Notes
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[1]
D. Démoustier (2001) souligne que les organisations de l’économie sociale, à travers leur institutionnalisation et leur développement, proposent une démocratie représentative, alors que les organisations de l’économie solidaire prônent une démocratie participative.
-
[2]
Plusieurs de leurs résultats confirment les nôtres, notamment ceux relatifs aux rôles des parties prenantes. Citons pour exemples Bygrave et al. (1996), Mock et Hoy (1998).
-
[3]
La réflexion actuelle s’inscrit dans une recherche longitudinale qui envisage, dans le cadre d’une investigation empirique de type rechercheaction, l’élaboration d’outils (leviers d’action) pour les entrepreneurs en milieu solidaire.
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[4]
Le terme est récemment mobilisé en entrepreneuriat pour caractériser un « autre mode d’organisation du capitalisme » (M. Marchesnay, 2003) ou encore pour juger du caractère distinct de la recherche en entrepreneuriat au regard du management stratégique (Th. Verstraete, 2002).
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[5]
Th.Verstraete résume son modèle de la façon suivante : PHE = F [(CxPxS) c (ExO)]
Le niveau cognitif renvoie à la personne de l’entrepreneur, plus précisément à sa vision, à ses capacités réflexives et d’apprentissage. Le niveau praxéologique permet de travailler sur les notions de positionnements multiples de l’entreprise au regard de parties prenantes aux attentes diversifiées et de création d’une configuration adaptée à ces différentes attentes. Le niveau structural se réfère au contexte tant environnemental qu’organisationnel du phénomène entrepreneurial. -
[6]
L’utilisation des termes « symbiotique » et « impulsion » caractérisent le travail de l’auteur.
-
[7]
M.C. Malo (2001) les appellent ainsi en insistant sur l’effet moteur de l’utopie en tant que construction imaginaire et rigoureuse d’une société qui constitue, par rapport à ceux qui la réalisent, un idéal total. L’auteur se distingue ainsi fortement des détracteurs de l’économie sociale et solidaire qui dénoncent des idéaux impossibles à atteindre, partant, peu sérieux.
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[8]
En France, la notion de capital social a été théorisée essentiellement par P. Bourdieu. Dans les pays anglo-saxons, ce sont les travaux de T. Putnam qui focalisent les débats et recherches sur cette notion qui désigne la bonne volonté, la camaraderie, la sympathie et les relations sociales entre les individus et les familles qui forment une unité sociale. Elle est très usitée par les auteurs en économie solidaire.
-
[9]
Nous maintenons que les parties prenantes jouent un rôle indispensable mais ne sont pas entrepreneurs elles-mêmes. Si le cas se produit, cette fusion entraîne de fait la perte de l’esprit entrepreneurial du projet.
-
[10]
Les activités d’économie solidaire inscrites dans la matrice précédente ne sont indiquées qu’à titre indicatif et d’exemples. Suivant les cas, telle ou telle activité peut se trouver dans une partie différente de la matrice en fonction de l’entité qui identifie le besoin (repérage par un groupe de citoyens confrontés à un problème particulier, repérage par des professionnels du domaine concerné, repérage par une collectivité locale qui va impulser l’initiative).
1Depuis bientôt trois décennies, on observe une « résurgence » de l’économie solidaire, avec l’apparition d’entreprises qui sont à la fois créatrices de nouveaux liens sociaux, de nouvelles pratiques institutionnelles et de nouveaux rapports économiques et de travail. Ce mouvement, loin d’être homogène, se caractérise par sa diversité ( J. Défourny, 1994). Plusieurs types d’organisations le composent comme les associations, les entreprises d’insertion, des régies de quartiers, des Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne Solidaire (Cigales), et bien d’autres activités tels les jardins familiaux ou les crèches parentales. D’où un certain flou avec le secteur de l’économie sociale qui regroupe les mutuelles, les coopératives et les associations gestionnaires [1].
2Quoiqu’il en soit, le mouvement peut se définir comme regroupant des initiatives économiques locales qui combinent des ressources privées, étatiques et associatives et qui cherchent à apporter des réponses, fondées sur la proximité, à des problèmes vécus directement par des citoyens se prenant en charge. Entreprendre en économie solidaire semble dès lors répondre aux aspirations d’entrepreneurs, aux préoccupations d’institutionnels locaux et aux besoins de particuliers. Plusieurs questions d’ordre théorique et pragmatique peuvent ainsi être envisagées. Quelles sont les origines de cette nouvelle façon d’entreprendre ? En quoi les qualités propres aux entrepreneurs se trouvent-elles exprimées et comment se caractérisent-elles? Quels défis ces nouvelles entreprises doivent-elles relever, comment les étudier pour mieux les conseiller ?
3Le nombre de publications relatives à l’économie sociale et solidaire émanant des économistes et des sociologues est désormais important, notamment depuis la fin des années 1990. En revanche, peu de gestionnaires et encore moins de chercheurs en entrepreneuriat s’intéressent au phénomène. Les premiers travaux anglo-saxons insistent sur l’existence de différences significatives entre l’entrepreneuriat lucratif (for-profit) et non-lucratif (not-for-profit). Leurs résultats, de nature générique, sont issus, pour la plupart, d’enquêtes quantitatives qui soulignent la nécessité de poursuivre les investigations [2].
