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Article de revue

Mérite et justice

Pages 467 à 481

Notes

  • [*]
    Cet article est la traduction du chapitre 1 (« Merit and Justice ») de l’ouvrage Meritocracy and Economic Inequality, édité par Kenneth Arrow, Samuel Bowles et Steven Durlauf, 1999.
    © Princeton University Press 1999.
  • [1]
    Note du traducteur : il s’agit dans le droit romain de l’état d’exception entre deux règnes.
  • [2]
    Sur ce point, voir Rawls (1971 et 1975). Rawls peut, à partir de la structure de sa théorie de la justice comme équité, fournir des propositions claires sur ce sujet, et conclure (Rawls, 1971, p. 137) : « Ainsi la méritocratie est un danger qui guette les autres interprétations des principes de la justice, mais pas la conception démocratique. Car, comme nous venons de le voir, le principe de différence transforme les objectifs de la société, sous certains aspects fondamentaux ».
  • [3]
    J’ai discuté d’alternatives possibles au système rawlsien dans Sen (1970, 1980 et 1992). Un grand nombre de propositions ont été formulées, dont celles entre autres d’Arneson (1989), Cohen (1989), Dworkin (1981), Roemer (1985 et 1994), Van Parijs (1995) et Walzer (1983).
  • [4]
    L’absence de décidabilité pleine et entière dans la « position originelle » de Rawls était l’une des deux principales thèses présentées dans un article coécrit avec Gary Runciman, Games, Justice and the General Will (Runciman et Sen, 1965). L’autre thèse de l’article portait sur l’utilité de la théorie des jeux pour clarifier le concept de contrat social et de volonté générale chez Rousseau, et l’idée de position originelle et de justice comme équité chez Rawls.
  • [5]
    Le terme merit-monger, dont l’usage est repéré dès 1552 dans l’Oxford English Dictionary, est défini par celui-ci — sans surprise — comme « contemptuous ».
  • [6]
    Je suis bien évidemment conscient que les définitions formulées par leurs « ennemies » fournissent en grande partie l’arrière-plan pour les débats actuels en sciences sociales et au sein des cultural studies (par exemple, le « modernisme » est discuté essentiellement dans les termes retenus par les postmodernistes, le « subjectivisme » est souvent étudié sous l’angle qu’en retiennent les « objectivistes », etc.)
  • [7]
    Les récompenses peuvent être matérielles ou financières, mais il y a encore d’autres types de récompenses, ce qui inclut les prix et ce qu’Adam Smith appelle l’approbation — même si certains trouveront sans doute de telles récompenses peu onéreuses et vaines.
  • [8]
    L’économie normative va au-delà de la position d’Adam Smith en adoptant immanquablement une forme conséquentialiste. J’ai défendu ailleurs (particulièrement dans Sen, 1982 et 1985) à la fois (1) l’idée qu’il faudrait sortir des ornières de l’analyse conséquentialiste (en particulier en en terminant avec l’approche utilitariste de l’évaluation des conséquences), et (2) l’idée qu’il faut réserver une place à une morale conséquentialiste étendue au sein de ce nouveau type d’analyse (où l’on reverrait à la baisse certains arguments en raison d’une morale déontologique). Considérer les mérites sous l’angle des systèmes d’incitation est tout à fait compatible avec un tel cadre conséquentialiste élargi.
  • [9]
    Voir, cependant, pour une plus ample discussion, Sugden (1981) dans la lignée de la perspective incitative.
  • [10]
    Il y a des arrangements récompensant le mérite dans tout système où l’incitation est « compatible », même si la récompense du mérite peut coexister avec des « incompatibilités » au niveau incitatif.
  • [11]
    Sur la prise en compte de considérations distributives pour évaluer l’état social, voir Atkinson (1983).
  • [12]
    Un argument similaire a été employé pour réserver, durant une certaine période, un nombre de sièges au parlement Indien aux candidats des castes inférieures.
  • [13]
    Certaines critiques radicales du fonctionnement d’une économie capitaliste, avec ses inégalités manifestes, sont liées à cette tension ; elle alimente une forte rhétorique égalitariste et suscite la condamnation de l’inégalité même quand le raisonnement économique qui l’accompagne s’avère insuffisant. Les arguments de ce genre doivent être distingués d’autres critiques radicales qui considèrent que les effets incitatifs réels ne sont pas ce que leurs bénéficiaires – ou « apologues » – prétendent qu’ils sont.
  • [14]
    Quand Marx (1875), suivant en cela une ligne d’inspiration socialiste, considéra le mot d’ordre « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », il jugea que c’était infaisable en raison de problèmes d’incitation, même le jour où le socialisme règnera. Il opta alors pour un système incitatif de paiement en fonction de la valeur du travail « dans les premiers temps du socialisme », mais formula également l’espoir d’une évolution des motivations humaines à terme, telle qu’une redistribution en fonction des besoins devienne possible sans être dévoyée par des problèmes d’incitation.
  • [15]
    Par exemple, les découvertes peu orthodoxes de Card et Krueger (1995) sur les variations du salaire minimum et leurs conséquences ont été l’objet d’attaques particulièrement virulentes dans une certaine presse économique.
  • [16]
    Un système de castes tire sa logique de certaines croyances quant à la distribution des talents. Ces croyances font, bien entendu, partie de l’ensemble des justifications « intellectuelles » de la pratique du racisme.

