Notes
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Maître de conférences à l’Université de Lorraine, CERIT-IFG, associé au Centre d’études de l’emploi (CEE) ; chargé de recherche CNRS, détaché au CEE ; Professeure de sociologie à l’Université Paris Dauphine, chercheure Irisso, associée au CEE ; Directeur de recherche au CNRS, Centre de théorie et analyse du droit, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, associée au CEE. Cet article est issu d’un rapport de recherche du CEE dans le cadre d’une agence d’objectifs IRES, pour la CFDT (Dalmasso R., Gomel B., Meda D., Serverin E., 2012).
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Circulaire n° 2008-11 du 22 juillet 2008 NOR : MTST0810844C relative à l’examen de la demande d’homologation d’une rupture conventionnelle d’un contrat à durée indéterminée.
1Issue de l’accord national interprofessionnel sur la modernisation du marché du travail du 11 janvier 2008, introduite dans le Code du travail par la loi du 25 juin 2008 et entrée en vigueur au 1er août 2008, la rupture conventionnelle (RC) constitue une troisième forme de rupture du contrat à durée indéterminée, à côté du licenciement et de la démission.
2Elle présente la quadruple particularité de ne comporter aucune indication sur l’initiative et les motifs de la rupture, de prévoir une indemnité légale, d’être validée par voie d’homologation administrative et d’ouvrir l’accès à l’assurance chômage.
3La création d’un troisième mode de rupture du CDI, n’exigeant aucun motif et tenant sa légitimité du double accord du salarié et de l’employeur constituait de longue date une revendication du patronat et d’un certain nombre d’experts, qui considéraient le consentement du salarié comme la garantie d’une réduction du contentieux et de ce fait, d’une sécurisation juridique des procédures de rupture. Ainsi la Commission de Virville écrivait-elle en 2004, dans son rapport intitulé Pour un Code du Travail plus efficace : « La Commission estime que la reconnaissance officielle de ce troisième mode de rupture non conflictuel du contrat de travail, autrement appelé rupture négociée, doublée de la mise en place d’un régime social et fiscal adapté, apporterait une clarification bienvenue et permettrait d’éviter certains “faux” licenciements » (de Virville, 2004:32).
4Certains syndicalistes et avocats engagés aux côtés des salariés souhaitant faciliter les mobilités des salariés et donc leur permettre d’accéder aux allocations du régime d’assurance chômage revendiquaient également la mise en place d’un dispositif contractuel, permettant aux parties « d’user très largement de leurs communes volontés pour élargir au maximum les libertés indispensables qui conditionnent un consentement libre et éclairé » (Bouaziz, Collet-Thiry, 2010:65).
5La signature d’une RC impliquant l’accord des deux parties, il était difficile de prévoir le nombre de cas concernés. Un an après l’entrée en vigueur de la loi, le rythme mensuel de 20 000 homologations était dépassé, soit plus de 10 % des ruptures de CDI, mettant en évidence que la RC s’était inscrite durablement dans les pratiques.
6On ne sait rien cependant des conditions dans lesquelles le « double accord » est intervenu, les formulaires administratifs établis pour l’homologation ne comportant aucune référence aux motifs de la rupture. Pour les connaître, la seule voie possible est de rechercher le sens donné aux actes par les personnes en adoptant une posture compréhensive (Weber, 1995:39) : une enquête auprès de salariés ayant connu une rupture conventionnelle a donc été élaborée et 101 entretiens approfondis ont été menés parmi des salariés ayant connu une rupture conventionnelle signée (non nécessairement homologuée) en novembre 2010, tirés au sort dans cinq départements contrastés.
7L’objectif était de leur faire décrire les points les plus saillants de leur histoire, avant, pendant et après la rupture conventionnelle et de reconstituer de la manière la plus précise possible, d’une part, les circonstances de la rupture et, d’autre part, les détails du processus. L’exploitation des résultats a ensuite consisté à établir des ressemblances entre les 101 cas de ruptures conventionnelles et les sept « modèles » ou « types » de ruptures préexistants : démission, prise d’acte, résiliation judiciaire, licenciement pour motif personnel, licenciement pour motif économique individuel, licenciement économique collectif, plan de départ volontaire. En effet, le fait que la procédure de RC n’exige pas l’expression officielle d’un motif de rupture ne signifie pas que la séparation s’opère sans aucune raison.
8La première partie de l’article rappelle l’histoire, les caractéristiques et la place de la rupture conventionnelle comme mode de rupture du CDI (I). Dans un deuxième temps, les résultats de l’enquête sont présentés et illustrés par des exemples (II). La troisième partie s’interroge sur les critères d’évaluation d’une telle mesure et formule quelques recommandations conclusives (III).
I – La rupture conventionnelle comme nouveau mode de rupture du CDI
9Pour construire le cadre de la recherche, trois questions préalables doivent être posées sur la rupture conventionnelle : pourquoi et par qui un tel dispositif a-t-il été souhaité ? Quelles sont ses caractéristiques ? Quelle place occupe-t-il dans le Code du travail par rapport aux autres formes de rupture ?
I.1 – L’histoire d’une rupture sans conflit
10Un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19 novembre 1996 avait déjà tracé la place du consentement mutuel comme motif de rupture, entre la démission et le licenciement. Cette évocation était reprise par la Commission de Virville en 2004, qui profitait d’un arrêt récent pour dessiner les contours de la future rupture conventionnelle : « Mais, en dehors de la démission et du licenciement, il est possible de rompre le contrat de travail d’un commun accord comme l’a récemment rappelé la Cour de cassation : “le contrat de travail peut prendre fin non seulement par un licenciement ou par une démission, mais encore du commun accord des parties” (Cass. Soc., 2 décembre 2003, n° 01-46.176). La commission estime que la reconnaissance officielle de ce troisième mode de rupture non conflictuel du contrat de travail, autrement appelée rupture négociée, doublée de la mise en place d’un régime social et fiscal adapté, apporterait une clarification bienvenue et permettrait d’éviter certains “faux” licenciements » (de Virville, 2004:32). Cet objectif était partagé par le Medef, qui le faisait figurer dans les « 44 propositions pour moderniser le Code du travail » (Medef, 2004) et dans son Livre blanc (Parisot, 2007), respectivement en 2004 et en 2007. La « revendication » figurera en très bonne place tout au long de la négociation de l’accord national interprofessionnel (Ani) en 2007-2008.
11Rappelons qu’en 2006, les partenaires sociaux se réunissent et concluent leurs rencontres par des « états des lieux ». En mai 2007, le Premier ministre fixe une « feuille de route », faisant du marché du travail un des thèmes de la négociation interprofessionnelle. Des documents d’orientation sont adressés aux négociateurs dans lesquels la rupture du contrat de travail figure en bonne place, à côté d’autres sujets comme la période d’essai ou le contrat à durée déterminée. Les négociations qui se déroulent entre le 7 septembre et le 10 janvier – toujours à partir de notes de problématiques rédigées par le Medef – aboutissent à l’Ani du 11 janvier 2008 et notamment à la création de la rupture conventionnelle.
12Un observateur du processus a rappelé le rôle déterminant du Medef dans la promotion de cette forme de rupture : « Elle a pour objet d’assurer une “sécurisation juridique” des employeurs qui ont massivement accru, au cours des dernières années, le recours à des formes diverses de séparation à l’amiable, souvent sous la forme de licenciements déguisés ou de transactions après des conflits vrais ou simulés. […] Si le Medef a vu dans cette disposition “l’innovation majeure” de l’accord, c’est vraisemblablement parce qu’elle constituait, dès le départ, son objectif prioritaire » (Freyssinet, 2009).
13Il n’a pas été seul à porter le projet puisque quatre des cinq organisations syndicales de salariés l’ont suivi sur ce terrain. Les raisons en sont diverses. Mais il ne fait pas de doute que depuis plusieurs années le thème de la sécurisation des parcours ou des trajectoires professionnelles était devenu largement consensuel, notamment auprès de la CFDT, qui souhaitait promouvoir les mobilités « choisies », et non plus seulement « subies ». Pendant la négociation, la CFDT avait insisté sur le grand nombre de démissions « contraintes » ou au contraire « voulues » mais qui se trouvaient « empêchées » par l’absence d’accès à l’assurance chômage. Ce sont ces mobilités « empêchées » qu’il s’agissait de rendre possibles (CFDT, 2007).
