Couverture de RDA_202

Article de revue

Bibliographie critique

Pages 67 à 73

Notes

  • [1]
    L’auteur a livré une première version allemande de cette recherche, plus étoffée dans son appareil scientifique : Schatz,, Gedächtnis, Wunder. Die Objekte der Kirchen im Mittelalter. Ratisbonne, Schnell & Steiner, 2015.

1 Élisabeth Antoine-König et Michele Tomasi : Orfèvrerie gothique en Europe. Production et réception. Rome, Viella, 2016 (Éd. Lausannoises d’histoire de l’art, 21). 303 p., 84 ill. n. &t bl., XXI pl. en coul. hors texte.

2 Les questionnements qui concernent les œuvres d’orfèvrerie de la fin du Moyen Âge ont connu un réel renouvellement depuis plusieurs années, et le présent ouvrage collectif s’inscrit dans cette dynamique. Pour le plus grand bénéfice du projet, le champ de recherche essentiellement européen, tel que le propose le titre, est étendu jusqu’à Chypre (avec la contribution de Ph. Trelat) ; en effet, à partir du règne d’Henri II de Lusignan (1285-1324), le métier d’orfèvre a été organisé à Nicosie sur le modèle occidental. Quant à Prague, qui est connue pour être un foyer primordial, mais dont la documentation reste difficile d’accès, son importance est ici affirmée grâce à une étude sur les orfèvres, argentiers et joailliers, entre 1310 et 1420 (par D. Stehlíková). Si les maîtres de Sienne sont gratifiés de trois contributions nominatives (de G. Davies, S. Riccioni et E. Cioni) et bien des fois signalés, cette place de choix n’est pas abusive. Car le cas des orfèvres siennois, à l’instar des peintres (largement documentés dans cette ville, ou encore à Florence), rassemble à présent les conditions d’analyse pour faire l’objet d’une ample synthèse qui donne à voir tous les aspects de leur profession : l’organisation de la corporation, la structure du marché, les formes de la commande, mais aussi le profil des individus et le fonctionnement du travail en atelier, au plus proche de la créativité des artisans-artistes. Au nombre des nouveaux territoires que l’ouvrage met en valeur, nous relèverons aussi l’usage original des sources littéraires, exploitées pour accéder au discours que les contemporains portent eux-mêmes sur les objets orfèvrés de leur entourage. Non seulement les pratiques sociales, mais aussi l’imaginaire esthétique des élites sont ainsi explorés à partir de chroniques françaises rédigées sous les règnes des rois Charles V et Charles VI (dans la contribution de M. Tomasi).

3 Les quinze études du livre ont été agencées selon trois thèmes principaux : « Des orfèvres dans la ville » ; « Orfèvres et orfèvrerie dans les cours » ; « Dans l’intimité de l’atelier : œuvres, maîtres, procédés de fabrication ». Pour autant, d’intéressants recoupements thématiques naissent d’une lecture traversante, à l’intérieur d’une même partie ou d’une partie à l’autre. Si la séparation entre villes et cours apparaît comme une structuration obligée, le lecteur est pourtant invité dès l’introduction (par M. Tomasi et É. Antoine-König) a bien repérer, au contraire, les phénomènes de circulation entre ces deux pôles. Ainsi, à Chypre, la frontière entre les élites urbaines et la culture de cour apparaît extrêmement poreuse (Ph. Trelat). De même, les comptes des comtes de Tyrol permettent de suivre le chemin emprunté par les marchandises de luxe qui parviennent des cités de Vénétie jusqu’à cette cour d’Italie septentrionale, vers 1300 (J. Richter). D’autres thèmes communs émergent encore, par exemple, autour de la question des dynasties familiales : Sienne en fournit de nombreuses occurrences, avec l’atelier des Tondi (E. Cioni) et d’autres botteghe citadines (G. Davies) ; et encore Toulouse, avec la famille des Bruxelles, sans doute originaire du Brabant (S. Cassagnes-Brouquet). On relèvera aussi la question du statut des orfèvres et les formes de leur distinction par les princes, selon des formulations diverses : un cas est tiré du royaume d’Aragon, avec l’orfèvre de Valence Pere Bernés qui servit Pierre IV d’Aragon (1336-1387) durant plus de quarante ans (A. Molina I Castellà) ; d’autres sont pris à la cour bourguignonne de Philippe le Bon (1419-1467), où certains maîtres sont gratifiés du titre de « valet de chambre et orfèvre du duc », qui est aussi une fonction rémunérée (É. Banjenec).

4 À travers les analyses qui concernent les objets eux-mêmes, on sera également renseigné sur le mode de travail de ces professionnels, « avec l’impression de pouvoir regarder les orfèvres au travail presque par-dessus leur épaule » (selon une jolie expression des éditeurs). Par exemple, le choix de l’emplacement de leur signature sur l’œuvre paraît mûrement calculé (S. Riccioni). Ou encore, sur les bijoux destinés aux ordres chevaleresques hispaniques, vers 1400, les motifs des devises leur font inventer des solutions d’agencement à la fois efficaces et belles (J. Domenge). Quant aux pratiques de travail des émailleurs limousins, vers 1200, elles sont abordées par le biais des modèles susceptibles d’être concrètement employés ; É. Antoine-König étudie des anomalies iconographiques (confusion entre personnages, interversion de têtes d’applique, etc.) qui démontrent l’utilisation de calques et poncifs, voire de cahiers de modèles (même si aucun n’a été retrouvé), mais révèlent également l’inattention du professionnel pressé ! La question des modèles traverse bien d’autres contributions, en particulier celle qui traite des matrices d’argent destinées à produire les sceaux, examinées dans le cas de trois collèges anglais des années 1440 (J. Cherry).

5 Une fois ce livre achevé, on prend conscience d’avoir rencontré aussi bien des objets destinés à la liturgie que des pièces faites pour la consommation profane. Souvent les reliquaires envahissent les ouvrages consacrés à l’orfèvrerie. Ils ne sont nullement négligés ici : leurs formes les plus traditionnelles et les plus anciennes sont bien rappelées, avec l’Œuvre de Limoges (É. Antoine) et les staurothèques et phylactères septentrionaux (examinés par Ch. Descatoire) ; un cas est aussi fourni pour la fin de la période, emblématique du gothique international au contact des modèles toscans, avec la célèbre châsse de saint Jean-Baptiste de la cathédrale de Gênes, exécutée après 1433 (C. Di Fabio). Mais force est de constater que, pour les deux derniers siècles du Moyen Âge et le xvie siècle, où s’est développée une consommation de luxe des élites laïques, ce livre permet un rééquilibrage très satisfaisant au profit du domaine de l’orfèvrerie profane.

