Introduction
1La question de la gestion de la succession est actuellement l’une des plus importantes pour les entreprises familiales (Zahra et Sharma, 2004 ; De Massis, Chua et Chrisman, 2008 ; Le Breton-Miller, Miller et Steier, 2004 ; Sharma, Chrisman et Gersick, 2012 ; Chabaud et Sammut, 2014 ; Bégin et al., 2014). Des recherches antérieures sur le genre et la succession se sont focalisées sur les facteurs empêchant ou aidant les filles à avancer dans le monde professionnel et à occuper des positions de pouvoir dans les entreprises familiales (Martinez-Jimenez, 2009). Certains chercheurs ont adopté des concepts théoriques féministes et liés au genre tels que le patriarcat et la socialisation basée sur le genre pour expliquer les préjugés sexistes constatés pendant le processus de succession dans les entreprises familiales. Ces chercheurs ont analysé la contribution des systèmes de pouvoir et de privilège patriarcaux à l’inégalité entre les sexes dans les entreprises familiales (Curimbaba, 2002 ; Danes et Olson, 2003 ; Duxbury, Higgins et Lee, 1994 ; Mulholland, 1996, 2003). Le pouvoir explicatif prépondérant du patriarcat a cependant été remis en question, car l’étude a montré comment les membres de l’entreprise familiale peuvent réagir afin de résister aux forces du patriarcat et les remettre en question (Hamilton, 2006, 2013b).
2Dans les études portant sur les entreprises familiales, les chercheurs ont analysé l’impact des différentes expériences de la socialisation des membres féminins et masculins des entreprises familiales sur l’issue de la succession (Dumas, 1998 ; Garcia-Alvarez, Lopez-Sintas et Gonzalvo, 2002 ; Iannarelli, 1992 ; Salganicoff, 1990). Les chercheurs ont analysé les différentes expériences de la succession des filles et ce qui les poussait (ou empêchait) à s’impliquer dans l’entreprise familiale (Constantinidis, 2010 ; Haberman et Danes, 2007 ; Salganicoff, 1990).
3Les chercheurs dans le domaine des entreprises familiales conceptualisent généralement le genre comme une propriété objective des individus équivalant au sexe biologique (Hamilton, 2013a). En fait, la notion de genre en tant que concept universitaire est née du militantisme politique et social des féministes des années 1970 et 1980 (Bradley, 2007). Les universitaires féministes de l’époque ont proposé le terme genre afin de faire la distinction entre le sexe (une caractéristique biologique de l’individu basée sur des propriétés physiologiques) et le genre (convictions quant à ce qui caractérise ou est approprié pour les membres d’un sexe, et pas les autres) (Acker, 1992 ; Ahl, 2002, 2006 ; Archer et Lloyd, 2002 ; Unger, 1979). Plus simplement, le genre est culturel, c’est un construit social, alors que le sexe est naturel et biologique (Bradley, 2007).
4L’étude de Cole (1997) a trouvé qu’en entreprise familiale, aussi bien les hommes que les femmes semblent adopter sans problème un rôle pacificateur habituellement associé aux membres féminins de la famille. Cole a aussi fait remarquer le caractère hétérogène des expériences des femmes au sein des entreprises familiales. Les participantes à la recherche avaient exprimé des souhaits différents quant à leur progression dans l’entreprise, et des perspectives variées quant à l’éducation des enfants. Cadieux, Lorrain et Hugron (2002) ont analysé la gestion du processus de succession, mais n’ont trouvé aucune différence significative entre les entreprises dirigées par les hommes et celles dirigées par des femmes. En 1997, Cole a appelé à l’abandon de la théorie essentialiste afin de reconnaître le caractère hétérogène des expériences des femmes dans les entreprises familiales.
5Nous pensons aussi qu’aller au-delà des théories essentialistes du genre apporterait des perspectives plus riches sur la succession et c’est l’objet de notre étude.
6Si nous concevons le genre comme un ensemble de comportements et de pratiques symboliquement associées à des constructions culturelles de la féminité et de la masculinité (Bradley, 2007), nous pouvons voir comment les individus se réfèrent à différents répertoires d’action, de pensée et de discours et s’alignent sur des modèles masculins ou féminins approuvés par la société. En plus de cela, des masculinités et féminités multiples peuvent exister (Connell, 1987). En se focalisant sur les « interactions » des gens (West et Zimmerman, 1987) et leurs « paroles et actions » influencées par le genre (Martin, 2003), nous pourrons parvenir à une compréhension plus large de la manière dont les relations sont produites et reproduites dans la société. Si l’on considère que le genre et le sexe biologique sont une seule et même chose, nous ne reconnaissons pas l’impact plus large des processus de construction du genre dans nos vies quotidiennes, au niveau individuel, institutionnel et sociétal (Bradley, 2007). Au niveau institutionnel, les organisations et unités familiales peuvent aussi être influencées par le genre. Les gens peuvent agir de manière individuelle et sont libres de choisir le plan d’action qui leur plaît mais les règles et normes de certaines institutions peuvent en fait promouvoir un degré considérable de ségrégation basée sur le genre, et le développement de « mondes séparés » pour les hommes et pour les femmes (Bradley, 2007, p. 24).
7Cet article se base sur une approche constructiviste sociale pour explorer l’influence du genre dans la succession des entreprises familiales. Une telle approche prend en compte le pouvoir d’action des individus et le contexte dans lequel il se manifeste.
8Notre question de recherche est donc la suivante :
Comment le choix du successeur dans les entreprises familiales peut-il être influencé par le genre ?
10Plus spécifiquement, nous cherchons à savoir comment les membres d’une entreprise familiale articulent la succession en se positionnant et en positionnant les autres par rapport aux discours influencés par le genre. Nous montrons comment leurs représentations influencent les effets de vérité de la sélection du successeur. Nous allons présenter dans ce qui suit notre cadre théorique et la méthodologie que nous avons suivie. Nous analysons et discutons par la suite nos résultats.
1 – Cadre théorique
11La succession est un processus dynamique pendant lequel les rôles et devoirs des deux principaux acteurs impliqués, autrement dit le prédécesseur et le successeur, évoluent indépendamment et se recoupent, l’objectif suprême étant de transférer à la fois la direction et la propriété de l’entreprise à la génération suivante (Cadieux, Lorrain et Hugron, 2002). Les études sur la succession dans les entreprises familiales révèlent l’existence de deux types de processus de succession : la propriété et la direction (Churchill et Hatten, 1987 ; Hugron, 1993 ; Morris et al., 1997). Le premier type de processus (propriété) décrit l’évolution générale de l’entreprise, alors que le deuxième type (la direction) se focalise plus spécifiquement sur l’évolution et la participation des principaux acteurs, autrement dit le prédécesseur et le successeur (Cadieux et Lorrain, 2002 ; Hugron et Dumas, 1993 ; Handler, 1989). Notre étude s’intéresse au deuxième type de processus. Plus spécifiquement, nous considérons l’influence du genre pour la succession à un poste de direction. Les études antérieures sur les entreprises familiales ont montré que les femmes sont « rarement considérées comme des candidates sérieuses à la succession à un poste de direction » (Martinez-Jimenez, 2009, p. 56) et font face à des problèmes variés lors de leur entrée dans l’entreprise familiale (Dumas, 1998). Pour expliquer le nombre plus faible de filles choisies pour la succession, les chercheurs spécialistes des entreprises familiales se sont appuyés (de manière implicite ou explicite) sur les théories féministes et du genre. Dans les paragraphes suivants, nous analysons deux concepts, le patriarcat et la socialisation, et nous développons leur explication des préjugés sexistes au sein de la succession dans les entreprises familiales.
1.1 – Le patriarcat
12Dans les années 1980 et 1990, le genre et les concepts qui y sont liés, comme le patriarcat et la socialisation, sont devenus « des éléments acceptés de la boîte à outils conceptuelle des sciences sociales » (Bradley, 2007, p. 43). Les sociétés, structures et stratégies patriarcales visent avant tout à contrôler et faciliter l’oppression des femmes dans l’exercice de ce contrôle (Johnson, 2005). Les stratégies inspirées du patriarcat influencent le rôle joué par les femmes dans les entreprises familiales (Mulholland, 1996), notamment en encourageant le privilège masculin par le biais de la domination masculine, de l’identification masculine et du placement du masculin au centre de tout (Johnson, 2005).
13Les relations influencées par le genre dans les entreprises familiales basées sur des pratiques patriarcales « propulsent les membres masculins de la famille vers des postes de pouvoir et d’influence » alors que les membres féminins de la famille sont éclipsés (Mulholland, 1996). Les chercheurs se sont intéressés à la contribution des systèmes patriarcaux de pouvoir et de privilège à l’inégalité entre les sexes dans les entreprises familiales (Curimbaba, 2002 ; Danes et Olson, 2003 ; Duxbury et al., 1994 ; Mulholland, 1996, 2003 ; Hamilton, 2006, 2013b).
14Les tensions créées dans les entreprises familiales par des charges de travail inégales ou le privilège masculin vis-à-vis de la domination et de l’héritage de l’entreprise peuvent être considérées comme la conséquence des relations patriarcales (Curimbaba, 2002 ; Danes et Olson, 2003 ; Mulholland, 2003).