4L’examen des spécificités et des pratiques de gestion de ces nouveaux entrepreneurs semble ainsi particulièrement utile et intéressant. Il participe d’une démarche de découverte de systèmes de fonctionnement originaux (voir figure 4) et précède l’élaboration d’outils utiles à ces entrepreneurs [3]. La réflexion qui suit se concentre sur la singularité [4] de cette forme d’entrepreneuriat encore peu connue. Elle recourt à ce titre à une analyse du phénomène de l’entrepreneuriat telle que proposée par Th. Verstraete (2002) [5]. L’entrepreneuriat en milieu solidaire est ainsi défini comme le phénomène relevant d’une relation « symbiotique » entre un groupe d’individus s’associant dans le cadre d’un projet solidaire et l’organisation « impulsée » [6] par eux. L’étude opère un examen des niveaux cognitif, structural et praxéologique pour caractériser la relation entre les entrepreneurs solidaires et l’organisation créée ou impulsée. Les porteurs de projets (S.1) se réfèrent aux entrepreneurs et insiste sur la notion d’entrepreneuriat collectif, singulière de l’économie solidaire ; la nature des projets (S.2) présente la diversité des configurations possibles au regard de besoins identifiés et insistent sur la notion de positionnement ambigu et de configuration intégrant une dimension sociale ; les contextes d’émergence des projets (S.3) présentent la structure résiliaire de ces organisations, autre caractéristique forte et idiosyncrasique de cette forme d’entrepreneuriat aux ressources hybrides et aux parties prenantes omni-présentes, notamment institutionnelles.
1 – Les porteurs de projet
5Les entrepreneurs en milieu solidaire, ces « disciples réalisateurs d’utopie [7] », revendiquent la primauté de la dimension sociale. Leur projet est d’engendrer une création de valeur, qui n’est pas forcément financière, comme dans d’autres formes d’entreprises, mais généralement sociale. Cet entrepreneuriat agit donc, la plupart du temps, dans l’intérêt de la collectivité (protection de l’environnement, animation de quartiers défavorisés, aide à des personnes en difficultés…), même si parfois les services rendus le sont à des individus. Dans ce cas, ils engendrent des externalités positives bénéficiant à la société (C. Fourel, 2001). De ce fait, l’entrepreneuriat en milieu solidaire peut être comparé utilement aux autres types d’entrepreneuriat au regard des notions d’objectifs recherchés (une plus-value sociale ou un profit principalement financier) et de résultats souhaités (intérêt pour la société -collectif- ou intérêt personnel). (Figure 1).
Positionnement comparatif de l’entrepreneuriat solidaire
Positionnement comparatif de l’entrepreneuriat solidaire
1.1 – Une vision empreinte d’idéologie
6L’anticipation d’un futur désiré par les entrepreneurs en milieu solidaire se caractérise ainsi par un engagement social, voire idéologique, souvent à l’origine des motifs fondateurs de l’entreprise.
7La démarche se caractérise dès lors par des valeurs à dominante collective relevant, si l’on reprend la classification de S.H. Schwarz et W. Bilsky (1993), de la bienveillance, de l’autonomie, parfois de la spiritualité. Un certain nombre de principes sont affirmés dans les statuts de ces entreprises, tels que le souci de répondre à des besoins collectifs, la volonté d’instaurer une conduite interne démocratique où la participation de chacun est de règle, l’absence d’enrichissement financier personnel, l’accessibilité du plus grand nombre au service, la création d’emplois pérennes, etc.
8H. Gouil (1999), par ses contacts avec un certain nombre de dirigeants de l’économie sociale et solidaire, et de leurs collaborateurs, en particulier dans le domaine de l’insertion par l’économique de personnes en difficulté, a constaté que les projets les plus intéressants sont directement liés aux aspirations de quelques individus, assez souvent qualifiés par leur environnement « d’humanistes », ce qui lui a permis de déceler un système de motivations qui affecte la vision de ces entrepreneurs. Il peut être de quatre ordres :
- On retrouve d’abord une motivation de l’ordre de la compassion, de l’amour, en tout cas de la sensibilité, qui autorise à être touché par la souffrance d’autrui, voire à souffrir soi-même de l’injustice ou du malheur provoqué chez les autres.
- La deuxième forme de motivation est plus précisément liée à cet humanisme en tant qu’ordre moral, un humanisme pratique caractérisé par l’affirmation et la défense de l’humanité comme valeur. On retrouve en effet de la part de ces « entrepreneurs humanistes » une expression de projets autour des capacités à développer l’autonomie des personnes dans le respect de leur dignité, de favoriser leur capacité à prendre mieux en charge leur propre destin.
- La troisième forme de motivation est davantage d’ordre politique. Il y a dans leur projet lié à l’insertion, à l’emploi, une vision politique au sens de projet d’un type de société dans laquelle ils souhaiteraient vivre, une société plus juste et plus solidaire, dans laquelle l’économie, la technique seraient au service de l’homme.
- Enfin, la quatrième forme de motivation est plus triviale. C’est en effet, de plus en plus, la compétence, la formation, l’expertise développée dans le champ des relations humaines et du développement local, qui confortent sinon génèrent une implication dans un projet « social » et en particulier lié à l’insertion.
1.2 – Un apprentissage de type collectif
9L’entrepreneur solidaire, plus encore que l’entrepreneur classique, se conjugue au pluriel. Généralement les projets d’économie solidaire ne sont pas le fait d’un individu isolé, mais sont issus de l’initiative d’un ou de plusieurs porteurs de projet en collaboration étroite avec des acteurs bénévoles et institutionnels. La démarche suppose l’existence d’un apprentissage collectif pour mener à bien le projet et en réaliser toutes les étapes. Les notions de groupe de personnes, de réseau social promoteur sont essentielles et indispensables. Des professionnels, des habitants, des groupes auto-organisés, des usagers et aussi des partenaires locaux s’y engagent pour résoudre un problème qui les concerne directement ou sur lequel ils estiment devoir intervenir. La notion de réseau, déjà très présente en entrepreneuriat, est ici renforcée par la nécessité de recourir à une pluralité d’organisations de nature distincte (associatives, privées et publiques), de personnes dotées de compétences et de volonté d’apport différentes.