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[Michele Tomasi et Élisabeth Antoine-König « Introduction : l’orfèvrerie “par les deux versants” » ; Glyn Davies « The organisation of the goldsmiths’trade in Trecento Siena : families, workshops, compagnie and artistic identity » ; Stefano Riccioni « Le opere firmate degli orafi senesi. Significato, forme e funzioni delle sottoscrizioni autenticanti » ; Dana Stehlíková « Gold- and silversmiths in Prague (c. 1300-c. 1420) » ; Sophie Cassagnes-Brouquet « Riches et puissants, la domination d’un groupe artistique au sein d’une société urbaine à la fin du Moyen Âge : les orfèvres toulousains » ; Jörg Richter « Les marchandises de luxe dans les comptes des comtes de Tyrol : assortiment, achats et transport en Italie du Nord vers 1300 » ; Anna Molina I Castellà « Pere Bernés. Platero de Valencia y de la casa del rey de Aragón » ; Michele Tomasi « Entre estat tenir et esbatement : l’orfèvrerie selon les chroniqueurs français sous les règnes de Charles V et Charles VI » ; Joan Domenge « Orfebrería y caballería. El collar emblemático en los reinos hispánicos en torno a 1400 » ; Élise Banjenec « Philippe le Bon et les orfèvres : les orfèvres du xve siècle d’après les comptes du duc de Bourgogne » ; Élisabeth Antoine-König « Thème et variations dans l’Œuvre de Limoges autour de 1200 : la question des modèles » ; Christine Descatoire « Des reliquaires à succès des régions septentrionales : phylactères et croix staurothèques (fin du xiie – première moitié du xiiie siècle) » ; Elisabetta Cioni « Per l’oreficeria senese della seconda metà del XIV secolo. Una ulteriore proposta per la bottega “dei Tondi” » ; Philippe Trelat « D’or et d’argent : l’orfèvrerie chypriote entre Orient et Occident (xiie-xive siècle » ; John Cherry « Patronage and purpose : goldsmiths and the engraving of silver seal-matrices in late medieval England » ; Clario Di Fabio « L’arca processionale del Battista nella cattedrale di Genova. Le radici internazionali e il cantiere di una micro-cattedrale gotica ».]

7 Véronique Rouchon Mouilleron

8 Philippe Cordez : Trésor, mémoire, merveilles. Les objets des églises au Moyen Âge. Paris, éditions EHESS (Coll. L’histoire et ses représentations, 11), 2016. 285 p., 76 ill. n. et bl. et coul.

9 Outre son décor monumental, l’église médiévale abritait de nombreux objets ornementaux de nature très variée : instruments, vêtements et livres pour la liturgie, reliques et reliquaires pour le culte de saints, mais aussi des fragments d’animaux remarquables (dents de narval ou œufs d’autruche, etc.) que l’on hésiterait à présent à regarder comme des objets ecclésiastiques. Ce sont ces pièces hétérogènes dont Ph. Cordez analyse ici le regroupement et le devenir, en parcourant un temps long (depuis le haut Moyen Âge jusqu’à la Réforme) et en prospectant sur des aires territoriales souvent éloignées (où l’Europe septentrionale et germanique offre néanmoins une majorité d’exemples [1]). Ces objets, que l’institution ecclésiale amassait et conservait en son sein, sont envisagés pour leur matérialité artistique et pour leur fonction de pouvoir et de mémoire, inséparable de l’admiration qu’ils faisaient naître dans une société chrétienne qui voyait peu de cloisonnement entre sacré et profane.

10 Une étude historique du mot trésor est d’abord proposée (« L’imaginaire du trésor »). Elle montre que, dans le vocabulaire ecclésiastique de l’Antiquité tardive, le seul vrai trésor de l’Église est spirituel. La notion ne commence à désigner les biens matériels des églises qu’après le ixe siècle, et elle n’est affectée qu’à partir du xiie siècle à la salle où sont conservés les instruments précieux de la liturgie. Le xiiie siècle marque deux importantes évolutions : l’une concerne le trésorier censé veiller à la gestion matérielle de l’église, car son rôle est ébranlé par la nouvelle institution de la fabrique des cathédrales ; l’autre tient à l’élaboration de la théorie du « trésor des grâces » chez Hugues de Saint-Cher et Henri de Suse, qui est une réflexion économique savante et spiritualisée sur le sens pénitentiel de l’aumône, débouchant sur l’attribution d’une indulgence. Au début du xvie siècle, devant la pratique massive des indulgences, la légitimité de cette théorie scolastique est directement remise en cause par Martin Luther car, selon lui, le « trésor de l’Église » a été réduit par les prélats à leur seul enrichissement matériel.

11 Le chapitre suivant (« Mémoire et histoires ») envisage la question de ces objets ecclésiastiques en termes de conservation et de mémoire. Pourquoi, en effet, réunir et garder ensemble toutes ces pièces ? Il faut, pour cela, un attachement fort accordé au passé, et la constance d’une institution puissante : ces deux aspects caractérisent le christianisme (qui fait mémoire de l’existence terrestre du Christ, et célèbre les saints du temps jadis) et l’Église (qui s’installe comme un principe stable de la société médiévale). Selon Ph. Cordez, cette pratique a donc été portée par le contexte ecclésial du Moyen Âge et ne peut, à cette date, en être dissociée. Elle concerne spécifiquement les reliques, ou plutôt ce qui confère une réalité sociale à ces reliques, c’est-à-dire les écrits qui les accompagnent et les reliquaires qui les contiennent. Sont d’abord analysées les listes d’inventaires de reliques, et les étiquettes de parchemin (appelées des « authentiques ») qui identifient le saint sur lequel elles ont été prélevées. Les exemples sont extraits des célèbres collections carolingiennes d’Aix et Centula/Saint-Riquier et étudiés jusqu’au xve siècle avec les rouleaux d’ostension de Nuremberg et Wroclaw. Puis deux reliques sont retenues comme emblématiques, dans leurs dimensions matérielle et narrative : le bâton dit de saint Pierre, dont l’histoire se déploie entre Metz, Cologne et Trèves, entre viiie et xiie siècle ; et la relique de la sancta virtus (« sainte force ») de l’abbaye de Saint-Sauveur dans la Vienne, tenue par la suite pour être le prépuce de l’Enfant Jésus. Enfin, l’auteur examine les nombreuses figures d’échec (en pierre, en cristal, en ivoire) présentes dans le mobilier ecclésial – un sujet passionnant qu’il a déjà envisagé dans d’autres publications et qui place ces objets d’église au cœur de l’imaginaire du féodalisme. Ces figures sont souvent associées à des empereurs. Pour l’ambon de la chapelle d’Aix, serti de vingt-sept pièces d’échiquier, Henri II en fut le donateur réel (1002). Mais l’attribution peut s’avérer fictive et stratégique, comme pour le jeu du trésor de Saint-Denis, attribué par Suger à Charlemagne, mais taillé en Italie méridionale normande au xie siècle. La pièce d’ivoire en provenance de la cathédrale de Reims (conservée au Musée national du Moyen Âge de Paris) est également étudiée, et sa datation habituelle est repoussée aux années 1130. Le dernier exemple, choisi vers 1340, et issu de la collégiale de Brunswick (conservé au Musée des Arts décoratifs de Berlin), est interprété dans une veine moins politique que moralisante. Il s’agit du plat de reliure d’un évangéliaire découpé dans une table d’échiquier. Le jeu avait sans doute appartenu au duc Otton et à sa femme Agnès de Brandebourg qui en aurait fait le don pour sa chapelle funéraire, en signe d’abandon des plaisirs du monde.