14C’est dans ces conditions que l’Ani va adopter un nouveau dispositif qui permet aux salariés et aux employeurs de rompre « d’un commun accord ». La liberté de consentement des parties est garantie par la possibilité pour le salarié de se faire assister, par l’ouverture d’un droit de rétractation pendant un délai de 15 jours suivant la signature de la convention actant l’accord des parties et par l’homologation, à l’issue du délai de rétractation, de l’accord définitif des parties par le directeur départemental du travail. Ce processus fait l’objet d’un formulaire type reprenant les trois étapes. L’accès aux indemnités de rupture et aux allocations du régime d’assurance chômage est assuré par le versement d’une indemnité spécifique non assujettie aux prélèvements sociaux et fiscaux et dont le montant ne peut être inférieur à celui de l’indemnité de rupture de licenciement et par le versement des allocations de l’assurance chômage dans les conditions de droit commun dès lors que la rupture conventionnelle a été homologuée par le directeur départemental du travail.
15Après un débat intense à l’Assemblée sur la question de savoir si l’accès à l’indemnisation versée par le régime d’assurance chômage doit ou non être prévu dans la loi (ou dans la convention d’assurance chômage), la loi du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail reprendra de manière quasi extensive les dispositions arrêtées par l’Ani (Gomel, 2009).
I.2 – La construction juridique d’une rupture sans initiative
16La rupture conventionnelle, présentée comme « sécurisant » la sortie du CDI, a été entourée d’emblée de circulaires, présentations et commentaires visant à fournir le « mode d’emploi » de ce qui constitue un nouvel outil sur une étagère déjà bien garnie de modes de rupture. Elle été introduite au cœur même du Livre II du Code du travail sur le contrat de travail, dans un article L. 1231-1, figurant dans un Titre III, « Rupture du contrat de travail à durée indéterminée », dans un chapitre 1er intitulé « dispositions générales ». Le régime spécial figure sous le chapitre VII « Autre cas de rupture », dans une section 3 « La rupture conventionnelle ». Cette section comporte six articles, du L. 1237-11 au L. 1237-16.
17Le premier aménage la place de la RC dans la panoplie des modes de rupture du CDI et acte l’entrée de la troisième voie en faisant du commun accord la cause de la rupture du CDI : « Le contrat de travail à durée indéterminée peut être rompu à l’initiative de l’employeur ou du salarié, ou d’un commun accord, dans les conditions prévues par les dispositions du présent titre. Ces dispositions ne sont pas applicables pendant la période d’essai. » Il acte l’entrée de la troisième voie, en faisant du commun accord la cause, et non seulement l’effet, de la rupture du CDI.
18Le deuxième article indique que « l’employeur et le salarié peuvent convenir en commun des conditions de la rupture du contrat de travail qui les lie. La rupture conventionnelle, exclusive du licenciement ou de la démission, ne peut être imposée par l’une ou l’autre des parties. Elle résulte d’une convention signée par les parties au contrat. Elle est soumise aux dispositions de la présente section destinées à garantir la liberté du consentement des parties. »
19Cet article ouvre un large champ d’application à la rupture conventionnelle : en effet, aucune limitation n’est prévue dans le recours à la RC. Une circulaire du 22 juillet 2008 indique même que « la rupture conventionnelle est ouverte à tous les salariés titulaires d’un CDI [2] ». Cependant, deux restrictions à la possibilité de conclure une RC sont aujourd’hui en débat : en cas de difficultés économiques d’une part, et en présence d’un litige d’autre part.
20Le troisième article définit les deux premières conditions nécessaires à la validité procédurale de la RC : au moins un entretien préalable et la possibilité pour les parties de se faire assister. Ces conditions figurent dans les formulaires administratifs Cerfa. Cependant, le texte est muet sur les conditions matérielles de ces échanges, tant sur l’initiative de l’entretien que sur son formalisme et son contenu, contrairement à l’entretien préalable au licenciement, réglé par l’article L. 1232-2 du Code du travail. Ce n’est que sur l’assistance que des précisions sont données. Sur l’initiative, comme on voit mal le salarié convoquer son employeur, on peut penser que c’est ce dernier qui déclenchera la procédure. Sur le formalisme, l’absence de précision laisse ouvertes toutes les formes d’échanges, pas nécessairement en face à face. Des échanges informels, voire même des rendez-vous téléphoniques, sont envisageables. Cette imprécision peut être mise à profit par l’employeur pour baptiser « entretien » tout échange intervenu entre les parties. Sur le contenu de l’entretien, le texte se borne à indiquer qu’au cours de ces entretiens, les parties « conviennent du principe d’une rupture conventionnelle ». Mais rien n’est dit sur les moyens et informations qui doivent éclairer cet accord, ni sur quelle partie repose la charge d’informer l’autre.
21Les deux articles suivants apportent des précisions sur la convention de rupture, le régime de l’indemnité de rupture et la date de rupture ainsi que sur le formalisme procédural qui organise la sécurisation de la rupture et s’organise autour de quatre types de dispositions : un formulaire de demande fixé par arrêté ; un délai d’instruction de 15 jours laissé à l’autorité administrative pour homologuer, à l’issue duquel l’homologation est réputée acquise ; un bloc de compétence juridictionnelle au profit du conseil de prud’hommes pour « tout litige concernant la convention et son homologation » et un délai de prescription de 12 mois pour exercer ce recours. Ce formalisme « substantiel » a été conçu pour « sécuriser » la rupture. De ce point de vue, on peut dire que le but visé est atteint, puisque les actions en justice sont rares et dispersées (Grumbach, 2008:12.2 ; Bouaziz, Collet-Thiry, 2010:65 ; Pélissier, 2008:679 ; Grumbach, Serverin, 2010).
I.3 – La rupture conventionnelle et les sept modèles de rupture du CDI
22Du point de vue du droit positif, la rupture conventionnelle constitue bien un acte de rupture nouveau, autonome et doté de son propre régime juridique. Mais du point de vue de ses motifs, elle emprunte nécessairement au répertoire des motifs existants. Ce n’est pas parce que les motifs de la rupture ne sont pas exprimés qu’ils n’existent pas et les débats ont montré que la RC est toujours pensée en référence aux autres cas de rupture. Cependant, cette référence a surtout alimenté des accusations croisées de détournement et de substitution de motifs. Mais la référence aux autres cas de rupture peut être transformée en outil d’analyse des entretiens, pour rendre compte des circonstances objectives de conclusion d’une RC. Les circonstances de la RC peuvent ainsi être comparées à des « modèles » ou des « types » de motifs, empruntés aux cas de rupture existants.
23En considérant tous les cas de rupture de CDI prévus par le Code du travail, sept « types » ou « modèles » de ruptures peuvent être distingués, qui se distribuent en deux groupes : les trois premiers répondent plutôt à une initiative du salarié, les quatre derniers à une initiative de l’employeur. Nous décrivons ci-après les caractéristiques de chacun de ces sept types de rupture qui seront rapprochés des circonstances des 101 cas de rupture conventionnelle et comparés.
Des types de rupture imputables au salarié
24Il existe trois situations dans lesquelles on peut dire que c’est plutôt le salarié qui a été le moteur de la rupture, mais pour des motifs différents. Il s’agit de la démission, la prise d’acte, la résiliation judiciaire.
La démission
25Par définition, dans la démission, c’est le salarié qui souhaite partir et prend l’initiative de la rupture. S’il veut obtenir une RC, c’est lui qui doit en faire la proposition à l’employeur. Dans ce modèle, le salarié a le plus généralement anticipé la rupture, et a donc un projet professionnel assez précis (autre emploi salarié prévu ou création d’une entreprise). Il peut aussi souhaiter cesser toute activité professionnelle.
La prise d’acte
26Ce modèle partage avec la démission un point commun : c’est le salarié qui souhaite partir et qui est à l’initiative de la rupture, l’employeur n’étant pas disposé à prononcer un licenciement. La différence réside dans les motifs de cette volonté de départ. En effet, plus qu’un projet futur professionnel ou personnel, ce sont principalement les conditions de travail dégradées qui conduisent le salarié à vouloir partir. Ce point est très important : le salarié souhaite partir, mais il estime que ce départ est en réalité imputable à l’employeur. Le salarié a donc des griefs à formuler à l’encontre de l’employeur. Les conditions de travail sont détériorées, parfois suite à un changement de management. Contrairement à la démission, le salarié n’est pas mû par un projet spécifique de mobilité, même s’il envisage une reconversion.
La résiliation judiciaire
27Ce modèle se différencie des deux précédents en ce que le salarié ne veut pas prendre l’initiative de la rupture. Il se place sur le terrain de l’exécution contractuelle, en considérant que l’employeur ne remplit pas ses obligations, sans que ces griefs rendent le travail impossible. L’employeur, de son côté, est satisfait du travail, mais ne veut pas payer ce qui lui est demandé. Pour sortir de l’impasse contractuelle, le salarié n’a ordinairement pas d’autre solution que de demander au juge de prononcer la résiliation du contrat aux torts de l’employeur, avec les dommages-intérêts afférents. Pendant toute la durée de la procédure (qui peut être longue), le contrat de travail est en cours, et les parties doivent l’exécuter. Le contentieux typique est celui du non-paiement du salaire, d’heures supplémentaires, ou de primes.
