Notes
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[1]
Centre d’études de l’emploi.
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[2]
NAF rév. 2 code 62.02/source Unédic.
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[3]
Sociétés de services en ingénierie informatique.
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[4]
Site emploi spécialisé sur les fonctions informatiques.
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[5]
Le terme est systématiquement employé au féminin… Voir infra, VII.
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[6]
Nous nous appuyons ici sur le témoignage d’un gestionnaire de fond spécialisé dans le secteur IT.
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[7]
Défini sur la base de l’ancienne nomenclature NAF en agrégeant les codes 721, 722, 723 et 724.
1Les sociétés de conseil en informatique recrutent des ingénieurs pour les placer chez des clients et fonctionnent donc largement comme des intermédiaires du marché du travail. Ce qui les conduit à anticiper constamment les besoins de leurs marchés et à adopter une stratégie de recrutement « juste-à-temps ». Cette spécificité explique que l’activité de recrutement des SSII n’est généralement pas liée à un poste vacant, comme dans une entreprise classique, mais vise plutôt à constituer un vivier de candidats qualifiés disponibles rapidement.
2La croissance de l’emploi dans le secteur du conseil informatique est très forte depuis le début des années 1980 : les effectifs salariés y sont passés de 37 000 en 1993 à plus de 200 000 en 2008-2009 [2]. Ce secteur est ainsi devenu en France la principale source de création d’emplois dans les activités informatiques, et il constitue depuis plus de 15 ans le principal débouché des formations en informatique, formant un passage quasi obligé en début de carrière pour les jeunes qui en sont issus. Parallèlement, les entreprises du secteur et leurs représentants évoquent régulièrement des « pénuries de main-d’œuvre » et des difficultés de recrutement, qui conduisent à s’interroger sur la nature de leur activité et sur la spécificité de leurs pratiques de recrutement.
3L’activité des prestataires de conseil informatique, que l’on nomme couramment « SSII [3] » en France, relève avant tout du placement de main-d’œuvre très qualifiée. Il s’agit de « placer des compétences sur des projets chez le client », de « vendre de la matière grise », telles sont les réponses que l’on obtient le plus communément lorsqu’on demande aux acteurs de ce secteur de décrire leur activité.
Encadré 1. Champ et terrain de l’enquête
La croissance du secteur du « conseil informatique », évoquée en introduction, s’est accompagnée d’un très net mouvement de concentration. Alors qu’en 1993, l’essentiel de l’emploi se concentrait dans les PME (les établissements de moins de 100 salariés représentaient plus de 70 % des effectifs du secteur), c’est au contraire les grands établissements qui dominaient en 2009 (les établissements de plus de 100 salariés représentant 57 % des effectifs, avec une forte domination des entités de 500 salariés et plus). Ce tableau doit être complété par deux éléments importants : les entreprises multi-établissements sont très nombreuses dans le secteur, et beaucoup d’entreprises appartiennent elles-mêmes à des groupes. Par ailleurs, il existe d’importants phénomènes de sous-traitance en cascade qui conduisent à une forte dépendance des acteurs de petite et moyenne taille vis-à-vis des plus grandes entreprises.
Compte tenu de ces caractéristiques, le choix a été fait ici de se concentrer sur les entreprises de grande taille, et d’intégrer le cas d’une petite entreprise pour appréhender les effets de domination des grandes entreprises sur ce type d’entités. Un peu plus de la moitié des dix premiers acteurs du secteur ont été enquêtés, soit des entités employant des milliers de personnes en France et ayant une dimension internationale forte. Au total, cette monographie s’appuie sur 26 entretiens, dont les caractéristiques sont reportées dans le tableau fourni en annexe (les codes sont repris dans le texte quand nous citons les entretiens). Ont été rencontrées diverses catégories d’acteurs intervenant dans le recrutement, ainsi que plusieurs personnes récemment recrutées dans ces mêmes entreprises, de manière à croiser les regards.
L’enquête a été réalisée avec la collaboration d’Ariel Sevilla, post-doctorant au CEE au moment de la recherche.
4Le recrutement est ainsi associé à une activité d’intermédiation sur le marché du travail, et il est à ce titre un élément constitutif du cœur de métier des SSII. Il correspond fondamentalement à une activité de veille constante du marché du travail : il s’agit moins de recruter pour un besoin précis que de repérer des profils facilement employables et de se mettre en position de les capter rapidement. Les SSII recherchent en permanence des candidats et font passer des entretiens à ceux qui sont susceptibles de correspondre à la demande qu’elles anticipent. Elles se constituent ainsi un vivier de professionnels qu’elles peuvent le cas échéant recruter rapidement en synchronisant contrat de travail et contrat commercial.
5Cet article s’attache à décrire cette activité de main-d’œuvre en flux tendus et son modèle d’organisation « entrepreneurial décentralisé » pour analyser ensuite les pratiques de recrutement spécifiques des SSII. Les caractéristiques de la gouvernance du recrutement, la manière dont sont mobilisés les différents outils de recherche des candidats (sourcing dans le jargon du recrutement) et la sélectivité des embauches sont analysées au prisme du système d’emploi du secteur et des choix d’organisation dominants des entreprises qui le composent.
I – Une activité de placement de main-d’œuvre
6L’activité des SSII est essentiellement une activité de placement de main-d’œuvre. Cette main-d’œuvre est très qualifiée, le profil type étant celui du diplômé Bac+5 sorti d’une école d’ingénieur, et la valeur ajoutée dégagée par ces entreprises est donc principalement de nature intellectuelle.
7Les SSII proposent classiquement trois types de services :
- du conseil (en systèmes d’information, en organisation, en conduite du changement, en technologies…) ;
- de l’intégration de systèmes (architectures de systèmes d’information ; intégration de progiciels, notamment ERP ; développement d’applications spécifiques ; assistance technique…) ;
- et, enfin, de l’infogérance et de l’externalisation (gestion des infrastructures ; Tierce Maintenance Applicative-TMA ; Business Processus Outsourcing, BPO…).
8Dans les prestations en régie, les salariés de la SSII sont intégrés à des services des entreprises clientes et travaillent sous l’autorité directe de ces dernières, qui restent maître d’œuvre. Le prestataire a une obligation de moyens : il doit fournir un certain nombre de collaborateurs pendant un certain temps, la prestation étant facturée en jours-hommes. On est donc très proche de l’intérim, d’où des prestations parfois aux marges du prêt de main-d’œuvre illicite.
9Dans les prestations au forfait, c’est la SSII qui est maître d’œuvre. Elle doit réaliser le projet selon un cahier des charges, un budget et un calendrier définis au départ. Elle a donc cette fois une obligation de résultats. Ce sont des prestations plus onéreuses, mais plus risquées pour le prestataire en cas de mauvaise estimation des ressources nécessaires pour réaliser le projet.
10Les grandes SSII proposent également souvent une troisième forme de prestation intermédiaire entre les deux précédentes : le centre de services. Dans ce cadre, le client délègue tout ou partie d’une activité au prestataire. Le centre de service peut se situer dans les locaux du client, mais il est généralement hébergé par le prestataire qui peut ainsi délivrer des services pour plusieurs clients en mutualisant les ressources humaines et techniques. Dans ce dernier cas, il s’agit essentiellement pour les salariés d’une activité de back office, à distance du client, même s’ils sont parfois amenés à se déplacer ponctuellement chez ce dernier. Le profil type des salariés des centres de services n’est pas le même que dans le cadre des autres prestations. Ce sont plutôt des Bac+2, en particulier pour les prestations d’infogérance ou d’externalisation.
11Dans cet article, le choix a été fait de se cantonner aux pratiques de recrutement associées aux missions en régie ou au forfait, qui constituent généralement l’essentiel de l’activité des SSII. Pour ces prestations, qui mobilisent donc une population d’ingénieurs Bac+5, la variable centrale est le taux de placement (staffing) de ses salariés. Il est essentiel de limiter le nombre de salariés en « intercontrat », c’est-à-dire inactifs entre deux missions, ce que l’on appelle couramment le « bench » dans le secteur. Le responsable du workforce management d’une SSII nous rappelle les enjeux financiers : « Notre outil de production, ce sont exclusivement des hommes et des femmes. On n’a pas de câbles, d’usines, on n’a que des cerveaux. C’est quand même structurant. Et quand je vous parlais de bench, c’est très vite des dizaines de kiloeuros en pied de page, pour être prosaïque » (entretien I22).