1On m’a demandé d’écrire sur « La justice dans les sociétés méritocratiques ». L’idée de méritocratie a probablement de nombreuses vertus, mais certainement pas celle de la clarté. Cela tient peut-être au fait que la notion de mérite dépend largement de nos points de vue sur ce qu’est une bonne société, ainsi que je le montrerai plus loin. En effet, la notion de mérite est fondamentalement contingente ; elle ne peut être que conditionnée et dépendante. Il y a ainsi un conflit élémentaire entre, d’une part, (1) la tendance à considérer le mérite en termes absolus et fixes et, d’autre part, (2) le caractère ultimement instrumental du mérite, du fait de sa dépendance à la conception du bien dans la société en question.

2En pratique, ce conflit est aggravé par la tendance à penser le mérite comme l’immuable reflet des valeurs et des priorités du passé, ce qui provoque souvent une opposition virulente aux conceptions qui exigent, au contraire, de relier le mérite aux objectifs et aux préoccupations contemporaines. Certaines des difficultés majeures liées à la méritocratie tiennent justement à ce conflit interne au concept même de mérite.

3En recevant cette invitation à écrire sur la justice dans les méritocraties, je me suis souvenu d’une lettre amusante que j’avais reçue quelques années auparavant de W. V. O. Quine (adressée conjointement à John Rawls et à moi, et datée du 17 décembre 1992) :

4

Je me suis mis à penser au mot justice parallèlement à solstice. Clairement, ce dernier, solstitium, tient de sol + une forme réduite stit tirée de stat-, ce qui donne finalement « soleil à l’arrêt » ; je me suis donc demandé ce qu’il en était de justitium : originellement, une justice à l’arrêt ? J’ai vérifié dans Meillet, et il m’a donné raison. Étrangement, cela signifie bien une cessation de justice [1].
En poussant plus loin mon investigation, j’ai trouvé que justitia n’est pas lié à justitium. Justitia est formé de just(um) + -itia, donc « justice », conformément à ce qui était attendu, tandis que justitium découle de jus + stitium.

5Je défendrai ici l’idée que la méritocratie, et plus généralement le fait de récompenser les mérites, est essentiellement indéfinie. Aussi nous ne pouvons être certains de son contenu — et il en va donc de même de ses prétentions concernant sa « justice » — tant que de plus amples précisions n’ont pas été apportées (en particulier, concernant les objectifs que cette méritocratie poursuit puisque l’évaluation des mérites, ultimement, s’y rapporteront). Le mérite des actions — et celui des personnes exécutant ses actions — ne peut être jugé indépendamment de la manière dont nous comprenons la nature d’une bonne société (ou d’une société acceptable). Il y a donc une sorte de justitium ou d’arrêt dans notre compréhension du mérite, qui implique au moins une « suspension » temporaire (sinon une « vacance judiciaire »). Aussi, en plus de nous éclairer sur un plan éthique et politique, examiner la nature de cet « arrêt » peut être un meilleur moyen de comprendre la place de la méritocratie dans une société moderne que de l’envisager comme relevant d’une justitia absolue à laquelle nous devrions nous conformer.

1 – Mérites et théories de la justice

6L’idée générale du mérite doit être rapportée à ce que nous considérons comme une bonne action (ou, en termes déontologiques, une action juste). Dès lors, il suffirait de la recommander au nom de la promotion du bien ou de la conformité au juste et, en ce sens, l’encouragement au mérite serait clairement rationnel. Mais, étant donné le caractère contingent de ce que nous considérons comme bon ou juste, il y a inévitablement une divergence des points de vue concernant (1) le contenu précis du mérite et (2) sa force exacte relativement aux autres considérations normatives à partir desquelles nous jugeons de la réussite d’une société. C’est d’ailleurs un problème qui dépasse le simple fait de former des conceptions rigides et immuables du mérite (j’y reviendrai).