15Le patriarcat s’identifiant avec le masculin, les femmes sont souvent alignées (et s’alignent elles-mêmes) sur les rôles professionnels secondaires (Johnson, 2005).
16Les structures patriarcales envisagent donc que les femmes travaillant dans les entreprises familiales doivent se cantonner à des domaines dits féminins comme les ressources humaines ou le service client (Galiano et Vinturella, 1995), ou bien encore s’occuper des enfants et des tâches ménagères, prendre soin des parents malades ou âgés, aider le mari dans son travail, et gérer les finances familiales (Voydanoff, 1990).
17L’une des pierres fondatrices du patriarcat dans les entreprises familiales est la stratégie et pratique de la primogéniture (Hamilton, 2013b). Le phénomène de primogéniture, où le fils aîné est favorisé pour la succession, prévaut même dans l’Occident contemporain (Curimbaba, 2002 ; Dumas, 1992 ; Haberman et Danes, 2007 ; Hamilton, 2013 ; Keating et Little, 1997). Des recherches antérieures ont montré que les femmes sont souvent ignorées en tant que successeurs potentiels, surtout s’il existe un successeur masculin potentiel dans la famille (Constantinidis et Nelson, 2009 ; Martinez-Jimenez, 2009). Une récente étude transculturelle de la succession dans les entreprises familiales aux États-Unis et en Belgique a indiqué que quand les filles ont un ou plusieurs frères, les frères sont toujours préférés comme successeurs potentiels à la tête de l’entreprise familiale (Constantinidis et Nelson, 2009). Quand les filles arrivent à reprendre les rênes de l’entreprise familiale, c’est souvent parce qu’une crise familiale crée une telle opportunité (ou nécessité) (Dumas, 1989) ou pour cause d’absence d’un héritier masculin prêt à le faire et qui en est capable (Constantinidis et Nelson, 2009).
18Cependant, certaines études ont remis en question la prévalence durable de la primogéniture. Dumas (1998) a trouvé que le leaderhisp n’est que « parfois déterminé par l’ordre de naissance et le genre », et que des signes de changement positif existent. Cole (1997) et Vera et Dean (2005) ont aussi trouvé que le fils aîné n’est pas toujours le premier choix pour le rôle de successeur. Plus récemment, Humpreys (2013) a trouvé que les compétences et l’engagement l’emportent sur le genre pendant la sélection du successeur, et Hamilton (2006, 2013b) a remis en question le pouvoir explicatif prépondérant du patriarcat pour les relations influencées par le genre dans les entreprises familiales, affirmant que les individus peuvent résister aux relations patriarcales et les remettre en question. Les opinions divisées des chercheurs sur la pertinence continue de la primogéniture et du patriarcat font que des travaux supplémentaires dans ce domaine sont requis.
1.2 – La socialisation
19Le concept de socialisation influencée par le genre, et son rôle explicatif de l’inégalité des femmes, ont émergé pendant la deuxième vague féministe des années 1970 et 1980 (Bradley, 2007). Les théoriciennes féministes ont souligné le rôle de la famille et de la société dans la création des caractéristiques féminines (et masculines) essentielles et distinctives par le biais de la socialisation. Les processus de socialisation qui enseignent aux filles et aux garçons les comportements appropriés pour leur genre (Oakley, 1981) se retrouvent dans la famille, à l’école, sur le lieu de travail et dans les médias grand public. Les chercheurs spécialistes des entreprises familiales ont intégré le concept féministe de la socialisation dans les années 1990. Des études variées réalisées au fil des ans ont désigné les différentes expériences de la socialisation des hommes et des femmes pour expliquer les degrés de participation et d’implication et les tendances en matière de leadership des hommes et des femmes dans les entreprises familiales (Dumas, 1998 ; Garcia-Alvarez et al., 2002 ; Iannarelli, 1992 ; Salganicoff, 1990). Garcia-Alvarez et al. (2002) ont identifié comment l’intérêt d’un successeur potentiel dans l’entreprise familiale se développe (ou non) pendant les premières années de socialisation familiale. Cette phase dépend fortement des prédécesseurs (Garcia-Alvarez et al., 2002). Les différences dans la mesure du degré de socialisation des fils et des filles dans l’entreprise familiale ont été identifiées comme un facteur de première importance contribuant à la sous-représentation des femmes parmi les successeurs. Les filles et les fils sont socialisés différemment : les filles passent moins de temps dans l’entreprise et reçoivent moins d’encouragements que leurs homologues masculins (Iannarelli, 1992). Les familles négligent souvent de considérer les filles comme des successeurs potentiels dans les entreprises familiales et ne les préparent pas à un rôle de successeur potentiel (Constantinidis, 2010 ; Dumas, 1990).
20Dans la famille, les membres de la génération suivante sont influencés dès le plus jeune âge dans leur processus de décision quant à l’intégration de l’entreprise familiale (Dumas, 1998).
21Alors que les fils sont encouragés à faire un apprentissage dans l’entreprise familiale, les filles sont encouragées à se diriger vers d’autres carrières (Keating et Little, 1997). Les filles ne reçoivent par les mêmes encouragements, opportunités, ou formations que les fils. Ce traitement différent empêche les femmes d’atteindre des rôles de direction dans l’entreprise familiale (Constantinidis, 2010 ; Rosenblatt et al., 1985).
22Dumas (1998, p. 227) a trouvé que les femmes qui reçoivent très tôt un encouragement et un soutien et bénéficient d’une « socialisation positive » sont plus susceptibles de rejoindre et de diriger l’entreprise familiale. En effet, des actions spécifiques de la part de la famille, et particulièrement du dirigeant en place, peuvent avoir un impact énorme sur le processus de succession d’une fille (Constantinidis et Nelson, 2009). Dumas (1992) a noté que le conditionnement sociétal des femmes en tant que collaboratrices et négociatrices naturelles pourrait être parfois avantageux. Les attentes sociétales en matière de comportement acceptable pour les hommes et les femmes font que les femmes peuvent aussi craindre d’être considérées comme masculines ou agressives dans le monde de l’entreprise (Morse et Furst, 1982, cité dans Freudenberger et al., 1989).
23Il est clair que la « doctrine reçue des théories sur la socialisation » (West et Zimmerman, 1987, p. 126), utilisée par les féministes pour expliquer les différences de perspectives, d’objectifs et de choix chez les hommes et les femmes dans le domaine de la participation au marché du travail, a été largement intégrée dans les études cherchant à comprendre les différentes « voies menant à la participation et au rôle de dirigeant » dans l’entreprise familiale (Dumas, 1998). Pourtant, en dépit du fait que les études portant sur les relations patriarcales et la socialisation ont révélé d’importants enseignements sur la succession dans l’entreprise familiale, ces théories ont des limites.
24De telles études ont tendance à traiter les hommes et les femmes comme deux catégories essentiellement séparées. Les spécialistes des théories contemporaines sur le féminisme et le genre remettent en question l’utilisation du sexe comme paramètre central de la recherche sur le genre et les postulats essentialistes (Bradley, 2007).
25Les vues essentialistes binaires masquent la complexité du genre. En réalité, les gens ne présentent ni des attributs masculins ni des attributs féminins, mais se positionnent le long d’un continuum pouvant changer avec le temps et les circonstances. Les femmes peuvent avoir des comportements généralement considérés comme étant masculins, et les hommes peuvent avoir des attributs décrits comme étant féminins (Bradley, 2007, p. 20). De surcroît, le genre ne se limite pas à une entité soit masculine, soit féminine. En effet, des masculinités et féminités multiples peuvent exister (Connell, 1987).
26Les théories du patriarcat et de la socialisation se fondent sur l’universalisme (« tous les individus de toutes les entreprises familiales sont socialisés de cette manière ou sont concernés par le patriarcat, et donc pensent/agissent/se comportent de cette manière »), ce qui nie l’hétérogénéité au sein des acteurs (hommes et femmes) de l’entreprise familiale. Pourquoi supposer que les femmes réagissent toutes de la même manière dans toutes les conditions, sous l’influence unique de leur sexe biologique, ou même de l’identité influencée par le genre qui découle de leur socialisation (Somers, 1994) ?
27Les théories de la socialisation influencée par le genre impliquent un déni inhérent ou une vision limitée du pouvoir de l’agentivité (Bradley, 2007 ; Somers, 1994). Hamilton (2013, p. 117) fait remarquer qu’au bout du compte, « l’universalité et la certitude offertes par les explications liées au patriarcat semblent inadéquates. Les identités et notions de soi se révèlent être plus complexes et plus difficiles à définir que la suggestion d’une identité prédéfinie, prédéterminée et idéologique » (Hamilton, 2013, p. 117).
28Quand on analyse les interactions des individus, leurs « paroles et actions » peuvent apporter des enseignements significatifs sur la manière dont les relations sont produites et reproduites dans la société (West et Zimmerman, 1987 ; Martin, 2003).
