activité, qui ont automatiquement réduit les rendements fiscaux et accru les besoins de dépenses sociales. À quoi se sont ajoutées souvent jusqu’à une époque récente des politiques systématiques de déficit, pratiquées avec l’espoir de remédier au chômage. Aussi à l’heure actuelle les dettes publiques sont-elles si lourdes que les marges d’endettement supplémentaires possibles sont devenues très étroites.

11Un État peut certes trouver toujours des prêteurs, au besoin en privilégiant ses emprunts aux dépens des entreprises et des particuliers, ou même en rendant les souscriptions obligatoires pour ses contribuables. Mais deux inconvénients rédhibitoires apparaissent si un État emprunte à l’excès. Le premier, immédiat, est qu’en évinçant les emprunteurs privés, il entrave l’investissement qu’une politique keynésienne de relance devrait favoriser. Le second, qui se manifeste bientôt, résulte du gonflement des crédits qu’il faut inscrire au budget pour régler les intérêts de dettes constamment accrues. Les sommes à transférer des contribuables de l’État à ses créanciers absorbent alors une part croissante des ressources publiques. Il faut ou aggraver la charge fiscale au point que tout effort productif serait découragé, ou réduire de façon si draconienne les dépenses d’investissement et de fonctionnement que les services publics ne seraient plus convenablement assurés et que des dépenses sociales manifestement utiles seraient amputées, ou créer de la monnaie pour couvrir le déficit public. Cette troisième solution, qui serait justifiée dans une conjoncture de baisse des prix, telle qu’on l’a connue pendant la grande dépression des années trente, ne pourrait, dans la conjoncture actuelle, manquer d’accélérer leurs hausses. Elles allégeraient certes d’autant le poids réel des dettes antérieures, mais on ne saurait se satisfaire d’un allégement ainsi obtenu, car une inflation persistante dérègle fondamentalement les mécanismes économiques et d’autant plus que sa rapidité s’accroît.

12Une quatrième issue est concevable, qui serait de répudier une partie de la dette publique. Elle a été utilisée en France par le Directoire en 1797 et par certains États de l’Union américaine (Mississipi, Floride) vers 1840. Mais ses effets sur le crédit public seraient tels qu’elle ne peut être envisagée car elle rendrait tout emprunt impossible avant longtemps.

L’endettement des entreprises est déjà excessif

13Après de longues années où l’autofinancement a constitué la principale ressource des entreprises désireuses d’investir, la réduction des profits a obligé nombre d’entre elles à emprunter beaucoup pour améliorer leurs équipements, tandis que d’autres, déficitaires, ont dû le faire pour survivre en attendant des temps meilleurs. L’ampleur des émissions d’obligations et des avances bancaires consenties depuis dix ans à des taux d’intérêt croissants est telle que les intérêts dus par la plupart des sociétés prélèvent déjà une part excessive sur les produits de leurs ventes. Cela les dissuade de s’endetter davantage, quand bien même des crédits leur seraient abondamment offerts. Si néanmoins elles empruntent encore, elles se trouvent obligées de relever exagérément leurs prix pour tenter de redevenir bénéficiaires malgré des charges financières trop lourdes, ce qui limite leurs ventes. Et c’est un facteur d’inflation.

La capacité des économies à répondre assez vite à une demande globale accrue s’est détériorée

14À supposer qu’on trouve cependant le moyen d’accroître la demande globale par un déficit supplémentaire des budgets publics et par l’octroi aux entreprises désireuses d’investir de prêts abondants et à faible taux, il est à craindre que l’appareil productif réponde mal aux demandes qui en résulteraient.

15Au cours des vingt à trente années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale le développement, alors rapide, de la demande s’est porté sur des sortes de marchandises déjà anciennes. Pour la satisfaire il fallait produire plus d’énergie, d’acier, de produits chimiques, de bâtiments industriels, de machines-outils, de logements, d’automobiles, d’appareils ménagers, de vêtements, etc. Il suffisait d’agrandir, en les perfectionnant peu à peu, les usines existantes ou d’en créer d’autres, analogues, en y recrutant n’importe quelle main-d’œuvre, qu’il était aisé de former sur le tas. De même pour les services : transports, commerce, banques ont pu multiplier leurs moyens presqu’à l’identique, en employant des travailleurs sans grande qualification. Ainsi la demande suscitait l’emploi et la hausse des revenus trouvait sa contrepartie dans une offre accrue de biens dont le coût de production réel se réduisait grâce à des économies d’échelle et à des progrès techniques. Quand un ralentissement de la croissance survenait, une légère relance, budgétaire ou monétaire, permettait de se rapprocher de nouveau du plein emploi, sans allumer pour autant une flambée des prix.