7Pour autant, il ne s’agit pas de nier qu’une théorie substantielle de la justice puisse posséder les paramètres pertinents à partir desquels il serait possible d’évaluer le contenu et la force du mérite et des rétributions qui devraient en découler. Par exemple, la théorie classique de la « justice comme équité » de John Rawls (1958, 1971), qui est de loin la contribution la plus influente au sein de la philosophie politique contemporaine, fournit suffisamment d’éléments pour nous permettre de juger immédiatement des prétentions liées au mérite et à la méritocratie [2]. Cependant, la théorie rawlsienne conduit à un compromis spécifique entre des exigences conflictuelles qu’elle formalise dans ses « deux principes de justice », en incluant la priorité de la liberté et la signification de l’efficacité et de l’équité. La plupart de ceux qui ont été influencés par Rawls (dont l’auteur de cet article) se retrouvent d’ailleurs plus sur l’importance de ces considérations générales que sur le compromis spécifique auquel conduit la théorie rawlsienne.

8En particulier, il y a (1) différents moyens de défendre l’importance première de la liberté, (2) des « espaces » distincts au sein desquels juger de l’efficacité et de l’équité, et (3) diverses façons de mettre en balance ces deux exigences [3]. Il n’y a en effet guère d’espoir d’obtenir une unanimité raisonnée sur les lignes de partage entre ces différentes préoccupations, étant donné la profondeur abyssale de ces attentes. Plus encore, rien ne nous dit que dans une « position originelle » imaginaire (avec une égalité a priori) un consensus raisonnable émergerait pour résoudre ces problèmes [4].

9L’absence d’un accord général sur une résolution précise (ou une formule exacte) qui équilibrerait les forces de ces exigences conflictuelles ne rend toutefois pas inutile toute analyse du rôle de la méritocratie ou tout examen de la nature de son conflit avec les autres exigences liées à la justice. Puisque j’ai argumenté en faveur de théories incomplètes de la justice (en particulier dans Sen, 1970 et 1992), je suis plus à l’aise avec l’idée d’un « arrêt » que ne le serait un théoricien de la justice (ou un économiste du bien-être) plus exigeant et plus capable.

2 – Mérites, actions et incitations

10Le terme méritocratie a apparemment été inventé par Michael Young dans un livre qui fit date : The Rise of Meritocracy, 1870-2033 (Young, 1958). Young portait d’ailleurs un regard extrêmement critique sur cette évolution, et la méritocratie en tant qu’ordre formalisé (formalized arrangement) a en général été plutôt mal accueillie [5]. Le Fontana Dictionnary of Modern Thought (1988, p. 521) donne ainsi la définition suivante, qui n’est guère engageante :

11

Mot forgé par Michael Young (The Rise of Meritocracy, 1958) pour définir le gouvernement par les individus méritants ; le mérite est fonction de l’intelligence alliée à l’effort ; ses possesseurs sont identifiés précocement et orientés vers des programmes éducatifs particulièrement intenses ; il y a une obsession de la quantification, des examens notés et des qualifications. Les égalitaristes emploient souvent le terme pour désigner un système élitiste d’éducation ou de gouvernement, sans nécessairement lui attribuer les traits horribles ou le caractère ultimement autodestructeur de la vision apocalyptique de Young.

12Je partage un certain nombre de craintes concernant les systèmes méritocratiques auxquels ces descriptions renvoient (j’y reviendrai), mais en brossant un tableau aussi effrayant, il est difficile de croire qu’aujourd’hui une société raisonnable puisse encourager ou tolérer cette montée de la méritocratie ; pourtant, c’est exactement ce que Young prétend. Il est peut-être justifié de rejeter la méritocratie, mais ce n’est pas en en noircissant les traits jusqu’à la rendre révoltante que l’on pourra comprendre les séductions d’un tel système, et pourquoi celui-ci jouerait un rôle grandissant dans les sociétés modernes [6]. Nous devons aller plus au fond des choses pour comprendre ce qui rend cette méritocratie si attirante, en pénétrant sa logique propre, et c’est seulement ensuite que l’on pourra se demander si ses séductions résistent à une critique serrée.

13En fait, la méritocratie est simplement le développement d’un système général de rétribution des mérites et, sous une forme ou une autre, on rencontre tout au long de l’histoire humaine les éléments d’un tel système. Il y a au moins deux manières de voir le mérite et les systèmes de récompenses [7].