29Dans cet article, nous partons du principe que le genre est socialement construit et produit par la culture et le discours (Bradley, 2007). Le travail de constructivisme social analyse les normes et les notions liées au genre qui sont souvent considérées comme acquises. Les discours définissent certaines pratiques comme étant centrales à des identités spécifiques (Bradley, 2007). Ici, nous nous donnons comme objectif d’explorer la construction discursive de la sélection du successeur dans l’entreprise familiale et les « effets de vérité » créés par le biais de la production d’une « identité du successeur » influencée par le genre. Plus simplement, nous cherchons à savoir qui peut devenir un successeur.
30Nous analysons ainsi les manières dont les membres de l’entreprise familiale produisent et reproduisent le genre à travers le discours, pendant leurs discussions sur la succession à la tête de l’entreprise familiale. Nous suggérons que la compréhension des différentes significations acquises par le genre dans le contexte de l’entreprise familiale, et la manière dont elles sont produites et reproduites dans les conversations et les pratiques de l’entreprise familiale, apporteront un meilleur éclairage sur la manière dont le genre peut influencer la succession.
2 – Méthodologie
31Cet article s’inspire d’un projet de recherche plus général sur la succession dans l’entreprise familiale en France. Ce projet ne se focalisait pas spécifiquement sur la question du genre, ce qui, selon nous, accroît la valeur de cette étude, car nous ne cherchions pas d’exemples d’impacts du genre pendant la collecte de récits sur la succession. Compte tenu de nos intérêts spécifiques pour cette étude et de notre question de recherche, nous avons adopté une méthode de recherche interprétative basée sur des études de cas d’entreprises familiales françaises.
32En France, bien que des progrès considérables aient été réalisés au cours des trente dernières années, les inégalités entre les sexes se réduisent mais sont encore très présentes dans les sphères politiques, économiques et sociales (Observatoire des inégalités, 2015). Les femmes représentent 50 % de la population en âge de travailler et sont souvent plus qualifiées que les hommes (Belghiti-Mahut, 2004 ; INSEE, 2014) ; pourtant, seul un nombre relativement restreint d’entre elles réussissent à briser le célèbre « plafond de verre », autrement dit la série de barrières artificielles créées par les préjugés comportementaux ou organisationnels qui empêchent les femmes qualifiées d’avancer dans les organisations (Morrison et von Glinow, 1990). Les Françaises occupent rarement des postes élevés dans la hiérarchie des entreprises et ne représentent que 7 % des cadres supérieurs (Cox et Harquail, 1991 ; Lewis, 1992 ; Laufer, 2004 ; INSEE, 2014). Les Françaises sont aussi sous-représentées chez les entrepreneurs, moins de 30 % des start-up sont dirigées par des femmes (Bernard, Le Moign et Nicolaï, 2013). En effet, la presse française décrit le profil de l’entrepreneur type comme étant un homme de 30 à 40 ans (Radu et Redien-Collot, 2009).
33Pour sélectionner les entreprises susceptibles de nous aider à répondre à notre problématique, nous nous sommes basées sur trois critères qui sont les suivants :
- Les entreprises de notre étude sont des entreprises familiales françaises non cotées, c’est-à-dire que la propriété et la direction appartiennent à une même famille. En effet, nous estimons que la sélection et l’intégration du successeur dans les entreprises cotées sont différentes puisque d’autres facteurs entrent en jeu, nous avons donc choisi pour notre étude uniquement des entreprises familiales non cotées.
- Il s’agit d’une succession parent- enfant.
- Dans le but d’avoir des éléments concrets du vécu des interviewés, la phase d’intégration doit avoir déjà été entamée, le successeur potentiel doit déjà travailler dans l’entreprise familiale depuis quelques années.
34Nous avons au final 4 entreprises où nous avons effectué 9 entretiens. Nous avons rencontré 4 successeurs, 3 prédécesseurs et 2 sœurs de deux successeurs. Les entreprises rencontrées, fondées entre 1898 et 1972, œuvrent dans des secteurs d’activité différents dont, notamment, le bâtiment et la restauration. Nous présentons dans le tableau 1 une vue d’ensemble des entreprises et des personnes rencontrées.
Vue d’ensemble des cas
Vue d’ensemble des cas
35Nous avons effectué des entretiens semi-directifs en nous basant sur trois guides d’entretien différents destinés respectivement au successeur, au prédécesseur et à une autre personne qui n’est pas impliquée directement dans le processus de succession mais qui y a « assisté » comme un membre de la famille ou un salarié. Ce troisième guide d’entretien a été adressé aux sœurs des deux successeurs. Toutes les personnes interrogées ont été enregistrées et les entretiens se sont déroulés dans les locaux des interviewés. La durée moyenne des entretiens a été de 75 minutes.
36Ces études de cas nous ont permis d’explorer le phénomène de la succession dans le contexte de l’entreprise familiale et d’analyser comment et pourquoi les membres de l’entreprise familiale « voient le monde comme ils le voient » (Myers, 2013, p. 80). Nous positionnons les témoignages sur la succession tirés des entretiens semi-directifs comme des récits personnels, car ils comprennent « d’importantes sections de conversations et d’échanges, soit de longs comptes rendus de leur vie développés tout au long des entretiens » (Reissman, 2001). Nous employons une analyse narrative pour explorer le « récit raconté » que font les participants de la succession dans leur entreprise familiale. La méthode narrative « prend en compte, enregistre et systématise la nature racontée de la vie de l’entreprise familiale » ; c’est une méthode appropriée pour répondre aux questions liées au « comment » (Dawson et Hjorth, 2012, p. 340). Elle est aussi particulièrement adaptée à notre question de recherche car elle met l’accent sur l’agentivité et l’imagination humaine, ce qui cadre bien avec les études de la subjectivité et de l’identité, et nous aide « à voir comment les événements ont été construits par des sujets actifs » (Reissman, 1993, p. 70). En mettant l’accent sur les aspects relationnels, et non pas cognitifs, l’étude des récits nous aide à comprendre comment l’entreprise familiale est socialement créée et entretenue dans les interactions humaines (Dawson et Hjorth, 2012).
37Les analyses narratives se basent souvent sur un petit nombre de récits personnels qui ont été collectés ou sélectionnés par l’analyste parce qu’ils apportent des perspectives particulières et pertinentes sur le plan théorique, à une question de recherche, ou parce que des comparaisons directes entre les récits servent des objectifs méthodologiques particuliers (Maynes, Pierce et Laslett, 2008). Sur les quatre cas, deux entreprises familiales (French Resto et Motor Parts) peuvent être décrites comme des histoires à succès, car le processus de succession s’est déroulé sans heurt, et au moment des récits, le successeur et le prédécesseur en étaient satisfaits. Nous décrivons nos deux autres cas (Build and Sell et Ice and Dairy) comme des « récits de guerre », car ils ont été marqués par le conflit et la lutte entre les membres de la famille. Trois de nos familles comptent une fille et un fils comme successeurs potentiels, un seul cas (French Resto) ne comptant que deux fils. Dans tous les cas, les entretiens ont été menés avec un individu à la fois.
38Nous présentons quatre cas différents, chacun d’entre eux étant représenté par au moins deux membres de la famille. En nous focalisant sur des dyades de membres de l’entreprise familiale (et un trio, dans un cas), nous nous intéressons à la « co-constitution du genre, tant féminin que masculin » des membres de l’entreprise familiale (Hamilton, 2012, p. 115) dans le contexte de la succession. Ce faisant, nous obtenons un tableau détaillé des aspects relationnels de l’entreprise familiale (Thomas, 2012). L’un des grands avantages du récit est qu’il donne différentes versions de la même histoire, puisque « la manière de raconter une histoire en dit long » (Pentland, 1999). Notre analyse des récits suit donc une ligne similaire à celle de la théorie ancrée, en répondant aux thèmes émergents et en conservant l’histoire intacte à l’aide de concepts théoriques antérieurs (Reissman, 2003). Nous avons utilisé les théories passées sur le patriarcat et la socialisation pour guider nos interprétations. Cette approche réflexive de l’analyse requiert du chercheur qu’il « connaisse la théorie et les cadres dominants du genre et de l’entreprise familiale, sans pour autant se laisser entraver par eux » (Hamilton, 2006, p. 259). Nous tenons aussi à insister sur le fait que nous ne cherchons pas à révéler le déroulement réel de la succession, ou à révéler la « version réelle d’une histoire de succession », mais à montrer la signification des événements pour les individus concernés, et la manière dont ceux-ci se situent aussi dans un contexte particulier.
39Nous présentons et analysons dans ce qui suit les résultats de notre étude.
3 – Analyse des données et résultats
40Pour notre analyse, nous avons suivi trois étapes. Nous avons commencé par passer en revue chaque récit individuel afin de compiler un « récit de la succession » pour chaque personne et de résumer leur histoire de la succession. Nous nous sommes inspirées du modèle de Labov–Cortazzi, qui suggère d’interroger la transcription de l’entretien à l’aide de six principaux éléments : résumé, orientation, complications, évaluation, résultats et conclusions (Myers, 2013). Nous avons comparé et opposé ces récits de succession au sein et entre chacun des quatre cas.
41La deuxième étape a consisté à identifier plusieurs sous-thèmes dans chaque récit (certains de ces sous-thèmes étaient émergents, alors que d’autres étaient liés à la théorie ou à la question de recherche) et à compiler un tableau Excel de chaque sous-thème et des extraits de récit associés. Nous avons ensuite comparé et opposé ces sous-thèmes au sein et entre chacun des quatre cas.