Des modèles de rupture imputables à l’employeur
28Quatre cas correspondent à une volonté de l’employeur de mettre fin au contrat : le licenciement pour motif personnel, le licenciement individuel pour motif économique, le licenciement collectif pour motif économique, le plan de départ volontaire.
Le licenciement pour motif personnel
29Dans ce modèle, c’est clairement l’employeur qui souhaite se séparer du salarié, pour un motif inhérent à sa personne. Ce modèle du licenciement personnel peut être lui-même scindé en plusieurs hypothèses, correspondant à plusieurs types de motifs :
- le motif disciplinaire. L’employeur reproche au salarié une violation de son contrat de travail, qui pourrait éventuellement justifier un licenciement disciplinaire ;
- les motifs non disciplinaires, dans l’intérêt de l’entreprise. Ici, au contraire du cas précédent, le salarié ne commet par de faute. Il s’agit d’un licenciement pour incompétence ou insuffisance professionnelle. Ce motif peut recouvrir toutes sortes de situations, dont certaines pourraient être considérées comme discriminatoires : c’est le cas de salariés inaptes à tout poste de travail ou partiellement aptes et non susceptibles de reclassement, ou des situations de maternité, ou des charges de famille.
Les modèles juridiques de rupture et leurs caractéristiques principales
Les modèles juridiques de rupture et leurs caractéristiques principales
Le licenciement économique individuel
30Ce modèle correspond à la situation où l’employeur souhaite se séparer d’un salarié pour un motif économique, c’est-à-dire un motif non inhérent à la personne du salarié reposant sur un certain nombre de causes économiques comme la difficulté économique, la mutation technologique ou encore la réorganisation dans un but de sauvegarde de la compétitivité. Un seul salarié est concerné.
Le licenciement économique collectif
31Il y a licenciement économique collectif dès lors que l’employeur met fin simultanément au contrat de plus d’un salarié pour des motifs économiques. Selon le nombre de personnes concernées, des obligations sont mises à la charge de l’entreprise, et des droits spéciaux sont ouverts aux salariés, variables selon la taille de l’entreprise (accès à la convention de reclassement personnalisé, au contrat de transition professionnelle, aujourd’hui au contrat de sécurisation professionnelle, au congé de reclassement, etc.).
Le plan de départs volontaires
32A la différence du licenciement économique, c’est le salarié qui est à l’initiative de la rupture : l’employeur indique son souhait de voir partir sous des conditions financières avantageuses une partie de ses effectifs, et les salariés déclarent adhérer au plan.
II – Sous les accords de rupture, des raisons de rompre
33L’objectif de l’enquête est de saisir, à partir d’entretiens conduits auprès de salariés qui ont connu une rupture conventionnelle, les circonstances qui les ont amenés à consentir à la fin de leur contrat de travail à durée indéterminée, en signant une convention de rupture. Si le consentement du salarié (et non celui de l’employeur) est ainsi placé au centre de l’observation, c’est en raison du « doute » qui entoure la liberté du consentement d’un salarié placé dans un rapport de subordination juridique. Après avoir présenté les données d’enquête et les caractéristiques des cas, nous explicitons la méthode des comparaisons par ressemblances, dont les résultats seront illustrés par quelques exemples.
II.1 – L’enquête et les enquêtés
34L’enquête visait à interviewer des salariés ayant connu les situations les plus variées possibles. L’échantillon comprend des salariés tirés au sort parmi les salariés travaillant dans cinq départements français et ayant connu une rupture conventionnelle en novembre 2010. La construction de l’échantillon de 101 salariés tirés au sort a fait l’objet d’une procédure rigoureuse, en étroite liaison avec la direction générale du Travail (DGT) et les unités territoriales concernées (encadré 1).
Encadré 1. La méthode d’enquête
L’enquête a été réalisée dans cinq départements : Doubs (25), Gironde (33), Yvelines (78), Tarn (81) et Hauts-de-Seine (92). Le nom du salarié, son adresse postale, son numéro de téléphone, son salaire de référence, son ancienneté et le montant de son indemnité de rupture nous ont été transmis à partir des informations contenues dans le formulaire Cerfa ; en ce qui concerne l’établissement, seul le Siret nous a été communiqué.
Suite au courrier adressé aux 505 salariés tirés au hasard, 29 enveloppes nous ont été retournées sans être distribuées (« Pli non distribuable »). Sur les 476 courriers distribués, 55 ont fait l’objet d’une réponse, soit 12 %, par courrier pour l’essentiel en utilisant l’enveloppe pré-timbrée prévue à cet effet (49 cas), en utilisant le courriel (4 cas) ou en laissant leurs coordonnées sur le répondeur téléphonique mis à la disposition des enquêtés (2 cas).
Sur les 55 salariés qui ont répondu positivement à notre courrier, 52 ont été effectivement interviewés, dont 4 par téléphone du fait de l’impossibilité d’organiser un entretien en face à face (3 entretiens se sont avérés impossibles à organiser). Les entretiens ont été réalisés par un enquêteur par département, chacun ayant en charge la réalisation de 20 entretiens. Ils ont été formés à l’enquête et suivis par l’équipe du CEE pendant les quatre mois de l’enquête.
Pour atteindre l’objectif des 100 entretiens, réalisé au 5 juillet, les enquêteurs ont relancé des contacts à partir de la liste initiale, par téléphone le plus souvent et par courrier dans un département. Les relances ont été organisées de façon à rechercher une variété de situations définies à partir du niveau du salaire de référence indiqué dans le Cerfa et de l’ancienneté dans l’entreprise au moment de la rupture conventionnelle. De même, un effort particulier a été fait pour interviewer des salariés protégés et des salariés dont la rupture conventionnelle n’avait pas été homologuée par les services départementaux du ministère du Travail. Sur les 29 contacts fournis, 7 ont été effectivement interrogés, 6 en face à face et 1 par téléphone.
Les 101 entretiens (56 hommes, 45 femmes) se sont déroulés suivant un guide établi à partir d’une pré-enquête effectuée par les responsables de la recherche. Le guide a été mis au point après des entretiens réalisés en mars et avril 2011 auprès d’une dizaine de salariés ayant connu une RC et de plusieurs conseillers du salarié dont les coordonnées nous ont été fournies par la CFDT. Nous avons également rencontré le directeur d’une unité territoriale. Le guide a également bénéficié des échanges avec le service de la Dares en charge de l’enquête statistique sur les ruptures conventionnelles. Il a été finalisé lors de la première réunion de formation des enquêteurs les 4 et 5 mai 2011.
35Il comporte six séquences qui suivent l’ordre chronologique des événements et de la situation des personnes. La première séquence vise à identifier le contexte de l’entreprise et de l’emploi du salarié. On cherche à reconstituer les grands traits de la trajectoire professionnelle du salarié, les évènements marquants qui ont émaillé la vie de l’entreprise et, plus précisément, on cherche à déterminer le contexte général dans lequel va s’inscrire la proposition de la rupture conventionnelle. La deuxième séquence vise à décrire de la manière la plus précise possible les circonstances qui ont conduit le salarié ou l’employeur à envisager une rupture de contrat puis la rupture conventionnelle (ambiance au sein de l’entreprise, raisons évoquées pour justifier la rupture de contrat de travail, ressenti du salarié…). L’idée est, au-delà de l’imputation d’une cause ou d’un responsable, de comprendre l’ensemble des évènements qui ont pu conduire à l’idée que la rupture du contrat, et plus précisément la rupture conventionnelle, constituaient une solution. La troisième séquence est axée sur le déroulement de la procédure de rupture conventionnelle. On cherche à recueillir des informations sur les différents items du formulaire Cerfa. La quatrième séquence est consacrée à l’homologation de la rupture et à ses suites. La cinquième rend compte du devenir de l’emploi occupé et de la situation du salarié après la rupture. Enfin, la dernière séquence vise à recueillir l’opinion du salarié sur le dispositif, aussi bien au regard de sa situation personnelle que de sa portée générale.
36Le délai de plusieurs mois entre une rupture conventionnelle signée en novembre 2010 et les tentatives de contact avec les salariés concernés rend parfois caduque l’adresse postale ou le numéro de téléphone. Pour retrouver plus de salariés, il a fallu recourir aux annuaires. De même, le numéro Siret de l’établissement, reporté sur les listes départementales qui nous ont été transmises, n’a pas toujours pu être retrouvé dans le répertoire Sirene. Les entretiens avec les salariés nous ont permis d’en identifier plus pour aboutir finalement à en retrouver 91 dans les fichiers Insee (Diane et Sirene).