10Une des particularités de l’économie solidaire est d’associer, dans le cadre d’un projet collectif, prestataires, usagers et citoyens afin de contribuer à une initiative d’intérêt général à leur portée, dans la proximité. A. Archimbault (2000) identifie les projets d’économie solidaire comme étant des initiatives impliquant des groupes de personnes (habitants, jeunes, femmes, salariés, retraités, agriculteurs, chômeurs, artistes, consommateurs…) dans des processus de coopération ou de développement ascendant. Même si l’on peut trouver un individu à l’origine du projet, jouant un rôle central et endossant véritablement le statut d’entrepreneur, il met en jeu, à un moment ou à un autre, un groupe organisé, une négociation collective ou communautaire sur la façon de fabriquer, de diffuser ou de rémunérer un service ou un produit.
11Cependant, à l’instar de P. Philippart (2002) concernant l’entrepreneuriat dans le cadre de la valorisation de la recherche publique, il est nécessaire ici de ne pas amalgamer les entrepreneurs aux parties prenantes impliquées dans le phénomène (institutions, incubateurs, conseillers…) qui interfèrent dans certains cas avec l’engagement du ou des créateurs. Il n’empêche que les entrepreneurs doivent apprendre comment les uns et les autres fonctionnent, reconnaître la nature des rapports à tisser avec les différentes parties prenantes.
12Autre particularité collective, les entreprises solidaires ancrent la plupart du temps leurs initiatives dans la sphère publique. Ce sont, selon les propos de J. Habermas (1989), des « espaces autonomes de domaine public » qui développent des partenariats de projet avec des institutions sociales et politiques. Les pôles d’économie solidaire en sont une bonne illustration. Ces pôles mobilisent et valorisent un territoire en mettant en œuvre un « développement participatif ». Des porteurs de projets, des bénévoles et des épargnants solidaires sont mis en relation en un lieu convivial et amical, un coordonnateur accompagne le projet commun et les élus soutiennent le pôle auprès de l’administration pour obtenir des financements (E. Dacheux et D. Goujon, 2000).
13J. Mengin (2003) considère les activités d’économie solidaire, et en particulier les activités associatives, comme d’utilité sociale par leur visée de transformation collective. Qu’il s’agisse de formation, d’éducation, d’information, d’expression culturelle ou de lutte en faveur des plus démunis, ces actions ne peuvent que s’inscrire dans une vision politique large, l’espace associatif étant un espace de réflexion et de parole. Au-delà de leur fonction de service, les entreprises de l’économie solidaire ont une fonction politique qui consiste notamment à donner la parole à ceux qui, autrement, n’auraient pas de place dans l’espace public pour s’exprimer.
14Comme le souligne C. Fourel (2001), au-delà de la participation active des différents acteurs au sein même de leur entreprise, l’économie solidaire est aussi génératrice d’une plus grande implication des individus dans la vie sociale. Il s’agit non seulement de production de biens mais aussi de production de liens (au sens de lien social). De ce fait, l’auteur distingue deux niveaux d’analyse :
- un niveau individuel, où les ressources relationnelles sont mobilisées pour permettre de créer un bien individuel ;
- et un niveau collectif : le capital social [8], c’est-à-dire le tissu social appréhendé comme une véritable ressource reposant essentiellement sur la qualité des relations interpersonnelles, contribue ou facilite la création de biens collectifs qui bénéficient à tous les membres d’une communauté ayant un intérêt commun, qu’ils aient ou non personnellement participé à la production de ce bien.
15Nous pouvons ainsi qualifier l’entrepreneuriat en économie solidaire comme étant « doublement » collectif, et c’est là une singularité forte. Il s’agit, d’une part, d’un entrepreneuriat collectif de plusieurs acteurs qui sont entrepreneurs ensemble (même si le projet peut-être impulsé par une personne prioritairement), et d’autre part, d’un entrepreneuriat où l’adhésion de parties prenantes, institutionnelles notamment, est indispensable [9].
2 – La nature du projet
16Les expériences d’économie solidaire cherchent généralement à répondre à deux types de problèmes sociaux que sont la création de nouveaux services face à des demandes qui ne sont satisfaites ni par le secteur privé, ni par le secteur public et l’intégration économique de populations et de territoires défavorisés. Il s’agit, en particulier, d’assurer l’intégration économique des individus que le secteur marchand ne peut ou ne souhaite employer, grâce à des modes de financement originaux.
17Les projets solidaires se définissent ainsi comme une logique de projets bénéficiant soit à des individus soit à la collectivité et qui sont identifiés soit par des personnes conscientes d’un besoin ou confrontées à un problème, soit par une collectivité locale (figure 2).
Les différents types de projets solidaires [10]
Les différents types de projets solidaires [10]
18Comme le montrent les exemples de la figure 2, il s’agit de répondre surtout à des attentes locales (rurales ou urbaines) nouvelles ou renouvelées qui correspondent à des micro-besoins. Les entreprises de l’économie solidaire sont essentiellement créées dans des secteurs qu’on peut qualifier de relationnel et dans lesquels capital social et solidarité sont importants. Il s’agit notamment des services de relations aux personnes, d’emplois de proximité, des emplois liés à la préservation de l’environnement et de la culture, des relations sociales et d’insertion (jeunes enfants, personnes âgées ou handicapées, personnes en difficulté) et plus récemment du secteur des nouvelles technologies d’information et de communication. Cette caractéristique favorise à la fois un positionnement ambigu au regard de parties prenantes relevant du monde économique et social et la création d’une organisation à dimension sociale.