12En mission, le travail est marqué par des rythmes de travail élevés, une forte amplitude horaire et un niveau de stress important, particulièrement dans les prestations au forfait, qui imposent une obligation de résultat dans un temps défini, mais également dans les autres cas de figure du fait de la réactivité nécessaire en cas de défaillance des systèmes informatiques confiés en assistance technique ou en infogérance.
13Une autre caractéristique importante du travail est l’enchaînement des missions, dont la durée est souvent de plusieurs mois, qui impose le plus souvent un changement d’environnement de travail et une immersion dans un nouveau collectif. À l’exception de l’activité de centre de services, minoritaire, le travail se déroule chez le client et la plupart des salariés ne disposent pas de poste de travail personnel dans les locaux de l’entreprise. Ils s’y rendent d’ailleurs rarement : il est courant que plusieurs mois s’écoulent entre chaque visite. L’essentiel de l’activité est structurée par projets et nécessite de s’approprier très rapidement les problématiques des clients. L’adaptabilité et la capacité à mener à bien un projet sont donc des qualités très valorisées par les SSII, comme nous le verrons plus loin.
II – Un secteur transitionnel à turnover élevé
14Les SSII sont les premiers employeurs de jeunes ingénieurs en informatique et constituent donc, de ce point de vue, un véritable sas d’entrée dans le système d’emploi informatique. Selon Zune (2006), « en France, 77 % des diplômés en informatique débuteraient […] leur entrée dans la vie active à partir d’une SSII ».
15En y multipliant les missions, les individus y acquièrent sur le tas des compétences transférables qu’ils pourront ensuite valoriser hors des services informatiques, ce qu’ils font généralement après quelques années. Les entreprises utilisatrices qui les embauchent ont souvent pu les tester en tant que prestataires. Cette transition traditionnelle est plutôt bien acceptée par les SSII et, de ce point de vue, elle n’est pas sans rappeler la pratique de l’intérim de pré-embauche. L’expression par laquelle les ingénieurs des SSII la désignent, « passer en fixe », traduit à la fois le fait qu’ils vivent les changements de missions comme des changements d’emploi et que la stabilité propre à l’entreprise utilisatrice est pour eux un objectif de carrière.
16Selon Alexandre (2001), dans le champ de l’emploi informatique, les SSII représentent la grande majorité des entreprises qui publient des offres et qui réalisent des recrutements, mais les entreprises utilisatrices concentrent la moitié des emplois. « Volontairement ou non, les SSII sont des lieux de passage », résume l’auteure. « Seul 1 % de l’effectif des SSII quitterait l’entreprise pour cause de départ à la retraite (contre 10,4 % en moyenne) », précise Zune (2006).
17Alors que sur un marché professionnel classique, c’est la standardisation de la qualification des individus et des emplois qui permet la mobilité, sur le marché du travail des services informatiques la relation est en quelque sorte inversée : l’employabilité se construit autour de la mobilité (interne ou externe) et de la confrontation, de mission en mission, à des situations de travail hétérogènes. Ce « marché de compétences » se définit ainsi à partir de deux caractéristiques spécifiques (Fondeur, Sauviat, 2003). D’une part, les qualités professionnelles, parce qu’intrinsèquement liées à la personne, multiformes et évolutives, ne forment pas un corpus de connaissances stabilisé. Elles doivent donc être acquises sur le marché même, sur le tas, par la multiplication des expériences professionnelles. D’autre part, la reconnaissance et la valorisation des qualités ainsi acquises dépendent largement de la capacité des individus à « se vendre » soit au sein du marché interne de leur entreprise, soit sur le marché externe.
18Les normes d’emploi en vigueur dans les sociétés de conseil et services en informatique et technologies sont caractéristiques d’une main-d’œuvre très qualifiée : l’essentiel des effectifs est employé en CDI et sous statut cadre. En revanche, le taux de turnover est très élevé : il oscille généralement entre 15 et 25 % par an selon les entreprises et, surtout, selon la conjoncture. Les carrières internes étant très limitées en SSII, et les progressions salariales intimement liées au pouvoir de négociation qu’un salarié peut tirer de son employabilité sur le marché du travail, les travailleurs du secteur font volontiers jouer la concurrence entre entreprises, ce qui induit des taux de départs très élevés.
19Du fait de leur statut de prestataires, les SSII ont une activité fortement dépendante de la conjoncture. Le taux de départs volontaires se réduisant très nettement quand les perspectives offertes par le marché du travail se dégradent, les départs forcés peuvent devenir importants en période de mauvaise conjoncture. Les SSII ont beaucoup utilisé la rupture conventionnelle comme mode d’ajustement dans la crise en cours. Lorsqu’elles sont amenées à licencier, elles ciblent les départs sur les salariés qu’elles ont des difficultés à placer : la plupart de leurs plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont intégré le « taux d’intercontrats » dans la définition des critères de qualité professionnelle servant à déterminer l’ordre des licenciements, en sus des critères dits légaux comme l’âge, la situation de famille ou l’ancienneté dans l’entreprise. La qualité professionnelle d’un ingénieur en SSII, c’est donc avant tout son employabilité interne, sa capacité à être placé, « staffé ».
III – Une gestion de l’emploi à flux tendus… et réduite au recrutement
20Le modèle de gestion de l’emploi des SSII est essentiellement fixé sur un horizon de court terme et fondé sur le recrutement plutôt que sur l’investissement à long terme dans la main-d’œuvre. Tout salarié non placé pesant immédiatement sur les marges, il s’agit de n’embaucher que lorsqu’on a la certitude de pouvoir envoyer le salarié en mission. Par ailleurs, les managers des SSII, qui nous le verrons disposent d’une grande autonomie de gestion, misent davantage sur le recrutement « juste-à-temps » de personnes immédiatement plaçables plutôt que sur l’adaptation des salariés disponibles en interne.
21Le recrutement est donc dans les SSII une fonction hautement stratégique : leur activité dépend de leur capacité à recruter au bon moment la main-d’œuvre très qualifiée dont leurs clients ont besoin ou vont avoir besoin. « La croissance ne peut passer que par un accroissement des effectifs : notre seule valeur ajoutée est la matière grise de nos consultants », affirme un responsable recrutement (entretien I3). Le modèle d’activité implique une anticipation constante des besoins de recrutement et un fonctionnement en flux tendus. D’un côté, ces entreprises sont soumises, dans un environnement très concurrentiel, à un impératif de réactivité face aux demandes de leurs clients. De l’autre, elles cherchent à minimiser le « stock » de leurs ingénieurs sans affectation, particulièrement en période de crise, et ont donc naturellement tendance à n’embaucher qu’une fois la mission acquise. De ce fait, dans les SSII, la cyclicité des embauches est particulièrement forte et les volumes d’entrées sont marqués par des « coups d’accordéon » violents.