37Concernant la procédure, notre enquête a mis en évidence un formalisme réduit au minimum. La loi a prévu au moins un entretien préalable et la possibilité pour les parties de se faire assister. Ces conditions figurent dans les formulaires Cerfa. Cependant, le texte reste muet sur les conditions matérielles de ces échanges, tant sur l’initiative de l’entretien que sur son formalisme et son contenu (voir supra). Un quart des enquêtés ont signalé deux voire trois entretiens. La moitié n’en a déclaré qu’un seul. Et dans un quart des cas, l’entretien s’est limité à la remise pour signature du formulaire Cerfa pré-rempli. Il s’agit d’annonces « surprises » de l’employeur, mettant le salarié devant le fait accompli, sans information ni négociation. Dans environ un quart des cas, le nombre d’entretiens ou leur date, indiqués sur le Cerfa, semblent erronés. Dans certaines entreprises, l’employeur a même demandé au salarié de rédiger une lettre dans laquelle il reconnaissait être à l’origine de la demande, sans doute pour éviter des contestations sur la liberté du consentement. Nous avons retrouvé ce cas de figure dans près d’un quart de l’échantillon, principalement dans des grandes entreprises.
38De manière générale, les salariés interrogés semblent s’être informés sur la rupture conventionnelle par leurs propres moyens en cours de procédure. Un grand nombre de salariés à qui une telle rupture était proposée ne savaient pas au départ en quoi consistait ce dispositif. Ils ont fait peu appel aux syndicats et à l’inspection du travail mais ont mobilisé leur entourage ou le plus souvent ont eu recours à Internet, surtout les plus jeunes. Les employés à bas salaires semblent avoir fait davantage confiance à leur employeur que les cadres et s’en sont tenus à leur explications.
39Une très petite minorité des salariés interrogés (environ une dizaine) s’est fait assister pendant l’entretien. Enfin, les indemnités de rupture mentionnées dans le formulaire Cerfa sont, pour 74 enquêtés, proches du minimum légal. Ce qui signifie donc qu’il n’y a eu aucune négociation dans ces cas. Au total, on ne compte dans notre enquête que 22 RC pour lesquelles les salariés évoquent la négociation du montant de leur indemnité. Et on ne peut parler de gratification (montant prévu très largement supérieur au minimum légal) que dans 11 cas.
II.2 – Construction des « raisons de rompre »
40Le codage des entretiens a permis de mettre en évidence des ressemblances, plus ou moins fortes, entre les 101 cas et les cas-types de rupture du CDI préexistants (encadré 2). Cela ne signifie évidemment pas que tous les cas présentant des ressemblances avec des situations juridiquement qualifiées de licenciement étaient des « licenciements cachés ». Non seulement parce que, en l’absence de RC, la rupture n’aurait peut-être pas eu lieu mais aussi parce que ces ressemblances sont plus ou moins intenses, certains cas pouvant de manière évidente être qualifiés de démission ou de licenciement, d’autres présentant des traits composites. Ce premier traitement permet d’éclairer la question de l’initiative.
Encadré 2. La construction d’une méthode pour mettre en évidence les ressemblances
Les 41 items caractérisent la situation de l’entreprise telle que décrite par le salarié (difficultés économiques, stagnation de l’activité, réduction de l’effectif, changement de management…), la situation du salarié durant les mois précédant la rupture (évolution du salaire, des conditions de travail, de l’ambiance de travail…), l’existence ou non d’un projet professionnel de la part du salarié, la rapidité du départ, le devenir de l’emploi, le devenir du salarié.
Le classement des entretiens obtenu en rapprochant chaque cas réel du « modèle » le plus proche a ensuite été vérifié de manière à corriger certains cas complexes (un entretien avait été rapproché du « licenciement » alors que des éléments disponibles dans le récit montraient que le salarié voulait quitter son emploi pour rejoindre son conjoint ; il a été reclassé en « démission »).
41Au terme de l’opération de codage, les entretiens ont été répartis dans sept classes qui présentent de nombreux traits communs avec les « modèles » de rupture préexistants.
42Sur l’ensemble des entretiens, une majorité (57) des ruptures peut être dite à l’initiative principale du salarié mais dans plus de la moitié des cas pour des raisons conflictuelles. En effet, si 24 ressemblent à des démissions, 27 présentent des traits communs avec des prises d’acte et six avec des résiliations judiciaires. Les autres RC, principalement à l’initiative de l’employeur, sont fondées surtout sur des motifs économiques : 18 cas présentent ainsi des traits communs avec les licenciements individuels pour motif économique et neuf avec les licenciements collectifs pour motif économique, trois avec des plans de départ volontaire, et 14 avec des licenciements pour motif personnel.
II.3 – La typologie des ruptures : illustrations et cas concrets
43Nous présentons ici certains cas qui illustrent particulièrement bien chacune de ces configurations, en les distribuant selon leur initiateur principal, le salarié ou l’employeur.
Des ruptures voulues par les salariés
44Si une partie des cas présente des traits communs avec la démission, plus d’un quart de l’échantillon a déclaré vouloir quitter son emploi parce qu’il n’offrait pas ou n’offrirait plus d’évolution en termes de poste, de responsabilité et/ou de salaire. On doit mettre ces affirmations en lien avec le fait que 69 salariés déclarent qu’ils n’avaient connu aucune évolution de salaire depuis plusieurs années, voire pour 14 d’entre eux que des heures supplémentaires, des primes et même des salaires n’avaient pas été versés. Les motifs de départ en lien avec le travail sont également multiples et touchent un peu moins de la moitié des salariés « souhaitant » partir, ce qui doit être rapproché du fait que 43 salariés interviewés déclarent que leurs conditions de travail ont été modifiées.
45Les raisons peuvent être liées à des problèmes de relation au travail (avec les collègues et/ou les supérieurs) et donc à une ambiance lourde, notamment après une « mise au placard » du salarié : 52 déclarent ainsi que l’ambiance était mauvaise. Dans 43 cas, le départ a résulté de conditions de travail physiques ou morales décrites comme dégradées par les interviewés : changement d’horaires imposés, de management (40 entretiens), forte pression, « mise au placard », etc.
46Parmi les salariés qui sont à l’initiative de leur départ, on peut distinguer deux groupes : ceux qui, sans la rupture conventionnelle, auraient démissionné ou y songeaient fortement et ceux qui n’auraient jamais démissionné. 35 salariés à l’initiative de la rupture auraient démissionné à plus ou moins long terme, que ce soit pour des raisons professionnelles ou extraprofessionnelles. Les autres n’auraient pas démissionné, malgré une importante souffrance au travail ou une forte envie de reconversion professionnelle.
La rupture conventionnelle-démission
47On l’a vu, dans la démission, c’est le salarié qui souhaite partir et qui prend l’initiative de la rupture. S’il veut obtenir une RC, c’est lui qui doit en faire la proposition à l’employeur. La question que pose ce modèle est le motif du consentement de l’employeur : pourquoi accepte-t-il la demande du salarié, alors qu’il n’y a aucun intérêt ? En effet, pour lui, une RC est plus coûteuse qu’une démission (il doit verser une indemnité équivalente à celle de l’indemnité de licenciement) et plus lourde en procédure (il doit en passer par l’homologation, avec un risque faible, mais non nul, de refus). A ce modèle pur peuvent s’ajouter quelques cas hybrides dans lesquels ce n’est pas uniquement le projet futur (professionnel ou personnel) qui incite le salarié au départ, mais aussi des conditions de travail qui déçoivent. Dans ces circonstances, la démission se rapproche de la prise d’acte. Dans le cas des démissions, il faut comprendre pourquoi l’employeur accepte une rupture qui a un coût pour lui. L’exemple qui suit apporte une explication.
Electricien chez le même employeur depuis cinq ans à temps plein, ce salarié était très satisfait de ses conditions de travail et de ses relations au travail (entreprise conviviale et familiale). Il percevait un salaire de 1 750 euros net (primes panier-manger comprises) dont il était satisfait. Le fils de l’employeur reprenait l’entreprise, mais le salarié ne souhaitait pas rester car il voulait intégrer une plus grosse structure afin de devenir chef d’équipe mais aussi quitter la région parisienne. L’employeur a accepté de procéder à une RC pour arranger le salarié, qui, changeant de région, pouvait ainsi bénéficier du chômage avant de retrouver un emploi. La RC a représenté une forme de reconnaissance du travail bien fait et de l’implication au travail du salarié durant ces cinq années. La RC était plus ou moins « une prime de départ ».