2.1 – Un positionnement ambigu
19P. Bourgne et C. Lambey (2003) soulignent le caractère ambivalent des entreprises de l’économie solidaire, issu de la cohabitation de parties prenantes, d’organisations et de groupes d’acteurs aux intérêts divergents. Combinant des enjeux à la fois économiques et sociaux, ces structures mêlent de multiples logiques d’action. Le caractère paradoxal des firmes de l’économie solidaire contribue à mettre en relation deux mondes difficiles à rassembler : le monde marchand et celui des services désintéressés rendus à une communauté.
20D’une part, certaines caractéristiques de la « production » des entreprises de l’économie solidaire, de leur « clientèle » et de leur « marché » tendent à rapprocher leur logique de fonctionnement de celle d’une administration publique, gardienne par nature de l’intérêt général :
- L’offre ou la production portent sur des services collectifs : ils concernent un public relativement large et présentant des caractéristiques propres (niveau de revenu, caractéristiques démographiques et sociales ou culturelles).
- La démarche de l’usager n’est pas toujours clairement identifiable : on peut parler à cet égard d’indétermination des « besoins sociaux ». C’est une des raisons fondamentales qui légitiment le pouvoir tutélaire de l’Etat et/ou des collectivités locales et le mandat accordé aux professionnels du travail social et aux organismes qui les emploient.
- La demande de l’usager n’est pas ou est insuffisamment solvable. D’où la volonté des pouvoirs publics de soustraire, en totalité ou en partie, l’offre de service à la loi du marché, pour garantir le droit d’accès à tous.
21Dans les esprits, le secteur de l’économie solidaire est souvent associé à l’idée d’organisations fortement dépendantes des financements de l’Etat et n’intervenant que marginalement dans le secteur marchand. Cette image est bien trop partielle mais elle a la vie dure. L’analyse de C. Fourel (2001) est à ce titre intéressante. Deux raisons principales peuvent en effet expliquer cette image partielle et partiale à la fois :
- La première raison tient au fait que les organisations de l’économie solidaire interviennent le plus souvent dans des domaines non explorés par le marché ou laissés en friche par l’Etat qui préfère s’en remettre à elles. C’est par exemple le cas des associations de lutte contre l’exclusion ou des organisations de solidarité auxquelles l’Etat préfère apporter un soutien financier et déléguer le soin d’organiser l’accueil d’urgence, l’accompagnement social, les parcours de réinsertion, les actions de formation, etc. Dans un tout autre domaine, comme celui de l’aide à domicile des personnes âgées dépendantes ou celui de la garde des jeunes enfants, le rôle de « défricheur » de l’économie solidaire a été et reste primordial. Contrairement à l’intervention de l’Etat, l’économie solidaire peut en effet faire valoir de nombreux avantages. Celui d’une souplesse plus grande qui permet de répondre à des besoins quelquefois extrêmement divers. Ou celui d’une capacité d’intervention très localisée où l’ancrage territorial et la proximité avec les populations sont un gage de crédibilité et de réussite. De plus, la capacité de combiner à la fois des ressources marchandes, non marchandes et non monétaires permet d’abaisser le coût du service rendu et de le rendre plus accessible aux personnes ou aux collectivités locales au budget limité. De ce point de vue, l’économie solidaire fait en quelque sorte une synthèse entre l’esprit d’initiative et le principe de solidarité. Ce secteur n’est donc pas seulement plus proche de la population que des administrations : il permet l’expression de ses attentes, il s’ajuste au plus près de ses besoins et surtout il fournit un débouché à la volonté souvent exprimée de s’organiser collectivement.
- La seconde raison tient au fait que la présence d’organisations de l’économie solidaire dans le secteur marchand est perçue soit avec suspicion, soit pour des raisons opposées, avec scepticisme. La suspicion vient principalement du secteur privé lucratif qui accuse volontiers les entreprises du tiers secteur d’exercer une concurrence déloyale, car bénéficiant de financements de l’Etat ou de collectivités locales. Le scepticisme que suscitent les organisations de l’économie solidaire intervenant dans le secteur marchand est sans doute plus idéologique. Certains considèrent que les organisations de l’économie solidaire ayant une activité marchande - c’est-à-dire vendue sur un marché, mais pas nécessairement pour faire un profit - ne peuvent être aussi performantes que leurs homologues capitalistes. Toutefois ce point de vue nous semble critiquable dans la mesure où les critères de performance ne sont pas comparables (voir § 1. La spécificité des objectifs recherchés).
2.2 – Une configuration intégrant la dimension sociale
22L’originalité des organisations solidaires tient, non seulement à leur positionnement ambigu (voir § 2.1), mais aussi à leur relative indétermination. Il n’existe pas en effet de modèle d’association luttant contre l’exclusion ou d’entreprise de services aux personnes dépendantes, et ce qui est valable ici ne l’est pas nécessairement ailleurs. De fait, la dimension sociale est l’élément intégrateur. D’après B.Guigue (2000), cette configuration reconnaît au social la capacité de s’instituer librement en construisant ses propres normes à partir d’un projet que légitime la seule adhésion du groupe. L’auteur réalise un parallèle intéressant entre les associations ouvrières auto-gestionnaires décrites par M. Bakounine au 19ème siècle, et les organisations solidaires : « loin d’obéir à un schéma uniforme »… ces associations, affirme-t-il, « s’effectuent sous des formes et des conditions diverses, qui seront déterminées dans chaque localité, dans chaque région et dans chaque commune, par le degré de civilisation et la volonté des populations ».
