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Article de revue

François Gadeyne, L’abbé Tardif de Moidrey, « l’homme des désirs », suivi d’une édition critique du Livre de Ruth (1871) et de documents inédits, Préface de Dominique Millet-Gérard

Paris, Honoré Champion (« Mystica », 15), 2020

Pages 189 à 192

English version

1 René Tardif de Moidrey faisait partie de ces figures dont le nom circulait, en certains milieux, accompagné d’un vif parfum de curiosité. Émile Poulat, qui aimait à mettre en avant ceux qu’il considérait comme des oubliés de la recherche, fut l’un des derniers à regretter la minceur de son dossier. Il convient désormais d’en parler au passé puisque, grâce à F. Gadeyne, à peu près tout ce qui peut être lu de ou sur Tardif est accessible en un fort volume de la collection « Mystica ». S’agissant d’un personnage devenu mythique parmi les lecteurs de Bloy et de Claudel, c’est un fier service qui est rendu à la République des Lettres, et il n’est que justice d’en exprimer sa reconnaissance, d’autant que le solitaire Tardif s’est inscrit malgré tout dans divers cercles catholiques, souvent aussi méconnus que lui, sur lesquels la somme de F. Gadeyne jette au passage de précieuses lumières.

2 La contrepartie est qu’il est plus facile d’être mythique quand on est introuvable que quand on est accessible. L’une des forces du riche dossier rassemblé par F. Gadeyne est de donner à lire commodément le Livre de Ruth, essai d’interprétation morale offert aux méditations des âmes pieuses, œuvre exégétique publiée d’abord sous l’anonymat en 1871 avant d’être révélée dans la réédition de 1938 par la tonitruante introduction de Claudel. L’ouvrage est révélateur d’un type particulier de glose biblique, pour lequel « figurisme » est la désignation la plus pertinente, à condition de prendre le terme en un sens bien plus large que le seul jansénisme, et dont l’éditeur montre parfaitement l’étendue et le caractère. Sans doute, au chapitre des influences, la piste du cousin, Symon de Latreiche, eût-elle mérité d’être davantage suivie. On soupçonne que la Méthode pour annoncer la parole de Dieu conformément à la tradition publiée en 1860 par ce clerc gyrovague, formé en outre dans un groupuscule fouriériste, n’est pas pour rien dans les singularités de Tardif. Le Livre de Ruth est-il pour autant un héritage direct, égaré à Saint-Sulpice, de la grande exégèse spirituelle des âges patristique et monastique ? À l’examen, notamment lexical, on n’ira pas jusqu’à l’affirmer et, aussi peu agréable que cela paraisse à F. Gadeyne, très attaché à son « héros », on retiendra volontiers le jugement du P. Spicq, exégète de première force, qui voyait dans la prose de Tardif un tissu de « spéculations pieuses », imprégnées de ce moralisme psychologisant si caractéristique de la dévotion dix-neuviémiste. Intéressantes au plus haut point, ces spéculations, mais pas plus médiévales que Pierrefonds n’est un château médiéval. Il y a un « néo » en spiritualité comme il y en a en architecture, et Tardif est un Viollet-le-Duc ou un Abadie de la littérature édifiante – ce qui, après tout, n’est pas si mal.

3 Le restaurationnisme tardifien s’explique par une biographie tout sauf rectiligne, de ce fait difficile à écrire, et pour laquelle il faut féliciter chaudement F. Gadeyne d’avoir mené une enquête très étendue – même si on le sent atteint à l’occasion par une contagion stylistique qui peut tirer sa plume vers les périodes des auteurs dévots davantage que vers la saine sécheresse du critique. Comme Lacordaire à la génération précédente, Tardif n’est pas passé du collège au séminaire ; il a eu une vie professionnelle, et pour lui aussi ce fut une vie de juriste. À Metz, elle l’a conduit à fréquenter le monde des sociétés savantes, semblable en cela à l’une des personnalités les plus méconnues du xixe siècle religieux, dont Tardif fut l’intime à Rome : Jean-Félix-Onésime Luquet, architecte, Vicaire apostolique des Indes et ascète (sur lui, F. Gadeyne aurait gagné à lire, outre le profil biographique de Roussel, l’étude d’Hilaire Multon publiée en 2000 dans les Cahiers Haut-Marnais). Une fois le choix de la cléricature entériné, le jeune lévite fréquente plusieurs des points nodaux du catholicisme des années 1850‑1860 : le Séminaire français de Rome (où il précède de quelques années Christian de Bretenières), Lyon, mais aussi Benoîte-Vaux, au diocèse de Verdun, où il semble participer momentanément à une tentative de restauration de la vie canoniale régulière, sur laquelle on est très mal renseigné mais qui doit bien disposer de quelques archives ; on notera qu’au cours d’un bref passage de jeunesse à l’École des Chartes, Tardif avait été le condisciple d’Adrien Gréa, qui devait s’illustrer dans un projet canonial du même type.

4 Après 1870, la grande affaire de Tardif devient l’activité pèlerine. C’est bien légitimement qu’il se place sous le patronage de Benoît Labre, dont il est un étonnant émule : du Mont-Saint-Michel à Lourdes, de Bari à Jérusalem, le prêtre sans ministère qu’est Tardif de Moidrey se fait piéton de Dieu et de la Vierge. F. Gadeyne aurait pu profiter de plusieurs travaux d’histoire, à commencer par ceux de Philippe Boutry, pour situer Tardif dans l’effervescence des pèlerinages expiatoires qui caractérise les débuts de la iiie République. L’abbé est amené à fréquenter les Assomptionnistes, propagandistes officiels de ce mouvement, notamment en direction de la Terre sainte : heureux hasard qui nous met en possession de plusieurs témoignages hauts en couleur, qui méritaient l’édition. Mais comme pour plusieurs catholiques inquiets de cette génération, le haut lieu où se révèle le sens ultime d’une histoire bouleversée, pour Tardif, c’est La Salette. Il y va, il y revient, il y conduit Bloy, il y meurt. De Ruth à Mélanie et à la Dame qui pleure, ce sont bien des figures de femmes qui auront marqué une vie sacerdotale aux apparences paradoxales, mais peut-être pas si incongrue que cela dans le paysage catholique de son temps.

5 Sans entreprendre un examen systématique de la présence posthume de Tardif de Moidrey, F. Gadeyne donne à ce sujet de précieuses indications, le plus souvent attachées au petit monde des bloyiens. On appréciera particulièrement, outre une discrète apparition d’Albert Frank-Duquesne, le récit circonstancié de « l’affaire Barbeau », du nom d’un singulier Québécois qui soutint en 1955 une thèse de Sorbonne sur Le Secret de Léon Bloy, dans laquelle le fougueux pamphlétaire était accusé de rien moins que d’être un « paraclétiste luciférien » ! L’auteur a-t-il remarqué que Marie-France James, élève d’Émile Poulat, étudia cette histoire en 2016, alors qu’elle avait donné en 1981 des « explorations bio-bibliographiques » sur Ésotérisme, occultisme, franc-maçonnerie et christianisme aux xixe et xxe siècles ? Aux confins de l’extrême orthodoxie et de la singularité radicale, de l’ordre ecclésial et des exaltations marginales, Tardif, qui avait bien connu Boullan, se révèle jusqu’au bout impossible à assigner – ce en quoi, peut-être, il trouve sa place dans la société des mystiques.


Mise en ligne 04/04/2023

https://doi.org/10.4000/rhr.12450
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