12 Le dernier chapitre vise plus spécifiquement l’introduction dans les églises, à partir du xiie siècle, de ce qu’on nomme à présent des naturalia (noix de coco, coquilles, etc.). Il s’interroge sur les formes et les fonctions de ces objets qui représentent une sorte d’alternative animale ou végétale à la relique (« L’émerveillement et la nature »). Il retrace la fortune des dents de narval : considérées comme des cornes de licornes, réputées symboliser l’Incarnation virginale du Christ (car, selon les bestiaires, seule une vierge peut amadouer l’animal), elles sont gratifiées de vertus thérapeutiques (contre le poison) à partir du xive siècle. Quelques églises exposaient aussi des restes de taille étonnante (dents de fossiles, fémurs de mammouths) découverts au hasard d’une excavation. Et ces ossements étaient mis au crédit des géants, qui étaient attestés par les mythes antiques ou les légendes, comme pour saint Christophe. À partir du xvie siècle, les réactions et les pratiques sont très variables : disqualification, pour plusieurs de ces objets (par exemple, les ongles de griffons) ; ou au contraire intensification du phénomène, avec l’exposition de restes de reptiles (en particulier en Europe méridionale) ou encore de grands cétacés. L’auteur conclut sur un rapprochement possible de ces trésors avec les musées contemporains, en tant qu’institutions (normalement) stables et conservatoires, qui « éveillent la mémoire, et suscitent l’émerveillement ».

13 Véronique Rouchon Mouilleron

14 Valentine Toutain-Quittelier : Le carnaval, la fortune, la folie. La rencontre de Paris et Venise à l’aube des Lumières. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. 375 p., 197 ill. coul, 22 ill. n & bl.

15 Le livre de Valentine Toutain-Quittelier entend retracer les liens artistiques tissés entre Paris et Venise durant les premières décennies du xviiie siècle. En partant de la remise en cause en France du statut de modèle tenu par Rome comme lieu et source de tous les apprentissages – il suffit de penser à la fermeture de l’Académie de France en 1708 – l’auteur explique les raisons qui poussent de nombreux artistes français à voir dans Venise, nation du coloris, et sa Terra Ferma, un nouveau lieu de référence.

16 Autour d’une dialectique entre Venise, nouveau lieu d’apprentissage, et Paris, étape incontournable pour faire carrière, le discours de l’ouvrage est construit sur la notion clé de la réciprocité. Cette notion est le fondement de nombreux niveaux d’analyse des relations artistiques entre les deux villes : échanges de motifs figuratifs, de modèles, de techniques et interaction entre maîtres et élèves ou entre amateurs et artistes. L’apprentissage vénitien se décline en plusieurs temps. Les artistes français découvrent d’abord les maîtres anciens de l’école vénitienne dans les collections privées parisiennes, pour ensuite développer directement à Venise leur connaissance, où ils ont aussi l’occasion de rencontrer les artistes contemporains.

17 Rosalba Carriera et Sebastiano Ricci sont au cœur d’une étude fondée sur la « bilatéralité des voyages » : les deux artistes apparaissent comme des figures fondamentales pour la formation des Français et deviennent dans le même temps le paradigme de ces maîtres vénitiens en recherche de reconnaissance internationale et fuyant une condition économique difficile. Ces deux artistes servent aussi d’archétype dans un panorama bien plus vaste qui comprendrait les petits maîtres que le manque de sources ne permet pas de connaître parfaitement.

18 Cette étude est aussi l’occasion pour l’auteur d’avancer des hypothèses : Sebastiano Ricci aurait ainsi fait étape dans la capitale française entre 1711 et 1712. Cette hypothèse est permise par la comparaison entre les œuvres de Ricci et celles visibles à Versailles et chez Crozat. L’exemple de Ricci permet de se décentrer de l’axe Paris-Venise et d’élargir l’enquête en incluant Londres, Versailles et les autres villes de la République, qui apparaissent alors comme moteurs de certains échanges.

19 Guy Louis II Vernansal et Louis Dorigny figurent par ailleurs comme des exceptions puisqu’ils font carrière dans les grandes villes de Vénétie, leurs œuvres introduisent de nouveaux motifs figuratifs et deviennent le moyen de transmission de certaines solutions picturales. Parti pris particulièrement stimulant, l’auteur ne se contente pas des archives pour reconstituer le réseau social et les différents degrés d’échanges qui le gouvernent mais il convoque les œuvres elles-mêmes. Au-delà d’une question d’emprunts ou de citations entre artistes, Valentine Toutain-Quittelier entend montrer le rôle actif joué par les amateurs dans ces relations, à la fois amicales et professionnelles, à travers l’étude du portrait d’amitié (geste d’hommage) ou par la lecture des correspondances et des journaux intimes.

20 L’analyse attentive des commanditaires et des intermédiaires a permis à l’auteur d’avancer de nouvelles identifications de certains pastels de Rosalba Carriera et d’en refuser d’autres, en se focalisant sur les dynamiques qui règlent le goût et la production/réception de l’artiste vénitienne sous la Régence. La notion d’« économie de la curiosité » anime cette sociabilité culturelle où les « beaux esprits » sont liés par des intérêts qui dépassent les catégories sociales et favorisent la transmission du goût. Dans ce sens, la gravure possède une fonction primaire qui aurait pu être développée plus avant. Le chapitre sur Pellegrini propose une reconstruction du décor du plafond de la galerie des Mississipiens de la Banque de France et offre, grâce à de nouveaux documents d’archives, une relecture en démontrant comment cette œuvre fut conçue pour être au service du Régent et du Système de Law.