  1. L’approche en termes d’incitation : les actions sont rétribuées en fonction du bien qu’elles font, et un système de rémunération des activités qui génèrent les bonnes conséquences serait à même, comme on peut s’y attendre, de produire une société meilleure. Certes, la logique d’une telle structure des incitations peut être plus complexe que cette simple affirmation ne le suggère, mais l’idée de mérite dans cette perspective instrumentale est liée à la motivation de produire de meilleurs résultats. Dans cette optique, les actions sont méritantes en un sens relatif et contingent, qui dépend du bien qu’elles font, et plus particulièrement du bien que peut procurer le fait de les rétribuer.
  2. L’approche par les propriétés de l’acte : les actions sont jugées à partir de leurs propriétés, et non en fonction de leurs résultats, et elles sont rétribuées selon leurs qualités, indépendamment de leurs conséquences. C’est jusqu’ici l’approche courante, et une partie des morales déontologiques sépare les justes conduites, qui doivent être louées et encouragées, de leurs conséquences en termes de bien-être.
D’une manière ou d’une autre, ces deux approches ont été invoquées lors des débats passés sur le mérite, mais il faut reconnaître que l’approche en termes d’incitations est dominante en sciences économiques, au moins en théorie (car en pratique, les commentaires associées trahissent souvent un intérêt pour d’autres approches — comme je vais le montrer maintenant). Bien que le caractère méritoire d’une action « correcte » ne soit pas dénié dans les raisonnements économiques, la justification économique s’appuie en général sur l’examen des conséquences [8]. Adam Smith (1776 et 1790) déjà insistait fortement sur cette distinction et il avait entrepris l’une des premières analyses du fonctionnement de systèmes incitatifs tels que ceux que l’on observe habituellement dans les sociétés, en se demandant comment il serait possible de les améliorer. La distinction entre la propriété et le mérite d’une action est décrite par Smith (1790, II-1, p. 111) de la manière suivante :

14

Il existe un autre ensemble de qualités qu’on attribue aux actions et à la conduite du genre humain, qui sont distinctes de leur convenance ou inconvenance, de leur caractère décent ou disgracieux, et qui sont les objets d’une espèce distincte d’approbation et de désapprobation. Il s’agit du mérite et du démérite, des qualités par lesquelles on gagne la récompense ou le châtiment [sachant que] c’est dans la nature bénéfique ou préjudiciable des effets que l’affection vise ou tend à produire, que consistent le mérite ou le démérite de l’action qu’occasionne cette affection.

15Je me focaliserai dans cet article sur la perspective du mérite en termes de conséquences et d’incitations. C’est, en fait, virtuellement la seule théorie qui soit argumentée et défendue au sein de la littérature économique contemporaine (aussi bien par l’économie normative, la théorie du choix social, la théorie des jeux et la « théorie de l’implémentation » (implementation theory)) [9].

16En effet, la pratique consistant à récompenser les bonnes actions (ou les actions justes) en fonction de leurs effets incitatifs ne peut que faire partie intégrante du bon fonctionnement d’une société [10]. Quoi qu’on pense des exigences de la méritocratie telle qu’elle est habituellement définie, il est à peine envisageable de les séparer des systèmes incitatifs qui les accompagnent. Tout l’art d’un système incitatif réside dans la manière de décrire le mérite de telle sorte que les bonnes conséquences soient encouragées.

3 – La rétribution des mérites en tant que système

17Venons-en maintenant à la question centrale de savoir quelles sont ces bonnes conséquences. Il s’agit de définir la notion de mérite en se demandant quelles sont les conséquences que l’on valorise et comment l’on juge des réussites et des échecs d’une société. Une fois accepté le caractère instrumental du mérite, il n’est plus possible d’échapper au fait que son contenu est contingent et lié à la définition de la bonne société — ou de la société acceptable — et des critères qui en découlent pour toutes les évaluations futures.

18Si, par exemple, la définition d’une bonne société inclut l’absence de fortes inégalités économiques, alors cela doit entrer en ligne de compte au moment de caractériser les moyens de faire le bien, en particulier s’agissant de la définition du mérite, selon sa tendance supposée à réduire — ou à accroître — les inégalités économiques [11].

19En Inde, peu après l’Indépendance, la toute nouvelle constitution de la République de l’Inde avait institué un système favorisant, au sein de l’administration publique, les candidats de castes inférieures. Une certaine proportion de postes leur était réservée, alors même que le recrutement s’effectuait sur la base de concours. La justification de ce système préférentiel reposait en partie sur une idée d’équité entre les candidats (étant donné les handicaps scolaires et sociaux dont étaient généralement victimes ces candidats des castes inférieures). Mais l’argument principal était que la réduction des inégalités sociales devait passer par la mise à bas du monopole, qui existait de fait, des castes supérieures dans l’administration publique. Le biais dont jouissaient les castes supérieures dans la répartition des postes et la distribution des aides gouvernementales ne pouvait être changé qu’avec des fonctionnaires issus de milieux défavorisés [12]. Ce dernier argument est une « raison efficiente » — en l’occurrence une efficience pour atteindre un objectif d’inclusion et de redistribution social.