La rupture conventionnelle-prise d’acte
49Les situations de type « prise d’acte » se caractérisent par une ambiance nettement plus dégradée que dans la démission, avec des reproches de part et d’autre, et la très grande difficulté pour le salarié à poursuivre son activité. L’employeur peut avoir intérêt à accepter la rupture conventionnelle, voire même à la proposer.
La salariée remplit les rayons dans un supermarché depuis son ouverture en 2006. Mais l’établissement a été vendu et acheté trois fois depuis. L’ambiance générale se dégrade. La salariée revient de congé maternité en septembre 2010, alors que l’employeur vient d’annoncer de nouveaux horaires : le travail devrait commencer tous les jours à 6 heures au lieu de 8 heures. Elle indique qu’elle va avoir des difficultés de garde pour son enfant, mais l’employeur ne veut rien entendre. La salariée trouve une nounou qui accepte de garder l’enfant très tôt le matin : cela va coûter 200 euros par mois en plus de la crèche. Dès son retour, la salariée est prise à partie par l’employeur, qui la trouve « catastrophique » et la traite d’« incompétente ». Elle ne comprend pas ce changement de ton. L’employeur la convoque, lui déclare que cela ne peut pas durer et que le mieux serait de faire une rupture conventionnelle parce que sinon cela se finira très mal. En cas de refus, elle sera convoquée tous les jours. Durant la même période, cinq salariés ont signé des RC à l’initiative de la direction, et la salariée estime qu’au total une quinzaine de personnes sont concernées par les RC. Même si la salariée n’avait pas envie de partir, elle se résigne. Deux jours plus tard, elle donne son accord. L’indemnité n’est pas négociée. La salariée est remplacée par un contrat de 30 heures par semaine. Elle estime avoir été contrainte à signer sous la pression et elle regrette le manque de vérification de l’inspection du travail.
La rupture conventionnelle-résiliation judiciaire
51Comme nous l’avons indiqué plus haut, ce modèle implique une capacité du salarié à exercer un recours contre son employeur tout en continuant à travailler dans l’entreprise. La voie de la résiliation judiciaire est souvent utilisée par les salariés protégés pour pouvoir mettre fin au contrat sans attendre l’autorisation de l’inspection du travail, tout en récupérant des salaires et des dommages-intérêts pour inexécution. La rupture conventionnelle peut permettre d’accélérer ce processus. C’est l’employeur qui la proposera le plus souvent, en réponse aux revendications du salarié. Cette proposition lui permet également de se défaire à moindre coût d’un salarié quérulent, dont les revendications risquent de faire tache d’huile dans l’entreprise. En acceptant la proposition, le salarié obtient plus rapidement une sortie de la relation contractuelle, et peut prendre le temps de chercher un nouvel emploi, grâce à l’indemnité de rupture et aux allocations chômage. L’indemnité versée restera proche du minimum.
Chef de cuisine depuis 2004 dans un restaurant repris en 2006 et en croissance, le salarié est élu suppléant au CE à sa création en 2008. Le nouvel employeur demande des sacrifices temporaires pour lancer l’entreprise qui s’agrandit. Au bout de deux ans, l’entreprise tournant bien, le salarié estime que les efforts ont été fournis et qu’ils doivent être reconnus et rémunérés. Lors d’une réunion avec l’employeur, en 2010, le salarié insiste sur ces heures supplémentaires non rémunérées, le patron répond que « ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à partir », les heures supplémentaires ne seront pas payées. Compte tenu de la situation de blocage, le salarié conclut que la RC est la meilleure solution, et en fait la proposition par courriel. L’employeur donne son accord rapidement. Toutefois, entre cet accord de principe et l’homologation par la Direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP, désormais unité territoriale de la Direccte), trois mois se déroulent. Un premier Cerfa signé fin mai n’a pas été envoyé par l’employeur. Un second est signé en juillet, le contrat prend fin début septembre, après enquête de la DDTEFP. Les indemnités représentent le minimum légal et leur versement a été échelonné sur quatre mois. Inscrit à Pôle emploi, le salarié a retrouvé un travail en CDI le mois suivant, comme sous-chef de cuisine. Sur les conseils de l’inspecteur du travail qui l’a contacté lors de la procédure de RC, étant donné son statut de salarié protégé, le salarié a essayé de s’arranger avec son ancien patron pour que les heures dues soient payées. Sans réponse, il s’adresse aux prud’hommes début mai.
Des ruptures voulues par l’employeur
53Pour moins de la moitié de l’échantillon (44 cas), l’analyse par modèle de rupture a permis d’attribuer l’initiative de la rupture à l’employeur ou à son représentant. Cependant, tous modèles confondus, la RC est proposée comme mode de rupture par l’employeur dans 61 cas. Il semble donc que l’employeur ait une meilleure connaissance du dispositif que le salarié, même lorsque c’est ce dernier qui souhaite rompre le contrat.
54Lorsque l’employeur est à l’initiative du départ et de la rupture conventionnelle, ses raisons ne sont pas directement observables, et sont saisies à partir des récits des salariés. Dans les entretiens, les salariés évoquent des situations ressemblant à des licenciements pour motif économique, ou pour motif personnel : salarié vieillissant, ayant des problèmes de santé et des absences répétées ou insatisfaction par rapport au travail fourni.
55Un nombre important de personnes enquêtées ont en effet indiqué que la RC a constitué un moyen pour les employeurs de les faire partir, alors qu’ils n’auraient pas pu ou voulu les licencier. On trouve ici des salariés travaillant dans des entreprises qui souhaitaient réduire leurs effectifs et auraient pu obtenir le même résultat en procédant à des licenciements pour motif économique ou pour motif personnel, ou encore en mettant en place des préretraites ou des plans de départs volontaires. Les salariés eux-mêmes parlent alors de licenciement « caché » ou « déguisé ». Comme on l’a vu plus haut, les cas de RC présentent des ressemblances plus ou moins prononcées avec quatre grands types de rupture, chacun des types étant illustré par un exemple particulièrement représentatif.
La rupture conventionnelle-licenciement collectif pour motif économique
56La RC peut se rapprocher des licenciements économiques collectifs. L’employeur souhaite supprimer un ou plusieurs emplois, et se séparer des salariés, sans disposer nécessairement de justifications suffisantes pour un licenciement économique. On voit bien l’avantage qu’il tire de la RC : un coût moindre, un risque contentieux réduit. Mais ce choix est juridiquement beaucoup plus risqué et, au fil des arrêts rendus sur la question, on peut penser que les employeurs hésiteront à l’utiliser dans un contexte de suppressions de nombreux emplois. Du côté du salarié, l’accord peut être plus difficile à obtenir. Par définition, le salarié n’est pas seul à se voir proposer une rupture, et il peut s’informer sur l’intérêt pour lui d’être inclus dans un licenciement économique collectif, notamment en raison du droit au reclassement et à la priorité de réembauche. La RC n’est intéressante pour lui que s’il peut négocier une indemnité de rupture supérieure au niveau conventionnel ou légal.
57Le cas pur de rupture conventionnelle-licenciement économique collectif est celui dans lequel l’entreprise procède à des suppressions d’emplois en arguant de difficultés économiques mais sans passer par la case licenciement économique collectif. Le cas suivant est une bonne illustration de cette situation.
Employée administrative dans une société de gestion comptable et marketing spécialisée, la salariée assiste au développement des difficultés économiques de son entreprise qui passe de 100 à 50 salariés en quatre ans, sans aucun licenciement économique. C’est la rupture conventionnelle qui est proposée par la direction, qui écarte le recours au licenciement économique et propose d’emblée une prime de rupture d’un montant sensiblement plus important que le minimum légal. Pendant le délai de rétraction dont elle a découvert l’existence sur Internet, elle prend contact avec l’inspection du travail puis avec un avocat qui l’aide à obtenir le doublement du montant proposé initialement de la prime de rupture. Elle a voulu « se défendre » devant la violence de la rupture alors qu’elle était irréprochable au travail, marquer qu’elle n’était pas d’accord, sans penser pouvoir rester dans l’entreprise. C’est la première fois, depuis 35 ans qu’elle travaille, qu’elle se trouve au chômage (elle découvre le délai de carence lié au montant de la prime de rupture). Elle est en difficulté, sans emploi au moment de l’entretien, et avec l’impression de ne savoir rien faire : « J’ai été blessée et je le suis encore. »
59La salariée semble penser qu’un licenciement économique lui aurait permis de mieux vivre la situation en indiquant clairement l’origine de la rupture. En effet, avec la RC, la « responsabilité » de la rupture est partagée entre l’employeur et la salariée, ce que cette dernière conteste absolument. De plus, les conséquences de cette rupture subie et brutale sont catastrophiques : pour la salariée, ce sont 35 années d’investissement dans le travail qui lui semblent réduites à rien.