21 Dans la dernière partie de l’ouvrage l’auteur examine les différentes typologies de sources, anciennes et contemporaines, françaises comme vénitiennes, et identifie des thématiques précises, telles que le Carnaval, la commedia dell’arte ou la figure du pèlerin, en guise d’exemples de la porosité de la culture visuelle. La réflexion se poursuit sur les modalités d’impact de ces thématiques : de la copie d’étude à l’appropriation, définie comme un principe d’évolution artistique, en passant par l’exploration de la pratique de la réutilisation de certains détails (fragments). Les dernières pages sont consacrées à l’analyse de concepts tels que la facilité, le far presto, le pittoresque et à l’idée d’œuvre achevée en relation à celle d’esquisse ou encore de la « liberté de la touche », catégories envisagées dans le cadre d’un renouvellement des arts qui ferait de Venise l’alternative à Rome. Le livre offre l’occasion d’une réflexion sur la notion d’identité nationale de l’artiste qui, dans un contexte transnational, doit se confronter avec des cultures vernaculaires.

22 Valentine Toutain-Quittelier, grâce à de nombreux documents d’archives et à un corpus iconographique abondant, envisage son étude des relations artistiques par le prisme de l’histoire sociale et économique, en ayant soin de garder toujours à l’esprit la réciprocité entre les rapports. Une idée qui devient méthode d’écriture et structure chaque chapitre, où l’enchaînement des différentes études de cas traduit le dynamisme entre ces deux nations artistiques au tournant du xviiie siècle.

23 Alice Ottazzi

24 Yvan Loskoutoff : Les médailles de Louis XIV et leur livre. Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2016. 512 p.

25 Cette publication est issue d’un colloque international organisé à l’occasion du tricentenaire de la mort de Louis XIV. Son sujet, les médailles du roi et leur livre, était digne de l’occasion, puisque ces objets furent conçus pour conserver l’image du souverain après son décès, et perpétuer sa gloire pour la postérité. Dès sa creation par Jean-Baptiste Colbert en 1663, la Petite Académie, architecte de la propagande ludovicienne, prit en main la fabrication de l’histoire métallique du roi. Encouragés par l’importance de la culture numismatique en Europe, les académiciens s’inspirèrent des modèles impériaux et papaux, ainsi que des exemples de la collection royale. Afin d’amplifier le rayonnement grâce au moyen « moderne » de l’estampe, les membres de l’Académie dirigèrent la confection du livre Médailles sur les principaux événements du règne de Louis le Grand […] (1702). Ce volume luxueux, réédité en 1723, servit à la fois de recueil visuel et de catalogue descriptif mis au service des érudits collectionneurs et des cours étrangères. Par conséquent, autant que le métal, le papier joua un rôle primordial dans la « république de médailles », selon la formule de Thierry Sarmant.

26 Sous la direction d’Yvan Los-koutoff, professeur de littérature française à l’Université du Havre, des spécialistes de diverses disciplines ont pris part à ce colloque. La variété de leurs approches reflète la complexité du projet, ainsi que sa nature non linéaire et collaborative. Les vingt-deux articles, regroupés en trois parties, sont encadrés par une préface de l’éditeur et une postface d’Orest Ranum, professeur émérite de l’université Johns Hopkins. La première partie du volume est consacrée à la composition du livre de 1702 et à son rapport avec les médailles qu’il reproduit, tandis que la deuxième est un assemblage de plusieurs thèmes qui ressortent de la dense iconographie des médailles. Dans la troisième partie, les auteurs étendent leur regard au-delà des frontières françaises pour questionner la diffusion et la réception des médailles à l’étranger. Ce compte rendu se concentrera sur les articles les plus pertinents pour l’historien de l’art.

27 La préface de Y. Loskoutoff situe le double regard des actes dans quelques exemples pertinents des interconnexions et échanges mutuels entre les sources livresques et métalliques. Ensuite, Inès Villela-Petit nous plonge dans les inventaires du cabinet du roi, ce qui nous permet de saisir l’évolution de l’entreprise métallique avant le lancement des registres de l’Académie, ainsi que les objectifs épistémologiques des catalogueurs. L’essai de Mark Jones aurait pu servir d’introduction au volume, vu son traitement synthétique et lucide de la politique numismatique de Louis XIV.

28 Les deux articles suivants se penchent sur la fabrication des médailles et du livre. James Mosley synthétise ses recherches approfondies sur les arts livresques, et Ludovic Jouvenet questionne l’absence de signatures sur les médailles gravées, faisant l’hypothèse que la signature aurait été perçue comme une menace à la singularité de l’auctorialité royale. Les membres de l’Académie étaient, en un sens, artisans de leur propre postérité, mais la suppression, dans le livre de 1702, de la préface originale de l’abbé François Tallement, dans laquelle il avait identifié les contributions des médailleurs et savants, témoigne du statut marginalisé de ces derniers. Si, comme Y. Loskoutoff le déclare dans sa préface, la Petite Académie était « en prise directe sur l’univers métallique », ce dialogue entre technè et arts libéraux aurait pu être plus présent dans cette publication.

29 Dans la deuxième partie, Fabrice Charton et Marie-Claude Canova-Green examinent la difficulté de représenter la mortalité dans le cadre d’un programme ayant pour objectif l’immortalisation du roi. Comme L. Jouvenet, qui considère ce que l’absence des signatures signifie, M.C. Canova-Green se penche sur la quasi-absence de la mort dans les centaines de médailles de l’histoire du roi. Si la médaille a pour fonction de « lutter contre l’effacement du sujet », comment peut-on représenter la « dissolution corporelle » de celui-ci ? L’auteur révèle les stratégies de représentation à partir de trois exemples de « monuments » (en miniature) de la mort, un regard qui met en relief la difficulté à effectuer l’immartalitas in nummis.

30 La troisième partie consiste en un voyage aléatoire qui nous permet de suivre le chemin des médailles portatives, souvent offertes comme cadeau diplomatique. Valentina Casarotto quantifie la diffusion des médailles en Italie, et William Eisler et Massimo Scandola nous offrent des études comparatives entre la production française et ses imitateurs, respectivement la République de Genève et la cour de Vienne. Robert Wellington se confronte à la réception matérielle périlleuse des médailles en dehors de l’Europe, tandis qu’Isaure Boitel parle de la transformation de leurs images. Spécialiste de « l’image noire » de Louis XIV, I. Boitel précise que les auteurs des parodies numismatiques jouent avec la réversibilité de la médaille et avec le détournement des devises préexistantes. Dans ce dernier cas, ils s’appliquent surtout à déformer la symbolique héliocentrique.