16De nos jours, toute demande nouvelle se porterait certes pour une part sur des biens ou services traditionnels ; mais elle se manifesterait aussi sur d’autres dont la production exige la disposition de brevets ou l’achat de licences, des équipements de types nouveaux, une expérience industrielle que peu d’entreprises ont, et le recours à des techniciens hautement qualifiés, qui sont relativement rares. Ainsi n’y a-t-il plus une correspondance satisfaisante entre l’appareil productif et la nature des demandes supplémentaires susceptibles de se manifester. Deux conséquences fâcheuses en résultent : des productions dont l’actuel déclin crée du chômage seraient insuffisamment revigorées par un fort accroissement de la demande globale, tandis que des pénuries de capacités de production, matérielles et humaines, auraient tôt fait de survenir ailleurs, y entraînant des hausses de revenus, génératrices d’inflation.

Les agents économiques annulent par leurs anticipations les effets bénéfiques d’un accroissement de la demande globale

17Les procédés keynésiens de relance de l’économie impliquaient que les agents économiques soient inattentifs aux risques que ces procédés comportent ou qu’ils soient assez optimistes pour en considérer surtout les avantages et avoir confiance en la politique ainsi menée. Si au contraire, comme c’est le cas aujourd’hui, un déficit public systématiquement accru, tout en apparaissant de nature à accroître la demande, est simultanément perçu comme générateur d’une hausse à venir des taux d’intérêt qui dépréciera les actifs financiers et alourdira les coûts, il aggravera presqu’aussitôt le marasme des affaires, manquant son but. Il le manquera aussi s’il est perçu comme annonçant une dépréciation de la monnaie sur le marché des changes, signe avant-coureur d’une nécessaire politique de rigueur. Car un chef d’entreprise se décide ou non à investir selon ce qu’il prévoit à échéance de plusieurs années. Une politique d’argent à bon marché risque d’avoir les mêmes effets, si, tout en facilitant le financement des investissements et les achats à crédit de biens de consommation durables, elle est considérée comme génératrice d’un accroissement immodéré de la masse monétaire.

Une contraction de la demande globale risque aussi d’avoir des effets nocifs

18Aux époques anciennes, où le niveau général des prix apparaissait durablement stable à long terme, une faible contraction de la demande globale, spontanée ou provoquée, pouvait suffire à arrêter une hausse des prix. Cela ne réduisait pas trop les quantités produites, grâce au fait que calculs économiques et contrats avaient été établis en fonction d’une stabilité du niveau des prix, grâce aussi à une grande flexibilité d’entreprises mettant surtout en œuvre leurs capitaux propres et pouvant faire varier assez librement les quantités de main-d’œuvre utilisées par elles.

19Il en va autrement à l’heure actuelle. Quinze ans d’inflation ont fait que les agents économiques se sont organisés dans la perspective de sa poursuite et y croient. Pour que les enchaînements psychologiques et économiques qui en résultent puissent être rompus par une réduction de la demande globale, qui oblige les vendeurs de marchandises ou de travail à réduire leurs prétentions, cette réduction doit être très forte, d’autant plus lorsque dans le pays en cause les habitudes inflationnistes sont plus anciennement ancrées, ce qui est notamment le cas en France et en Italie.

20Les dégâts risquent d’être graves, car en raison d’une plus grande importance des coûts fixes due à l’ampleur des équipements, au poids des dettes et à la difficulté de débaucher une main-d’œuvre devenue excédentaire, une réduction des ventes se traduit, davantage qu’autrefois, par une hausse des coûts unitaires. Nombre d’entreprises succomberont, appauvrissant la nation et accroissant le chômage.