20Il n’empêche que, dans la plupart des pays, les « fonctions de choix social » (objective functions) usuelles, qui sont implicitement à l’œuvre pour définir et évaluer ce qui est compté comme mérite, s’avèrent être le plus souvent des fonctions indifférentes (ou négligentes) aux conséquences distributives. Or cela ne repose sur aucune nécessité car le mérite ne relève pas d’un « ordre naturel » qui serait indépendant de notre système de valeurs. Cette dépendance du mérite et de sa rétribution doit être mieux comprise pour pénétrer la nature et la portée des systèmes fondés sur le mérite.

21La dépendance est la principale raison de l’« arrêt » à surmonter. Il y a toutefois bien d’autres difficultés au sein de l’approche générale de la rétribution du mérite — en particulier une de psychologie morale concernant la logique motivationnelle à l’œuvre, du fait du caractère instrumental des rétributions. En effet, les actions sont récompensées pour ce qu’elles apportent, mais le fait de récompenser n’est pas valorisé en lui-même. Évidemment, si jamais les récompenses distribuées avaient pu servir un objectif qui vaut pour lui-même, il aurait été tout à fait sensé — indépendamment du reste — de s’en servir pour cet objectif. Mais il est bien évident également que l’on dénie ici l’aspect purement productif des incitations, qui fait qu’en pratique le « côté utile » n’est pas attrayant. La tension psychologique que cela crée découle de la nécessité d’accepter certains devoirs qui n’ont pas de valeur en soi (au point, en fait, que ces devoirs peuvent être inégaux et repoussants d’une manière assez révoltante), et sont justifiés éventuellement par les actions du bénéficiaire et par les effets qu’ont ces actions sur le reste de la société (par exemple, sur les produits et revenus agrégés) [13].

22Il y a également des tensions liées au fait que l’ampleur des inégalités qu’un système d’incitations doit tolérer dépend crucialement de ce qui motive les gens à agir en un sens ou en un autre. Plusieurs propositions pour le développement des valeurs de coopérations ont été envisagées dans ce domaine [14].

23La nature instrumentale du système d’incitations fait que la justification des rétributions dépend, d’une manière ou d’une autre, des effets réels que peuvent avoir différents paiements sur les comportements et les choix. Pour prendre un exemple plutôt déplaisant, s’agissant de décider combien il faut payer un maître chanteur, le montant approprié serait en l’occurrence celui qui le conduirait à rendre les documents compromettants. Il est dans l’intérêt du maître chanteur de prétendre que seule une très importante somme d’argent conviendrait, et celui qui paie devra pour sa part se demander jusqu’où il bluffe.

24Bien entendu, lors du fonctionnement normal de l’économie, nous ne rencontrons pas de cas aussi francs, et la compétition — lorsqu’elle existe — limite ce qu’un acteur individuel peut exiger et attendre comme paiement. Mais la plupart du temps, il y a là aussi des zones d’ombre concernant les effets incitatifs liés au changement du système de rétribution, par exemple quand il s’agit de décider des effets vraisemblables d’une réduction des salaires particulièrement élevés des PDG — qui s’imposent de plus en plus comme un nouveau standard que l’on justifie en termes d’incitations. Il est également intéressant de se demander ce que l’on peut vraisemblablement attendre d’une augmentation du salaire minimum (ce qui, potentiellement, influence la profitabilité et les décisions d’embauche des entreprises).

25Les débats sur ces sujets ont été particulièrement intenses ces dernières années [15]. Cela n’est guère surprenant puisque les questions d’incitations alimentent d’une manière ou d’une autre les débats intellectuels portant sur un très grand nombre de pratiques courantes ainsi que sur les propositions pour les changer. L’importance des arguments en lice tient dans une large mesure à la tension dont nous venons de discuter. En effet, puisque la rétribution des mérites sous la forme d’incitations n’a pas de valeur en soi, il est logique que l’on remette inexorablement en question certaines exigences particulières au nom d’objectifs sociaux qui peuvent valoir par eux-mêmes (ce qui inclut la réduction des inégalités économiques, dans la mesure où celle-ci est généralement souhaitée dans la société en question), du moins tant que les effets incitatifs réels — et non supposés tels — le permettent sans grands dommages. L’absence d’une caractérisation intrinsèque de la rétribution des mérites au sein du système incitatif fait de la question de leur lien, qui est donc instrumental et complexe, un enjeu central des débats économiques.

4 – Les traits additionnels de la méritocratie

26Jusqu’à présent, j’ai discuté de la rétribution des mérites et de ses conséquences, plus particulièrement sous l’angle de la dépendance du mérite à des critères sociaux de performance. Mais la perspective que l’on range sous le nom de méritocratie s’attache moins à ces considérations « paramétriques » sur les déterminants du mérite, et considère souvent celui-ci comme un ensemble de caractéristiques données qui appellent rétributions. La définition de la méritocratie, citée plus haut et extraite du Fontana Dictionnary of Modern Thought (1988), exagère certes quelque peu l’« extrémisme » de certaines conceptions du mérite et de ses récompenses, mais il pointe que l’idée de « méritocratie » doit être perçue comme étant nettement plus exigeante que le simple fait de rétribuer des mérites à partir de quelques critères consensuels de performances sociales.