23Les composantes culturelles et idéologiques « locales » envers « le social » s’avèrent ainsi fédératrices d’un point de vue organisationnel. Elles incitent à un comportement pro-actif au regard d’un environnement jugé parfois passif ou insuffisamment réactif au regard de besoins sociaux pourtant évidents. Le piège est alors sur le long terme, comme le soulignent R. Dunbar, J.M. Dutton et W.R. Torbert (1982), de vouloir maintenir une stratégie organisationnelle qui corresponde aux valeurs et idéaux des membres fondateurs sans songer à sa remise en cause progressive au fur et à mesure du développement de l’organisation solidaire au sein d’un environnement évolutif.
24Le risque de dérive stratégique est réel. Toutefois, les projets solidaires conduisent rarement à un repli du groupe sur lui-même pour, nous semble-t-il, au moins deux raisons : les valeurs collectives retenues ont généralement une portée universelle et le positionnement au regard des parties prenantes exige une ouverture permanente vers des entités extérieures dont son développement et sa pérennité dépendent.
25Même si l’entreprise commerciale travaille pour autrui dans la mesure où elle a besoin de clients, elle a pour finalité ultime l’intérêt de son ou de ses propriétaires. Par contre, les organisations relevant de l’économie solidaire, et en particulier les associations, n’appartiennent à personne tout en appartenant un peu à tout le monde, à leurs adhérents, à leurs salariés, à leurs destinataires, à la société dans son ensemble. C’est en tout cas pour cela que l’association a une vocation particulière à faire participer ses « bénéficiaires » (ses « usagers »), à exprimer des besoins et à exercer des actions d’intérêt général, à contribuer au service public à côté de l’Etat et des diverses collectivités publiques. Elle s’affirme d’ailleurs, par son rôle extérieur comme par son fonctionnement interne, comme refondatrice de lien social et créatrice de changement dans la société.
3 – La structure d’émergence du projet
26Les entreprises de l’économie solidaire évoluent à la fois dans le milieu marchand, à travers la vente de produits ou de services, dans le milieu de la redistribution, à travers l’assistance (financière ou matérielle) accordée par différentes collectivités et dans le milieu de la réciprocité, à travers le bénévolat, alors que pour les entreprises de l’économie de marché, les ressources proviennent pour l’essentiel de la vente du produit ou du service.
27La structure d’un projet solidaire s’articule autour de deux dimensions principales : d’une part l’existence ou l’absence d’assistance à la création par des parties prenantes, d’autre part la mise en œuvre de moyens diversifiés (figure 3).
La structure d’émergence d’un projet solidaire
La structure d’émergence d’un projet solidaire
3.1 – Une organisation hybride
28Les initiatives solidaires ont ainsi pour but premier, si leur objet n’est pas détourné, l’intérêt collectif et non lucratif. Les expériences d’épargne et de financement de l’entreprise solidaire partent d’un constat : l’accès au crédit devrait faire partie des droits de l’homme. Le mode de financement traduit une première forme de solidarité sociale : il tient le plus souvent à une hybridation des ressources. Le prix payé par les usagers (ressources marchandes), des financements publics reconnaissant l’utilité sociale de l’activité (ressources non marchandes) et des apports réciprocitaires sous forme de bénévolat (ressources non monétaires) constituent les différentes sources de financement de l’économie solidaire. L’entreprise bénéficie aussi parfois d’une épargne éthique (l’épargnant recherche un placement rentable et disponible, tout en souhaitant choisir sa destination, il opte en faveur de produits éthiques de placement FCP ou SICAV, etc.), d’une épargne de partage (l’épargnant renonce à une partie de la rémunération de son épargne) ou encore d’une épargne de proximité (un investissement en fonds propres minoritaires et temporaires est réalisé dans des entreprises non cotées en bourse) (Source Finansol, Op.cité par F. Bourgeois, 2000). L’ensemble de ces sources de financement permet la création d’entreprises par d’anciens chômeurs ou personnes en difficulté, la création de logements ou d’emplois, l’insertion de personnes en situation d’exclusion, la dynamisation d’un territoire, etc.
29Cette hybridation des ressources est le signe d’une approche différente des principes de marché traditionnels. Elle constitue de fait une obligation mais aussi une sécurité pour l’entreprise. Cela évite de faire confiance à un seul et unique partenaire qui pourrait à un moment ou un autre s’avérer défaillant ou qui pourrait aussi avoir tendance à orienter les actions de l’entreprise dans des directions qui ne seraient pas les siennes. La pluralité des origines financières s’impose.
30D’un côté, des actions qui ont un coût élevé, de l’autre des demandeurs incapables d’honorer financièrement leurs besoins. Face à cette alternative, on peut, soit réduire le coût de ces actions en diminuant les salaires et les coûts de gestion, au détriment de la qualité des prestations et en sacrifiant les principes de démocratie et d’égalité ; soit rendre solvable la demande tout en éduquant le consommateur (c’est là qu’interviennent tous les mécanismes de solvabilisation par des sources diverses).
31Or les actions conduites par l’économie solidaire, par exemple en direction des enfants et des personnes dépendantes, correspondent à une véritable mission de service public. Ces entreprises sont ainsi source d’épargne pour la société en ce qu’elles allègent les coûts sociaux et écologiques, traditionnellement supportés par les entreprises privées et le contribuable (A. Archimbaud, 2000). Elles créent un lien social parfois indispensable et reconnu par l’Etat. En ce cas, les pouvoirs publics, les collectivités locales devraient être les principaux bailleurs de fonds. Dans le domaine de l’aide à domicile aux personnes âgées, le financement est en partie ou en totalité assuré conjointement par les caisses de retraite, l’assurance-maladie ou les conseils généraux. Les pouvoirs publics constituent donc un interlocuteur privilégié, puisqu’une partie du financement de ces services provient de la collectivité.
