Notes
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[1]
Ce dispositif a été co-animé deux ans au sein d’un Centre de réhabilitation à vocation intersectorielle sous la direction du Pr Nicolas Franck.
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[2]
Ce dispositif a été co-animée durant deux ans au sein de deux unités de post-crise en psychiatrie intra-hospitalière pour adolescents. Une description du dispositif est disponible aux références suivantes : Peter et coll., 2016 ; Gillet et Brun, 2017b.
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[3]
Ce dispositif a été co-animé un an au sein d’un Centre médico-psychologique (Gillet et Brun, 2017b).
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[4]
Massively Multiplayer Online Role Playing Game ou jeux vidéo de rôle en ligne massivement multi-joueurs.
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[5]
La Guilde est le nom donné à un groupe de joueurs en ligne.
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[6]
Ce dispositif a été co-animé durant trois ans au sein d’un Centre médico-psychologique pour adolescents. Il requiert l’utilisation de la console de jeu vidéo Sony Playstation 2/3 et le jeu vidéo Les Sims 2/3.
1 Depuis une quinzaine d’années, nous assistons à un « saut technologique » induit par le développement spectaculaire des Nouvelles technologies de l’information et de la communication (ntic). Au commencement, l’utilisation de l’informatique était « régionalisée » à l’espace du chez soi sur un poste d’ordinateur fixe.
2 Les progrès en matière de miniaturisation ont d’abord permis à cette technologie de migrer vers de nouveaux supports. Les objets « inertes » appartenant à la catégorie du non-vivant ont été dotés de propriétés typiques du monde vivant telles que la capacité d’interaction, d’auto-animation et d’auto-analyse.
3 L’avènement de l’Internet a ensuite permis l’accès de nouveaux lieux communs partagés comme le forum et le chat qui constituent des hétérotopies (Foucault, 1967) modernes. L’apparition de nouveaux supports nomades polyvalents a fini d’achever le processus de colonisation de tous les secteurs de nos vies. Ce que nous avons rebaptisé le « virtuel-numérique » est un objet omniprésent plus ou moins imposé dont la maîtrise s’avère indispensable.
4 Aujourd’hui, un mouvement général de virtualisation affecte non seulement l’information et la communication, mais aussi bien les corps, le fonctionnement économique, les cadres collectifs et la sensibilité ou l’exercice de l’intelligence. Ce phénomène atteint même les modalités de l’« être ensemble », la constitution du « nous » (Levy, 1995).
5 Parmi les nombreuses déclinaisons du virtuel-numérique, le jeu vidéo fait l’objet d’un développement sans précédent qui suscite des inquiétudes quant aux éventuels effets négatifs de son utilisation quotidienne, prolongée et/ou excessive (Gillet & Leroux, 2015). Cependant, malgré ces controverses de plus en plus de professionnels reconnaissent l’intérêt d’utiliser le jeu vidéo dans leurs pratiques (Gillet et Leroux, 2015).
6 L’essor de la médiation thérapeutique est lié au constat de l’impossibilité de travailler uniquement à partir du langage verbal en face-à-face (Brun, 2007). Les formes contemporaines de la souffrance psychique sont liées à des retours de traces mnésiques qui s’imposent au sujet sous forme d’hallucinations corporelles. C’est le cas dans les souffrances identitaires-narcissiques dans lesquelles le sujet souffre moins d’un manque dans l’être, que d’un manque à être. Leur prise en charge requiert un environnement « suffisamment bon », « soi--gnant » et « adapté sur mesure » (Roussillon, 1999) et de prendre en compte la dimension messagère du « langage du corps et de l’acte » (Roussillon, 2006). Cependant, le choix d’un objet de médiation « clas---sique » (pâte à modeler, dessin, peinture, conte, marionnette, Photolangage) n’est pas toujours approprié auprès de l’adolescent ou du jeune adulte qui le perçoit comme un objet de régression trop intense et trop éloigné de son quotidien (Gillet et Brun, 2017a).
7 Comme les cadres-dispositifs thérapeutiques sont des dérivés des dispositifs sociaux ou institutionnels (Roussillon, 2011), la proposition du jeu vidéo permet d’« attracter » l’investissement psychique de l’enfant ou de l’adolescent en proposant un objet suffisamment familier pour induire un lien transférentiel. Afin de repérer les spécificités du jeu vidéo en thérapie, nous commencerons par proposer un aperçu de l’histoire de son utilisation par les psychothérapeutes.
8 En appui sur notre expérience clinique d’animation de cadre-dispositif à médiation virtuelle-numérique, nous mettrons en évidence différentes modalités transférentielles qui émergent au point de rencontre entre les propriétés spécifiques du logiciel employé et l’histoire des patients.
Les psychothérapeutes et le jeu vidéo en thérapie
9 Les psychothérapeutes américains ont été des pionniers dans le monde pour l’utilisation du jeu vidéo en thérapie. Dès 1984, D. Allen utilise le jeu Super Mario pour traiter les troubles anxieux présentés par un enfant en réaction au divorce de ses parents. Il constate une augmentation de la confiance en soi, une meilleure maîtrise, un plus grand sens des responsabilités et un effet moins stigmatisant de la psychothérapie (Allen, 1984). Quelques années plus tard, J. Gardner présente plusieurs cas d’enfants âgés de 5 à 7 ans ayant des troubles du comportement, des troubles anxieux ou des troubles du spectre autistique traités avec une technique utilisant les jeux vidéo (Gardner, 1991).