27Il y aurait ainsi au moins trois importants parti pris qui caractérisent la méritocratie au sein des systèmes de rétributions des actions méritantes, considérés en général, comme il en a été question jusqu’ici.

4.1 – La personnification et la génétique

28Dans une perspective en termes d’incitation, c’est la caractéristique de l’action qui compte, et non la personne. Mais les conceptions conventionnelles de la « méritocratie » attribue souvent le mérite à l’individu plutôt qu’à son acte. Ainsi une personne dotée de « talents » consacrés socialement (même s’il s’agit d’un talent aussi obscur que l’« intelligence ») peut être considérée comme méritante même si elle ne produit pas les bons résultats ou n’en fait pas un usage louable. Cette attribution personnelle du mérite est même parfois à l’œuvre dans des raisonnements économiques portant plus largement sur des systèmes d’incitations, alors que ces deux perspectives s’opposent profondément.

29Certaines personnes sont simplement jugées plus méritantes que d’autres, et peuvent effectivement avoir des talents innés. Selon certaines interprétations de la personnification, les talents innés sont considérés non seulement comme étant en proportion inégale d’un individu à l’autre (et il peut y avoir ici des preuves manifestes que tel est le cas), mais aussi comme étant distribués en fonction de critères visibles tels la couleur de la peau ou la taille du nez (et ici les preuves apparaissent très problématiques, pour ne pas dire plus) [16]. Dans ce cas, la personnification peut encourager l’acceptation méritocratique — plutôt que son rejet — de l’inégalité des résultats (ce qui va souvent de pair avec des catégorisations ethniques et raciales), qui existe de fait dans la plupart des sociétés contemporaines.

4.2 – Le mérite et les prétentions légitimes

30Un argument incitatif est entièrement « instrumental » et ne conduit nullement à l’idée de « mérite » (desert) intrinsèque. Si le fait de payer plus une personne l’amène à produire des résultats plus souhaitables, alors il peut y avoir un argument incitatif justifiant que la paye de cette personne soit plus élevée. C’est une justification d’ordre instrumentale et contingente (elle dépend des résultats) — cela ne signifie pas que cette personne « mérite » intrinsèquement de gagner plus. Pour revenir à un exemple précédent, un argument incitatif peut bien exister même dans le cas du maître chanteur pour trouver le montant à partir duquel le matériel compromettant serait rendu, mais cet argument ne revient pas à dire que le maître chanteur « mérite » l’argent en raison de ses propres vertus.

31Dans un système méritocratique, cependant, cette distinction tend à disparaître, et le caractère figé et bien établi du système de récompenses peut induire la croyance implicite — et parfois même explicite — que les récompenses sont « dues » aux personnes méritantes par l’ensemble de la société. Comme Michaël Walzer le souligne (1983, p. 196) :

32

Le mérite implique une sorte très stricte de droit, telle que le titre précède et détermine la sélection, alors que la qualification est une idée beaucoup plus vague. Un prix, par exemple, peut être mérité parce qu’il appartient déjà à la personne qui a fourni la meilleure performance ; il ne reste qu’à identifier cette personne. Les comités de sélection d’un prix sont semblables à des jurys de tribunaux en ceci qu’ils regardent en arrière et visent à prendre une décision objective.

33Quand le mérite est associé à la récompense des « talents » en tant que tels — disons même la possession de talents (plutôt que la production de biens à partir de ceux-ci) — le lien avec une quelconque logique incitative au sein des méritocraties est, on s’en doute, largement perdu.

4.3 – L’indépendance à la distribution

34Un système de rétribution des mérites peut tout à fait engendrer des inégalités de bien-être et d’autres avantages divers. Mais, comme nous l’avons souligné plus haut, cela dépend en partie des conséquences que l’on retient et de la définition du mérite qui en résulte. Si les résultats auxquels on accorde de la valeur incluent des considérations sur la distribution, en faveur de l’égalité, alors l’estimation des mérites (au travers de jugements sur les résultats produits, et de ses conséquences sur la distribution) tiendrait également compte de la distribution et des inégalités.

35Il n’en reste pas moins que ces considérations distributives ne feraient que s’ajouter à d’autres, et un système incitatif de rétribution des mérites peut malgré cela engendrer encore beaucoup d’inégalités. Néanmoins, il y aurait quelque chose au sein du système d’évaluation des conséquences qui fonctionnerait, jusqu’à un certain point, contre l’accroissement des inégalités.