31 Malgré les nombreuses publications ayant déjà étudié les médailles de Louis XIV depuis l’ouvrage fondamental de Josèphe Jacquiot en 1968, les actes de ce colloque nous rappellent qu’il reste encore des sources matérielles, visuelles et écrites à analyser. Une brève évaluation historiographique dans la préface aurait pu aider les non-initiés à se repérer dans la précieuse bibliographie du volume. On peut regretter, en outre, le décalage entre la spécificité de certains essais et la généralité d’autres : contrairement aux médailles, unifiées en taille et composition pour leur livre, les articles se ressemblent peu dans l’échelle de leur analyse. Cette publication sur l’art numismatique est destinée à un lecteur déjà savant, qui cherche à approfondir ses connaissances sur le sujet.

32 Sarah Grandin

33 Evelyne Thomas : Vocabulaire illustré de l’ornement par le décor de l’architecture et des autres arts. Paris, Eyrolles, 2016. 316 p.

34 Publié pour la première fois en 2012, récompensé l’année suivante par le Prix de la Demeure historique, l’ouvrage d’Evelyne Thomas a connu une seconde édition augmentée en 2016. Son succès rappelle la place importante occupée désormais par la question de l’ornement dans le champ de l’histoire de l’art. Spécialiste du sujet auquel elle a consacré sa thèse, Evelyne Thomas propose ici un moyen d’accéder à la « connaissance de l’ornement » ainsi qu’elle le déclare dans une courte introduction exposant la taxinomie retenue pour aborder ce vaste domaine.

35 L’image joue un rôle primordial dans la pédagogie de l’ouvrage. Plus de huit cent photographies fournissent une illustration abondante propre à susciter la curiosité du lecteur. La première section du livre, intitulée « L’image et le mot », offre une entrée en la matière strictement visuelle. Les clichés sont regroupés en vingt planches thématiques et stylistiques. Ces vignettes illustrent, en plus grand, le dictionnaire composant la deuxième et principale section de l’ouvrage et proposant près de trois cent cinquante entrées. La plupart concerne naturellement des motifs appliqués à des surfaces. Plusieurs définitions s’étendent également aux principaux champs recevant les ornements. Certaines, telles parmi d’autres, des frontons, des frises et des corniches, relèvent davantage du vocabulaire de l’architecture que de celui de l’ornement. Quelques entrées, enfin, fournissent une terminologie utile pour caractériser l’emplacement de l’ornement sur sa surface d’application. L’ouvrage d’Evelyne Thomas se conclut par des annexes rassemblant l’ensemble des définitions en six groupes thématiques et en les répertoriant dans un index alphabétique. Un répertoire géographique des sources iconographiques permet de localiser l’imposant corpus d’images. Signalons que l’édition de 2016 a été augmentée d’un lexique franco-anglais toujours utile. Enfin, une bibliographie occupe une part importante de la dernière section. Face à l’ampleur du sujet, elle ne peut-être que sélective. Le lecteur curieux trouvera néanmoins, classés par motifs, des références à des articles très spécialisés.

36 Il est à regretter que le titre de l’ouvrage n’en pose pas assez clairement les limites. Les « autres arts » évoqués par le sous-titre ne sont presque pas représentés et il est en fait essentiellement question des ornements du décor architectural. Par ailleurs, si dans ses limites chronologiques, le livre embrasse le sujet du Moyen Âge au xviiie siècle, les ornements sont en grande partie puisés dans le répertoire de l’architecture de la Renaissance française. Ces réserves ne retirent rien à l’ambition de l’ouvrage de permettre au plus grand nombre de mesurer la grande diversité du répertoire décoratif de l’architecture. Si une nouvelle édition devait voir le jour, il serait à souhaiter qu’outre un élargissement de la question aux ornements de l’architecture des xixe et xxe siècles, celle-ci adopte un format de poche sinon un support numérique. De la sorte, le curieux d’architecture disposerait d’une ressource lui permettant d’apprécier in situ, dans toute sa finesse, le langage de l’ornement.

37 Ronan Bouttier

38 Thierry Laugée, Carole Rabiller (dir.) : Critique d’art et nationalisme. Regards français sur l’art européen au xixe siècle. Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, coll. « Pour une histoire nouvelle de l’Europe », 160 p., 13 ill. en coul., 6 en n. & bl.

39 Cet ouvrage se propose d’analyser le regard que la critique française a porté sur l’art européen au xixe siècle. Le siècle est ici principalement réduit à sa seconde moitié puisque la majeure partie des essais se concentre sur une période débutant en 1855. La première Exposition universelle parisienne aurait d’ailleurs pu servir de point de départ, tant cette histoire de la lecture nationaliste de l’art est étroitement liée à celle de la circulation et de la confrontation des œuvres. Si les expositions universelles sont par excellence le lieu de la comparaison entre écoles nationales, c’est également le cas du Salon parisien, événement international dont le livret mentionne à partir du milieu du siècle le pays d’origine des artistes. Selon une métaphore traditionnelle, ces espaces d’exposition – tout comme la littérature qu’ils engendrent – sont qualifiés de « champs de bataille […], lieu d’affrontement culturel, remplaçant en quelque sorte le terrain militaire. » Ce rôle se perçoit dans l’antagonisme mis en scène par la critique entre la France et l’Allemagne après 1870, que ce soit lors du refus des artistes français de participer à l’exposition berlinoise de 1891 (Orianne Marre) ou dans la réception des artistes allemands dans les Salons de la Société nationale des beaux-arts entre 1890 et 1896 (Olivier Schuwer).

40 En classant les artistes par pays, les critiques jouent un rôle central dans la fabrique et la définition des écoles nationales. L’article que Laurent Cazes consacre à la présence des artistes étrangers dans les Salons du Second Empire offre d’intéressantes pistes de réflexion sur la place centrale qu’occupe cette notion d’école, construction théorique « indispensable à l’élaboration d’un discours sur l’art ». Certaines écoles s’avèrent relativement faciles à délimiter, notamment en ce qui concerne la Belgique, l’Angleterre et l’Allemagne – exemples les plus récurrents dans cet ouvrage. À l’inverse, la tâche se révèle plus difficile pour les pays du Sud (Espagne et Italie) dont les artistes n’apparaissent pas aux yeux des critiques à la hauteur de l’histoire artistique de leurs pays. Quant aux artistes provenant de pays pour lesquels les stéréotypes identitaires ne sont pas encore suffisamment sédimentés (pays scandinaves, notamment), il s’agit de déterminer les spécificités de nouvelles écoles. Le critique Auguste Geffroy énumère dans la Revue des Deux Mondes (1861) les conditions nécessaires pour former une école nationale : une histoire nationale, des mœurs (folklore ou religion), une nature, des paysages particuliers, enfin une mythologie propre. Ces critères rappellent sans conteste la « check-list identitaire » mise en avant par Anne-Marie Thiesse dans son étude remarquée sur la création des identités nationales en Europe (1999). De fait, la critique participe à la construction des identités nationales par un « travail de confrontation et de comparaison », non seulement des artistes entre eux, mais aussi et peut-être surtout de la communauté que leur œuvre est censée incarnée. Toujours selon Laurent Cazes, cette sphère publique de la critique a profondément imprégné l’art européen : « Il s’agit d’une dialectique complexe entre le temps historique et l’espace géographique, entre l’individu et la communauté. »