32Certes, il est primordial que les intéressés, en fonction de leur situation financière, participent tout au moins partiellement au financement des services dont ils bénéficient. Le bénévolat peut être également mobilisé. Mais d’autres financements sont nécessaires, en particulier publics. Or, les entreprises du secteur concurrentiel critiquent parfois les subventions allouées à ces organisations du tiers secteur. Mais y-a-t-il réellement concurrence déloyale quand l’association s’intéresse à une demande peu solvable ? L’économie de marché peut-elle assurer les mêmes services dans les mêmes conditions de prix et de qualité ? Interviendrait-elle en dehors de réelles opportunités de profit ? Face aux géants du BTP, les entreprises d’insertion dans ce secteur mettent en avant leur spécificité : elles sont aidées parce que leur coût salarial est plus élevé, leur vocation étant d’embaucher des personnes a priori moins productives.
33B. Guigue (2000) juge que l’Etat accorde un financement à l’économie solidaire parce qu’elle est socialement utile. S’il contribue à l’hybridation de ses ressources aux côtés des recettes marchandes et des apports du bénévolat, c’est qu’elle a une valeur ajoutée qui lui est propre, qu’elle apporte une contribution spécifique à la cohésion sociale, qu’elle remplit une fonction dans l’exercice de laquelle on ne saurait la remplacer. Mais d’où proviennent, demandera-t-on aussitôt, les avantages comparatifs qui sont les siens en regard de l’intervention étatique traditionnelle ? Ses vertus, l’économie solidaire les tire de sa nature même. Un projet collectif d’essence démocratique au service de l’homme, des valeurs sociales sous-tendant en permanence les activités du groupe, un groupe où les échanges dépassent la notion d’assistanat, des liens de proximité renforçant la cohésion de l’organisation, ce sont là des éléments caractéristiques de l’économie solidaire qui en font sa richesse, sa personnalité et son originalité. L’économie solidaire apparaît dès lors comme une réponse ajustée à une demande authentique.
34De plus, ces expériences ont besoin d’un financement public qui se justifie par le fait que les initiatives d’économie solidaire ont un souci de justice sociale qui vise à les rendre accessibles à tous les citoyens intéressés.
35Les créateurs d’entreprises en économie solidaire se trouvent, au moment de la mise en place de leur projet, fréquemment confrontés à un problème financier. Il leur faut convaincre les bailleurs de fonds potentiels. Or, ils n’ont aucune garantie de succès à pouvoir présenter et n’ont souvent aucune expérience. Il s’opère ainsi une véritable sélectivité par l’argent. Le « filtrage » initial élimine des projets émanant de groupes motivés mais peu familiarisés avec les financements institutionnels. Les projets émis par des groupes dans des quartiers dégradés sont ainsi découragés, leurs projets manquant de réalisme au regard des critères administratifs courants. Dans ce contexte défavorable, les projets menés à bien se limitent à ceux défendus par des promoteurs ayant une connaissance approfondie des circuits administratifs, soutenus par des notables locaux ou bénéficiant d’agents de développement local. Il en résulte une inégalité devant l’initiative.
36Il serait d’ailleurs nécessaire de trouver des formes intermédiaires de financement entre l’Etat et le marché. Ce n’est pas parce que des activités ne sont solvables qu’à 80 % qu’on ne doit pas les développer. On pourrait envisager la constitution de fonds territorialisés de développement des initiatives locales, comme cela se fait au Québec. Ces fonds, gérés par les élus, les partenaires sociaux et les associations, pourraient faire varier leur participation à un projet en fonction de son utilité sociale.
3.2 – Un environnement institutionnel favorable
37La création directe ou indirecte d’emplois, la réactivation ou le renforcement de la cohésion sociale suscitent, de la part des institutionnels, un appui et une réflexion sur des outils juridiques mieux adaptés.
3.2.1 – Une assistance à la création d’entreprises
38L’isolement reste le mal du créateur d’entreprises qui attend un soutien, une aide (autant financière que morale). Les obstacles administratifs répétés, la crainte de l’échec conduisent certains candidats, faute d’accompagnement, à renoncer à leur entreprise. Conscientes de ces difficultés, les parties prenantes de l’économie solidaire essaient de développer des outils d’accompagnement spécifiques.
39T. Jeantet (2001) souligne que l’économie sociale a de plus, depuis longtemps, inventé la formule - à travers l’expérience agricole - de la coopération dans laquelle les individus se mettent en réseau avec leurs collègues (coopération commune de gestion, de promotion, d’achat, etc.). Elle s’est plus récemment exprimée sous la forme de coopératives de commerçants détaillants et, dans une moindre mesure, d’artisans. Elle pourrait être étendue à des personnes voulant travailler à domicile et offrir leurs services collectivement à des entreprises, des collectivités publiques, etc. L’association individuel/collectif n’est pas là antinomique.
40Il s’agit alors d’assurer une forme de coopération entre différents acteurs d’un même secteur d’activité, acteurs qui sont parfois même en concurrence, l’objectif étant alors une répartition du risque entrepreneurial. Mais la forme la plus élaborée est la mise en réseau d’un ensemble de ressources.
3.2.2 – La proposition d’un nouvel outil juridique
41Le plus souvent ce n’est pas l’absence de viabilité économique qui empêche l’entrepreneuriat en milieu solidaire de se développer, mais le faible apport initial en capital accentué par l’insuffisance de sources de financement adaptées et des statuts existants qui s’avèrent insatisfaisants.