36Dans la plupart des versions de la méritocratie moderne, cependant, les objectifs retenus ne sont attentifs qu’aux performances agrégées (sans aucune aversion à l’inégalité), quand ils ne sont pas biaisés (souvent implicitement) à l’avantage des groupes fortunés (en favorisant les conséquences qui ont la préférence des groupes « talentueux » et « performants »). Tout ceci ne fait que renforcer et augmenter la tendance de nos sociétés à produire des inégalités alors que, vraisemblablement, une telle tendance est déjà à l’œuvre même quand la réduction du niveau des inégalités est poursuivie et prise en compte au sein d’une fonction de choix social (objective function).

37Aucun de ces trois traits ajoutés par la méritocratie n’est nécessaire au sein d’un système général de rétribution des mérites basé sur l’incitation. Ces exigences de la « méritocratie » apparaissent de fait bien éloignées de leurs justifications en termes d’incitation, au point qu’elles peuvent difficilement être défendues à partir de ces arguments classiques. Aussi ces ajouts ad hoc nécessitent un examen serré, surtout qu’ils exercent une forte séduction dans les discours populaires — et même parfois dans les débats d’experts.

5 – Conclusion

38Bien qu’il ne soit pas question de résumer cet article, je vais tout de même commenter certains des problèmes qui sont apparus au cours de l’analyse précédente.

39Premièrement, la rétribution du mérite et le concept du mérite même dépendent de la manière dont nous voyons la bonne société et les critères sur lesquels nous nous appuyons pour juger des succès et des échecs de cette société. La « perspective incitative » sur le mérite est en compétition avec la perspective en termes de « propriété de l’action », mais c’est l’approche incitative qui s’impose de plus en plus dans les débats contemporains, et pour de bonnes raisons.

40Deuxièmement, la perspective incitative est en partie indéfinie puisqu’elle dépend de la conception retenue pour déterminer ce qu’est une bonne société. La théorie du mérite doit donc nécessairement s’appuyer sur d’autres théories normatives. La rétribution du mérite est, pour reprendre — en l’adaptant — une distinction kantienne, un « impératif hypothétique » qui dépend de la manière dont nous jugeons des succès d’une société ; ce n’est pas un « impératif catégorique » portant sur ce que l’on doit faire dans tous les cas.

41Troisièmement, puisque le mérite est contingent, sa relation aux inégalités économiques repose largement sur le fait de se donner pour objectif social de réduire ces inégalités, ou non. Si c’est le cas, alors les mérites qu’il faut récompenser doivent être sélectionnés selon leurs conséquences sur l’inégalité. Toutefois, même si l’on inclut une telle aversion à l’inégalité dans les critères d’évaluation sociale, il n’en reste pas moins que le simple fait de récompenser le mérite peut engendrer de considérables inégalités, dès lors que d’autres critères entrent en jeu (ou d’autres aspects au sein de la fonction de choix social). La présence d’inégalités, ou d’autres inconvénients, peut alors provoquer des tensions psychologiques, en particulier quand la rétribution du mérite n’est pas directement valorisée par l’approche incitative.

42Quatrièmement, même si les arguments en termes d’incitation ont tendance à être, en principe, acceptés comme le principal registre de justification d’un système de récompenses, certains plaidoyers « méritocratiques » apparaissent inutiles et même, quelquefois, en contradiction avec la perspective incitative. Les caractéristiques ajoutées communément sont : (1) le fait de confondre le mérite d’une action avec celui de la personne (et potentiellement de tout un groupe d’individus) ; (2) de perdre de vue le caractère instrumental d’une argumentation en termes d’incitation et de considérer les récompenses comme intrinsèquement dues ou méritées ; et (3) d’exclure arbitrairement les considérations distributives de la fonction de choix social à partir de laquelle est définie le mérite.

43Chacun de ces parti pris infléchit les méritocraties en les rendant plus favorables aux inégalités économiques ; or ils ne sont absolument pas fondamentaux pour une approche incitative. Mais la principale difficulté, sinon la plus commune, tient peut-être justement à la distance grandissante entre, d’un côté, cette lecture de la notion méritocratique (avec ces partis pris) et l’idée mère de la rétribution du mérite.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : mérite, choix social, justice, méritocratie

Date de mise en ligne : 20/11/2007.