10 Les psychanalystes proposent alors un premier travail de théorisation. Pour J. Hull, le jeu vidéo soulage du travail de distinction entre la réalité interne et la réalité externe, ce qui le rapproche de l’objet transitionnel (Winnicott, 1971). Il s’agit d’un moyen de réduire l’écart entre le monde interne et le monde externe (Hull, 1985). Les jeux vidéo sont des objets culturels attracteurs pour la vie psychique qui permettent la reprise de la dynamique entre processus projectifs et processus introjectifs.
11 Pour T. Ceranoglu les jeux vidéo apportent de nouveaux modes de relations dans la thérapie. Ils facilitent l’expression des conflits et des anxiétés et aident à construire la relation thérapeutique tout en donnant au psychothérapeute des indices sur le monde interne du patient qui permettent l’élaboration et la clarification des conflits (Ceranoglu, 2010). J. Steadman et ses collaborateurs ont passé en revue les utilisations thérapeutiques du jeu vidéo du commerce en montrant comment l’utilisation de chacun de ses genres pouvait avoir un effet thérapeutique. Cette revue de la littérature suggère que la limite est moins dans le média que dans la créativité des psychothérapeutes et leur habilité à utiliser le jeu vidéo dans leur dispositif thérapeutique (Steadman et coll., 2014).
12 En France, l’utilisation du jeu vidéo au sein d’un cadre-dispositif thérapeutique est une pratique encore peu répandue en raison de multiples résistances, notamment épistémologiques, idéologiques et institutionnelles (Gillet et Brun, 2017a). Pourtant, dès 1994, E. Esther-Gabriel montre comment l’interactivité est au coeur de l’expérience vidéo ludique. Elle fait du joueur le producteur de son propre spectacle en l’invitant à l’expérimentation active et à la construction de représentations (Esther Gabriel, 1994). F. Lespinasse et J. Perez racontent comment ils ont choisi d’utiliser le jeu vidéo en thérapie face aux impasses dans les prises en charge des enfants qui leur parlaient de jeu vidéo (Lespinasse et Perez, 1996).
13 En 2000, H. Garrel et D. Calin proposent une approche intéressante puisqu’ils considèrent l’ordinateur comme un objet polyvalent et un support interactif qui peut être utilisé dans un cadre rééducatif au sein duquel il constitue un accélérateur des processus d’évolution de l’enfant (Garrel et Calin, 2000). M. Stora joue un rôle important dans la diffusion de l’utilisation du jeu vidéo en psychothérapie. Il conçoit le jeu vidéo comme un « conte interactif » pouvant être utilisé comme un « accélérateur de la relation transférentielle ». Il met l’accent sur les processus de mise en récit en décrivant le jeu vidéo comme une « narration sensorielle » où le joueur « règne » sur les objets du jeu à travers la médiation de l’interface de jeu qui fait-fonction de « surmoi virtuel » (Stora, 2006).
14 T. Gaon y voit un objet qui favorise la concordance entre identification projective et contenu thématique de la « réalité virtuelle » qui est faite pour être perçue et pour être habitée (Gaon, 2004). Pour S. Tisseron, l’image constitue le premier contenant indifférencié pour le psychisme (Tisseron, 2005) que le joueur va utiliser pour constituer avec l’environnement vidéo-ludique une « dyade numérique » qui lui permet de trouver un attachement sécurisé, de maîtriser l’excitation, de trouver un accordage affectif sécurisant et d’incarner l’idéal (Tisseron, 2006a et b). Cette relation privilégiée lui permet de rejouer les relations problématiques qu’il a précédemment construites afin de pouvoir s’en dégager. T. Gaon considère le jeu vidéo comme un espace de projection de la vie psychique (Gaon, 2008). Pour Y. Leroux, le jeu vidéo n’est pas seulement une surface réceptrice, il est également une enveloppe narrative et un ludopaysage, c’est-à-dire un espace dans lequel se mêlent les images et les actions du jeu, les éléments de la culture et l’espace du joueur sensible aux aléas de sa météo personnelle (Leroux, 2008).
15 La prise en compte de son utilisation comme « support de la relation thérapeutique » (Leroux, 2009) conduit à une diversification de son recours en thérapie. Ces « bricolages thérapeutiques » ont conduit à proposer le jeu vidéo à des personnes présentant des problématiques très différentes. S. Vernadat et B. Virole l’utilisent dans la prise en charge des enfants autistes (Vernadat, 2009 ; Virole 2014). V. Le Corre et G. Latry ou encore G. Gillet ont recours au jeu vidéo auprès des adolescents (Le Corre, 2012 ; Le Corre et Latry, 2013 ; Gillet et Leroux, 2015 ; Gillet et Brun, 2017b).
16 C. Peter et ses collaborateurs l’utilisent auprès d’adultes souffrant de psychose schizophrénique (Peter et Estingoy, 2014). Le jeu vidéo fait à présent l’objet d’un apprentissage d’une technique en psychothérapie psychodynamique comparable à la technique classique du jeu et du dessin, dans la mesure où elle permet l’expression des fantasmes et la perlaboration des traumatismes (Virole, 2013). Actuellement, la recherche s’oriente dans plusieurs directions. L’une d’elle concerne la poursuite du travail d’exploration de l’aspect individuel de l’investissement psychique de l’avatar, c’est-à-dire le personnage joué qui est considéré comme la voie royale de la thérapie et le moyen d’accès aux processus psychiques inconscients (Tisseron, 2009). L’immersion sensorielle, l’immersion systématique et l’immersion fictionnelle sont alors différentes manières d’entrer dans l’espace du jeu en favorisant la toute-puissance inconditionnelle, la toute-puissance aidée de gestes magiques ou encore la pensée et les mots magiques (Leroux, 2012).