22Il faut cependant préciser que l’activité de recrutement ne cesse pas en période de crise, même si elle se traduit par peu d’embauches. En effet, non seulement les SSII maintiennent une activité constante de sourcing et de présélection, mais elles reçoivent également continûment en entretien des candidats susceptibles d’intéresser leurs clients et qui, sauf profil particulièrement recherché, ne seront embauchés que dans l’éventualité d’un contrat commercial. Ainsi, la plupart des processus de recrutement initiés n’aboutissent pas. Chercher et recevoir des candidats est une activité constante, en dehors de l’existence d’une demande exprimée et d’emplois réellement vacants. C’est là notamment un point essentiel pour comprendre les pratiques de recrutement spécifiques des SSII, comme l’illustre l’extrait d’entretien suivant :
« Le volume des personnes qu’on va recruter va être cyclique. L’énergie qu’on va mettre à voir les candidats, à savoir où en est aujourd’hui le vivier, comment se situe le marché, est stable. On ne peut pas se permettre d’être attentistes, c’est-à-dire que là par exemple, c’est pas un scoop, l’activité repart, on arrive à une phase où les jeunes diplômés arrivent sur le marché de l’emploi, en septembre. Donc, si on n’a pas travaillé depuis cinq mois avec dix entretiens candidats par manager par semaine, on va être en retard sur le marché, donc on se doit d’avoir une activité constante en termes d’entretiens. Bon, alors je ne dis pas que ça n’a pas baissé en 2009, c’est passé de dix à huit, mais ça maintient quand même une activité, on a chez nous ce qu’on appelle une notion de “vivier”, c’est-à-dire que, quand on voit des candidats, il y a un système de notation qualitative des candidats, on va les suivre dans des bases où il y a à la fois leurs compétences techniques, leurs compétences comportementales, leurs souhaits de rémunération, tout un tas de critères, et quand on a des sollicitations des clients, ça nous permet d’aller piocher dans ces bases-là, d’aller se positionner rapidement par rapport aux gens qu’on a vu, et pas repartir dans un cycle de processus d’entretiens ».
24Une autre caractéristique importante est la très vive concurrence qu’elles se livrent en matière de recrutement. Elles recherchent en effet souvent les mêmes types de profils soit de manière récurrente, soit dans le cadre d’appels d’offres pour lesquelles elles sont directement en compétition. Il leur faut donc être extrêmement réactives sur les profils les plus recherchés, ce qui implique un sourcing très actif et des processus de recrutement courts. Quand le marché du travail est tendu, il est courant qu’un candidat soit retenu simultanément dans plusieurs sociétés. Un salarié que nous avons rencontré en témoigne : « En fait, j’ai été pris dans huit boîtes de services en 2007 […], j’avais le portable saturé, c’était un truc de fou, par rapport à ce que j’avais connu en 2003, j’ai juste mis mon CV sur Les Jeudis [4], et […] j’ai dû passer peut-être dix entretiens et j’ai été pris dans huit boîtes au salaire que je voulais » (entretien I23). Dans ces cas, le salaire est alors souvent la variable d’ajustement, selon une véritable logique de marché. « Il faut sélectionner, mais il faut aussi séduire. Parce que le candidat en face, il a souvent le choix entre six ou sept contrats de travail. Parfois ils font leur choix sur un ou deux kiloeuros de différence » (entretien I3).
25Ceci permet de mieux comprendre pourquoi le discours sur les « pénuries de main-d’œuvre » est si récurrent dans le secteur : une gestion de l’emploi fixée sur le court terme dans une logique de recrutement « juste-à-temps » engendre des appels au marché du travail simultanés, et donc d’inévitables tensions offre/demande quand la conjoncture est favorable.
IV – Un modèle d’organisation « entrepreneurial décentralisé »
26Le modèle d’organisation dominant des SSII repose sur une très forte décentralisation articulée à une logique de centre de profit et de responsabilisation individuelle. Nous le qualifierons ainsi de modèle « entrepreneurial décentralisé ».
27Il peut paraître étonnant de trouver ce type de modèle dans des groupes employant jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de personnes. Cette configuration est le fruit de différents facteurs. D’abord, l’activité de placement ne nécessite pas une organisation de type industriel. Une telle organisation pourrait même s’avérer contreproductive : les SSII sont des prestataires de services soumis à un impératif de réactivité, lié aux rythmes imposés par les demandes des clients et les appels d’offres, contrainte qui implique des organisations « plates », avec des lignes hiérarchiques courtes.
28Ensuite, la plupart des grandes SSII se sont constituées via une très forte croissance externe qui, au stade actuel de leur intégration, conduit à la persistance d’entités fortement autonomes en leur sein. Un cadre dirigeant d’une SSII de dimension mondiale résume bien les choses : « Les grandes SSII ont effectivement un fonctionnement très décentralisé, malgré leur taille. On a une image d’alignement mais en réalité il y a une forte liberté. C’est le fruit de l’histoire : elles se sont souvent constituées par acquisitions successives, et les entités conservent souvent une forte autonomie » (entretien I9).
29Au niveau opérationnel, l’activité est organisée en « business units » (BU) dédiées à des marchés bien délimités mais définis selon une matrice souvent très complexe et changeante. Ces BU sont généralement très autonomes et, tant que leurs indicateurs (chiffre d’affaires, taux d’intercontrats, marge, etc.) sont bons, elles constituent le principal niveau décisionnaire, au point d’être souvent considérées comme de véritables baronnies sur lesquels le management central n’a que peu de prise.
30Notre cadre dirigeant poursuit ainsi : « C’est un secteur où la responsabilisation individuelle est forte. Donc, ça veut dire des centres de profit, des systèmes de mesure, et il y a des avantages et des inconvénients à tout. L’avantage, c’est la responsabilisation, c’est la base même du management. Et l’inconvénient, c’est la difficulté à faire du leverage entre les organisations, pardonnez le franglais. La transversalité et tout ça c’est plus compliqué, parce que chacun est maître chez soi » (entretien I9).
31Les BU sont souvent matérialisées physiquement par un lieu unique où sont rassemblés au sein d’un open space les « managers », véritables hommes-orchestres, presque des patrons de PME internes. Ces derniers assurent en effet le développement commercial de leur propre activité, le recrutement et le management d’une équipe d’ingénieurs et/ou consultants, le tout encore une fois avec une autonomie très forte tant que leurs indicateurs sont bons.
32Les managers sont doublement à distance des ingénieurs. Ils le sont physiquement puisque leur activité se déroule essentiellement dans les locaux de l’entreprise, ils se déplacent rarement sur le terrain. Mais ils le sont professionnellement dans la mesure où ils n’assument généralement pas le rôle de chef de projet : souvent issus de formation commerciale, leur fonction est avant de tout de vendre, pas d’encadrer sur le terrain. Les ingénieurs, qui leur dénient toute légitimité, ne sont guère tendres avec eux : « [Mon manager], il ne peut pas comprendre les problématiques, et il dit : “Oui, oui” à tout ce que dit le client. Moi, j’ai vraiment le sentiment qu’on a le cul entre deux chaises, le client te donne un truc et après, les reproches viennent d’un mec qui ne comprend rien », se plaint l’un d’entre eux (entretien I23).
33Dans une SSII, on peut être manager très jeune. C’est notamment le cas de nombreux jeunes diplômés de « petites » écoles de commerce. Lorsqu’il intègre l’entreprise, le jeune manager consacre l’essentiel de son temps au développement commercial : il doit d’abord se forger une clientèle, sa clientèle. Une partie importante de son temps est également consacrée au recrutement : même si ses propres besoins sont encore limités, il participe aux recrutements des autres managers de sa business unit en même temps qu’il assure une veille permanente sur les profils disponibles.
34Au fur et à mesure de la montée en charge de sa clientèle et de son équipe, le manager diminue le temps consacré au développement commercial au profit de ses fonctions de management. Dans cette partie de son activité, ses objectifs sont simples et limités : optimiser ses ressources, c’est-à-dire faire en sorte que ses consultants enchaînent les missions sans intercontrat, et essayer de faire en sorte que les plus employables d’entre eux soient rémunérés à un taux de salaire qui écarte le risque de les voir partir. La gestion des carrières ne fait pas partie de ses préoccupations. D’ailleurs, d’une manière générale, la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences (GPEC) est largement sous-développée dans les SSII (Fondeur, Sauviat, 2003), qui ne disposent que rarement d’un marché interne au sens plein.
35Bien que très dominant, ce modèle d’organisation « entrepreneurial décentralisé » laisse place à d’autres pratiques dans le secteur. Nous avons notamment identifié un modèle très spécifique, que nous qualifions de « global intégré » au sein de quelques multinationales dotés de caractéristiques particulières (encadré 2).