42Pour la troisième étape, nous avons regroupé nos sous-thèmes en thèmes généraux et dominants. Ces trois thèmes sont les relations patriarcales, les processus de socialisation et les relations familiales.
43Ces thèmes se retrouvent dans la description de la succession par les participants et nous permettent de voir comment l’identité du successeur est produite discursivement par les membres de l’entreprise familiale.
44Nous utilisons le terme relations patriarcales pour regrouper cinq sous-thèmes émergents : (i) les propos qui présentent l’entreprise/l’entrepreneuriat comme un monde d’hommes, (ii) les propos qui présentent les femmes comme dépendantes ou ayant besoin de protection et d’aide, (iii) les propos qui présentent les femmes dans un rôle de donneuses de soins et de soutien, (iv) les propos qui reflètent les discours dominants décrivant l’homme comme subvenant aux besoins de la famille, ou les femmes comme des mères, et (v) les propos qui décrivent les pratiques de séparation, d’exclusion, ou de hiérarchisation dans l’entreprise familiale. Notre deuxième thème renvoie aux processus de socialisation décrits dans les propos des participants quand ils parlent des successeurs et successeurs potentiels. Nous avons identifié quatre sous-thèmes : (i) encouragement et attentes, (ii) initiation, exposition et expérience de l’entreprise familiale, (iii) expérience professionnelle hors de l’entreprise familiale et (iv) éducation et formation.
45Notre troisième thème renvoie aux propos décrivant les relations entre les membres de l’entreprise familiale impliqués dans la succession. Nous avons noté cinq sous-thèmes : (i) liberté et confiance, (ii) contrôle, (iii) collaboration, (iv) conflit et (v) devoir et obligation. Alors que les prédécesseurs et les successeurs de French Resto et de Motor Parts ont évoqué la liberté et la collaboration comme des caractéristiques positives de la relation entre le prédécesseur et le successeur, Build and Sell et Ice and Dairy ont fait allusion à des problèmes de conflit et de contrôle. Cela rejoint notre catégorisation originale des deux premiers récits de la succession en tant qu’histoires à succès, et des deux derniers en tant qu’histoires de guerre. La figure 1 permet une vue d’ensemble des thèmes et sous-thèmes qui ont émergé des récits de la succession faits par les participants.
La nature genrée du choix du successeur dans l’entreprise familiale
La nature genrée du choix du successeur dans l’entreprise familiale
46Les trois principaux thèmes sont donc les relations patriarcales, la socialisation et les relations familiales. Nous suggérons que certaines combinaisons entre ces différentes variables favorisent le bon déroulement du processus de succession et les logiques autour du choix du successeur au sein de l’entreprise familiale. D’autres combinaisons, en revanche, peuvent contribuer à l’échec et/ou refus de la part du successeur sélectionné de reprendre l’entreprise familiale. Dans ce qui suit, les récits de succession des différents participants rencontrés vont nous permettre d’apporter un éclairage à ces suggestions.
3.1 – Thème 1 : Relations patriarcales
47Tous les récits racontés de nos participants reflètent les pratiques patriarcales dans l’entreprise familiale. Chez Build and Sell, le prédécesseur Alain a trois fils et une fille. Alain parle seulement deux fois de sa fille dans son récit de succession. Elle n’a pas été considérée comme une candidate à la succession :
« À 31 ans, elle a beaucoup de problèmes. Pour commencer, elle est moins intelligente, ses neurones ne fonctionnent pas très bien, et elle a perdu l’usage de son bras des suites d’un accident d’équitation il y a quelques années. En plus de cela, elle souffre, son bras lui fait mal. C’est pour cela que je l’ai aidée à créer sa propre entreprise. Elle a acheté un centre d’équitation, et elle est en train de le développer, parce qu’il a du succès. »
49Alain (le prédécesseur de Build and Sell) est fier de l’entreprise de sa fille, car elle « a du succès » en dépit de débuts incertains. Alain aime aider sa fille à développer son entreprise et parler des problèmes quotidiens au fur et à mesure de leur apparition. Dans les structures sociales patriarcales, il est tenu pour acquis que les femmes aient besoin de la supervision, de la protection ou du contrôle des hommes (Johnson, 2005). Le père et le fils sont convaincus qu’il est « préférable pour elle » qu’elle ne joue pas un rôle dans l’entreprise familiale, car cela la protège du stress et des conflits qui vont avec. Son frère explique la situation :
« Nous avons une petite sœur qui est… plus jeune, bien sûr, et elle travaille dans un domaine complètement différent : l’équitation. Elle n’a donc pas à s’inquiéter des questions d’immobilier et de construction. »
51La succession à la direction de Build and Sell doit revenir aux trois fils d’Alain, mais au moment des récits, ce processus n’était pas achevé. Alain explique que, de ses trois fils, aucun ne s’est encore distingué comme un « leader » évident. Le fils aîné d’Alain a aussi des problèmes de santé, mais cela ne l’a pas empêché de participer à l’entreprise familiale. Voici ce qu’Alain a dit de son fils aîné :
« Il y avait son problème physique [le fils d’Alain souffrait de problèmes cardiaques], mais aussi le problème de sa femme. »
53Alain décrit alors une conversation avec sa belle-fille (l’épouse de son fils aîné), durant laquelle il l’a informée des obligations et contraintes d’un directeur d’entreprise afin de veiller à ce qu’elle fournisse un niveau adéquat de soutien et d’assistance à son mari :
« Elle pense plus aux vacances qu’au travail, et je me suis dit que sans son aide, sans son soutien, il ne sera jamais capable… et je lui ai dit “J’ai l’impression que tu préférerais avoir un mari fonctionnaire, qui peut partir en vacances avec toi, qui n’a pas tant de soucis, qui a un sommeil profond. Le problème, c’est que si ton mari devient le patron, son sommeil sera perturbé, il travaillera le week-end, et tout changera.” »
55Ici, Alain évoque un discours renvoyant à la notion que l’homme est chargé de subvenir aux besoins de sa famille, et qu’il nécessite le soutien d’une femme s’occupant des travaux domestiques et de l’éducation des enfants (Bradley, 2007). Les structures patriarcales exigent des femmes qu’elles acceptent les contraintes professionnelles de leur mari et qu’elles satisfassent ses besoins (Johnson, 2005). C’est pour cela qu’Alain rappelle ces attentes à l’épouse de Jean-Baptiste.
56Chez French Resto, le récit de Gilles, le prédécesseur, est ponctué d’un fort discours patriarcal. Il associe le succès entrepreneurial avec des qualités masculines : force, compétitivité, pouvoir de décision, et même prouesses sexuelles (Johnson, 2005) :
« J’ai lancé ma première entreprise aux Halles, la deuxième à la Porte de la Villette, la troisième… c’était déjà les années 90, j’avais 20 ans, entre les deux j’ai créé une centrale d’achat, je débordais d’idées, j’avais une pêche d’enfer, parce que vous savez, quand on connaît le succès, au bout d’un moment… le développement d’entreprises, pour être vulgaire, ça fait bander ! Tout le monde vous appelle, vous passez à la radio, à la télé, et je réalise maintenant que je prenais mon pied ! »
58L’exercice du contrôle est d’une importance majeure au sein du patriarcat (Johnson, 2005) et Gilles évoque un style de management fortement paternaliste quand il parle de la loyauté de ses employés envers lui (« Mes gars auraient été capables de tuer pour moi ! »). Gilles compare son style de management à celui d’un père (Collinson et Hearn, 1994). À l’origine, il a créé l’entreprise avec sa femme, qui a travaillé à ses côtés pendant les dix premières années. Il s’inspire du discours basé sur la notion que le rôle de l’homme est de subvenir aux besoins de sa famille, tandis que celui de la femme se limite à la fonction de mère (Bradley, 2007) quand il parle d’avoir « continué seul » alors que sa femme est restée à la maison pour s’occuper des enfants. Il parle de l’incompatibilité des rôles de chef d’entreprise et de père :
« C’est la vie, nous ne sommes pas toujours à la maison… c’est vrai que je n’ai peut-être pas été un très bon père, parce qu’il est difficile de réussir sur les deux plans. »
60Ce « nous » est relatif aux hommes, car pour Gilles, ce sont les hommes qui « font des affaires ». Son fils aîné (successeur), Clément, décrit des interactions familiales également sous-tendues par les relations patriarcales. Clément décrit des dîners de famille où les hommes sont assis ensemble, séparés des femmes (pour « parler boulot ») et participent à d’autres activités de plein air « masculines » (chasse, cigare) dont les femmes sont exclues :
« Pendant les dîners de famille, les femmes sont d’un côté, et les hommes de l’autre, et nous discutons… les femmes parlent entre elles, et nous parlons entre hommes, et en deux minutes, tout le boulot y passe. ».