17 Une deuxième direction se rapporte à la dynamique de groupe au sein des ateliers thérapeutiques utilisant le jeu vidéo (De Bucy et coll., 2009). Enfin, la troisième s’éloigne du jeu vidéo pour étudier la dynamique groupale en ligne (Leroux, 2010), les thérapies en ligne (Leroux, 2014 ; Haddouk, 2016) et les réseaux sociaux à l’adoles-cence (Gozlan, 2016).
Quelques fonctions du jeu vidéo à partir de la clinique du virtuel-numérique
18 Que ce soit à la maison ou dans le cabinet du psychothérapeute, en groupe ou seul, le jeu vidéo est toujours une expérience émotionnelle et cognitive complexe. Le joueur doit « s’appareiller à la machine », comprendre et intégrer les règles du jeu et enfin interpréter les indices pour venir à bout des problèmes auxquels il est confronté. Ses réussites et ses échecs, les histoires et les images font naître chez lui des émotions dont l’expression suscite du plaisir ou du déplaisir. Cette expérience peut être utilisée par le psychothérapeute pour se représenter les problèmes que le patient rencontre mais aussi ses forces et ses potentialités.
19 En ce sens, le psychothérapeute peut retrouver dans les récits des parties de jeu vidéo de ses patients des traces de l’organisation psychique et des angoisses sous-jacentes. Dans le cadre des séances de psychothérapie, l’investissement du jeu vidéo se fait en lien avec des enjeux transférentiels. La manière dont le patient investit le cadre-dispositif (le cadre matériel, le thérapeute, le dispositif de jeu vidéo, l’interface et ses avatars) permet de repérer les aspects de son self, ses mécanismes de défense, ou la relation d’objet qu’il privilégie dans son rapport à l’altérité.
20 Ces fonctions sont illustrées avec les vignettes cliniques suivantes.
Fabrice et le récit de la rencontre avec l’altérité dans le jeu vidéo
21 Fabrice est un jeune patient souffrant de schizophrénie. Le thérapeute le rencontre préalablement à sa participation à un cadre-dispositif de groupe thérapeutique à médiation virtuelle-numérique [1]. Après un temps de présentation, le clinicien invite Fabrice à parler de sa pratique du jeu vidéo. Celui-ci répond qu’il joue au « solitaire ». Puis, il raconte qu’il joue à un jeu de construction de ville.
22 Le soignant comprend qu’il s’agit d’un logiciel du type gestion qui consiste à développer une ville en construisant des bâtiments et en administrant les ressources en vue de permettre son expansion. Ce type de jeu vidéo suppose des capacités d’anticipation, l’élaboration de stratégies et l’appui sur des représentations d’actions qui évoluent en « temps réel ». Cela suppose également de développer des aptitudes à distribuer son attention entre différents processus indépendants les uns des autres. Le soignant demande à Fabrice comment cela se passe lorsqu’il joue. Le jeune homme explique qu’il construit sa ville et qu’au bout d’un moment elle rencontre celle qui est créée simultanément par le logiciel. Le thérapeute est surpris de découvrir la « présence intérieure » de cet « autre » qui est « joué » par le programme du jeu vidéo. Il demande à Fabrice ce qu’il fait alors. Celui-ci répond qu’il arrête, qu’il recommence toute la partie depuis le début, sans sauvegarder.
23 Fabrice raconte comment il vit son rapport à l’altérité à travers son expérience de jeu vidéo. Dès qu’il fait l’expérience d’une rencontre avec une limite signalant la présence d’un autre dont le mouvement et le développement sortent de sa sphère de contrôle, il recommence depuis le début sans conserver de trace, comme si rien ne pouvait s’inscrire et se transformer.
Rémy et le transfert sur le cadre-dispositif
24 Rémy est un adolescent de 14 ans souffrant de troubles du comportement. Le thérapeute le rencontre lors de la première séance d’un groupe thérapeutique à médiation virtuelle-numérique [2]. Déscolarisé depuis un an, Rémy refuse de respecter les règles qu’il cherche systématiquement à contourner. Son père est mort d’un cancer il y a deux ans. Sa mère lui a longtemps caché cette maladie. L’adolescent s’est senti trompé et manipulé. Sa pratique intensive du jeu vidéo remonte à l’hospitalisation à domicile de son père. Depuis, sa relation avec sa mère est très conflictuelle. Il lui en veut encore « à mort » et il l’a plusieurs fois agressée physiquement.
25 Dans le groupe thérapeutique jeu vidéo, Rémy ne cesse de faire des demandes qui interrogent le cadre et le passage entre le dedans et le dehors. Il refuse de participer et de jouer. Il sort de la pièce lorsqu’un autre patient joue. Il tente de se connecter à Internet pour jouer avec un avatar qu’il a construit lorsqu’il jouait chez lui, ou encore il essaie de faire jouer un autre patient alors qu’il joue sur sa partie à lui. Sa manière d’interroger les limites du cadre et de modifier les règles instituées se retrouve dans sa façon de raconter comment il joue au jeu vidéo.