Encadré 2. Le modèle « global intégré »
Le modèle global intégré est marginal dans notre champ, en ce sens qu’il ne concerne qu’un nombre assez restreint d’entreprises. Par ailleurs, aucune d’elles n’est une SSII au sens strict du terme : elles ont développé le même type d’activités, qui constituent aujourd’hui une part très importante de leur chiffre d’affaires, mais il ne s’agit pas de leur métier initial. Les sociétés qui sont proches de ce modèle sont en général des multinationales d’origine américaine dotées d’une forte « image employeur », ce qui est rarement le cas des SSII, et qui occupent des positions dominantes.
La directrice du recrutement France d’une de ces structures nous décrit ainsi le mode de fonctionnement de son entreprise : « On est intégré globalement […], ce qui veut dire que chaque fonction est gérée globalement, donc tout le processus, ici, en Inde ou au Japon, est pareil. Si demain je ne suis plus là, mon collègue de l’Inde pourrait me remplacer, on a parfaitement les mêmes processus, et chaque exception à ce processus-là doit être documentée quelque part pour être justifiée » (entretien I10).
Dans ce modèle, au contraire du précédent, il y a des procédures à respecter et des chaînes de validation très formalisées. À une organisation plate se substitue une structure aux multiples niveaux hiérarchiques intermédiaires. La dimension entrepreneuriale disparaît, les baronnies également. Dans ces multinationales, le « global », entendu contre le centre « anational » qui assure la cohérence et l’intégration de l’ensemble, est une référence constante dans les discours internes, particulièrement au sein des fonctions support, dont la RH. Le « global » n’est pas en tant que tel un niveau décisionnel : il impose des procédures et exige un reporting de l’activité, mais la plupart des décisions se prennent à des niveaux nationaux ou infra-nationaux, et les managers sont à la fois encadrés/contrôlés et responsabilisés.
Les entreprises proches du modèle global intégré développent un véritable marché du travail interne où les possibilités de carrière sont réelles. Contrairement au modèle entrepreneurial décentralisé, il n’y a pas de segmentation entre une population de consultants/ingénieurs, d’un côté, et une population de managers/commerciaux, de l’autre : les consultants/ingénieurs sont appelés à devenir managers, puis à prendre de plus en plus de responsabilités commerciales. C’est même dans certaines structures appartenant à la sphère du conseil une condition sine qua non de pérennisation dans l’entreprise, selon la fameuse règle du « up or out ».
V – Un recrutement à la main des managers
36La fonction recrutement fait partie du cœur de métier des SSII, ce qui justifie que les opérationnels la prennent largement en charge. Chaque business unit constitue un espace de forte autonomie et, en leur sein, les managers ont la main sur le recrutement. À la fois commerciaux, managers et recruteurs, ils sont en position d’interface entre leurs clients et leurs « ressources » en mission (« staffées »), sur le « bench » (entre deux missions) ou potentielles (candidats). Ils sont ainsi en mesure de s’ajuster très rapidement à l’activité en jouant sur ces différentes dimensions.
37Assurer des fonctions RH au niveau central n’est pas chose facile dans ces entreprises. Globalement les services RH centraux apparaissent atrophiés pour des groupes de cette taille, et le turnover y est généralement élevé. À titre d’exemple, l’une des entreprises étudiées a connu cinq DRH en cinq ans, preuve que la fonction RH, en l’occurrence assez récente et longtemps réduite au seul recrutement, a bien du mal à s’imposer face aux baronnies que constituent les business units.
38De fait, c’est essentiellement au niveau des business units que ces fonctions « support » se concentrent, avec la présence systématique de « chargées de recrutement [5] » dont le rôle essentiel est d’alimenter constamment les managers en nouveaux CV et de vérifier par téléphone la disponibilité et le niveau de rémunération des candidats, à la manière des personnels éponymes présents en cabinet de recrutement, qui constituent les « petites mains » des consultants en recrutement. Les managers n’en recherchent pas moins souvent eux-mêmes leurs candidats, notamment lorsque le besoin est urgent et stratégique. Dès lors, les chargés de recrutement apparaissent plutôt cantonnés à une fonction de veille du marché du travail sur les besoins récurrents.
39Ce sont généralement les managers qui reçoivent les candidats, en organisant souvent eux-mêmes ces rendez-vous. Ils y consacrent une part importante de leur temps : un rythme de dix à douze candidats par semaine est courant dans les grandes SSII, et ce quel que soit l’état des besoins de recrutement identifiés. Ce contact permanent avec la force de travail disponible sur le marché du travail leur permet de réagir très rapidement si une nouvelle mission leur est adressée. Mais il leur permet également de présenter à leurs clients, en amont de la conclusion d’un contrat commercial, ou même de l’expression d’un besoin, des profils susceptibles de les intéresser et que la SSII sera, le cas échéant, en mesure de recruter. Pour ce faire, les CV des candidats intéressants mais non encore recrutés sont retranscrits en « dossiers de compétences », permettant d’interagir avec le client en minimisant le risque que cette pratique soit considérée comme du marchandage.
40Si les RH tentent de construire avec les managers des plans de recrutement annuels ou bi-annuels, ces plans ne sont jamais suivis. Ils doivent dès lors se résigner à ce que le résultat de l’exercice ne soit qu’un outil de communication, comme ce responsable du recrutement d’une business unit de SSII : « On fait ça chaque année, c’est un exercice obligatoire, mais après ça évolue beaucoup ensuite. On peut pas se projeter dans notre métier, c’est difficile. Donc, en gros, ces prévisions on s’en fiche. Ça fait partie du plan com, c’est de l’image employeur » (entretien I3). Les managers définissent leurs besoins de recrutement au fil de l’eau, en relation directe avec l’activité commerciale qu’ils développent.
41Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de tensions avec le management central, qui souhaite malgré tout « piloter » un tant soit peu l’activité de recrutement. C’est particulièrement vrai en période de retournement conjoncturel : la main-d’œuvre représentant, par définition, l’essentiel des coûts de ce type d’entreprise, la stratégie d’ajustement la plus efficace consiste à couper le « robinet » du recrutement et à recourir plutôt à la mobilité interne au sein du groupe pour satisfaire les besoins, sachant que, dans ce contexte, le taux d’intercontrats a naturellement tendance à s’accroître fortement. Mais cela suppose une véritable politique de groupe, qui transcende les espaces de forte autonomie que sont généralement les business units.
42Le management central affiche fréquemment la volonté que les différents recruteurs de l’entreprise se coordonnent, notamment pour éviter que le même candidat soit contacté en parallèle par plusieurs managers ou pour partager des viviers de candidats. Il a également pour objectif que les candidats aient une expérience homogène des contacts avec l’entreprise dans le cadre d’un recrutement, notamment pour développer une bonne « image employeur ».
43À ces fins sont mis en place des systèmes informatiques de gestion de recrutement, ce type d’outil étant souvent le vecteur d’une stratégie d’alignement et de standardisation des pratiques de recrutement (Fondeur, Lhermitte, 2013). Mais les acteurs RH des SSII au sein desquelles nous avons enquêté se sont généralement montrés désabusés quant à l’impact de ce type d’outils mis en place sur les pratiques des managers. « Dans une société décentralisée comme [la nôtre], où l’on demande aux gens de prendre des initiatives, de fait ça rend la mise en place d’un outil comme ça problématique. Un exemple, si on rendait obligatoire de faire du reporting au niveau des recrutements, des entretiens etc., là ils seraient peut-être obligés de le faire. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. […] Nous, on n’est pas décisionnaires. Ici, au département RH, on n’a pas ce pouvoir de décision pour pouvoir imposer ce genre de chose… donc voilà » (entretien I25).
44La directrice recrutement d’une SSII nous confie même que les managers tendent à faire obstacle à la circulation de l’information sur les candidats qu’ils ont reçus en entretien, de manière à les garder « pour eux » plutôt que de les partager dans le vivier commun prévu par l’outil de gestion de recrutement. « Là, je viens d’apprendre qu’ils mènent un procès en parallèle avec un auditeur extérieur sur tout ce qui est procès de recrutement sur Paris, et ils se rendent compte que les managers gardent les dossiers sous le coude. Et ils se disent : “Mais comment ça se fait qu’on n’arrive pas à transformer tous les candidats qui sont vus en recrutement, c’est parce qu’ils les gardent sous le coude”. Et moi j’ai dit : “L’application, rien n’est obligatoire, c’est super souple, mais c’est vrai que si on ne capitalise pas l’information, c’est sûr qu’on ne peut pas trouver les bons candidats.” […] On peut toujours faire des évolutions, des améliorations, mais […] si le manager effectivement ne fait pas remonter ses dossiers, on a beau dépenser des cents et des mille au niveau communication et recrutement, tout est perdu » (entretien I26).