42Jusqu’ici les créations d’entreprises d’économie solidaire se pratiquaient grâce au statut associatif, éventuellement sous le statut coopératif. Or une association ne peut mobiliser des capitaux, faute d’être autorisée à les rémunérer, et se trouve contrainte de satisfaire ses besoins de financement auprès des banques, à qui elle versera des intérêts ! A l’inverse, un statut de type coopératif, s’il permet de faire appel aux capitaux privés, crée d’autres difficultés : une société commerciale (même coopérative) n’est pas éligible à certaines aides publiques, et notamment au programme emplois-jeunes.
43Le développement des entreprises d’économie solidaire se heurte aussi à une fiscalité mal adaptée. La nouvelle réglementation fiscale des associations est censée permettre de distinguer les activités commerciales, qui sont normalement soumises à l’impôt sur les bénéfices et aux taxes, de celles d’intérêt général, qui bénéficient d’un régime de faveur. Mais dans les faits, des activités commerciales sont le support d’actions d’insertion ou des réponses à des besoins sociaux et sont malgré tout assujetties à l’impôt et aux taxes.
44De plus comme le souligne A. Margado (2002), les lois et règlements contraignent parfois les associations et les coopératives soit à fermer les yeux sur certaines dérives, soit à des contorsions juridiques consommatrices de beaucoup d’énergie. Qui ne connaît, en effet, telle association dont l’assemblée générale fantôme laisse les véritables décisions d’orientation entre les mains de son directeur salarié, alors que son président en est responsable juridiquement au premier chef ? Et telle autre, qui pour préserver son « projet associatif » tout en réalisant des activités commerciales, a généré une ou plusieurs filiales, multipliant ainsi les charges de gestion et les confusions de prises de pouvoir croisées ? Quant à la coopérative qui souhaiterait intégrer ses clients, ou ses salariés, ou d’autres personnes, impossible ! Chaque type de coopérative ne regroupe en effet qu’une même catégorie d’individus qui partagent un même type d’objectifs : l’achat pour les coopératives de consommateurs, le travail et la possession de l’outil de production pour les sociétés coopératives de production (Scop), l’utilisation de matériels agricoles (Cuma), etc.
45Mais depuis 2001, les futurs créateurs disposent d’un nouveau statut juridique, adapté du statut coopératif existant régi par la loi du 10 septembre 1947 : la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). L. Manoury (2001) précise que la SCIC répond bien aux cinq critères retenus pour caractériser l’entreprise sociale en Europe, à savoir : la gestion participative, la non-lucrativité, la recherche d’un objectif d’intérêt général ou collectif, le contrôle (interne et externe) et le boni de liquidation.
46De plus, la SCIC présente une double particularité. La première est relative à la cause : la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif, qui présentent un caractère d’utilité sociale même si celle-ci n’est pas définie par la loi sur les SCIC. Cependant l’utilité sociale, nécessaire à l’agrément préalable au démarrage de l’activité délivré par le préfet, pourra être appréciée selon A. Margado (2002) au travers d’un certain nombre de critères tels que le type de produit ou service proposé, la façon dont la production est organisée, le degré d’accessibilité à ce produit par le plus grand nombre, la capacité à mobiliser des catégories d’acteurs différents, le degré de démocratie et de transparence dans la gestion, la qualité des effets positifs induits sur l’environnement (externalités positives).
47La seconde particularité est le multi-sociétariat, qui concerne trois catégories d’acteurs : les salariés, les usagers, et des tiers (bénévoles, collectivités publiques, apporteurs de capitaux) dont la présence est initialement souhaitée relativement à des enjeux de régulation. L’objectif de ce statut est notamment de permettre d’associer les usagers et les bailleurs de fonds aux décisions stratégiques, aux côtés des salariés et des bénévoles. Car pour l’instant, ni le statut associatif, qui donne le pouvoir aux bénévoles, ni celui de Scop, qui le donne aux salariés, ne le permettent.
48Concernant les contextes, l’entreprise d’économie solidaire fait donc preuve, là aussi, de singularité en mobilisant d’autres ressources que celles que l’on rencontre habituellement dans une entreprise marchande, même si cela provoque parfois des problèmes. Cependant, des statuts mieux adaptés, tenant compte des spécificités de l’entreprise solidaire, seraient les bienvenus.
Conclusion : dimension sociale et besoin singularisent bien le phénomène
49Au regard des caractéristiques étudiées, une représentation des singularités de l’entrepreneuriat en milieu solidaire peut désormais être proposée (voir figure 4). Elle peut être articulée, au sein d’un environnement institutionnel « ouvert », autour de trois pôles : les porteurs de projet, les parties prenantes et l’organisation impulsée.
Une représentation des singularités de l’entrepreneuriat en milieu solidaire
Une représentation des singularités de l’entrepreneuriat en milieu solidaire
50Les porteurs de projets solidaires (1) entreprennent ensemble au service d’autrui ou de la collectivité dont ils sont membres. Leur adhésion à un registre conventionnel de type social et solidaire est un élément indispensable à la création ou au développement de l’organisation créée. Il s’agit là d’un entrepreneuriat que nous avons qualifié de « doublement » collectif en ce qu’il engage plusieurs personnes qui entreprennent ensemble sans pouvoir se dispenser de l’adhésion de parties prenantes, institutionnelles notamment (2). Les parties prenantes jouent en effet un rôle intrinsèque vis-à-vis du projet tant au niveau de son financement et de son montage, que de son développement en harmonie avec les principes de solidarité censés l’animer. La nature des projets dévoile de fait un positionnement difficile au regard de parties prenantes puissantes, parfois concurrentes.