62Alexandre, le fils cadet de Gilles, est le directeur adjoint de l’entreprise familiale. Gilles décrit Alexandre comme un « bon petit père » qui n’est « pas un gagnant ». Aux yeux de Gilles, Alexandre n’est pas un solide leader masculin. Compte tenu du fort discours patriarcal de son père et de son frère, il est peut-être compréhensible qu’Alexandre ne soit pas considéré comme le successeur de Gilles. Le statut inférieur d’Alexandre par rapport à son frère (directeur adjoint) est présenté comme ne posant pas problème. Ce cas démontre bien que certaines formes de masculinité et types de comportements sont privilégiés dans les organisations (Broadbridge et Simpson, 2011) et la manière dont le genre (et les rôles qui y sont associés) peut influencer le choix d’un successeur acceptable.
63Chez Motor Parts, les récits du père, du fils et de la fille contiennent à nouveau le thème des relations patriarcales. Pour François (le prédécesseur de Build and Sell), il était naturel que son fils « le remplace », et il a utilisé la métaphore du « passage du bâton de maréchal » à son fils pour décrire la succession. Les relations patriarcales reposent sur l’assomption que la domination masculine est justifiée parce que les hommes sont supérieurs aux femmes (Johnson, 2005). Cette présomption de supériorité est révélée par l’opinion de François à l’égard de ses filles en tant que successeurs potentiels. Quand on lui pose la question, il dit que ses filles n’auraient pas été capables de reprendre les rênes de l’entreprise familiale :
« Oui, mes trois filles, non. Elles n’en étaient pas capables… parce que les filles ont un truc qui les empêche de prendre des risques, en général, mais je leur ai dit, j’ai dit à mon aînée : “Tu ne veux pas reprendre l’entreprise ?” Elle a répondu : “Papa, tu plaisantes !” Ç’a donc été réglé en deux secondes. »
65François se positionne comme le père bienveillant en disant qu’il a mentionné la possibilité de la succession à sa fille aînée et il justifie son doute en affirmant qu’elle n’a même pas considéré sa proposition. Julien, le deuxième né de François, affirme que ses trois sœurs « n’étaient pas intéressées » par le rôle de successeur, et il insiste sur le fait qu’il partage la « vision entrepreneuriale » de son père. Pendant la courte période où elle a travaillé dans l’entreprise familiale, Caroline, l’aînée, a eu le sentiment de ne pas être à sa place.
« J’avais les compétences nécessaires, mais je me demandais ce que je faisais là. Ça a duré une année. Puis je suis partie, et ça n’a pas été facile avec mon père… je me sentais mal à l’aise dans l’entreprise familiale, je voulais aller ailleurs. Je n’ai jamais eu l’impression que mon père souhaitait ma présence dans l’entreprise, et je m’y suis toujours mal sentie. »
67Caroline exprime son besoin d’« aller ailleurs » et le malaise qu’elle ressentait dans l’entreprise familiale. Elle a fini par lancer sa propre entreprise de recrutement à succès. Son père, François, décrit son rôle proéminent à cet égard :
« Nous avons lancé RecruitBiz pour Caroline. Nous essayons de faire autre chose pour ceux qui ne sont pas intéressés par la mécanique. »
69François continue en expliquant que l’entreprise familiale, Motor Parts, a été le premier client de Caroline. Nous voyons à nouveau surgir la notion paternaliste d’aide, de protection et de soutien des femmes et/ou « hommes inférieurs » (Collinson et Hearn, 1994). Caroline est tout à fait consciente que son père ne s’attendait pas à ce qu’elle et ses sœurs atteignent le succès professionnel :
« Mon père a même dit : “Les filles, si vous avez des problèmes, votre frère sera toujours là pour subvenir à vos besoins.” »
71Caroline est très consciente du discours patriarcal de son père. Elle parle de l’attitude de son père (en toute confiance, sachant qu’elle raconte son histoire à une autre « femme qui travaille ») mais relativise quand même l’aspect choquant d’un tel discours à notre époque : elle explique qu’elle n’avait pas toujours eu l’intention de lancer sa propre entreprise :
« Je n’avais jamais pensé à créer une entreprise, c’est juste arrivé. Mais j’imagine que quand on a un père qui est un entrepreneur, on se dit que c’est possible, mais je n’avais jamais pensé que cela se passerait comme ça. ».
73Le cas d’Ice and Dairy est différent des autres : Nadine, la fille aînée, nous a plusieurs fois dit que son père l’avait choisie comme successeur. Nadine a travaillé dans l’entreprise pendant six mois, puis elle est partie, contre le gré de son père, afin de lancer sa propre entreprise hôtelière. Son frère Laurent dirige maintenant l’entreprise familiale avec son père, et doit lui succéder, mais le passage de relais n’était pas terminé au moment de nos entretiens. Alors que Nadine se positionne comme le successeur préféré et son frère comme le successeur « par défaut », pour Laurent, sa participation à l’entreprise familiale était inévitable. Laurent raconte qu’il avait toujours assuré à son père qu’il « travaillerait dans l’entreprise un jour » et explique que sa sœur, Nadine, et ses cousines n’étaient « pas intéressées ». L’enfance de Nadine et de Laurent était très « traditionnelle », leur mère restant au foyer pour s’occuper de sa famille. Nadine fait référence au « pacte » de l’entreprise familiale visant à empêcher les épouses d’y travailler, qu’elle juge raisonnable puisqu’autrement, les affaires sont « plus difficiles à gérer ». Nadine dit que sa mère est une très « bonne épouse » qui prépare tous les jours les repas de son père et s’est occupée d’eux à la maison « pendant toutes ces années ». Elle décrit le « dévouement » de sa mère pour son père mais elle est aussi parfaitement consciente de sa dépendance envers son père, et donc de l’importance de sa propre indépendance :
« Je préfère rester comme je suis. Ma mère m’a toujours dit qu’il faut rester indépendante et ne dépendre de personne, que c’est mieux pour tout le monde. Je pense qu’elle a raison et je vais l’écouter. Je n’en veux pas. Je ne veux rien avoir à faire avec tout cela, et si je peux donner des conseils, si je peux apporter une aide, d’une manière ou d’une autre, très bien, mais une participation directe dans l’entreprise, avec un poste à la clé, actuellement, c’est hors de question. »
75Comme Caroline avec Motor Parts, Nadine ne pense pas être à sa place dans l’entreprise familiale. Au contraire de Caroline (Motor Parts) cependant, son père souhaitait qu’elle travaille dans l’entreprise. Dans cet exemple cependant, c’est le désir d’indépendance de Nadine qui explique sa détermination de « ne rien avoir à faire avec tout cela » (autrement dit, le travail dans l’entreprise familiale). Bien que les modes patriarcaux gouvernent l’entreprise familiale, Hamilton (2013b) mentionne des stratégies de résistance et des défis. Dans ce cas, Nadine a résisté au contrôle patriarcal en quittant l’entreprise familiale et en créant sa propre entreprise. En dépit de son désir affirmé d’indépendance, le père de Nadine a joué un rôle important lors de la création de son entreprise hôtelière. Elle nous dit que son père a trouvé son premier hôtel, l’a aidée à obtenir un prêt bancaire et l’a aidée à acquérir un deuxième hôtel deux ans plus tard.
3.2 – Thème 2 : Socialisation
76En ce qui concerne la socialisation, les trois fils ont obtenu une expérience professionnelle hors de l’entreprise familiale dans des entreprises de construction, d’ingénierie et d’assurance, expérience professionnelle qui s’est révélée pertinente pour l’entreprise familiale. Les trois frères de la famille Build and Sell ont aussi fait des études d’ingénieur. Les récits ne disent rien sur l’expérience de socialisation de la fille, mais nous savons qu’elle a une passion pour l’équitation, ce qui explique qu’Alain (prédécesseur) l’ait aidée à créer une entreprise dans ce secteur. Nathan dit que son père espérait que ses enfants reprennent l’entreprise familiale (qui est dans la famille depuis trois générations), et renvoie à l’exposition très précoce des trois fils à l’entreprise familiale :
« Je pense que nous étions, pour ainsi dire, déjà impliqués dans l’histoire de l’entreprise… un grand nombre des employés plus âgés nous connaissaient depuis que nous étions petits. On nous présentait régulièrement comme les successeurs potentiels. Même quand nous étions petits, je me rappelle certains des discours faits par mon père à Build and Sell, où il nous présentait comme la relève potentielle… on pouvait voir qu’il espérait que cela arriverait. »
78Alain explique que « c’est un vrai plaisir pour un père de savoir que ses enfants vont être dans la même profession [que leur père] ». À Build and Sell, tout le monde s’attendait à ce que les fils reprennent l’entreprise familiale. Cette attente ne semblait pas concerner la seule fille de la famille.