La rupture conventionnelle-licenciement individuel pour motif économique
60Plusieurs des cas appartenant à cette configuration concernent de très petites entreprises, où les salariés sont au contact quotidien de l’employeur. Ils n’ignorent donc rien des projets ou des difficultés financières que l’entreprise peut connaître, et sont plutôt compréhensifs. L’employeur peut avoir plusieurs raisons de proposer une telle rupture. Tout d’abord, pour des raisons financières. La RC ne coûte pas plus cher à l’employeur, et surtout, elle le dispense de se préoccuper du reclassement, et lui permet de procéder à une embauche ultérieure sans être tenu par la priorité de réembauche. Les risques de contentieux judiciaires s’en trouvent réduits d’autant. Ensuite, la rupture peut prendre effet très rapidement, quelle que soit l’ancienneté du salarié, puisque la RC dispense du préavis.
61Le consentement des salariés peut ne pas être difficile à obtenir. Ceux-ci savent que leur emploi va être supprimé. Ils peuvent être sensibles à la proposition financière, surtout si elle est améliorée par rapport au minimum légal ou conventionnel. Mais, comme l’initiative de la rupture du départ incombe à l’employeur, certains auraient préféré un licenciement économique. La proposition de RC leur paraît ne pas correspondre à leur situation réelle, et leur laisse un sentiment de dissimulation, voire de fraude, qui les conduit à des appréciations très négatives, comme dans l’exemple qui suit.
Le salarié, cuisinier dans un restaurant-pizzeria, a été débauché quatre ans plus tôt par ses employeurs. Un jour de septembre, ils annoncent au salarié que le restaurant est vendu. Quelques jours plus tard, les employeurs proposent la RC au salarié, car le futur patron ne pourra pas le garder « à cause des charges ». Bien qu’il n’ait pas envie de partir, le salarié cherche à arranger ses employeurs. Il négocie une prime de 300 euros en plus de l’indemnité légale, qui n’apparaît pas sur le Cerfa. Etant au contact de ses employeurs au quotidien, il n’y a pas réellement d’entretien. Le salarié est maintenant demandeur d’emploi. Il a appris début mai que le restaurant n’a pas été vendu et a recontacté la direction du Travail pour expliquer sa situation. La direction du Travail a conseillé au salarié de saisir les prud’hommes.
La rupture conventionnelle-plan de départs volontaires
63Les plans de départs volontaires sont généralement très coûteux pour l’employeur. Il peut être tenté de conclure un certain nombre de RC pour réduire l’ampleur du plan. Quant aux salariés, ils peuvent préférer la RC pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ils peuvent considérer qu’à court ou moyen terme, leur avenir dans l’entreprise est compromis. Ils peuvent être tentés par des indemnités élevées, versées immédiatement. Enfin, ils peuvent s’orienter plus rapidement vers un projet professionnel ou personnel.
64Le cas qui suit est typique d’une rupture conventionnelle-plan de départs volontaires. L’entreprise est dans un contexte latent d’économies et de réduction de personnel. La réduction se fait pour l’essentiel par des départs naturels en retraite. Cependant, l’entreprise commence à éprouver le besoin de se séparer plus rapidement de certains salariés. Le salarié interrogé se déclare spontanément comme partant, ce qu’accepte l’employeur. Même si le salarié prend l’initiative de la rupture (ce qui pourrait faire penser à une démission), il y est invité par le contexte économique. Autrement dit, il anticipe une fermeture qu’il considère comme inévitable.
Le salarié, assez âgé, a une forte ancienneté (25 ans) dans l’entreprise (secteur agro-alimentaire), et occupe une place importante et stratégique dans l’organigramme de la société. Même si, d’un point de vue financier, l’entreprise se porte plutôt bien, une restructuration latente s’opère suite à des rachats de concurrents. Les effectifs ont ainsi déjà baissé de 150 à 110 salariés en quelques années, sans licenciements économiques. L’entreprise a été rachetée et la nouvelle équipe dirigeante, encore plus préoccupée que l’ancienne par une rentabilité immédiate, se lance dans une politique de réduction des coûts. Le salarié se doute qu’une des usines de fabrication devra prochainement fermer. De plus, il arrive à un âge proche de la retraite et se sent un peu fatigué. Il sait cependant que son poste est indispensable pour l’entreprise, et que son employeur n’envisage pas de se séparer de lui. Il propose alors une rupture conventionnelle à son employeur, avec des indemnités assez conséquentes dues à son ancienneté. Après une rapide réflexion, l’employeur accepte la rupture.
La rupture conventionnelle-licenciement pour motif personnel
66Dans certaines circonstances, la RC est comparable au licenciement pour motif personnel. La qualification de « motif personnel » renvoie à des circonstances qui sont liées à la personne du salarié, peu importe le caractère réel et sérieux des motifs. Plus les motifs sont éloignés d’une cause réelle et sérieuse, plus l’employeur a intérêt à recourir à une RC.
67Mais si la RC remplace les licenciements « douteux », on peut avoir du mal à comprendre pourquoi le salarié l’accepte. On peut avancer d’abord un argument plus psychologique que juridique : un licenciement, par ses motifs, peut être traumatisant. Il constitue ensuite un handicap dans la recherche d’un autre emploi, surtout dans des métiers ou des bassins d’emploi étroits. En outre, les indemnisations sont comparables à celles d’un licenciement juridiquement causé. Le salarié peut donc estimer qu’il sauve l’essentiel de ses droits, même s’il perd toute possibilité de demander une indemnité supplémentaire à l’indemnité de rupture. Enfin, les sommes versées le sont dès la rupture du contrat, et le salarié a le droit aux allocations chômage.
68Dans nombre de ces cas, on peut d’ailleurs se demander si l’employeur aurait pu, sans risque, procéder à un licenciement, notamment en raison de suspicion de discrimination. Le cas suivant illustre bien le caractère douteux de la validité du motif de l’employeur.
La salariée a 58 ans, et est responsable depuis huit ans du service administration commerciale d’une grande société distributrice de produits chimiques avec des filiales à l’étranger. Peu de temps avant l’évocation de la RC, son supérieur direct cherche à lui imputer une faute, sans y parvenir. Il lui demande de réfléchir pendant les vacances à ce qu’elle voudrait faire parce qu’elle va avoir 58 ans. En septembre, alors que son service fonctionne très bien, la direction lui annonce qu’elle souhaite se séparer d’elle. La salariée pense que c’est à cause de son âge et de son salaire très élevé (65 000 euros par an et prime importante en fin d’année) ; elle sera d’ailleurs remplacée par une personne plus jeune et nettement moins rémunérée. Deux solutions sont alors envisagées : la RC ou le licenciement. Dans la mesure où aucune faute n’a été commise, cette dernière possibilité est écartée. La salariée évoque une troisième solution, celle de rester jusqu’à la fin de ses 58 ans (pour avoir sa retraite couverte) dans la mesure où elle ne voulait absolument pas partir. Cette solution n’ayant pas été acceptée, surprise et abattue par cette volonté de se séparer d’elle, elle accepte la RC sous la contrainte : elle ne voit pas d’autre issue et veut éviter toute forme de conflit. Elle précise que dix ans avant, elle se serait battue et serait allée aux prud’hommes.
70De manière générale, lorsque c’est l’employeur qui « veut » la rupture, il se trouve préservé du risque de litige par l’acceptation de la RC, quelles que soient les circonstances. Sans pouvoir parler de fraude, puisque rien ne lui interdit de recourir à ce mode de rupture, il est certain que c’est lui qui profite de la sécurisation, ce qui remet en cause l’idée primitive d’une RC exclusivement dédiée à l’intérêt du salarié.
III – De la diversité des intérêts à la rupture conventionnelle
71A l’analyse, le dispositif apparaît comme un facilitateur de rupture : utilisé par des salariés et des entreprises de tous types et dans des circonstances très diversifiées, encadré par un formalisme réduit au strict minimum, le dispositif autorise à peu près tout. Nous nous interrogerons sur la pertinence d’un critère de satisfaction des salariés pour évaluer l’intérêt d’un tel dispositif (III.1). Nous proposerons ensuite un certain nombre d’observations conclusives en forme de mise en garde et de proposition (III.2).
III.1 – La satisfaction des salariés comme critère de réussite ?
72La réussite du dispositif peut être évaluée de plusieurs points de vue et selon plusieurs critères. La satisfaction des salariés en est un, et si seul ce point de vue prévalait, il faudrait alors parler d’une grande réussite du dispositif. Mais on doit également évaluer le dispositif du point de vue de sa capacité à garantir un équilibre entre l’intérêt des parties en présence, salariés et employeurs. De ce point de vue, le bilan est mitigé. Enfin, on peut se demander en quoi ce dispositif permet de répondre aux défis de la qualité de l’emploi : de ce point de vue, le bilan est vraiment négatif.