41 Le croisement entre la catégorie nationale et celle des styles ou mouvements varie dans le temps et selon les critiques comme en témoignent plusieurs contributions. Loin d’une vision cosmopolite à laquelle on pourrait s’attendre, Fabienne Fravalo décrit la réception nationaliste de l’Art nouveau au sein de la revue Art et décoration. À l’inverse, selon Mickaël Vottero, l’essor de la peinture de genre dans les expositions universelles de 1855 et 1867, pourtant lié à l’intérêt grandissant porté au folklore local et national, conduit la critique à une lecture plus cosmopolite où le critère du sujet semble l’emporter sur celui d’un supposé style national. La place de Paris comme capitale artistique favorise cette approche libérée des préjugés nationalistes. Il n’est pas certain que cette direction survive à 1871 et plusieurs contributions semblent au contraire indiquer que la critique suit le chemin de la crispation nationaliste de la fin du siècle.

42 En effet, en étudiant au plus près des regards posés sur une école nationale ou régionale et leurs évolutions dans le temps, nombre de contributions mettent en évidence la contamination du jugement du critique par des considérations extérieures au champ proprement artistique. Le cas du regard porté sur la peinture anglaise est particulièrement éloquent : Thierry Laugée montre comment dès 1855, la critique conclut à la médiocrité, si ce n’est l’inexistence, de la sculpture romantique en Angleterre qu’elle impute à des raisons climatiques et surtout religieuses et politiques. De façon comparable, Carole Rabiller explique que la peinture religieuse anglaise est rejetée par les critiques français lors de la même exposition pour des motifs qui relèvent davantage de la condamnation de la culture protestante. Le raisonnement nationaliste sert parfois à maltraiter ses compatriotes, à l’image de Thoré-Bürger et de Huysmans, ce qu’Aude Jeannerod explique par leur opposition respective à la politique du Second Empire et de la Troisième République.

43 Bien entendu, un tel ouvrage donne envie d’élargir la perspective en comparant ces points de vue français avec ceux de critiques travaillant dans d’autres pays mais qui bien souvent se rendent aux expositions parisiennes. En ce sens, l’article que Jana Wijnsouw, Tom Verscaffel et Marjan Sterckx consacrent à la réception de l’œuvre de Constantin Meunier en France et en Belgique ouvre des perspectives intéressantes quant à l’impact que la critique positive d’un artiste dans un autre pays – et principalement à Paris au xixe siècle – peut avoir sur sa carrière dans son propre pays. Néanmoins, la tâche était déjà considérable, d’autant que, comme le montre Fanny Bacot à partir d’une analyse typologique précise et intéressante de la critique portant sur les Salons de la Rose-Croix, il est parfois difficile de tirer des conclusions générales de l’ensemble hétérogène des critiques.

44 Certaines contributions étendent leur analyse de la critique à l’histoire de l’art proprement dite, à l’image d’Anna Jolivet qui étudie le cas exemplaire de l’évolution du regard porté sur la peinture vénitienne. D’abord pensée selon un modèle anti-classique, plus proche des écoles du Nord que de la peinture florentine et romaine, elle subit un processus d’« italianisation » à la suite du rattachement de la Vénétie à l’Italie qui conduit les historiens à rechercher tout ce qu’elle doit à l’héritage antique. Ainsi, à l’image des traditions inventées qu’avaient mises à l’honneur Eric Hobsbawm et Terence Ranger (1983), le jugement émis par les critiques sur des écoles nationales, dont les caractéristiques sont présentées comme des réalités trans-historiques, apparaît souvent motivé par des questions politiques contemporaines. Emmanuel Faure-Carricaburu montre de façon très convaincante que l’idée d’une Académie royale de peinture et de sculpture dogmatique, défendant de manière univoque et rigide la hiérarchie des genres, est en fait l’héritière d’une certaine histoire nationaliste cherchant à mettre à l’écart les influences italiennes en s’appuyant sur des théories raciales. En ce sens, les jugements des critiques peuvent polluer longtemps notre façon d’aborder l’histoire de l’art comme l’avait brillamment observé Jean-Claude Lebensztejn dans un article fondateur sur les différences entre le fauvisme français et l’expressionnisme allemand (1971). Les contributions de cet ouvrage, en se penchant sur la critique d’art, complètent les études historiographiques récentes (on pense notamment aux travaux de Michela Passini, Neil McWilliam ou Éric Michaud) qui ont mis à jour la manière dont les pensées nationalistes ou raciales ont façonné les origines de notre discipline.

45

[Thierry Laugée et Carole Rabiller, Introduction ; Emmanuel Faure-Carricaburu, La condamnation de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture par les premiers historiens de l’art. Une conséquence du rejet de l’art italien ; Anna Jolivet, Histoire de la peinture vénitienne et montée des nationalismes français et italien dans le contexte européen de la fin du xixe siècle ; Fabienne Fravalo, « Art moderne » versus « Modern Style » ou la définition comparée d’un art nouveau français ; Mickael Vottero, La peinture de genre aux expositions universelles parisiennes : la fin des écoles nationales ? ; Fanny Bacot, Nationalisme, a-nationalisme et antinationalisme. Variations idéologiques dans la littérature artistique fin de siècle : de la réception des salons de la Rose-Croix à l’esthétique idéaliste ; Thierry Laugée, « Pourquoi la sculpture anglaise ne fut pas romantique » ; Carole Rabiller, « À quoi bon une Vierge pour les protestants ! ». Réception française de la peinture religieuse britannique à l’Exposition universelle de 1855 ; Aude Jeannerod, Le nord et le sud de l’Europe dans la critique d’art de Thoré-Biirger et de Huysmans ; Laurent Cazes, Artistes étrangers et écoles nationales. Dialectiques européennes dans la critique de Salon sous le Second Empire ; Jana Wijnsouw, Tom Verschaffel et Marjan Sterckx, « Avec les sculpteurs belges, nous ne sortons pas de France ». An art critical dialogue between Belgium and France ; Olivier Schuwer, « Une nuit traversée d’éclairs ». La critique d’art française face à la présence allemande dans les premiers salons de la Société nationale des Beaux-Arts (1890-1896) ; Orianne Marre, La critique d’art comme espace d’expression du nationalisme. La participation des artistes français à l’Exposition de Berlin de 1891 à travers la presse politique française.]