45Plus généralement, dans des entreprises où les entités opérationnelles sont fortement autonomes et les managers fortement responsabilisés, il s’avère difficile de faire entendre l’intérêt du groupe plutôt que l’intérêt de tel ou tel périmètre opérationnel (celui du manager, de sa business unit, etc.). « L’intérêt [des outils de gestion de recrutement], c’est que, ça permet de partager… mais ça, le manager, ça ne lui parle pas l’intérêt du groupe », nous confie cette même directrice du recrutement (entretien I26).
46Ces différentes dimensions sont très liées au modèle d’organisation « entrepreneurial décentralisé ». Dans les quelques entreprises relevant du modèle alternatif que nous avons identifié, la gouvernance du recrutement place également le manager au cœur de la sélection, mais l’encadre fortement pour qu’il prenne d’abord en compte l’intérêt de l’entreprise et les trajectoires des personnes en son sein (encadré 3).
Encadré 3. La gouvernance du recrutement dans le modèle « global intégré »
Par ailleurs, il existe de très nombreuses procédures à respecter : l’ensemble du processus de recrutement est standardisé, souvent au niveau global, avec moult détails. À titre d’exemple, lors de l’entretien que nous avons eu avec elle, plus d’une heure a été nécessaire à la directrice du recrutement citée ci-dessus pour nous décrire le processus complet. À l’appui de cette standardisation, on trouve souvent des outils globaux de gestion de recrutement et des centres de services partagés (CSP) communs à plusieurs pays et par lesquels toute nouvelle candidature doit passer. Ces CSP assurent souvent une présélection sur critères formels, et parfois font passer des tests à distance aux candidats. Une partie du processus de recrutement passe donc « par le global », via l’outil commun de gestion de recrutement et le CSP. Mais l’évaluation des candidats en face à face est également très structurée, comme nous le verrons par la suite. La « moulinette » à travers laquelle passent les candidats est donc normalisée et si les managers prennent les décisions finales de recrutement, ces décisions n’en sont pas moins fortement encadrées. D’une manière générale, les pratiques des acteurs apparaissent fortement alignées sur le modèle théorique mis en place globalement et éventuellement déclinées nationalement.
Ensuite, la gouvernance du recrutement est organisée de telle manière que le long et le moyen terme soient pris en compte dans les jugements des managers, au-delà de leurs besoins à court terme. C’est logiquement aux RH qu’est dévolue cette dimension, en relation avec le développement d’un marché interne, comme nous l’explique une directrice recrutement : « Le business fait les compétences techniques par rapport au job, par rapport au besoin dans son entité, nous on va aller plus sur l’intégration. […] Le potentiel de ce monsieur, parce qu’on a parfois des managers qui ont une vision un peu courte, nous il faut quand même qu’on assure une carrière à ce monsieur. […] Donc, on a vraiment deux angles différents d’entretien » (entretien I10).
47La différence fondamentale entre les deux modèles tient au fait que, dans l’un, la gouvernance du recrutement concentre les pouvoirs dans les mains des managers pour leur permettre de répondre au plus vite à leurs besoins de placement à court terme, alors que, dans l’autre, tout en se fondant également sur l’hypothèse selon laquelle le manager est le mieux placé pour prendre les décisions, elle encadre ces décisions par une série de règles et d’outils. Dans le modèle entrepreneurial décentralisé, c’est l’intérêt à court terme de l’entité opérationnelle recruteuse qui prime, et les RH sont priés « de ne pas gêner le business ». Dans le modèle global intégré, on cherche à recruter des profils susceptibles de répondre à moyen et long terme aux besoins de l’entreprise et à développer une bonne « image employeur » ; en d’autres termes, on cherche à intégrer une véritable dimension RH.
VI – Des canaux de recrutement spécifiques
48Du fait de la nature des candidats ciblés, Internet est naturellement un canal de recrutement important. Les SSII utilisent largement les sites emplois (job boards), qu’il s’agisse de sites généralistes comme Monster ou l’Apec ou spécialisés en informatique comme Les Jeudis ou des sites de niches dédiés sur telle ou telle technologie spécifique, ou encore de sites déclinés par régions tels RegionsJob.
VI.1 – Une utilisation très particulière des offres d’emploi
49Sur ces sites, elles utilisent souvent la publication d’offres d’emploi de manière très particulière : les annonces publiées par les SSII ne correspondent pas systématiquement, loin s’en faut, à un emploi vacant (Fondeur, Tuchszirer, 2005:95). Une étude de l’Apec a ainsi relevé que, sur la base des seules offres d’emploi publiées par son biais, on comptait dans les activités informatiques plus de 1,5 poste offert par recrutement effectif, alors que ce rapport n’était que de 0,9 tous secteurs confondus (Bonnevaux et al., 2006).
50Deux éléments d’explication peuvent être avancés. En premier lieu, les SSII ont notamment tendance à publier des annonces correspondant aux profils dont ils peuvent avoir besoin dans le cadre d’appels d’offres auxquels ils répondent ; mais les recrutements ne sont réalisés que si le contrat est conclu. Ces appels anticipés au marché du travail liés à des appels d’offres en cours aboutissent logiquement à une démultiplication artificielle des offres d’emploi : « Comme on est tous sur les mêmes projets, il y a les six mêmes annonces pour un seul poste », nous confie en entretien le responsable recrutement de business unit dans une SSII (entretien I3). En second lieu, le fait que le modèle d’activité des SSII est fondé sur une constante anticipation des besoins de recrutement et un fonctionnement en flux tendus implique le maintien d’une activité continue de sourcing sans lien avec des emplois effectivement vacants. Publier des offres d’emploi génériques sur des besoins récurrents est un des outils mis en œuvre à cette fin. Le responsable recrutement déjà cité est très clair : « Comme on travaille sur la ressource, on fait du générique, du récurrent. C’est seulement en période de crise qu’on fait ce qu’on appelle de l’embauche directe, c’est-à-dire avec un projet derrière. Pour réussir dans ce métier, il faut faire de l’embauche profil » (entretien I3).
VI.2 – Un recours massif aux CVthèques
51Dans la même logique, les SSII utilisent massivement les CVthèques des sites emplois, qui constituent pour elles, contrairement à la plupart des entreprises, un outil de sourcing généralement plus important que les offres d’emploi. En effet, alors que les recruteurs finaux utilisent largement les offres, la consultation des CVthèques est essentiellement le fait des professionnels du placement de main-d’œuvre (staffing), c’est-à-dire des cabinets de recrutement, des SSII et, dans une moindre mesure, des entreprises de travail temporaire (Fondeur, Tuchszirer, op. cit.). Plusieurs raisons à cela : d’abord, un recruteur final n’a souvent pas le temps de chercher des candidats dans une CVthèque et préfère une attitude plus passive consistant à passer une annonce et à attendre que les candidats viennent à lui ; ensuite, le coût d’entrée est bien plus élevé pour la consultation de la CVthèque que pour la publication d’une offre, ce service n’est donc rentable que dans le cadre de besoins récurrents ; enfin, les cabinets de recrutement et les SSII ont souvent besoin de maintenir leur recherche dans une confidentialité totale.
52Un testing expérimental mené en 2010 au Centre d’études de l’emploi, et portant sur quatre profils de candidats diplômés Bac+5 en informatique dotés de deux ans d’expérience professionnelle, a montré que 70 % des contacts suscités par les candidatures déposées dans les cinq CVthèques retenues dans l’étude étaient le fait des SSII (contre 25 % pour les cabinets de recrutement et seulement 5 % pour les recruteurs finaux). Ces résultats montrent à quel point les CVthèques sont mobilisées par les SSII. Lors des entretiens, plusieurs responsables du recrutement ont même évoqué une « dépendance » de leur entreprise vis-à-vis des CVthèques de certains grands sites emploi, en particulier de Monster.