51Enfin, l’organisation impulsée (3) insiste sur l’objectif de création de plus-value sociale, mesure de la performance de ce type d’organisation - difficile à quantifier en soi. Mesurer l’apport net de ces entreprises à la richesse collective signifie mesurer l’apport du lien social ainsi créé et l’allègement des coûts sociaux et écologiques traditionnellement supportés par les entreprises privées et le contribuable (A. Archimbaud, 2000). La mesure objective de l’épargne née, par exemple, de la réinsertion d’un chômeur semble de fait bien délicate. L’organisation impulsée se caractérise également par l’originalité de montages aux ressources hybrides (marchandes, institutionnelles, bénévoles), la volonté d’intégration économique d’individus ou de territoires défavorisés et la recherche d’outils juridiques adaptés.
52Un concept intégrateur demande dès lors à être mobilisé dans toute analyse relative au phénomène : celui de dimension sociale que l’on retrouve au niveau des valeurs solidaires des porteurs de projets, de l’objectif prioritaire recherché (plus-value sociale) et de l’action engagée (réponse à un besoin social).
53Tout projet solidaire tend, en effet, à faire émerger des besoins - certains faisant partie du non-dit, difficiles à exprimer, à extérioriser - des besoins touchant pour l’essentiel aux domaines du social et de la solidarité. Nécessité est de les identifier, d’en délimiter les contours avec précision afin d’adapter au mieux l’offre à la demande qui a été révélée. Des citoyens impliqués dans la vie de la cité ou des collectivités locales (on parlera alors de projet suggéré) peuvent être à l’origine de la mise à jour de ces besoins. Généralement, on ne part pas de besoins objectivés au sens d’un marché, solvabilisés, mais de problèmes pourtant bien réels, vécus au quotidien par les personnes. Deux formes de réponse ont été identifiées : un projet conçu et développé par les individus confrontés à un besoin avec une construction conjointe de l’offre et de la demande entre les usagers, les prestataires et les partenaires ou, différemment, un projet initié en faveur d’autrui qui répond au besoin souvent non exprimé par les personnes qui le ressentent. Les deux formes d’entrepreneuriat sont très distinctes mais sont toutes deux singulières du phénomène en milieu solidaire.
54Au-delà de ces traits, nous retiendrons qu’en milieu solidaire, il y bien impulsion d’une organisation par un ou plusieurs entrepreneurs, caractérisés par des motivations où la dimension sociale joue un rôle majeur, faisant émerger à ce titre des projets singuliers mais multiples, dans des contextes particuliers.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- VERSTRAETE T., Essai sur la singularité de l’entrepreneuriat comme domaine de recherche, l’ADREG, 2002.
Notes
-
[1]
D. Démoustier (2001) souligne que les organisations de l’économie sociale, à travers leur institutionnalisation et leur développement, proposent une démocratie représentative, alors que les organisations de l’économie solidaire prônent une démocratie participative.
-
[2]
Plusieurs de leurs résultats confirment les nôtres, notamment ceux relatifs aux rôles des parties prenantes. Citons pour exemples Bygrave et al. (1996), Mock et Hoy (1998).
-
[3]
La réflexion actuelle s’inscrit dans une recherche longitudinale qui envisage, dans le cadre d’une investigation empirique de type rechercheaction, l’élaboration d’outils (leviers d’action) pour les entrepreneurs en milieu solidaire.
-
[4]
Le terme est récemment mobilisé en entrepreneuriat pour caractériser un « autre mode d’organisation du capitalisme » (M. Marchesnay, 2003) ou encore pour juger du caractère distinct de la recherche en entrepreneuriat au regard du management stratégique (Th. Verstraete, 2002).
-
[5]
Th.Verstraete résume son modèle de la façon suivante : PHE = F [(CxPxS) c (ExO)]
Le niveau cognitif renvoie à la personne de l’entrepreneur, plus précisément à sa vision, à ses capacités réflexives et d’apprentissage. Le niveau praxéologique permet de travailler sur les notions de positionnements multiples de l’entreprise au regard de parties prenantes aux attentes diversifiées et de création d’une configuration adaptée à ces différentes attentes. Le niveau structural se réfère au contexte tant environnemental qu’organisationnel du phénomène entrepreneurial. -
[6]
L’utilisation des termes « symbiotique » et « impulsion » caractérisent le travail de l’auteur.
-
[7]
M.C. Malo (2001) les appellent ainsi en insistant sur l’effet moteur de l’utopie en tant que construction imaginaire et rigoureuse d’une société qui constitue, par rapport à ceux qui la réalisent, un idéal total. L’auteur se distingue ainsi fortement des détracteurs de l’économie sociale et solidaire qui dénoncent des idéaux impossibles à atteindre, partant, peu sérieux.
-
[8]
En France, la notion de capital social a été théorisée essentiellement par P. Bourdieu. Dans les pays anglo-saxons, ce sont les travaux de T. Putnam qui focalisent les débats et recherches sur cette notion qui désigne la bonne volonté, la camaraderie, la sympathie et les relations sociales entre les individus et les familles qui forment une unité sociale. Elle est très usitée par les auteurs en économie solidaire.
-
[9]
Nous maintenons que les parties prenantes jouent un rôle indispensable mais ne sont pas entrepreneurs elles-mêmes. Si le cas se produit, cette fusion entraîne de fait la perte de l’esprit entrepreneurial du projet.
-
[10]
Les activités d’économie solidaire inscrites dans la matrice précédente ne sont indiquées qu’à titre indicatif et d’exemples. Suivant les cas, telle ou telle activité peut se trouver dans une partie différente de la matrice en fonction de l’entité qui identifie le besoin (repérage par un groupe de citoyens confrontés à un problème particulier, repérage par des professionnels du domaine concerné, repérage par une collectivité locale qui va impulser l’initiative).