26 Rémy dit qu’il s’est fait exclure de la plateforme de jeu vidéo Xbox-live à cause d’un piratage informatique. Il raconte qu’il joue à un jeu vidéo au sein d’arènes dans lesquelles les joueurs s’affrontent en PVP (Player Versus Player : « un-contre-un »). En général, ce genre de jeu vidéo implique de choisir un personnage en fonction de son histoire, de sa race, de ses spécificités ou des spécialités que l’on souhaite développer. L’objectif est d’affronter d’autres joueurs afin d’accumuler des points d’expériences qui vont permettre de monter en niveau. C’est aussi un enjeu de réputation puisque ces logiciels proposent un système de classement qui met les joueurs en concurrence et qui les départage en fonction de leurs habiletés. Auparavant, il était possible de tricher en utilisant un programme pirate qui « dopait » les caractéristiques du personnage. Afin d’éviter cette triche, les personnages comme les « niveaux » ou les objets que l’on peut récolter sont à présent stockés en ligne.
27 Or, le logiciel que Rémy utilise contourne la mesure de protection par le stockage en ligne en lui permettant de contrôler à distance le personnage de l’autre joueur. Ainsi, cette manipulation coordonnée du corps virtuel de son avatar et du corps virtuel de l’autre joueur permet à Rémy d’anticiper toutes les tentatives de mouvement de son adversaire et même de les commander à distance.
28 En instaurant cette prévisibilité totale, il peut alors faire tuer l’avatar de l’autre tout en préservant la vie du sien, ce qui lui assure la victoire à chaque fois. Cependant, ce contournement des principes du jeu est finalement repéré par l’équipe de Microsoft. Le jeune homme a donc été sanctionné par la fermeture de son compte en ligne et par le bannissement de l’univers virtuel-numérique. Par conséquent, l’adolescent est frappé d’une double perte : la perte de son droit de jouer en ligne avec les autres et la perte de tous les personnages qu’il avait construit et qui étaient « abrités » dans son compte. Rémy explique qu’il a ouvert un autre compte dans la foulée. Son récit s’accompagne d’un mélange de plaisir et de honte, ce qui suscite chez les soignants une réaction de méfiance.
29 Ils éprouvent des difficultés à accueillir ce jeune patient et ils ressentent un mouvement de rejet envers lui. La manière dont Rémy parle de sa pratique du jeu vidéo ainsi que sa façon d’investir le cadre-dispositif permet plusieurs niveaux de lecture. Tout d’abord, sa manière de tricher au jeu vidéo en manipulant le personnage de l’autre témoigne d’une actualisation de son impression d’avoir été trompé par sa mère sur l’état de santé de son père.
30 Simultanément, le jeune garçon opère un retournement passif-actif qui marque le début de l’appropriation subjective de cette expérience. Ensuite, le « piratage » constitue pour lui une modalité relationnelle de type parasitaire/symbiotique. La mise en scène de la manipulation de l’autre évoque un processus d’identification projective qui consiste à expulser hors de soi et à loger dans l’autre les éprouvés intolérables, en vue de s’assurer d’un contrôle omnipotent et de dégrader magiquement l’objet.
31 La pratique du jeu vidéo de Rémy constitue une tentative de déflexion de la violence des attaques dirigées contre sa mère et probablement contre son père au moment de l’adolescence, sous la pression de la poussée pubertaire. Enfin, il joue à un autre jeu qui relève d’un transfert sur le cadre qu’il tente là encore de « pirater » tout en rejouant le risque de se faire expulser. Il met à l’épreuve la constance et la permanence ainsi que la résistance du cadre-dispositif.
Chloé et la permanence de l’objet dans le jeu vidéo en ligne
32 Chloé est une jeune femme souffrant d’une problématique dépressive avec des angoisses d’abandon et des crises de boulimie. Le thérapeute la rencontre en thérapie individuelle médiatisée par le jeu vidéo [3]. Peu après sa naissance, Chloé est séparée de sa mère. Suite au divorce conflictuel de ses parents, elle est confiée à son père avec lequel elle entretient une relation ambiguë.
33 Lorsqu’elle a 20 ans, elle retrouve sa mère qui souffre d’un cancer. Celle-ci en meurt quelques mois plus tard. Peu après le décès de sa mère, Chloé fait une tentative de suicide. À cette époque, elle est « trimballée » dans sa famille, ce qui produit un vécu d’instabilité et d’insécurité majeure. Elle joue alors davantage aux jeux vidéo qu’elle pratique depuis l’enfance et plus particulièrement à World Of Warcraft. Il s’agit d’un mmorpg c’est-à-dire d’une version moderne des jeux de rôle et d’aventure qui se joue en ligne et en simultané avec des milliers d’autres joueurs dans le monde. Les spécificités du mmorpg [4] en font un genre de jeu vidéo à part.
34 La majeure partie du jeu vidéo est stockée en ligne. Le logiciel installé sur l’ordinateur du joueur n’en constitue qu’une infime partie. Le joueur est donc confronté d’emblée à une présence « ailleurs » que sur son ordinateur, ce qui signifie qu’il est confronté à une première forme d’altérité contenue dans la conception et les conditions d’utilisation du jeu.
35 Une fois la partie lancée, le joueur commence par choisir un personnage dont les capacités varient en fonction de sa classe d’appartenance et des spécialités qu’il souhaite développer. Il dirige alors son personnage afin de réaliser des missions qui lui sont proposées par une catégorie particulière de personnages : les Personnages Non Jouables (pnj). Il s’agit d’entités de pixel que le joueur ne peut pas contrôler. Leur présence, leur animation, leur modalité d’interaction ou leurs réactions sont prédéterminées par les concepteurs du jeu vidéo à travers le code source du programme informatique.