53Le testing mené en 2010 avait également montré une très grande réactivité des SSII dans l’utilisation des CVthèques : les premiers appels avaient été enregistrés quelques minutes après les dépôts de CV en ligne. Nos entretiens confirment cette exigence de réactivité, liée à la très forte concurrence entre SSII sur les candidats. Les chargés de recrutement jouent un rôle central dans cette veille permanente, en créant sur les principales CVthèques des alertes correspondant aux profils les plus recherchés : « On a des agents recruteurs – ce sont des mots clé enregistrés – et tous les matins on a les nouveaux CV », indique la responsable recrutement d’une business unit (entretien I1). Dans une autre société, une personne occupant le même type de poste, précise : « Un bon candidat en système d’info, un spécialiste.net avec deux ans d’expé en finance de marché par exemple, sur Monster il a une durée de vie de quatre heures. Il faut appeler dans les premiers. Donc tous les matins à la première heure mes chargées de recrutement, elles regardent les CV arrivés dans la nuit » (entretien I3).
VI.3 – La cooptation, un canal de recrutement majeur
54Autre caractéristique importante : les sociétés de conseil et services en informatique et technologies ont toutes développé des systèmes de cooptation (referral) qui constituent systématiquement l’un des premiers canaux de recrutement. Ces systèmes sont assortis de primes : lorsqu’un candidat est recruté via la recommandation d’un salarié, ce dernier touche une somme d’argent (qui se situe généralement entre 700 et 1 000 euros – et parfois plusieurs milliers d’euros pour certains profils expérimentés, notamment les consultants SAP – et qu’il est souvent de coutume de partager avec le candidat recruté). Ce système de primes présente un avantage en termes de suivi statistique : il implique que les recrutements effectués par ce biais soient précisément identifiés (versement de la prime) et c’est, dès lors, avec les cabinets de recrutement, l’un des seuls canaux pour lesquels les entreprises disposent de chiffres fiables. Dans les entreprises enquêtées, la cooptation représente ainsi invariablement 20-25 % des recrutements.
55Dans nos entretiens, la cooptation est systématiquement louée comme étant le canal de recrutement le plus efficace, c’est-à-dire celui doté du « taux de transformation » le plus élevé des CV reçus en embauches effectives. Compte tenu de cela, il est jugé peu coûteux, malgré le système de primes. Il est ainsi souvent comparé, à son avantage, aux cabinets de recrutement : « Avec les indicateurs que l’on a rajoutés, on s’est rendu compte que le taux de transformation des CV qu’on reçoit via referral est trois fois meilleur à ce qu’on peut avoir via les cabinets. Donc, il y a une prime qui est donnée, mais la prime est beaucoup moins élevée que le coût des cabinets. Donc, on pousse à aller vers le referral », nous confie un chargé de mission RH (entretien I16) ; « On suit ça, et je suis à 20 % aujourd’hui je crois, donc c’est bien, et c’est une économie faramineuse comparée avec les frais d’une agence », indique une directrice du recrutement (entretien I10).
56Si la cooptation a un « taux de transformation » aussi élevé, c’est d’une part parce que les réseaux sociaux permettent la circulation d’informations a priori plus riches et plus fiables qui permettent des appariements de meilleure qualité entre emplois et candidats, et d’autre part parce que la cooptation est à la fois un instrument sourcing ciblé et un processus évaluatif (encadré 4).
Encadré 4. Réseaux sociaux et qualité des appariements
En suivant Rees (1966), on peut dire que la conception marchande de l’appariement se concentre sur la « marge extensive » de la recherche d’information : on considère que les agents cherchent avant tout à avoir le plus grand nombre d’opportunités possible. Mais cette stratégie n’est efficace que sur les marchés où les biens et services échangés sont standardisés et facilement différentiables, ce qui n’est pas le cas sur le marché du travail. Sur ce dernier, la « marge intensive », c’est-à-dire la richesse de l’information sur chacun des postes et des candidats, est absolument essentielle. Or, Rees considère que les différents canaux d’information ne sont pas également efficaces pour véhiculer l’information selon le type de marge privilégiée : les méthodes formelles sont globalement plus performantes pour la marge extensive de l’information, et les méthodes informelles pour la marge intensive. En permettant une meilleure transmission de l’information à sa marge intensive, les réseaux sociaux sont donc susceptibles d’accroître la qualité des appariements.
Mais les réseaux sociaux modifient surtout la façon dont l’information circule. Il n’est plus possible de considérer seulement un modèle bicanal (un canal pour la diffusion de l’information, l’autre pour sa réception) et une séparation stricte des processus d’information et de sélection. Dans la plupart des cas, la personne qui relaie l’information est également celle qui recommande le candidat ou l’emploi et les deux actes peuvent d’ailleurs être simultanés, voire indissociés. Relayer une information vers une cible particulière implique généralement une évaluation préalable de son adéquation au récepteur et le processus d’information est donc intrinsèquement lié à un processus sélectif.
57Cette analyse théorique trouve écho dans nos entretiens : « Les gens connaissent [l’entreprise], ont une meilleure approche au niveau des candidats, comme ils se connaissent, le feeling passe mieux, et il y a de meilleurs taux de transformation » (entretien I16) ; « vous savez, il y a une culture extrêmement forte chez [nom de l’entreprise], donc emmener quelqu’un chez [nom de l’entreprise] quand on sait que c’est quelqu’un qui est de niveau moyen, c’est pas quelque chose qui se fait » (entretien I10) ; « un, ils nous amènent des gens de profils qui correspondent bien et, mais aussi en termes de culture, parce que ce sont des gens qui se connaissent en général, il y a eu des discussions avant, ces gens-là arrivent avec une bonne connaissance du fonctionnement de la société, beaucoup mieux que quand une agence est allée chercher quelqu’un sec quelque part » (entretien I10).
58Les SSII ne recourent aux cabinets de recrutement que dans des cas bien précis. La plupart des entreprises rencontrées nous ont indiqué que ce canal représentait 10 à 15 % de leurs recrutements, ce qui est relativement peu compte tenu du fait qu’il s’agit de recrutements de cadres très qualifiés dans de grandes entreprises, segment où le taux de recours aux cabinets est tous secteurs confondus le plus élevé.
VII – Un ciblage explicite sur les jeunes diplômés
59Pour ce qui est des critères de recrutement, le diplôme, ou plutôt l’école, est extrêmement structurant en matière de sourcing et de présélection à distance. Un manager indique ainsi : « Moi, je connais les écoles qui sont inhérentes à mon périmètre d’activité, donc je transmets à ma chargée de recrutement ces écoles-là. Donc déjà, elle est en veille, sur tout nouveau CV qui apparaîtrait sur les job boards par rapport à une école en particulier qui m’intéresserait » (entretien I5). Dans une autre structure, le caractère couperet du critère du diplôme est encore plus flagrant : un filtre automatique a été mis en place sur la base d’une liste d’écoles pour éliminer toute candidature « hors cible ».
60C’est en effet essentiellement sur le diplôme que repose l’évaluation des savoirs formels des candidats dans les SSII. Il faut ici rappeler que les managers n’ont souvent pas la formation et l’expérience nécessaires pour les évaluer directement. S’appuyer sur ce repère externe leur permet donc de pallier à cette difficulté, en s’appuyant sur l’hypothèse que, pour un jeune doté d’une faible expérience professionnelle, le diplôme est un bon indicateur des savoirs professionnels acquis.