https://doi.org/10.3917/reof.102.0467

Notes

  • [*]
    Cet article est la traduction du chapitre 1 (« Merit and Justice ») de l’ouvrage Meritocracy and Economic Inequality, édité par Kenneth Arrow, Samuel Bowles et Steven Durlauf, 1999.
    © Princeton University Press 1999.
  • [1]
    Note du traducteur : il s’agit dans le droit romain de l’état d’exception entre deux règnes.
  • [2]
    Sur ce point, voir Rawls (1971 et 1975). Rawls peut, à partir de la structure de sa théorie de la justice comme équité, fournir des propositions claires sur ce sujet, et conclure (Rawls, 1971, p. 137) : « Ainsi la méritocratie est un danger qui guette les autres interprétations des principes de la justice, mais pas la conception démocratique. Car, comme nous venons de le voir, le principe de différence transforme les objectifs de la société, sous certains aspects fondamentaux ».
  • [3]
    J’ai discuté d’alternatives possibles au système rawlsien dans Sen (1970, 1980 et 1992). Un grand nombre de propositions ont été formulées, dont celles entre autres d’Arneson (1989), Cohen (1989), Dworkin (1981), Roemer (1985 et 1994), Van Parijs (1995) et Walzer (1983).
  • [4]
    L’absence de décidabilité pleine et entière dans la « position originelle » de Rawls était l’une des deux principales thèses présentées dans un article coécrit avec Gary Runciman, Games, Justice and the General Will (Runciman et Sen, 1965). L’autre thèse de l’article portait sur l’utilité de la théorie des jeux pour clarifier le concept de contrat social et de volonté générale chez Rousseau, et l’idée de position originelle et de justice comme équité chez Rawls.
  • [5]
    Le terme merit-monger, dont l’usage est repéré dès 1552 dans l’Oxford English Dictionary, est défini par celui-ci — sans surprise — comme « contemptuous ».
  • [6]
    Je suis bien évidemment conscient que les définitions formulées par leurs « ennemies » fournissent en grande partie l’arrière-plan pour les débats actuels en sciences sociales et au sein des cultural studies (par exemple, le « modernisme » est discuté essentiellement dans les termes retenus par les postmodernistes, le « subjectivisme » est souvent étudié sous l’angle qu’en retiennent les « objectivistes », etc.)
  • [7]
    Les récompenses peuvent être matérielles ou financières, mais il y a encore d’autres types de récompenses, ce qui inclut les prix et ce qu’Adam Smith appelle l’approbation — même si certains trouveront sans doute de telles récompenses peu onéreuses et vaines.
  • [8]
    L’économie normative va au-delà de la position d’Adam Smith en adoptant immanquablement une forme conséquentialiste. J’ai défendu ailleurs (particulièrement dans Sen, 1982 et 1985) à la fois (1) l’idée qu’il faudrait sortir des ornières de l’analyse conséquentialiste (en particulier en en terminant avec l’approche utilitariste de l’évaluation des conséquences), et (2) l’idée qu’il faut réserver une place à une morale conséquentialiste étendue au sein de ce nouveau type d’analyse (où l’on reverrait à la baisse certains arguments en raison d’une morale déontologique). Considérer les mérites sous l’angle des systèmes d’incitation est tout à fait compatible avec un tel cadre conséquentialiste élargi.
  • [9]
    Voir, cependant, pour une plus ample discussion, Sugden (1981) dans la lignée de la perspective incitative.
  • [10]
    Il y a des arrangements récompensant le mérite dans tout système où l’incitation est « compatible », même si la récompense du mérite peut coexister avec des « incompatibilités » au niveau incitatif.
  • [11]
    Sur la prise en compte de considérations distributives pour évaluer l’état social, voir Atkinson (1983).
  • [12]
    Un argument similaire a été employé pour réserver, durant une certaine période, un nombre de sièges au parlement Indien aux candidats des castes inférieures.
  • [13]
    Certaines critiques radicales du fonctionnement d’une économie capitaliste, avec ses inégalités manifestes, sont liées à cette tension ; elle alimente une forte rhétorique égalitariste et suscite la condamnation de l’inégalité même quand le raisonnement économique qui l’accompagne s’avère insuffisant. Les arguments de ce genre doivent être distingués d’autres critiques radicales qui considèrent que les effets incitatifs réels ne sont pas ce que leurs bénéficiaires – ou « apologues » – prétendent qu’ils sont.
  • [14]
    Quand Marx (1875), suivant en cela une ligne d’inspiration socialiste, considéra le mot d’ordre « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », il jugea que c’était infaisable en raison de problèmes d’incitation, même le jour où le socialisme règnera. Il opta alors pour un système incitatif de paiement en fonction de la valeur du travail « dans les premiers temps du socialisme », mais formula également l’espoir d’une évolution des motivations humaines à terme, telle qu’une redistribution en fonction des besoins devienne possible sans être dévoyée par des problèmes d’incitation.
  • [15]
    Par exemple, les découvertes peu orthodoxes de Card et Krueger (1995) sur les variations du salaire minimum et leurs conséquences ont été l’objet d’attaques particulièrement virulentes dans une certaine presse économique.
  • [16]
    Un système de castes tire sa logique de certaines croyances quant à la distribution des talents. Ces croyances font, bien entendu, partie de l’ensemble des justifications « intellectuelles » de la pratique du racisme.
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