79Chez French Resto, les expériences de socialisation des deux fils ont suivi une trajectoire différente en matière d’éducation et de formation. Le choix d’études du second fils, Alexandre (l’hôtellerie), était peut-être plus pertinent que les études purement commerciales de Clément. Cependant, Clément explique son choix d’études par le fait qu’il ne voulait pas se spécialiser dans la restauration, car les affaires sont sa vraie passion :
« En fait, pour mes qualifications, je voulais… je ne voulais pas un diplôme dans l’hôtellerie, parce que je ne voulais pas restreindre mes options. En fait, pour nous, ce n’est pas ça, les affaires… Le restaurant, c’est un moyen, vous comprenez ? Un moyen permettant d’arriver à… c’est notre passion. C’est quelque chose [les affaires] qui nous passionne. »
81Ici, nous voyons la forte identification de Clément avec les affaires, mais pas avec le travail de restaurateur. Il renvoie aussi à sa participation constante au quotidien de l’entreprise familiale dès le plus jeune âge, et à l’âge adulte, pour légitimer son ascension. Il met l’accent sur son expérience de tous les différents aspects de cette carrière : « La plonge, le service… j’ai tout fait. » Il aurait préféré obtenir une expérience professionnelle hors de l’entreprise familiale, mais il a travaillé aux côtés du directeur financier, « sur le tas », et « c’est comme ça que ça s’est fait » et maintenant il est directeur général de l’entreprise familiale. Son père, Gilles, explique qu’Alexandre, le deuxième fils, a raté son diplôme hôtelier (indiquant son intérêt pour le secteur de l’entreprise familiale) avant de partir passer un an à Londres. Quand il est rentré et a demandé un emploi, Gilles « l’a fait démarrer » comme gérant de restaurant, un poste beaucoup moins important que celui de son frère.
82Chez Ice and Dairy, Nadine explique que son père souhaitait que ses deux enfants rejoignent l’entreprise familiale « immédiatement après nos études ». Elle nous dit qu’elle pense que son père « aurait préféré » qu’elle reprenne les rênes de l’entreprise plutôt que son frère. Selon les études, de tels encouragements auraient dû lui permettre d’atteindre un rôle de direction au sein de l’entreprise familiale (Constantinidis et Nelson, 2009 ; Dumas, 1998). Cependant, Nadine fournit un contre-exemple intéressant. Elle a fait des études et des stages dans l’hôtellerie et elle était « convaincue » qu’elle voulait travailler dans le secteur hôtelier. Nous avons l’impression que Nadine a rejoint l’entreprise familiale à cause de la pression exercée par son père (« Il m’a sauté dessus ») et de son sentiment d’obligation envers lui (« Il voulait absolument que je rejoigne l’entreprise »). Elle explique qu’elle s’identifie plus à l’aspect commercial « du côté de sa mère » et parle de la bijouterie de ses grands-parents. Nadine dit qu’elle est « faite » pour les petites structures. Elle aime diriger sa propre entreprise hôtelière et bien qu’elle soit animée par le fait d’entreprendre (« Nous baignions dans l’esprit d’entrepreneur, impossible d’y échapper »), elle ne se voit pas diriger une entreprise de la taille de l’entreprise de son père (« Comment gérer 700 employés ? C’est énorme ! »). Après une courte période dans l’entreprise familiale (six mois), elle est partie et a obtenu un travail pour un grand groupe de tourisme à l’étranger. Elle est rentrée en France et, avec l’aide de son père, elle a acheté son premier hôtel.
83Laurent, le frère de Nadine, explique qu’il a toujours été exposé à l’entreprise familiale. Laurent se souvient que son père l’a appelé pour lui parler d’une « ouverture » d’un poste de directeur des exportations dans l’entreprise. Il se rappelle qu’enfant, il avait fait des visites de l’entreprise familiale avec sa classe, et accompagnait son père à l’usine le dimanche après-midi. Il dit que l’équipe de direction le connaît « depuis qu’il est bébé », et il parle de sa familiarité et de sa proximité avec les ouvriers de l’usine, où il avait travaillé quand il était jeune. On ressent le sens du devoir de Laurent envers sa famille et l’entreprise familiale. Il évoque son sentiment d’obligation envers son père, car il lui a dit « qu’un jour je serais à ses côtés », et pourtant tant lui que sa sœur parlent de son rêve et de sa passion pour l’industrie automobile (ce qui est loin du secteur d’activité de l’entreprise familiale).
84Chez Motor Parts, Julien (successeur) parle de ses premières expériences de l’entreprise familiale, par le biais d’emplois d’été quand il était petit, et de stages à plusieurs postes pendant ses études :
« Mes premiers pas dans l’entreprise familiale, je les ai faits à l’âge de huit ans. Après cela, j’y ai travaillé l’été, sur les machines, pour gagner un peu d’argent… puis j’ai passé mon diplôme et j’ai dû faire des stages dans le cadre de mes études. La plupart d’entre eux se sont déroulés dans l’entreprise familiale. C’est une activité qui m’avait toujours plu, et mon père a réussi à me faire faire ce qu’il voulait depuis le plus jeune âge. »
86Julien se présente comme ayant eu très longtemps l’ambition d’être le successeur. Sa formation correspondait aux activités de l’entreprise familiale :
« J’ai passé un bac scientifique, puis j’ai fait des études d’ingénierie mécanique… j’étais donc déjà intéressé par la mécanique. Puis j’ai fait une école de commerce et j’ai obtenu un MBA. »
88Son père, François, parle de la formation et de l’expérience professionnelle de Julien aux États-Unis d’un ton approbateur, et admire la réussite de son fils :
« Pendant un moment, il a vendu du vin. Il a créé une entreprise viticole aux États-Unis, où il a travaillé pendant deux ou trois ans, il avait un associé à qui il a vendu une grande part de ses actions… Moi ? Je me suis arrêté après mon diplôme de technicien, mais lui il est allé jusqu’au Master. Il parle très bien anglais, alors que je connais à peine dix mots. Je n’aurais jamais réussi à faire ce qu’il a fait dans le domaine des ventes aux États-Unis, jamais ! »
90Cela contraste fortement avec l’expérience de la sœur de Julien, qui a moins travaillé dans l’entreprise familiale que son frère, et qui y a été beaucoup moins exposée au fil des ans (Iannarelli, 1992, Constantinidis, 2010). Nous avons aussi le sentiment que, par rapport à son frère, son père la soutenait moins, et avait moins d’admiration pour elle :
« Une fois mes études terminées, je ne me suis pas sentie prête à rejoindre immédiatement le monde du travail… et mon père m’a dit : “Pendant que tu attends de trouver quelque chose, viens travailler dans l’entreprise.” J’ai alors commencé à travailler dans le service logistique, qui ne m’intéressait pas vraiment. C’était bizarre, parce que mon père était le directeur, même si je ne le voyais pas tant que ça, et cela me mettait mal à l’aise… J’avais l’impression qu’on ne voulait pas de moi dans l’entreprise familiale. »
92Alors que son père s’attendait à ce que son fils joue un rôle important dans l’entreprise familiale, il a offert à sa fille la possibilité d’y travailler « en attendant de trouver autre chose ». Alors que François souhaite que son fils « le remplace », sa fille n’était pas « à l’aise » dans l’entreprise familiale. Caroline a aussi fait une école de commerce, mais elle n’a pas été exposée à l’entreprise familiale ou « préparée » aux fonctions de direction de l’entreprise familiale, à l’inverse de son frère (Dumas, 1998). Plus tard, Caroline a créé une société de recrutement avec l’aide de son père.
3.3 – Thème 3 : Relations familiales
93Alain (prédécesseur, Build and Sell) décrit une relation de collaboration avec sa seule fille où elle accepte ses conseils sur la direction de son entreprise, en contraste avec ses fils, où il se fait « hurler dessus » parce que tous les deux « veulent le pouvoir ». La relation d’Alain avec ses fils et celle entre les trois fils sont caractérisées par le conflit. Il semble qu’Alain (prédécesseur) ait monté ses fils les uns contre les autres. Nathan (le cadet) explique que son père lui a dit de choisir entre « rejoindre l’entreprise maintenant » ou de « négocier » un poste plus tard avec ses frères. Le père décrit la rivalité et la méfiance intenses entre ses trois fils (ils « cachent des informations », le « deuxième est dur avec ses frères », et le troisième a du mal à « trouver sa place »). Alain décrit son deuxième fils comme souffrant du « complexe du cadet » et explique que « quand il était petit, on devait l’enfermer dans sa chambre pour l’empêcher de frapper le plus jeune ». Nathan (le plus jeune) parle des difficultés du passage de pouvoir. Il évoque aussi des notions de bataille ou de combat quand il dit que pour bien reprendre une entreprise familiale, il faut métaphoriquement « assassiner » ou « tuer le père ». Nathan évoque les chevauchements des sphères de la famille et de l’entreprise quand il parle des risques liés à l’affrontement avec ses frères ou son père :
« Dans le pire des cas, cela ferait courir des risques au groupe, mais en même temps, la famille se retrouverait dans une mauvaise situation, parce que quand on se dispute au travail, il est difficile de faire la part des choses le week-end, et de retrouver une atmosphère harmonieuse. Pour moi, ça serait la pire des issues. »
95En contraste fort avec le conflit et le contrôle chez Build and Sell, les sous-thèmes de la collaboration et de la liberté sont évoqués chez French Resto. Nous voyons des preuves d’une relation de collaboration entre le père et le fils et une histoire de succession presque idéale. Gilles se décrit comme le héros qui a accordé la liberté à son fils. Gilles (prédécesseur) insiste sur le fait qu’il n’a jamais poussé ses fils à rejoindre son entreprise et a respecté leur liberté et leur indépendance. Cependant, quand son fils aîné, Clément, a rejoint l’entreprise, il lui a dit « Fais ce que tu veux » et « Prends les commandes ». Il insiste sur le fait qu’il lui a donné carte blanche :
« Je regarde ce qui se passe et je lui dis de faire attention, mais je le laisse faire. Je lui dis que s’il a besoin d’aide, il peut me demander, mais à 16 h, je suis à la salle de sport. »
97Gilles (prédécesseur) revendique sa décision et il nous assure qu’il « s’est mis dans une position » d’être « dévoré » ou « tué » par son fils. Il compare sa trajectoire et celle de Clément dans le monde des affaires et insiste sur le fait que les choses sont peut-être plus difficiles pour Clément, parce que « moi je n’étais le fils de personne », alors que Clément doit émuler le succès de son père :
« Je lui ai dit “T’as un Nom. Fais-toi un prénom.” »
99Gilles appelle son fils Alexandre « l’autre » et parle de leur relation qui est plus distante. Alexandre « ne vient jamais me voir » et au lieu de cela, « il soutient son frère », mais « cela ne me dérange pas ». Il est clair qu’il a plus d’affinités avec son fils aîné. Clément (successeur) a aussi parlé de la liberté accordée par son père et explique qu’on lui a dit de « prendre les rênes » et de « laisser sa marque » dans l’entreprise familiale, qu’il pouvait diriger comme il le voulait. Il nous dit que lui et son père sont « très proches », « ont le même tempérament » et ont tous les deux une « vision entrepreneuriale ». Il est clair que Clément admire le succès professionnel de son entrepreneur de père et met l’accent sur son propre esprit d’entrepreneur.