36 Le joueur peut détruire des ennemis ou certains éléments du décor. En revanche, il ne peut pas détruire les pnj qui sont insensibles à ses attaques. Ces alter ego virtuels-numériques sortent donc de la sphère de toute-puissance du joueur. De plus, les pnj ont souvent une fonction de tuteur, de guide ou d’aide, ce qui contraint le joueur à s’y référer pour avancer dans l’histoire. Cette fonction tutélaire des pnj instaure un lien de dépendance que le joueur est supposé tolérer voire accepter. Donc, les PNJ incarnent virtuellement une deuxième forme d’altérité ou de tiers inclus qui précède le joueur et qui lui impose certaines choses. Le mmorpg contient donc une propriété de résistance à la destructivité et aux désirs de toute-puissance du joueur ainsi qu’une propriété d’animation propre caractéristique du médium malléable (Roussillon, 1991).
37 De plus, la groupalité est un élément central dans ce type de jeu vidéo. En effet même s’il est possible de jouer seul sans l’aide des autres joueurs, le mmorpg est organisé de sorte à encourager les joueurs à se regrouper en Guilde [5] pour s’entraider, progresser, échanger, se protéger et coopérer. Cela signifie que les modalités de jeu contiennent elles-mêmes un principe d’altérité qui n’est plus seulement une altérité artificielle comme avec les pnj mais une altérité radicale liée à la présence des autres joueurs. La réussite de chaque mission ou la victoire sur chaque ennemi apporte des points d’expérience dont le nombre dépend du niveau de difficulté qui dépend lui-même du niveau des personnages ou du groupe de personnages qui réalisent la mission.
38 Le mmorpg « s’adapte » et « répond » donc en fonction de l’expérience du personnage contrôlé par le joueur, et donc au niveau du joueur lui-même. Le principe de proportionnalité de la difficulté de jeu constitue alors l’ajustement qui est une caractéristique du vivant. Ajoutons que ce type de logiciels ne s’arrête jamais d’évoluer même lorsque le joueur quitte la partie ou lorsqu’il éteint sa machine. Ces univers « persistants » comportent donc un principe de permanence et d’identité puisqu’ils sont à la fois toujours évolutifs, donc toujours en transformation, et simultanément toujours identiques et constants, disponibles et prêts à être joués. Enfin, certains mmorpg intègrent un principe d’horloge interne qui produit un cycle jour/nuit dont dépendent certains éléments du jeu. Cela signifie que le jeu vidéo assure une fonction de soutien du rythme.
39 Or, pendant plusieurs mois, Chloé joue au sein d’une Guilde composée uniquement de garçons. Car, dit-elle, elle ne voulait sûrement pas de filles. Elle se connecte autant que possible. Au départ c’est pour y jouer pendant des heures. Avec le temps, le jeu vidéo en lui-même n’est plus le motif principal. Les autres sont là. Puis, avec le temps, Chloé diminue son temps de jeu qu’elle parvient à réguler.
40 Le récit du parcours de Chloé nous permet de faire le lien entre son histoire et sa pratique du jeu vidéo à un moment donné de sa vie. Elle a été séparée très précocement de sa mère, ce qu’elle peut avoir vécu comme une discontinuité soudaine qui l’a trop précocement confronté à l’altérité du monde tout en entravant l’instauration de la permanence de l’objet. Alors que les retrouvailles avec sa mère auraient pu permettre à Chloé d’accéder enfin à la possibilité d’un deuil originel, la mort rapide de sa mère réactive des traces mnésiques de la situation de séparation initiale sans possibilité d’accès à une représentation.
41 La jeune fille réagit à cette deuxième perte de la continuité psychique par une tentative de suicide qui constitue un acte de survie visant à éviter le retour d’une agonie primitive (Winnicott, 1964). Elle cherche ensuite à retrouver dans sa pratique du jeu vidéo un support de continuité psychique. Son choix pour le jeu vidéo World Of Warcraft s’explique par le lien de proximité entre les propriétés du jeu et son histoire infantile (dépendance primitive, confrontation précoce avec l’altérité, recherche d’un objet « persistant »). Elle investit alors le jeu vidéo comme un substitut des fonctions maternelles manquantes (permanence, continuité et soutien du rythme).
42 Pour elle, le jeu vidéo est toujours disponible, accessible. Il « survit » puisqu’il ne disparaît pas. Il continue à exister et à être auto-animé, à la solliciter et il assure un soutien de son rythme. Elle l’investit pour sa fonction médium-malléable (Roussillon, 1991, 1999, 2008).
Chloé et le transfert sur et dans le jeu vidéo : le transfert sur le personnage non jouable
43 Dès la première séance, Chloé se proclame « addict au jeu vidéo » afin de justifier sa prise en charge en médiation jeu vidéo. Elle met en avant sa culture vidéo-ludique et elle demande au thérapeute ce qu’elle doit lui raconter pour l’aider, lui, à mieux comprendre les fonctions du jeu vidéo.
44 En se plaçant dans une position de sachant, elle cherche à le séduire en se conformant à ce qu’elle imagine de ses attentes et de ses désirs. Le thérapeute décèle des enjeux liés à une position homosexuelle qu’il interprète au départ du côté de la génitalité. Lorsqu’elle joue au jeu vidéo Fable, Chloé rencontre par l’intermédiaire de l’avatar qu’elle contrôle un pnj. Celui-ci lui propose un rendez-vous avec sa fille.