61Au-delà de sa valeur de certification des savoirs, le diplôme a une seconde fonction : celle d’identifier de fortes capacités de travail et des « têtes bien faites ». C’est particulièrement le cas dans le conseil, où les compétences techniques acquises deviennent secondaires par rapport aux capacités d’apprentissage et à la faculté de s’emparer rapidement d’une nouvelle problématique, qualités jugées essentielles dans le cadre d’une activité de travail où se succèdent les missions pour des clients différents. Mais c’est également vrai y compris dans les missions très techniques. Les SSII ne forment qu’occasionnellement leurs salariés aux technologies qu’ils ne maîtrisent pas, et les laissent le plus souvent se former sur le tas ou en auto-formation. L’autonomie et la faculté à apprendre seul et rapidement sont donc des qualités jugées essentielles, que le diplôme est censé signaler.
62Le « dynamisme » et les « capacités d’adaptation » reviennent également de manière récurrente lorsque l’on interroge les recruteurs sur les qualités attendues des candidats. Et ces qualités sont aussi souvent directement ou indirectement liées au statut de jeunes diplômés Bac+5 : « Bac+5 ce sont des gens qui aujourd’hui ont des cursus à l’international quasi obligatoires, qui ont goûté à cette dynamique, d’aller à droite et à gauche », indique un manager (entretien I5).
63Dans un métier de service où le contact avec les clients est jugé essentiel, le « relationnel » et le « savoir-être » sont systématiquement mentionnés : « Pour des gens qui partent en mission, le savoir-être est au moins aussi important, voire plus important, que les compétences techniques ou fonctionnelles » (entretien I22). L’importance accordée à ces critères, et plus généralement à un ensemble de traits de personnalité, explique en partie l’importance prise par la cooptation dans le recrutement : alors que la sélection par le diplôme est favorable au recrutement à distance par Internet, ces informations très subjectives circulent plus facilement par le réseau social.
64Enfin, le critère de disponibilité est essentiel, et il est systématiquement évoqué en relation avec l’âge, et parfois le sexe des candidats. Une main-d’œuvre jeune est très perçue avant tout comme se situant dans une phase du cycle de vie personnel marqué par de faibles responsabilités familiales et il est dès lors possible d’investir très fortement dans le travail en jouant sur la perméabilité entre temps professionnel et temps privé. « On a une pyramide des âges faible. La majorité des consultants ont cinq ans d’expérience et la majorité de nos recrutements se font avec des gens qui sortent de l’école. On a des gens qui ne sont pas mariés, pas d’enfants, qui ont une certaine liberté », indique un manager (entretien I5).
65La « jeunesse » est également associée à des attributs de dynamisme et de capacités d’adaptation, critères dont on a dit qu’ils étaient particulièrement valorisés. Un cadre dirigeant d’une SSII résume les choses ainsi : « Le service informatique […], c’est un métier de jeunes, les gens qui y restent […], c’est souvent des gens qui sont rétifs au train-train, et qui aiment bien passer d’un client à l’autre. Parce qu’un contrat, c’est, surtout pour les gens qui sont sur la delivery, c’est toujours un rush » (entretien I2). L’organisation du travail par projet provoquerait des périodes d’intensification du travail et une extension des horaires de travail qui conviendrait surtout aux jeunes.
66Au-delà des qualités attribuées à la jeunesse, le modèle économique des SSII est une explication fondamentale de l’intense appel à une ressource jeune. Pour être compétitives en termes de prix, elles préfèrent en effet envoyer essentiellement des « juniors » chez leurs clients. Les « seniors » sont souvent vus comme une main-d’œuvre trop onéreuse. À titre d’exemple, lorsque nous interrogeons une responsable recrutement sur l’âge d’un candidat sur le point d’être embauché, elle nous répond : « 36 ans, un peu senior, pour ce poste. Mais j’en ai vu des beaucoup plus seniors. […] Il y en a qui demandaient, financièrement, beaucoup plus, on n’aurait pas pu. Donc, il y a aussi des candidats au final qu’on a écartés parce qu’on n’est pas capables de leur donner le salaire qu’ils demandent » (entretien I1).
67La responsabilité est souvent renvoyée aux clients, qui n’accepteraient pas de payer le surcoût d’un « senior ». Les propos d’un cadre dirigeant dans une grande SSII sont très explicites de ce point de vue : « Ça fait partie de la gestion de la pyramide. Parce que si, à l’arrivée, on n’arrive pas à vendre des seniors […] et que tout ce qu’on fait, c’est de promouvoir et rallonger des seniors […], on a un problème ! En théorie, on aimerait bien, mais il n’y a pas de marché » (entretien I9). La forme de la pyramide des âges est dès lors interprétée comme un indicateur de profitabilité. Il est d’ailleurs courant que, lors des réunions régulières organisées avec les investisseurs pour présenter leurs résultats et leurs perspectives, les SSII cotées mettent explicitement en avant leurs pyramides des âges à très larges bases comme un élément central de leur compétitivité [6].
68Un responsable de business unit résume de façon crue la somme d’exigences conduisant à favoriser une main-d’œuvre jeune. « Vous avez besoin de gens très réactifs, chez [tel client] par exemple, on vous demande des gens corvéables à merci, parce qu’ils veulent des gens jeunes, donc avec un niveau tarifaire qui permette d’être très bas, très concurrentiels […], un niveau de malléabilité assez fort, de disponibilité géographique complexe, et puis qui ne diront rien si on termine à 21 heures, 22 heures, ce qui n’est pas un horaire inconvenable. Il y a pas mal de clients qui demandent ça » (entretien I7). Ainsi, tant sur la dimension économique que sur les exigences du travail, la responsabilité de la sélectivité défavorable aux seniors est renvoyée aux clients.
69Dernière dimension importante conduisant à favoriser les jeunes diplômés : une préférence pour ce que l’on pourrait appeler « le talent juste-à-temps ». On a dit plus haut que les SSII formaient peu. C’est également un élément important de leur modèle économique « low cost » : recruter des jeunes diplômés permet de s’assurer les services d’une main-d’œuvre déjà formée aux principales technologies en cours, dans un contexte où elles évoluent rapidement. Notons que, de manière intéressante, le fait que les écoles d’ingénieur ne forment plus à un certain nombre de technologies jugées obsolètes peut constituer un avantage pour les seniors si celles-ci sont toujours utilisées par les clients. « Tout ce qui est partie mainframe etc., ce n’est pas forcément des jeunes que vous allez pouvoir recruter sur ce type de compétences. Parce que les gens ne se forment plus là-dessus. Donc, ça va être des personnes qui vont être expérimentées, qui sont seniors » (entretien I6).
70La plupart des opérations de communication de recrutement des SSII sont naturellement ciblées sur les jeunes diplômés. Un exemple, parmi d’autres, tiré de nos entretiens : « On a quand même beaucoup de jeunes diplômés qui veulent se faire de l’expérience et en plus, sur les années précédentes, 2009 et début 2010, on a eu une forte communication autour des jeunes diplômés, parce que le PDG a fait des communiqués de presse pour dire que, justement, l’entreprise allait recruter essentiellement des jeunes dip. Alors, sur les derniers recrutements, ça a représenté une grosse majorité… » (entretien I6). L’essentiel des recrutements porte ainsi sur des jeunes diplômés ou des personnes disposant d’une expérience professionnelle de quelques années. Il y a bien des recrutements sur des profils expérimentés, mais ils sont très minoritaires.
71Associé à un turnover important, ce ciblage explicite du recrutement sur les jeunes diplômés tire effectivement la pyramide des âges vers le bas. Le portrait statistique de branche (PSB) réalisé par le Céreq sur le secteur « services et ingénierie informatiques [7] » indique qu’en 2006-2008, les deux tiers des salariés avaient moins de 40 ans (contre moins de la moitié tous secteurs confondus) (Céreq, 2010). Les personnes interrogées dans le cadre de notre enquête nous ont généralement indiqué une moyenne d’âge de 33-34 ans dans leur entreprise, conforme selon eux au profil de l’ensemble du secteur. Cette caractéristique est naturalisée et vécue par les acteurs comme un élément du « système », particulièrement dans les structures proches du conseil. Dans l’une d’elles, un manager de 35 ans nous confie : « En général, à 30 ans, on est vieux. Comme c’est une pyramide avec une très grosse base, ce sont essentiellement des jeunes… et ça a tendance à se réduire. […] Les gens restent trois ans en moyenne, je crois. […] Ce n’est pas un problème, non, c’est naturel. Après, ça peut être un problème, parce qu’il y a des très bons qui partent. Mais bon, c’est la culture, c’est la façon dont on fonctionne » (entretien I14).