100Chez Ice and Dairy, Nadine et Laurent décrivent leur père comme une figure autoritaire et évoquent le « mélange » des affaires familiales et professionnelles, qui a parfois des répercussions négatives sur la famille (Hamilton, 2013). Le récit de Nadine nous apprend qu’elle a rejoint l’entreprise sous la pression de son père. Elle le décrit comme étant « difficile à vivre » et se rappelle qu’elle et son frère Laurent en avaient peur quand ils étaient jeunes. Actuellement, Nadine joue toujours un rôle (distant) dans l’entreprise familiale et elle « aime savoir que tout va bien ». Officiellement, elle est vice-présidente du conseil d’administration, chargée de « contribuer à la définition des objectifs stratégiques, et de donner son opinion sur les orientations stratégiques ». Elle doit aussi établir le compte rendu des discussions. Conformément aux constats de recherches antérieures indiquant que les femmes jouent un important rôle de soutien émotionnel, Nadine appelle régulièrement son père et son frère pour parler de l’entreprise familiale (Dumas, 1989 ; Frishkoff et Brown, 1993 ; Lyman et al., 1995). À l’inverse de Nadine, qui « a le même tempérament que son père », Laurent est décrit (dans son récit et dans celui de Nadine) comme différent de Nadine et de leur père. Son style de leadership est plus compatible avec une approche féminine de la direction (Fletcher, 2004). Laurent (successeur, Ice and Dairy) critique son père de manière réservée, notamment son approche (management trop paternaliste), et il dit qu’ils vont « fixer une date » pour le départ de son père, mais cela n’a pas encore été fait. Quand il parle de l’historique de l’entreprise familiale, il met l’accent sur ses différences en tant que successeur :
« L’entreprise familiale a démarré en 1898, quand mon arrière-grand-père s’est mis à collecter du beurre dans les fermes. Il devait négocier avec les fermes pour ensuite vendre le beurre dans les villages voisins… puis mon grand-père a pris la relève : il s’appelait Yves. Mon grand-père s’appelait Yves, et mon père s’appelle Yves aussi. Moi, je m’appelle Laurent : je fais donc exception à la règle. »
102On sent qu’il tient à asseoir son rôle de dirigeant en assumant la totalité des responsabilités liées à l’entreprise familiale. Cependant, Nadine parle du conflit permanent entre son frère et son père et dit que son père « ne fait pas entièrement confiance » à Laurent. Elle doute également des compétences de son frère, et maintient qu’il est « trop gentil » avec les managers, qu’il « n’a pas assez souffert » dans la vie (alors qu’elle a dû surmonter des obstacles pendant la direction de son entreprise hôtelière). Nadine explique qu’elle ne veut pas repartir travailler dans l’entreprise familiale :
« Je ne veux pas… parce que cela entraînerait un nouveau conflit familial… Laurent a des problèmes avec son père, et quand je vois à quel point ils s’en veulent… quand on n’arrive pas à passer du temps ensemble, tous les quatre, comme avant, ça m’attriste. Je ne veux pas connaître le même sort. »
104Chez Motor Parts, François nous dit qu’à un moment donné, il a pensé qu’« aucun de ses enfants » n’était capable de reprendre l’entreprise familiale ; cependant, il parle maintenant de la succession de Julien avec beaucoup d’admiration. Il dit qu’il « est même meilleur que moi à ce poste ». Sa seule crainte pour son fils est liée à la « crise [financière] actuelle ». Julien et son père, François, décrivent tous les deux une relation de collaboration, où François fait confiance à son fils et le laisse libre d’agir à la tête de l’entreprise familiale :
« Je travaille toujours un peu, mais c’est mon fils qui dirige l’entreprise entière. Je visite parfois les différents sites, et je donne quelques conseils à mon fils. Quand il a besoin de quelque chose, il me demande, on en parle et on prend parfois la décision ensemble, mais aujourd’hui, il s’occupe d’environ 95 % des affaires. »
106François dit que la succession s’est « très bien passée » et attribue ce succès à la liberté (non absolue, toutefois) qu’il a accordée à son fils :
« Si le père ne laisse pas son fils se débrouiller, s’il met son nez partout, ça ne peut pas fonctionner. C’est pour cela que je ne mets pas mon nez partout. Enfin, juste un peu. »
108Julien décrit le rôle de son père comme celui d’un conseiller. Il dit qu’il « avait les compétences nécessaires », mais aussi qu’il avait la « chance d’avoir un père qui m’a laissé agir à ma guise ». Son père « m’a mis à l’aise et m’a vraiment aidé, parce qu’il m’a toujours encouragé ». Caroline (la fille aînée), dit qu’il « aurait été terrible » pour son père que son frère ne rejoigne pas l’entreprise familiale ; cependant, elle « sentait qu’on ne voulait pas d’elle » dans l’entreprise familiale. Dans la famille Motor Parts, de fortes relations patriarcales gouvernent les relations familiales, où les hommes doivent protéger et subvenir aux besoins de femmes moins capables. La relation entre Caroline et son père n’est pas d’égal à égal.
4 – Discussion et conclusion
109Dans nos récits personnels de la succession, on retrouve fréquemment les thèmes du contrôle masculin et de la domination masculine. L’entreprise est décrite comme « un monde d’hommes » et les femmes comme subordonnées ou réduites à des rôles de soutien. Nous interprétons cela comme une confirmation de la prévalence (et de l’acceptation générale) des relations patriarcales dans ces quatre entreprises familiales françaises. Ces constats vont dans le sens de recherches antérieures qui décrivent le rôle du patriarcat dans la perpétuation de l’inégalité dans la succession (Curimbaba, 2002 ; Danes et Olson, 2003 ; Duxbury et al., 1994 ; Mulholland, 1996, 2003). Le paternalisme est une forme de patriarcat (Reed, 1996) et nous avons aussi observé les effets des attitudes paternalistes dans les récits des participants. Dans les trois cas où la fille n’a pas rejoint l’entreprise familiale (Ice and Dairy, Motor Parts et Build and Sell), le père a apporté son aide lors de la création d’une autre entreprise pour sa fille, chacune dans un secteur féminin : l’industrie hôtelière, le recrutement et l’équitation. Ces nouvelles entreprises ont été formées en partie grâce aux relations patriarcales (paternalistes), mais aussi aux expériences de socialisation positives. La participation aux communautés de pratique au sein et à l’extérieur de l’entreprise familiale contribue à la construction d’« identités entrepreneuriales » (Hamilton, 2013). Julien (successeur, Motor Parts), Clément (successeur, French Resto), Nadine (sœur successeur, Ice and Dairy) et Caroline (sœur successeur, Motor Parts) s’identifiaient tous à l’entrepreneuriat après avoir grandi dans un environnement d’entreprise familiale. Dans un pays où à peine un peu plus du tiers des entrepreneurs sont des femmes, l’appartenance de Caroline et Nadine à des familles possédant une entreprise explique peut-être leur décision de diriger leur propre entreprise.