73Quelle que soit la partie à l’initiative de la rupture (salarié ou employeur), les situations (conflictuelles ou non) et les modalités (négociations abouties ou non), une forte majorité des enquêtés (84) a porté un jugement positif sur le dispositif s’agissant de leur cas personnel. La rupture conventionnelle est ainsi vue comme la « solution idéale » pour beaucoup et comme « la moins pire des solutions » pour quelques-uns. Seuls 16 enquêtés ont exprimé un avis négatif à la fois sur leur cas personnel et sur le principe (tableau 2).
Des avis sur la rupture conventionnelle
Des avis sur la rupture conventionnelle
Note : DEM = démission ; PRI = prise d’acte ; RES = résiliation judiciaire ; LEI = licenciement économique individuel ; LEC = licenciement économique collectif ; PDV = plan de départ volontaire ; LMP = licenciement pour motif personnel.Lecture : Sur les 24 cas rapprochés de la démission parmi les 101 salariés enquêtés, 24 ont exprimé un avis positif sur leur RC et un a exprimé un avis positif sur sa RC et un avis négatif sur la RC en général ; 14 seraient partis même sans RC et aucun ne regrette d’être parti.
74On doit sans aucun doute distinguer différents motifs de satisfaction immédiate des salariés concernés : avoir réussi à obtenir une mobilité désirée, avoir échappé à une situation qui devenait intenable, avoir bénéficié de l’indemnisation du chômage alors que rien n’était certain, etc. D’autres semblent avoir procédé, de manière classique, à une rationalisation a posteriori. Ainsi, la RC imputable à l’employeur peut-elle être vue positivement si elle déclenche l’idée d’une reconversion professionnelle. De même pour la RC consécutive à une insatisfaction au travail (modèle de la prise d’acte ou de la résiliation judiciaire) si elle permet de sortir d’une impasse contractuelle. Cependant, une très grande majorité d’entre eux se retrouve au chômage : au moment de l’enquête, six mois après la rupture conventionnelle, les trois quarts des salariés interrogés n’ont pas repris d’activité et sont toujours inscrits à Pôle emploi. Parmi ces derniers, beaucoup cherchent à devenir travailleurs indépendants, notamment par la voie du régime de l’auto-entrepreneuriat. Cependant, la RC n’ouvre pas droit à un suivi ou à un accompagnement spécifique des demandeurs d’emploi. Il en résulte que les salariés interrogés se retrouvent avec une indemnité réduite au minimum, sans accès aux accompagnements spécifiques du licenciement économique et en particulier aux aides au reclassement (congé, CRP, CSP) pour ceux d’entre eux dont la RC présente de nombreux traits communs avec le licenciement (tableau 3).
Satisfaction au travail et désir de rupture
Satisfaction au travail et désir de rupture
Note : DEM = démission ; PRI = prise d’acte ; RES = résiliation judiciaire ; LEI = licenciement économique individuel ; LEC = licenciement économique collectif ; PDV = plan de départ volontaire ; LMP = licenciement pour motif personnel.Lecture : Sur les 24 cas rapprochés de la démission parmi les 101 salariés enquêtés, 16 salariés étaient satisfaits de leur travail avant leur RC, 20 pensent que leur employeur était satisfait, trois considèrent que l’ambiance générale était mauvaise, 19 voulaient changer d’entreprise ou d’activité. Cinq d’entre eux considèrent que la RC comme modalité de rupture a été proposée par l’employeur. 22 ont reçu le montant minimal de la prime de rupture.
75Pour pratiquement tous les salariés, l’avantage principal du dispositif est l’indemnisation du chômage, même s’ils en découvrent postérieurement les limites : « C’est tellement avantageux pour le salarié que ça va disparaître. »
76Pour ceux qui ont déjà vécu un licenciement, la RC apparaît comme moins stigmatisante, en évitant, surtout dans les milieux professionnels restreints, un mauvais effet réputationnel. Pour ceux qui ont été à l’initiative de la rupture sur le modèle de la démission, la RC présente tous les avantages, prise en charge par l’assurance chômage et indemnité de rupture. La quasi-totalité des salariés à l’initiative de leur rupture de contrat a précisé qu’elle n’aurait pas pu « se permettre » de démissionner sans prise en charge par l’assurance chômage. Et l’indemnité de rupture leur apparaît alors comme la « cerise sur le gâteau ». Il faut rappeler que les salariés interrogés sont ceux qui ont bénéficié de l’accord de l’employeur. Par définition, on ne connaît pas la proportion des salariés en emploi qui, souhaitant partir, se sont vu refuser la convention. Dans quelle mesure le paiement de l’indemnité est-il dans ces cas un obstacle à l’accord de l’employeur ? Certaines réponses à l’enquête nous font douter que l’indemnité soit toujours versée.
77Les situations de ceux qui ont repris une activité sont très diverses : en CDI, CDD, ou intérim, avec ou sans reconversion professionnelle. Certains ont anticipé leur reconversion, les plus nombreux construisent leur projet après la rupture. Les anciens salariés dont la trajectoire professionnelle est stabilisée six mois après la rupture sont ceux qui ont élaboré très tôt leur projet de reconversion ou ont suivi des formations.
III.2 – Quelle adéquation de la rupture conventionnelle à ses objectifs ?
78La RC a-t-elle atteint les objectifs qui lui ont été assignés par les partenaires sociaux, à savoir sécuriser les ruptures du contrat de travail et promouvoir les mobilités choisies en assurant la transition entre périodes d’emploi ? Si la sécurisation est attestée au plan national par le très faible nombre de litiges, sur le second objectif, notre enquête nous conduit à apporter une réponse très réservée. En effet, parce qu’il n’a pas à être motivé, ce mode de rupture a été utilisé dans toutes sortes de situations, et pas seulement dans celles pour lesquelles il a été imaginé.
79La mobilité vraiment choisie correspond au modèle de la démission pure. Parmi les RC enquêtées, à peine un quart des cas correspond à ce modèle, celui des salariés désireux de quitter leur emploi et d’engager une reconversion professionnelle dans de meilleures conditions. Dans les cas où le salarié s’est résolu à partir en raison de difficultés dans son travail (prise d’acte et résiliation judiciaire), la RC répond à une situation de souffrance et permet de sortir d’une impasse, sans que la transition professionnelle ait été l’objectif premier. Cette configuration regroupe le tiers des entretiens. Dans les nombreux cas où l’exécution du travail est pénible, source de souffrance dans le travail ou dans la vie personnelle, la RC dissimule les problèmes sans les résoudre.
80Dans tous les autres cas, la RC répond principalement à un souhait de l’employeur, quelles qu’en soient les raisons (économiques ou personnelles).
81Si on considère que l’objectif poursuivi par la RC est de faciliter les seules mobilités choisies, on peut donc estimer que le dispositif a atteint sa cible dans un quart des cas enquêtés. La RC a ici joué pleinement son rôle, en répondant aux attentes des salariés. Si l’objectif est également d’aider les salariés en souffrance et/ou en conflit à quitter leur emploi, alors le dispositif a atteint ses objectifs dans un peu plus de la moitié des cas enquêtés.
Une mauvaise réponse à la question de la qualité de l’emploi
82Dans les situations ressemblant à la prise d’acte ou à la résiliation judiciaire (un tiers des cas), celles où le salarié est en souffrance et/ou en conflit dans l’entreprise, la RC constitue une réponse d’urgence, qui semble relativement inadaptée. En effet, loin de permettre l’explicitation des motifs du conflit et l’expression des griefs par chaque partie, elle élude le possible dialogue et donc l’éventualité d’une amélioration de la situation. Au lieu de donner aux salariés des instruments leur permettant de négocier et d’améliorer les conditions de travail, contribuant ainsi à l’augmentation générale du niveau de qualité de l’emploi, le dispositif de la RC incite en effet à choisir la voie de la séparation, voire de la suppression de l’emploi, comme préférable à toute autre. De plus, la RC individualise la solution, éludant la dimension collective des problèmes qu’a rencontrés le salarié.
83Le grand nombre de cas où les salariés se sont saisis de la RC comme du seul moyen d’échapper à une situation devenue intenable atteste du besoin de moyens supplémentaires pour renforcer le pouvoir de négociation des salariés ou de leurs représentants au sein de l’entreprise, notamment les plus petites. A défaut, le risque est grand de voir se former une coalition d’intérêts – des employeurs et des salariés – pour préférer l’exit à la voice, le retrait à l’amélioration des conditions de travail, le risque de suppressions d’emplois à l’amélioration de sa qualité. La mise en place d’instances représentatives et/ou d’instances permettant le traitement des conflits à l’intérieur des entreprises ou entre certaines d’entre elles (instances locales) constitue une voie alternative et/ou complémentaire au choix de la RC.