VIII – Des femmes… pour les fonctions support
72Toujours d’après le PSB du Céreq, les trois quarts des salariés du secteur « services et ingénierie informatiques » sont des hommes (contre 57 % tous secteurs confondus). Là encore, nos entretiens sont tout à fait cohérents avec ce constat statistique. Mais ils apportent une précision intéressante : la domination masculine est effectivement très forte dans la population des opérationnels (ingénieurs et consultants), mais c’est l’inverse pour le personnel « support », en particulier dans les RH.
73Lorsque l’on interroge les recruteurs sur la faible mixité des effectifs des SSII, ils mettent systématiquement en avant le fait qu’ils ne reçoivent que très peu de candidatures féminines et incriminent la désaffection des filières de formation informatiques par les femmes. Si cet argumentaire est valide, il n’est reste pas moins que, lorsqu’on les interroge plus avant, les recruteurs expliquent à demi-mot que les caractéristiques particulières du travail en SSII, et notamment les horaires longs, parfois imprévisibles, et les exigences de mobilité, seraient « problématiques pour les femmes ». On retrouve là des arguments évoqués plus haut pour expliquer la préférence des SSII pour les jeunes : en recrutant essentiellement des jeunes hommes, les SSII s’appuient sur des stéréotypes classiques interprétés comme des signaux de disponibilité au travail.
74Les recruteurs donnent également à voir des représentations genrées des métiers, qu’ils les expriment en leur nom ou les attribuent à leurs clients. En particulier, si les femmes « passeraient mal » dans les environnements trop techniques, elles pourraient être mobilisées pour des activités commerciales dans lesquelles leurs « compétences » relationnelles supposées seraient particulièrement adaptées. Une directrice du recrutement nous indique ainsi que, pour les femmes, « dans les métiers business, c’est la vente qui marche le mieux : tout ce qui est très technique, écriture, logiciels, même la gestion de projets, ça reste très compliqué » (entretien I10). Elle ajoute qu’à l’inverse des « métiers business », « dans les fonctions “support”, il n’y a que des femmes ».
75Dans ces fonctions particulièrement propices à l’emploi des femmes reviennent les RH. La féminisation est particulièrement frappante dans les métiers du recrutement. Lors de l’ensemble de nos entretiens, nous n’avons d’ailleurs rencontré qu’un seul homme occupant ce type de fonction (responsable recrutement au sein d’une business unit). Et c’est sans doute parmi les chargés de recrutement qu’ils sont les moins nombreux. Les propos recueillis auprès d’une responsable du recrutement en attestent. « Pour l’instant, ce ne sont que des femmes. J’ai eu des hommes […], mais c’est très féminisé. J’ai beaucoup de mal à trouver des hommes, en ressources humaines, puisque ce sont des formations RH qu’elles effectuent. […] Alors, on a eu plus d’hommes en 2006, 2007, et moi j’avais un homme en 2008, mais sinon je n’ai pas eu d’hommes après. C’est à chaque fois sur des équipes de trois à six personnes, donc c’est pas non plus des équipes… Mais là cette année, typiquement, j’ai eu quatre CV de femmes, encore » (entretien I1). Au passage, on notera l’argument du public des formations, en sens inverse : si elles apparaissent comme minoritaires dans les formations informatiques, les femmes dominent au contraire les formations RH. Une forme d’auto-sélection, en amont du marché du travail, est donc mise en avant pour expliquer cette assignation des rôles.
Conclusion
76Il est important de rappeler que les entreprises du secteur dont il est question ici sont, pour l’essentiel de leur activité, des intermédiaires du marché du travail. Elles recrutent intensément et de manière permanente, en constante anticipation des besoins de leurs clients. Dès lors, la plupart des processus de recrutement initiés n’aboutissent pas, dans la mesure où ils correspondent en réalité à une fonction de veille du marché du travail.
77De manière corollaire, le modèle de gestion de l’emploi des SSII est fondé sur l’embauche « juste-à-temps » de personnes « compétentes » plutôt que sur le développement des compétences des personnes déjà en poste. Elles ont par ailleurs fondé leur activité sur la mobilisation d’une main-d’œuvre de jeunes diplômés, débutants ou disposant d’une faible expérience professionnelle. Les perspectives de carrières internes étant faibles tant au niveau de l’entreprise que du secteur, l’autre composante du système d’emploi est, du côté des individus, une mobilité volontaire très intense et largement tournée vers le marché externe, avec une tendance marquée à quitter le secteur au bout de quelques années.
78Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que la profession évoque de manière récurrente des « pénuries de main-d’œuvre ». Toute tension sur la demande adressée aux SSII se traduit par des appels massifs et concomitants à un marché du travail qui est un segment transitionnel que les individus sont très nombreux à quitter en période de conjoncture favorable. Les difficultés de recrutement sont une caractéristique endogène au système d’emploi du secteur, voire, comme le défend Zanda (2011), sont « inscrites dans [son] modèle économique ».
79Cette activité d’intermédiation implique également que les représentations réelles ou supposées du client, qui est en quelque sorte le recruteur final, sont systématiquement anticipées dans les critères d’évaluation des candidats. Dans le contexte du modèle « entrepreneurial décentralisé » des SSII classiques, qui confère aux managers une place centrale dans les décisions et circonscrit le RH au sourcing, cette configuration est porteuse de risques discriminatoires liés aux stéréotypes associés aux emplois et aux catégories de main-d’œuvre, qui expliquent en partie la faible part des seniors et des femmes dans les effectifs des SSII.
Caractéristiques des personnes interviewées
Bibliographie
Références bibliographiques
- Alexandre H. (2001), « Gestion prévisionnelle de l’emploi dans l’informatique », in Seibel C. (dir.), Entre chômage et difficultés de recrutement : se souvenir pour prévoir, La Documentation française, coll. « Qualifications et Prospective », p. 93-108.
- Bonnevaux L., Thernisien S., Bertrand N., Pronier R. (2006), Les pratiques de recrutement des SSII. Bilan statistique et enquête qualitative, coll. « Les études de l’emploi cadre », Paris, Apec, août.
- Céreq (2010), Portrait statistique de branche : services et ingénierie informatique, Données en ligne : http://mimosa.cereq.fr/psb/psb_frame.htm.
- Fondeur Y., Lhermitte F. (2013), « Outils informatiques de gestion de recrutement et standardisation des façons de recruter », Document de travail, n° 165, CEE.
- Fondeur Y., Sauviat C. (2003), « Les services informatiques aux entreprises : un “marché de compétences” », Formation emploi, n° 82, p. 107-123.
- Fondeur Y., Tuchszirer C. (2005), Internet et les intermédiaires du marché du travail, Rapport IRES pour l’ANPE.
- Rees A. (1966), « Labor Economics: Effects of more Knowledge. Information Networks in Labor Markets », American Economic Review, vol. 56, n° 1/2, p. 559-566.
- Zanda J.-L. (2011), « Les métiers de l’informatique. Un domaine très sensible aux évolutions conjoncturelles », Repères & Analyses, n° 34, Pôle emploi, décembre.
- Zune M. (2006), « De la pénurie à la mobilité : le marché du travail des informaticiens », Formation emploi, n° 95, juillet-septembre, p. 5-24.
Notes
-
[1]
Centre d’études de l’emploi.
-
[2]
NAF rév. 2 code 62.02/source Unédic.
-
[3]
Sociétés de services en ingénierie informatique.
-
[4]
Site emploi spécialisé sur les fonctions informatiques.
-
[5]
Le terme est systématiquement employé au féminin… Voir infra, VII.
-
[6]
Nous nous appuyons ici sur le témoignage d’un gestionnaire de fond spécialisé dans le secteur IT.
-
[7]
Défini sur la base de l’ancienne nomenclature NAF en agrégeant les codes 721, 722, 723 et 724.