110Hamilton (2006, 2013) remet en question la simplicité des explications patriarcales et souligne le besoin de prêter attention aux autres relations entrant en jeu dans l’entreprise familiale, et les manières dont les membres de la famille peuvent résister à de telles structures ou les remettre en question. Les récits de succession de Build and Sell et Motor Parts n’indiquent pas une résistance de la part des filles exclues. Chez Motor Parts, on ne sent pas une résistance de la part de Caroline, mais de la résignation, alors qu’elle accepte, avec amertume peut-être, l’attitude patriarcale de son père et son manque de confiance en ses compétences (parce que c’est une femme). Elle se sentait mal à l’aise dans l’entreprise familiale et n’a donc pas contesté la décision de son père. Le cas d’Ice and Dairy, cependant, illustre une dynamique intéressante. Le désir de Nadine de « ne rien avoir à faire avec tout cela » et d’être indépendante pourrait être considéré comme une tentative d’échapper à la nature patriarcale des rapports de force dans l’entreprise familiale. Elle a exprimé son désir d’éviter les conflits familiaux, et pour elle, le travail dans l’entreprise familiale entraîne le conflit. Elle a aussi exprimé son inquiétude quant à la direction d’une société de plus de 700 employés et se considère plutôt faite pour les petites structures. Cela rejoint les discours sociétaux plus généraux présentant les femmes comme incapables d’occuper des rôles de direction (Ely, Ibarra et Kolb, 2011). Nous suggérons qu’une combinaison de relations familiales conflictuelles, d’absence d’indépendance inhérente au travail dans l’entreprise familiale et d’impossibilité de s’identifier avec la direction d’une organisation aussi importante a contribué à son refus de reprendre l’entreprise familiale.
111Les tendances traditionnelles de la socialisation genrée se retrouvent également dans les récits des membres d’entreprises familiales. Cependant, on peut dire que les explications liées à la socialisation situent le blâme au niveau individuel. En effet, une part trop importante des recherches actuelles traitent l’inégalité entre les sexes comme une série de stéréotypes internalisés, sans s’interroger sur la réalité exogène d’une structure sociale qui place les femmes dans une position d’inégalité (Scott et al., 2012 ; Ahl, 2006). Chez Motor Parts, Caroline a moins été exposée à l’entreprise familiale et n’a pas bénéficié du même niveau d’expérience professionnelle que son frère. Elle était aussi parfaitement consciente des fortes attentes de son père, qui souhaitait que son frère cadet reprenne l’entreprise (socialisation négative). Caroline n’a pas internalisé le stéréotype de son père, pour qui les femmes sont moins compétentes, et a fini par diriger une entreprise à succès, mais elle n’a pas eu l’opportunité de reprendre les rênes de l’entreprise familiale. Contrairement aux constats d’études antérieures (Cadieux et al., 2002 ; Dumas, 1998), en dépit des encouragements et du soutien de son père, Nadine (Ice and Dairy) n’a pas souhaité reprendre l’entreprise familiale. Cependant, la socialisation genrée conserve un puissant pouvoir explicatif : dans tous les cas, les expériences de socialisation positive décrites par les fils ont favorisé leur intégration dans l’entreprise familiale.
112Une conceptualisation plus générale du genre implique que les femmes peuvent avoir des comportements généralement considérés comme étant masculins, et les hommes peuvent avoir des attributs décrits comme étant féminins (Bradley, 2007, p. 20). Chez French Resto, le deuxième fils est identifié comme un « bon petit père ». Cela représente manifestement une masculinité moins valorisée (Broadbridge et Simpson, 2011), et le prédécesseur Gilles considère qu’il n’est pas capable d’occuper le poste. La compréhension des formes diverses de masculinité pourrait aussi expliquer l’expérience du conflit dans les deux « récits de guerre » de la succession (Ice and Dairy et Build and Sell). Dans ces deux cas, les relations familiales étaient particulièrement marquées par le conflit et la lutte. Nous suggérons que la « bataille » entre père et fils, et entre les fils, peut s’expliquer par un conflit entre les identités de genre. Les théoriciens du genre comme Collinson et Hearn (1994) et Connell (1987, 2005) ont essayé de s’éloigner des comptes rendus monolithiques et catégoriques du genre (Bradley, 2007). Connell (1987) a établi une théorie sur l’existence de masculinités et féminités multiples. Au sein de ces identités de genre plurielles, des formes subordonnées de masculinité, comme l’homosexualité ou le « nouvel homme » existent aux côtés de la « masculinité hégémonique », soit la forme de masculinité la plus acceptée par la société, et la « féminité essentielle » (Bradley, 2007). La recherche sur le genre a montré l’existence de masculinités multiples dans les organisations et la manière dont elles se traduisent par des styles de management différents (Collinson et Hearn, 1994). Le conflit entre Laurent et son père (Ice and Dairy) et entre Alain et ses trois fils (Build and Sell) pourrait se comprendre comme un affrontement entre des masculinités différentes. Le style de management de Laurent est collaboratif, tandis que celui de son père est autoritaire. Son père ne lui fait pas suffisamment confiance pour lui passer les rênes de l’entreprise. Alain attend qu’un « leader » fort émerge entre ses trois fils, mais comme la méfiance règne entre eux, il se sent obligé de « jouer l’arbitre » en attendant. Nathan, son fils cadet, dit qu’il pourrait être obligé d’« assassiner » son père pour qu’il lâche prise. Ces clashs de masculinité sont souvent plus répandus dans la succession en raison du conflit générationnel (Collinson et Hearn, 1994), rendant ce sujet particulièrement saillant pour des chercheurs qui abordent cette problématique.
113Nous soulignons trois contributions aux études existantes. Premièrement, ces constats montrent la pertinence continue du patriarcat et de la socialisation pour expliquer la nature genrée du choix du successeur. Cependant, nous montrons aussi que le patriarcat et le paternalisme liés, facilitent la création d’autres entreprises avec le soutien de la famille pour les « autres », occupant un rang inférieur dans la famille. La résistance aux relations patriarcales peut se traduire par le refus de jouer le rôle de successeur, même quand une fille bénéficie d’une socialisation positive. Deuxièmement, les études décrivant le pouvoir explicatif de la socialisation limitent l’agentivité des individus. Les explications liées à la socialisation genrée blâment l’individu au lieu de reconnaître le rôle des structures plus importantes dans la perpétuation de l’inégalité. Troisièmement, nos constats montrent aussi que l’établissement d’un parallèle entre le sexe biologique et le genre et/ou l’adoption d’un point de vue essentialiste ou « binaire » du genre peuvent limiter notre compréhension de la succession dans l’entreprise familiale. Une compréhension plus nuancée du genre et des relations genrées (par exemple les masculinités multiples) pourrait peut-être aussi expliquer le conflit dans le processus de succession et les décisions concernant les personnes pouvant être considérées pour la succession.
114Nous pouvons mettre en avant également deux implications managériales. D’abord, les entreprises familiales doivent être conscientes du genre, même implicite, et de la discrimination sexuelle. Le biais implicite est de plus en plus reconnu comme une menace pour l’égalité des sexes dans les organisations et les entreprises familiales sont tout aussi exposées à cette tendance. Il faut donc en être conscient, se préparer pour faire face et tenter de le limiter. Des membres de l’entreprise familiale plus conscients de la problématique du genre peuvent être plus ouverts à accepter des dirigeants « moins masculins ». Ensuite, les chefs d’entreprise qui souhaitent que leurs filles leur succèdent doivent être conscients de l’importance et de l’impact des normes sociales extérieures qui peuvent faire de l’ombre à leurs encouragements pour mettre leurs filles en avant.
115En termes de limites de l’étude, nous regrettons de ne pas avoir pu interviewer les successeurs « désintéressés » ou rejetés chez Build and Sell et French Resto. En effet, il y a beaucoup à apprendre du point de vue des personnes qu’on n’a pas l’habitude d’entendre (Calas, Smircich et Bourne, 2009). Des études futures pourraient pallier ce manque en interviewant plus de « non-successeurs » afin de lever le voile sur leurs réalités. Compte tenu de la nature exploratoire de notre recherche, nos résultats sont loin d’être généralisables. Cependant, ils indiquent que le phénomène du genre dans la recherche sur l’entreprise familiale semble comprendre des facettes ayant besoin d’être approfondies. Un champ d’investigation potentiel est celui du genre et du pouvoir dans l’entreprise familiale. Le genre et les rapports de force sont inextricablement liés et toute analyse du genre renvoie automatiquement à des questions de pouvoir (Bradley, 2007). Pourtant, bien que des études antérieures aient exploré les facteurs ayant un impact sur la succession dans les familles et la dimension de pouvoir de l’entreprise familiale (De Massis et al., 2008 ; Harrison et Leitch, 2011), à notre connaissance, rares sont celles qui s’intéressent spécifiquement à la dynamique du genre et du pouvoir dans l’entreprise familiale. Notre recherche exploratoire soulève des questions à l’égard du pouvoir : les notions genrées des personnes qui peuvent le détenir et comment elles l’exercent. Nous pensons qu’une étude plus approfondie du pouvoir et du genre dans l’entreprise familiale serait extrêmement utile. Autre domaine d’investigation potentiel : l’unité familiale et son impact sur le processus de succession. Les chercheurs pourraient s’intéresser aux manières dont les différents « types » de contexte familial (traditionnel contre égalitaire) influencent l’initiation à l’entreprise familiale ainsi que la sélection et l’intégration du successeur. On pourrait s’attendre à ce que les familles plus égalitaires, où les rôles des hommes et des femmes sont moins stéréotypés, offrent un contexte plus égalitaire pour une succession potentielle assurée par les filles.
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Mots-clés éditeurs : théories féministes, genre, analyse narrative, succession
Date de mise en ligne : 12/03/2018
https://doi.org/10.3917/entre.163.0229