21La chute de l’activité économique réduira les recettes fiscales, alors que les dépenses sociales nécessaires pour pallier les détresses dues au chômage croîtront. Cela risque de mettre hors d’atteinte l’objectif consistant à réduire et bientôt supprimer le déficit des finances publiques dans l’espoir de n’avoir plus à le financer par des créations monétaires et de laisser la totalité de l’épargne disponible pour financer, à des taux d’intérêt bas, les investissements des entreprises et des ménages. Et les anticipations des agents économiques risquent d’aggraver les choses : l’annonce d’une réduction de la demande a un effet cumulatif, en dissuadant d’investir ceux-là mêmes qui en avaient le projet.

22Il est vrai qu’une réduction de la demande intérieure – en tout état de cause nécessaire si la balance des comptes du pays se trouve gravement déficitaire – peut favoriser en contrepartie un développement des exportations, qui est susceptible d’atténuer sensiblement les méfaits d’un déclin du marché national. Mais cela n’est vrai que dans la mesure où une même politique déflationniste n’est pas, au même moment, mise en œuvre par les autres pays, clients du premier.

Qu’en conclure ?

23Il ne faudrait pas conclure de ces considérations qu’il convient de jeter désormais aux orties les doctrines keynésiennes. Il demeure qu’aucune politique de lutte contre l’inflation ou contre le déficit de la balance commerciale n’a chance de réussir si la demande globale est excessive, non plus qu’aucune politique de lutte contre le chômage, si la demande s’effondre. Les variations de la demande globale sont bien un des éléments déterminants de la conjoncture. Agir dans un sens ou dans l’autre sur cette demande devra toujours être une préoccupation majeure des gouvernants. Mais ils ne devront le faire qu’avec une grande modération, tant sont grands les risques que comportent de telles actions. D’où il résulte que pour vaincre l’inflation et remédier au chômage par la création d’emplois, il faut simultanément d’autres politiques, qui sont de deux ordres.

24On ne peut vaincre l’inflation sans faire admettre par tous les individus des normes de croissance modérées de leurs revenus nominaux [2] et d’évolution de leur revenu réel pouvant comporter une baisse, afin d’agir par là directement sur les coûts, au lieu de compter sur les difficultés des entreprises pour réduire les revenus et, par un détour ruineux, abaisser les coûts.

25On ne peut accroître l’emploi et élever les niveaux de vie sans accélérer les modifications des structures productives nécessaires pour répondre aux mutations radicales des techniques et des besoins qui sont en cours. Les entreprises doivent devenir capables de satisfaire aussi vite que possible, au moindre coût, des demandes changeantes et souvent nouvelles. Il faut pour cela que la mobilité professionnelle des hommes soit plus grande et que beaucoup plus nombreux soient ceux ayant un degré de qualification professionnelle élevé, en des spécialités de plus en plus variées. Il faut aussi que, grâce à une forte épargne, des capitaux suffisants soient disponibles et qu’ils aillent principalement s’investir en recherches et en équipements dans des entreprises d’avenir. Ce doit être l’œuvre conjointe de l’État, agissant moins par des ordres que par des incitations, et d’innombrables initiatives privées au sein d’entreprises, petites, moyennes et grandes, qui soient constamment à l’affût d’innovations et de nouveaux marchés.

26De profonds et incessants changements ne pourront s’accomplir rapidement que si des informations vraies, de toutes sortes, sont largement diffusées, si la participation des travailleurs aux décisions à prendre à leur échelon est convenablement organisée, si les chefs d’entreprises responsables ont une suffisante liberté de manœuvre, tant en ce qui concerne l’embauche et le licenciement du personnel que le choix des procédés de fabrication et celui des produits.

27Rien de tout cela n’est facile. Mais il faut y parvenir, car sinon…

Notes

  • [1]
    Nous faisons ici référence à la Vulgate keynésienne, laissant de côté moult aspects féconds de la pensée de J.M. Keynes.
  • [2]
    Ce qui est conforme aux idées exprimées par J.-M. Keynes dans A Treatise on Money, Mac-Millan 1933, tome 1, pp. 166-184 et 258-261.
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