45 Au départ Chloé refuse rapidement. Elle poursuit son chemin. Au fur et à mesure de l’avancée de la thérapie, les manœuvres de séduction de la jeune femme envers le thérapeute s’accentuent. Elle dit être satisfaite de la thérapie avec le jeu vidéo. Puis, elle pose des questions qui ciblent plus directement ce que le thérapeute pourrait vouloir chercher en utilisant un objet aussi atypique que le jeu en comparaison des autres objets de médiation existants. Le thérapeute ne répond pas directement à ses questions mais il tente d’en faire un levier pour coconstruire avec Chloé quelque chose qui permettrait de faire émerger le sens de sa position subjective.
46 Il lui indique pour cela la possibilité de jouer avec le jeu vidéo. Plus tard, Chloé commence une séance en déclarant qu’elle souhaite rencontrer la « fille du pnj » (Gillet et Brun, 2017b). Elle dit qu’elle appréhende un peu car elle ne sait pas ce qui va se passer. Elle se construit alors des scénarios afin d’anticiper l’histoire avec cette fille qu’elle imagine soit sous la forme d’un rapprochement soit comme une rupture, puis comme une alternance de l’un et de l’autre.
47 Elle dirige son avatar vers le pnj qui lui impose des modifications corporelles pour rencontrer sa fille. Chloé se plie à toutes ses exigences répétées, ce qui change considérablement l’apparence de son personnage. Mais au moment où la rencontre doit avoir lieu, Chloé et le thérapeute sont stupéfaits de découvrir la véritable intention de ce papa qui cherche à « caser sa fille ». En effet, la fille n’apparaît pas. Le pnj dit qu’il n’a pas de fille et que, s’il en avait eu une, elle n’aurait jamais accepté de rencontrer une personne aussi ridicule que son avatar !
48 Toutefois, pour se faire pardonner, l’homme lui donne en retour une carte qui comporte le modèle d’un tatouage que l’on peut faire faire chez le tatoueur. À peine le jeu vidéo arrêté, la jeune patiente s’exclame qu’elle a voulu jouer et qu’on s’est joué d’elle. Elle vit ce retournement par rapport à ses attentes comme des représailles. Cela fait associer le psychologue sur ce qu’il perçoit dans la relation thérapeutique avec Chloé. En effet, elle cherche à se conformer totalement aux attentes de l’autre, jusqu’à se déformer, pour le rencontrer à tout prix et ainsi d’éviter l’abandon. Elle termine la séance en disant qu’elle va faire faire à son personnage le tatouage dont le modèle se trouve sur la carte qui a été donnée par le pnj.
49 Chloé investit le cadre-dispositif comme une scène d’actualisation du rapport primaire à son objet maternel et de son expérience de séparation traumatique. Les premiers éléments transférentiels se repèrent dans sa relation au thérapeute dont elle tente de déceler le désir pour y adhérer afin de produire une situation de retrouvailles en faisant l’économie de la séparation. La réponse du thérapeute produit un décalage par rapport à la recherche d’accordage parfait de Chloé. La désignation par le thérapeute du jeu vidéo Fable comme « objet de détour » assure alors une fonction de présentation de l’objet (Winnicott, 1964).
50 Les spécificités du contenu virtuel-numérique de ce logiciel attractent alors la vie psychique de Chloé. L’induction transférentielle la conduit à déplacer les modalités de son rapport primaire à l’objet sur la situation avec le pnj. À travers la scène de la fille qu’elle souhaite rencontrer mais qu’elle ne voit jamais, Chloé rejoue la scène d’une non-rencontre ou d’une rencontre médiatisée qui n’a pas eu lieu. Elle répète aussi les modalités d’hyper-adaptation en faux self qui l’ont conduite à la contorsion et à la déformation de soi dans le regard de l’autre. Elle signale une souffrance au niveau de la fonction homosexuelle en double de l’objet primaire (Roussillon, 2008b) c’est-à-dire dans la manière dont l’environnement premier permet d’accéder à la réflexivité, c’est-à-dire à la capacité de se sentir, de se voir, de s’entendre, de s’auto-informer et de s’autoreprésenter (Roussillon, 1999, 2008a).
51 Son souhait d’utiliser la carte de tatouage signale la possibilité d’inscrire, d’accéder à un substitut qui n’est pas l’objet perdu mais qui le représente et dont son avatar gardera une trace « sur/dans sa peau ».
Cyril et le transfert dans le jeu vidéo : le transfert sur l’Avatar
52 Cyril est un adolescent de 14 ans souffrant de divers problèmes relationnels et de difficultés scolaires qui ont conduit à une orientation en classe spécialisée. Il est le cadet et seul garçon d’une fratrie de trois enfants. Sa mère est une femme dépressive très effacée et son père est peu investi dans son éducation. Le thérapeute le rencontre dans le cadre de sa participation à un groupe thérapeutique jeu vidéo faisant appel au logiciel les Sims [6]. En séance, Cyril inspire un sentiment d’étrangeté. Tout d’abord, il refuse de nommer son avatar. Puis, il choisit d’utiliser le caractère « espacement » pour l’appeler « », ce qui donne l’impression d’un vide. Lorsqu’il joue, Cyril laisse dépérir son avatar. Il ne s’occupe pas de ses besoins corporels. Son « Sims » finit par ne plus pouvoir se retenir et il se fait dessus. Il ne le lave pas. Une odeur nauséabonde entoure ce personnage.