84Par ailleurs, comme on l’a souligné, la loi a ouvert un large champ d’application à la rupture conventionnelle, y compris en présence de causes économiques. C’est donc en toute légalité qu’un salarié qui a signé une RC pour une raison d’ordre économique perdra l’accès à un contrat de sécurisation professionnelle, au droit au reclassement dans l’entreprise ou dans l’entreprise du groupe, ainsi qu’aux priorités de réembauche. D’autres droits peuvent être perdus selon les situations, comme des conditions de travail adaptées ou un reclassement en cas de maladie ou d’accident du travail, ou le droit à un emploi équivalent à l’issue des différents congés (de maternité, de paternité, d’adoption, de congé parental…). Il est certes toujours possible dans ces hypothèses de demander au tribunal de prononcer la nullité de la convention pour cause illicite, ou motif discriminatoire. Mais encore faut-il apporter la preuve de l’intention frauduleuse de l’employeur, c’est-à-dire de sa volonté d’éluder les droits des salariés. Une autre solution serait d’exclure a priori ces situations du périmètre de la RC, par exemple sous forme de liste. Mais on voit mal comment cela serait possible sans réintroduire en même temps l’exigence d’indiquer les motifs de la rupture… ce qui reviendrait à abroger le dispositif.
Une réponse inadéquate au besoin de mobilité du salarié
85Au-delà de cette question de la qualité de l’emploi, on peut se demander si la RC atteint les objectifs qui lui ont été assignés par les partenaires sociaux, à savoir sécuriser les ruptures du contrat de travail et assurer la transition entre périodes d’emploi. En reprenant nos modèles, nous pouvons même constater que la mobilité choisie représente seulement une petite minorité des circonstances de la rupture.
86La rupture idéale est celle qui se rapproche de la démission pure. Cependant, selon l’enquête, à peine un quart des cas correspond à ce modèle, celui des salariés désireux de quitter leur emploi et d’engager une reconversion professionnelle dans de meilleures conditions. C’est sans aucun doute la réticence de l’employeur à accorder une rupture conventionnelle qui explique cette faible proportion de « vraies » démissions. Pourquoi verserait-il une indemnité à un salarié qui souhaite le quitter ?
87On peut ajouter sur ce point que tout renchérissement du coût de l’indemnité risque de renforcer cette réticence, comme l’instauration d’un forfait social sur les indemnités de rupture conventionnelle, inscrite au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2013. D’un montant de 20 %, ce forfait s’appliquera à la partie des indemnités sur lesquelles il n’y a pas de cotisations sociales (soit 72 744 euros) et sera à la charge de l’employeur. L’exposé des motifs de ce texte se fonde sur l’idée que « les ruptures conventionnelles ont été utilisées par certains employeurs comme instrument pour se séparer de salariés, souvent âgés, en échappant aux règles encadrant le licenciement ». Mais l’argument nous paraît inadapté. Pour un employeur qui veut éviter un licenciement, le surcoût n’est pas très important. En revanche, il risque de faire reculer certains employeurs qui trouveront là les limites de leur compréhension de la situation du salarié.
III.3 – Améliorer le dispositif
88En même temps qu’elle fait disparaître l’initiative et les raisons de la rupture, la RC fait disparaître les conditions de procédure et de fond prévues pour les ruptures unilatérales, qui assurent à chacune des parties l’anticipation des conséquences de la rupture. Certains aménagements permettraient tout à la fois d’améliorer l’information des parties, d’éviter les ruptures brutales, et de donner des perspectives au salarié.
Sur l’entretien préalable à la signature
89Comme nous le soulignons dans le rapport, la loi est muette sur l’initiative et le formalisme de l’entretien. Cette absence de précision laisse ouvertes toutes les formes d’échanges, pas nécessairement en face à face. Des échanges informels, voire même des rendez-vous téléphoniques sont envisageables, du moins dès lors que le salarié a été informé de la possibilité de se faire assister. Cette imprécision peut être mise à profit par l’employeur pour baptiser « entretien » tout échange intervenu entre les parties. Mais rien n’est dit sur les moyens et informations qui doivent éclairer cet accord, ni sur la partie sur laquelle repose la charge d’informer l’autre. Il serait nécessaire tout d’abord de formaliser l’invitation à l’entretien préalable, qu’elle se fasse à l’initiative de l’employeur ou du salarié.
90Sur le contenu, compte tenu de l’état d’ignorance des salariés sur leurs droits à l’assurance chômage, il serait nécessaire de rendre obligatoire que soit réalisé avant signature (par exemple, au cours d’un second entretien) un diagnostic de situation des droits du salarié qui pourrait être établi par Pôle emploi.
Sur la convention de rupture
91La loi est très allusive s’agissant des dispositions qui doivent figurer dans la convention de rupture. Ce contenu est à la fois large et indifférencié : il s’agit de définir « les conditions de la rupture », ce qui inclut « notamment » l’indemnité et signifie que la liste n’est pas limitative. S’agissant de mettre fin à des relations contractuelles, on serait en droit de considérer que la convention doive, pour être valable, prévoir l’apurement de ces relations, et régler toutes les questions relatives au contrat (salaires, participation, Dif, clauses de non-concurrence, etc.). Ces indications devraient figurer dans la convention à peine de nullité. Les formulaires Cerfa pourraient être complétés par des indications sur ces différents points.
Sur les délais de rupture
92La loi a laissé aux parties la liberté de fixer le délai de rupture, qui ne peut être antérieur au lendemain du jour de l’homologation, mais qui peut se prolonger, cette fois sans limitation de date. Ce texte signifie principalement qu’aucun délai de préavis n’est nécessaire avant la rupture, et donc qu’aucune indemnité n’est due, ce qui constitue la différence la plus importante avec le licenciement et la démission. Jusqu’à la rupture, c’est le contrat de travail qui continue à s’appliquer. Concrètement, cela signifie que, hors cas de report de la date de rupture, la fin du contrat peut intervenir beaucoup plus rapidement que dans les autres formes de rupture. En effet, si on ajoute à la date de signature le délai de 15 jours calendaires pour exercer le droit de rétractation, et le délai d’instruction de 15 jours ouvrables prévus à l’article L. 1237-14, la rupture peut intervenir en à peine plus d’un mois. Les salariés enquêtés ont tous souligné la rapidité avec laquelle ils se sont trouvés en dehors de l’entreprise. De plus, l’absence de formalisme des entretiens rend difficile le contrôle des dates par les services administratifs. Rien n’empêche les parties d’antidater la signature pour raccourcir le délai de rétractation, ce qui a été souligné dans plusieurs des entretiens. La solution nous semble être de réintroduire un délai de préavis, qui courrait à compter de l’homologation, et dont l’employeur pourrait dispenser le salarié le cas échéant.
Conclusion
93Le paradoxe est que la rupture conventionnelle, pensée pour accompagner les départs volontaires, est inadaptée à la situation des salariés qui en sont les seuls demandeurs. Si l’objectif était de permettre aux salariés souhaitant démissionner de se reconvertir sereinement et de promouvoir ainsi les mobilités choisies, on peut se demander si une autre solution n’aurait pas été, et ne reste pas envisageable. N’aurait-on pu, et ne peut-on encore, améliorer le régime de la démission en donnant accès aux salariés à l’assurance chômage, c’est-à-dire en validant, après examen du projet de départ, une prise en charge par l’assurance chômage ? Une telle disposition n’exigerait pas le versement d’une indemnité de rupture, mais maintiendrait le préavis, ce qui permettrait d’établir une transition entre l’emploi et la mise en place du projet du salarié. Parallèlement, on pourrait envisager la mise en place d’un véritable accompagnement de ces personnes. Mais il s’agit là d’une tout autre histoire.
Les configurations
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
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[1]
Maître de conférences à l’Université de Lorraine, CERIT-IFG, associé au Centre d’études de l’emploi (CEE) ; chargé de recherche CNRS, détaché au CEE ; Professeure de sociologie à l’Université Paris Dauphine, chercheure Irisso, associée au CEE ; Directeur de recherche au CNRS, Centre de théorie et analyse du droit, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, associée au CEE. Cet article est issu d’un rapport de recherche du CEE dans le cadre d’une agence d’objectifs IRES, pour la CFDT (Dalmasso R., Gomel B., Meda D., Serverin E., 2012).
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[2]
Circulaire n° 2008-11 du 22 juillet 2008 NOR : MTST0810844C relative à l’examen de la demande d’homologation d’une rupture conventionnelle d’un contrat à durée indéterminée.