46 Thomas Renard

47 Pauline Prevost-Marcilhacy (sous la direction de) : Les Rothschild : une dynastie de mécènes en France. Paris, Louvre éditions, BnF éditions, Somogy éditions d’art, 2016. 3 tomes Vol. 1, 1873-1922 ; Vol. 2, 1922-1935 ; Vol. 3, 1935-2016, 319 p., 383 p., 495 p., ill. en coul.

48 Le musée Petiet à Limoux (Aude), héritier de la philanthropie du xixe siècle – c’était à l’origine une école de dessin-musée-bibliothèque – a sorti cet été quelques médailles d’ordinaire en réserve afin de saluer le mécénat Rothschild. Un envoi consacré à Jules Chaplain (1839-1909), tenu pour l’un des artisans du renouveau de la médaille notamment par Paul Leroi (Léon Gauchez), le conseiller d’Alphonse de Rothschild – est ainsi sorti de l’obscurité. Peut-être dû à l’intervention d’Etienne Dujardin-Beaumetz, peintre, politique et mécène local, le geste participait d’une politique plus générale : le baron avait acquis sept médailliers de ce genre pour différents musées.

49 L’épisode limouxin est un exemple d’achat aux artistes contemporains du baron Alphonse, suivant les avis des meilleurs critiques, de don à des musées, fussent-ils minuscules, enfin d’oubli de ce mécénat fin-de-siècle. Tout ceci est parfaitement étudié au premier tome de l’ensemble monumental réuni par Pauline Prevost-Marcilhacy. Son introduction aligne les différents personnages évoqués ensuite chronologiquement, à la fois sous une forme biographique, et à travers leurs objets. Son chapitre « Le mécénat envers les artistes vivants en faveur des musées de région 1885-1905 » constitue au passage la meilleure synthèse à ce jour de l’histoire des musées de province français, dûment placés dans leur contexte politique, esthétique, et social. Reprenant ses travaux antérieurs, elle y analyse la littérature et le marché artistique comme les débats sur l’institution, compare les situations européennes, et brosse plus finement qu’on ne l’avait fait jusquelà un panorama muséographique négligé. Faute de sources propres, ce qui explique sans nul doute le retard des études, elle a dû retrouver la trace des envois à partir des catalogues et de la presse artistique. Au bilan, « près de la moitié des cinq cent vingt-neuf musées créés avant 1914 a reçu un don d’Alphonse de Rothschild, ce qui constitue un acte de mécénat sans précédent ». La singularité n’est pas seulement quantitative : à rebours des coutumes et des modèles les mieux établis, qui voient les mécènes importants ne s’intéresser qu’au Louvre, ou à tel musée qui leur est spécialement cher, en raison de sa collection, de sa localité, de son fondateur ou de sa tradition, cet activisme est une vraie « politique culturelle décentralisatrice », qui doublonne pour ainsi dire celle des Beaux-arts.

50 Les opérations de mécénat ultérieures, pour s’écarter largement de ce modèle – avec les grands et fameux dons à la Bibliothèque nationale et au Louvre de l’entre-deux-guerres témoignent continûment de l’ampleur et de la qualité des investissements consentis. Ces trois volumes, qui réunissent plus de cinquante spécialistes, et évoquent près de cent vingt mille œuvres, en font sentir toute l’ambition, au risque d’un « vertige de la liste » (Umberto Eco). La masse d’informations réunies, de références érudites et d’illustrations renouvelle tout un pan de l’histoire des patrimoines en même temps qu’elle dessine un paysage disciplinaire contrasté. Car l’entreprise illustre la diversité des recherches, locales, nationales ou internationales, en la matière, relevant de contextes institutionnels et d’agendas personnels variés, sinon d’épistémologies contradictoires. Une lecture typologique des objets et des matériaux collectionnés, des écailles aux dentelles, des manuscrits aux tabatières, se juxtapose à une approche sociale et psychologique des personnages, ou à une érudition de la provenance et du marché. On esquisse ici la succession des fortunes critiques, des découvertes ou des redécouvertes, et ailleurs le développement d’un fonds, dans une perspective institutionnelle. Mais la colonne vertébrale se veut une interprétation – une légitimation ? – du mécénat : c’est, en France notamment, un champ largement neuf, comme celui de la philanthropie ou de la bienfaisance, marqué par les disputes des sciences sociales, mais où les historiens ou historiens de l’art ne sont pas légion. On doit donc savoir particulièrement gré au maître d’œuvre d’avoir ouvert pareil chantier, et de dessiner des pistes.

51 Le projet d’une histoire (et d’une géographie) d’un mécénat en nom collectif – la thèse d’une dynastie sur un territoire national – ne manque pas d’éléments pour prouver la conscience d’une appartenance à une tradition, par-delà les générations. Au-delà de l’éclatant témoignage, dans les collections publiques, de la persistance d’un nom de famille, « dynastie » est toutefois un terme particulièrement chargé, inspiré apparemment par les travaux sur les dynasties industrielles et bancaires initiés voilà deux générations, mais guère explicité. Sans doute une autre thèse, celle du « goût Rothschild », ainsi au château de Ferrières, dont l’auteur est spécialiste, s’invite-t-elle ici, qui pourrait aussi justifier la revendication d’une continuité. Mais on aimerait mieux comprendre les relations entre le mécénat et le goût, la politique et finalement l’identité familiale. Peut-être le fin mot est-il le constat du poète James Fenton à propos de la branche anglaise dans la New York Review of Books en 2015 : « les Rothschild sont vraiment grands quand vous pouvez dire qu’ils comprennent ce que c’est d’être des Rothschild ». La thèse est ici que la branche française l’a particulièrement bien compris, au point d’incarner un « modèle » européen. On aura besoin, comme le signale l’auteur, de comparaisons européennes pour l’établir, et aussi de recherches approfondies sur le rôle des marchands internationaux, sur le modèle du Spitzer de Paola Cordera.

52 L’ouvrage regrette à l’inverse une autre singularité française, la sous-estimation de ces dons. Le cas du médaillier Limoux vérifie certes les « propos pessimistes de Bonnaffé », soit l’amertume des collectionneurs quant à la disparition de leurs dons dans les musées, et à l’oubli de leurs noms – mais c’est un trait commun à toute machinerie mémorielle de ce genre. Plus spécifiquement, certains desseins des Rothschild du début du xxe siècle, soit le souci « de combler des lacunes au sein des musées ou de jouer un rôle éducatif », ont été victimes des aléas du goût, exactement comme certaines parts de leurs collections ont été tenues un temps pour des horreurs. Reste la thèse de la supposée « responsabilité » de la dynastie Rothschild, qui, pour reprendre le titre longtemps influent de l’antisémite Beau de Loménie sur les « dynasties bourgeoises », est probablement une explication supplémentaire. Le livre fait à ce titre œuvre civique autant qu’érudite en combattant l’effacement de la reconnaissance républicaine, et en appelant à la multiplication des études sur les mécénats.