53 Les soignants éprouvent du dégoût. Les autres Sims qui sont présents dans le jeu vidéo et qui sont contrôlés par le logiciel évitent son avatar. Il fait faire des allers-retours à son Sims entre le dedans et le dehors de la maison qu’il lui a choisi. La jauge de fatigue indique qu’il lui faudrait du repos. Pourtant, l’adolescent est étrangement calme. Il ne tient pas compte des indicateurs de santé à l’écran. Et il semble sourd à ce que lui disent les soignants qui ressentent de l’angoisse et qui tente de l’alerter. Cyril continue à sur-solliciter son avatar comme s’il ne pouvait pas le faire s’arrêter. Sans soins, sans nourriture, sans repos, l’avatar finit par s’effondrer.
54 Le logiciel intègre une sorte de « Surmoi » qui s’incarne dans un pompier qui intervient pour réanimer l’avatar évanoui. Tout le groupe est surpris. Cyril s’amuse de cet imprévu et il annonce qu’il recommencera les prochaines fois pour voir si cela se reproduit de la même manière. Les séances suivantes, il rejoue la même scène mais en introduisant à chaque fois de petites variations. Lors d’une énième situation de perte de connaissance de son avatar, Cyril tend sa manette au thérapeute en lui demandant de faire quelque chose pour le réanimer. Puis, il tente d’établir des relations avec les autres Sims.
55 À chaque tentative de dialogue avorté, le jeune garçon dirige son Sims vers un distributeur de hot-dog et il le fait frapper sur cette machine jusqu’à ce qu’elle lui donne la nourriture désirée sans qu’il ait à payer. Le thérapeute interprète en disant que dans le jeu, il est possible de frapper la machine et qu’elle « répond » toujours car elle donne à manger sans se venger. Le groupe rit et évoque le fait qu’à la séance précédente, Cyril avait choisi de ne pas enregistrer sa partie. L’intéressé répond en disant qu’il n’a pas perdu son avatar mais qu’il l’a recréé comme s’il avait recollé les morceaux de quelque chose de cassé auquel il aurait redonné vie. Plus tard, avant les vacances d’été, Cyril fait préparer à son Sims des plats qu’il déplace de l’intérieur vers l’extérieur de la maison et qu’il laisse pourrir sur le sol. Puis, lorsque des moucherons apparaissent pour traduire le fait que la nourriture est périmée, Cyril fait manger à son Sims tous les plats.
56 Les séances de reprise, Cyril s’assure toujours que rien n’a changé et qu’il retrouve bien tout dans le même état qu’au moment d’arrêter sa partie. Cyril transfère sur son avatar ses expériences de carence et d’abandon. Tout d’abord, il remet en scène une situation de maltraitance par omission qui témoigne de la manière dont il s’est retrouvé seul lorsqu’il était un petit enfant. En faisant « l’oeil aveugle » et la « sourde oreille » Cyril rejoue une relation dans laquelle son environnement n’était pas doté d’un signal d’angoisse. Cette fonction d’alerte est coportée entre le jeu vidéo qui contient des indicateurs de santé et les soignants qui tentent d’attirer l’attention de Cyril sur les signes de souffrance que manifeste son avatar.
57 Lorsque son personnage s’évanouit sous le poids de sa décrépitude, le jeune patient trouve dans le jeu vidéo une possible mise en scène virtuelle de son effondrement psychique consécutif à l’absence de portage de la part de l’objet et de son impossibilité à se porter lui-même. L’intervention du pompier qui aide le Sims à reprendre conscience et la répétition de cette scène semble permettre à Cyril d’envisager la possibilité de survivre à l’agonie. Son Sims ayant survécu à sa maltraitance, il l’investit alors comme un objet intermédiaire par lequel il tente d’établir une communication avec les autres. La répétition de la scène avec le distributeur de hot-dog témoigne de l’instauration d’une triade moi-double-autre (Gillet et Brun, 2017b).
58 En effet, à partir de là, il se détache d’un rapport centré sur son avatar qu’il investissait comme un double. Il amorce un début de communication sommaire avec d’autres Sims. En « réponse » à l’échec de l’échange, il attaque régulièrement et systématiquement la machine, épargnant ainsi les autres Sims. Cela témoigne d’une première tentative de traitement de sa rage qui émerge en réaction à l’échec d’une rencontre avec l’objet et qu’il tente de défléchir. L’interprétation du thérapeute au sujet de l’absence de représailles de la machine vise à conforter Cyril dans la capacité de l’ensemble du cadre-dispositif à survivre à ses mouvements de destructivité : quelle que soit la maltraitance qu’il fera vivre, il y aura un objet pour lui répondre. Assuré de cette résistance du lien, l’adolescent s’engage dans la mise à l’épreuve de la permanence des thérapeutes et du groupe dans son ensemble. Il se risque alors à rejouer les enjeux liés à la séparation avec le risque de coupure du lien.
59 L’épisode avec la nourriture avariée traduit un passage de Cyril à une modalité d’utilisation impitoyable (Winnicott, 1971) de l’objet jeu vidéo. Il créé/trouve une mise en scène virtuelle par l’intermédiaire de laquelle il raconte comment la séparation avec l’objet extérieur au-delà d’un certain temps produit un effet de perte de l’objet intérieur qui ne survit pas et qui disparaît. Cela témoigne de comment la séparation à venir en raison des vacances produit un effet destructeur. Cyril effectue une mise en scène figurative d’un retournement par lequel s’opère une transformation d’un objet en un mauvais objet indigeste et toxique. Simultanément, Cyril reproduit le processus par lequel il tente de réintégrer le bon objet extérieur. Le jeune homme réalise ainsi une symbolisation sensori-motrice et une figuration scénique des effets de la perte du complexe soi-objet. Enfin, en mettant les plats au dehors, Cyril réalise une autre forme de retournement.