53 Dominique Poulot

54 Catherine Chevillot : La sculpture à Paris. 1905-1914, le moment de tous les possibles. Paris, Hazan, 2017. 344 p., ill. coul.

55 À l’heure où l’histoire de l’art, comme la plupart des sciences humaines, remet en question ses méthodologies en prenant conscience des catégories implicites que celles-ci véhiculent, Catherine Chevillot montre que la sculpture, malgré toute sa visibilité, son histoire et son historiographie, n’est que rarement examinée selon ses propres spécificités. Les cadres ne correspondent pas totalement, les analyses esthétiques comme celles du contexte socio-économique, les réseaux, l’éducation, le vocabulaire même sont légèrement en décalage par rapport à leur sujet. Le point de vue généralement adopté est celui de la peinture : il n’empêche pas de comprendre la sculpture et son milieu mais force le trait, et laisse dans l’ombre un grand nombre d’éléments importants. Établir de nouvelles taxinomies, « sortir de ces structures et voir si, en décalant le point de vue, un autre modèle ne pouvait pas émerger », voilà le but déclaré de cet ouvrage.

56 Le renouvellement des approches proposé ici s’appuie sur une bibliographie très large. L’auteur puise dans les textes historiques des extraits peu connus ou d’autres qu’elle replace efficacement en perspective. Nombre d’études très récentes sont aussi régulièrement citées, plaçant cet ouvrage au cœur d’une communauté de chercheurs, et d’une période historiographique très riche. Ce travail de grande érudition et de synthèse contribue à circonscrire un champ. Il constitue le fondement d’un ouvrage ambitieux, auquel on se référera non seulement pour la période 1905-1914, mais bien plus largement pour une histoire spécifique de la sculpture.

57 Catherine Chevillot reprend systématiquement les éléments majeurs d’une histoire de l’art que pierre à pierre elle ajuste afin de bâtir à la sculpture des cadres adéquats. La première partie de l’ouvrage, « La sculpture à Paris sur la scène internationale », est consacrée à décrire une communauté, depuis ses réseaux, ses marchands, ses expositions et ses sociabilités jusqu’aux tendances esthétiques qui la parcourent : les héros, les maîtres sont ainsi examinés à nouveaux frais et dans un contexte où les différents positionnements par rapport à leurs travaux apparaissent clairement. Au terme de cette première partie, c’est une « nouvelle génération », un « renouvellement du milieu artistique » qui apparaît. La seconde partie, « Expérimentations et lignes de forces. Les débats esthétiques en sculpture » portent sur les grandes tendances esthétiques qui agitent le milieu des sculpteurs à Paris entre 1905 et 1914. Après avoir établi « la quête de l’autonomie » par rapport à la peinture, C. Chevillot revient sur le vocabulaire plastique de l’époque et montre comment l’ordre et le chaos, l’espace, voire le primitif, possèdent en sculpture un sens tout à fait différent de celui que la peinture, son milieu et son histoire leur donnent.

58 Les pierres angulaires de la méthode de l’histoire de l’art ont ainsi été passées en revue et retaillées les unes après les autres. Au terme de ce second chapitre, la scène artistique que l’on pensait assez bien connaître paraît sous un jour nouveau : les artistes, leurs positionnements et leurs œuvres témoignent d’une pensée autonome par rapport à la peinture, nourrie au contact de milieux et de références différentes. Le troisième et dernier chapitre, « Sculpture et courants de pensée contemporains », est employé à établir ces références et à en explorer les emplois et les adaptations à la sculpture. C. Chevillot reconstitue la diffusion de la pensée philosophique d’Henri Bergson, William James, Friedrich Nietzsche et Georg Simmel et montre comment certaines de leurs réflexions rencontrent les questionnements spécifiques de la sculpture. La temporalité fait ainsi l’objet de la dernière partie de l’ouvrage : plus que la peinture, la sculpture est touchée dans sa définition et dans les modalités de sa perception par la profonde redéfinition que le temps subit au début du xxe siècle. La relativité, le lien entre l’espace et le temps, le désir de mouvement et l’intérêt pour la mécanisation transparaissent dans les pratiques.

59 Les trois parties de l’ouvrage déploient un état des lieux précis et érudit, qui modifie profondément la vision que le lecteur pouvait avoir de la période. L’étude que livre ici C. Chevillot est importante, non seulement pour l’histoire de l’art du début du xxe siècle qu’elle éclaire d’un jour nouveau, mais bien plus largement pour les études consacrées à la sculpture au-delà des années 1905-1914. Ces années sont fondamentales : dans leur court laps de temps, la sculpture modifie sa place sur la scène artistique et se constitue un nouveau panthéon théorique et plastique. C. Chevillot réexamine ainsi notamment la réception de Rodin, rompt avec le topos de sa modernité fascinante et incontestée ; elle fait apparaître des contre-points, comme Maillol, et réévalue la place d’artistes moins étudiés, comme Gaudier-Brzeska. Elle atteint finalement le but qu’elle s’était fixé et construit tout au long de cet ouvrage un modèle alternatif, dégagé des structures habituelles à la peinture. Non seulement leur inadaptation à la sculpture ne fait plus aucun doute à la lecture de l’ouvrage, mais C. Chevillot propose de nouveaux cadres véritablement utiles. Malgré une périodisation relativement étroite, elle conduit donc une étude d’ampleur, qui prend une place importante dans « la reconstruction d’une histoire de la sculpture encore mouvante ».

60 Déborah Laks

Livres reçus

61 Jane Jelley : Traces of Vermeer. Oxford, Oxford University Press, 2017. 339 p.

62 Delphine Gleizes, Denis Reynaud (éd.) : Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (xviie-xixe siècles). Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2017. 402 p.

63 Hélène Lehl, Felix Reusse : La France au siècle des Lumières et de la galanterie. Chefs-d’œuvre de la gravure à l’époque de Watteau. Petersberg, Michael Imhof Verlag, 2018, 184 p.

64 Catherine Cardinal, Laurence Riviale dir., Décors de peintres : invention et savoir-faire, xvie-xxe siècles. Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal, 2016. 384 p.

65 Victoria Noel-Johnson : De Chirico and the United Kingdom (c. 1916-1978). Rome, Fondazione Giorgio e Isa de Chirico, San Marino, Maretti éd., 2017. 831 p. ill. coul.

Notes

  • [1]
    L’auteur a livré une première version allemande de cette recherche, plus étoffée dans son appareil scientifique : Schatz,, Gedächtnis, Wunder. Die Objekte der Kirchen im Mittelalter. Ratisbonne, Schnell & Steiner, 2015.
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