60 En effet, il peut faire l’expérience qu’il n’est plus celui qui est abandonné ou enfermé dans une relation carentielle avec une mère dépressive. Il est celui qui abandonne et qui laisse dépérir, non plus le soi, à travers son avatar, mais l’objet nourricier, ce qui constitue une première forme de métabolisation de ses éprouvés archaïques de séparation.
Conclusion
61 Malgré tout l’intérêt qu’il présente lorsqu’il est utilisé en thérapie, le jeu vidéo est un médium qui reste encore peu connu par les psychothérapeutes. La prise en compte de la culture numérique constitue un préalable à l’écoute du jeu potentiel du jeu vidéo en thérapie. En effet, il s’agit d’un objet faisant partie de la vie quotidienne des patients. Par conséquent, ne pas le connaître conduit à méconnaître, mal comprendre ou refuser d’entendre une part importante de la vie psychique des patients. Trop souvent encore, les résistances et l’ignorance entretenue chez les soignants conduisent à des interprétations erronées sur le jeu vidéo. Outre le risque de l’imposture, ces réflexions théoriques s’avèrent souvent dénuées de tout fondement. Dans certains cas, la connaissance trop approximative du jeu vidéo peut conduire à des phénomènes de rétorsions interprétatives ou à des erreurs d’interprétation proches du jugement ou de la disqualification.
62 Lorsque le clinicien s’ouvre à l’écoute du jeu vidéo, il s’aperçoit assez rapidement de l’intérêt qu’il présente dans la mesure où les expériences vécues dans les jeux vidéo sont du matériel facilement utilisable dans le cadre de la psychothérapie. Enfin, la connaissance des jeux vidéo par les psychothérapeutes d’enfants est nécessaire pour pouvoir donner des conseils éclairés aux parents. Les psychothérapeutes d’enfants savent que le jeu est un ingrédient essentiel de leur développement. Ils doivent donc encourager les parents à jouer avec leurs enfants, qu’il s’agisse d’une partie de cartes, de devinettes ou de Mario Kart.
63 Qu’il s’agisse d’un traitement individuel ou groupal, le jeu vidéo est une touche supplémentaire sur le piano du psychothérapeute. Le choix d’un jeu vidéo dans le cadre d’une psychothérapie psychanalytique doit être fait avec soin. Chacun doit le faire d’une façon adaptée en fonction de la technique qu’il utilise et de son tempérament.
64 Les ordinateurs, les tablettes, les jeux vidéo, les applications numériques permettent de produire des textes, des images, des vidéos ou de communiquer à distance et ils ont leur place dans les cabinets des psychothérapeutes. Il est important de tenir compte de questions cliniques, légales et économiques en proposant des jeux adaptés au niveau de développement du patient et aux buts du traitement, en respectant les recommandations PEGI et en utilisant du matériel qui ne soit pas hors de prix. Il est aussi important d’écarter les jeux qui mettent en péril la confidentialité du patient. Une fois choisi, le jeu vidéo peut être utilisé pour briser la glace au début du traitement et ainsi faciliter la mise en place du processus thérapeutique. Il permet alors au psychothérapeute de soutenir la vie imaginaire, affective et cognitive de son patient et de l’aider à résoudre les conflits qu’il rencontre dans le jeu vidéo avec des mécanismes plus adaptés que ceux qu’il utilise à présent.
65 Les différentes fonctions que peuvent assurer le jeu vidéo révèlent toute l’importance de la prise en compte de la dynamique transférentielle. La prise en compte des différents niveaux d’intrication transférentielle est donc au fondement d’une pratique thérapeutique médiatisée par le jeu vidéo. Nous en avons esquissé quelques aspects mais bien d’autres restent à explorer encore. Dans tous les cas, la pratique de la médiation virtuelle-numérique suppose un travail de réflexion et de remise en question de la pratique du soignant en cours de thérapie par le jeu vidéo, afin de pouvoir adapter le cadre dispositif aux besoins du patient.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : avatar, transfert, jeu vidéo, virtuel-numérique, thérapie à médiation virtuelle-numérique
Date de mise en ligne : 26/07/2017.
https://doi.org/10.3917/read.095.0113Notes
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[1]
Ce dispositif a été co-animé deux ans au sein d’un Centre de réhabilitation à vocation intersectorielle sous la direction du Pr Nicolas Franck.
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[2]
Ce dispositif a été co-animée durant deux ans au sein de deux unités de post-crise en psychiatrie intra-hospitalière pour adolescents. Une description du dispositif est disponible aux références suivantes : Peter et coll., 2016 ; Gillet et Brun, 2017b.
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[3]
Ce dispositif a été co-animé un an au sein d’un Centre médico-psychologique (Gillet et Brun, 2017b).
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[4]
Massively Multiplayer Online Role Playing Game ou jeux vidéo de rôle en ligne massivement multi-joueurs.
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[5]
La Guilde est le nom donné à un groupe de joueurs en ligne.
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[6]
Ce dispositif a été co-animé durant trois ans au sein d’un Centre médico-psychologique pour adolescents. Il requiert l’utilisation de la console de jeu vidéo Sony Playstation 2/3 et le jeu vidéo Les Sims 2/3.