DARD/DARD 2021/1 N° 5

Couverture de DARD_005

Article de revue

« Les activités humaines, par leur incidence sur la biodiversité et le climat, provoquent les épidémies »

Pages 86 à 103

Notes

  • [1]
    Le livre a paru en avril 2021 à La Découverte, le film est en construction ; pour voir sa présentation et le soutenir : https://m2rfilms.com/espace-membres/fabrique-des-pandemies
  • [2]
    Cirad : organisme français de recherche agronomique et de coopération internationale pour le développement durable des régions tropicales et méditerranéennes.
  • [3]
    Une maladie vectorielle est causée par un agent parasite véhiculé et inoculé ou déposé par un vecteur vivant.
  • [4]
    IPCC : Intergovernmental Panel on Climate Change, groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.
  • [5]
    IPBES : plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, dont le dernier rapport a paru en 2019.
  • [6]
    Planetary Health est un concept fondé en décembre 2015 par l’université de Harvard. Financée par la fondation Rockefeller, l’Alliance pour la Planetary Health œuvre au développement d’un « champ de recherche appliquée transdisciplinaire et rigoureux axé sur les politiques qui visent à comprendre et traiter les implications pour la santé humaine de l’accélération des changements dans la structure et la fonction des systèmes naturels de la Terre ».
  • [7]
    UICN : Union internationale pour la conservation de la nature.
  • [8]
    « L’initiative One Health (Une Seule Santé) est un mouvement créé au début des années 2000 qui promeut une approche intégrée, systémique et unifiée de la santé publique, animale et environnementale aux échelles locales, nationales et planétaire. Elle vise notamment à mieux affronter les maladies émergentes à risque pandémique » (source : Wikipédia).
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1DARD/DARD : Dans La Fabrique des pandémies, pourquoi utilisez-vous l’expression « épidémie de pandémies » ? Est-ce que la destruction des écosystèmes naturels et de la biodiversité est telle aujourd’hui que nous entrons dans une nouvelle ère, caractérisée par une « épidémie de pandémies » ?

2Serge Morand : Cette expression vient de plusieurs constatations. D’après les données que nous avons, nous observons sur les dernières décennies une augmentation des épidémies de maladies infectieuses chez les humains. Qu’elles soient zoonoses – liées aux animaux, domestiques ou sauvages – ou maladies vectorielles [3]. Les épidémies qui touchent directement les animaux d’élevage, mais également les animaux sauvages, ont été multipliées par trois – 300 % d’augmentation – depuis 2005. Nous utilisons aussi l’expression « épidémie de pandémies » en référence au réseau de partage au niveau mondial : avant les années 1950-1960, lorsqu’une nouvelle épidémie survenait, elle se propageait un peu aux pays voisins, mais souvent elle restait au même endroit, sous forme de petits « clusters ». Depuis les années 1960, compte tenu des flux plus nombreux et du commerce international, on s’aperçoit que de plus en plus de pays sont touchés à l’apparition d’une nouvelle épidémie. On commence à « pulser » tous ensemble d’épidémies partagées. Et les plantes sauvages et domestiques sont elles aussi de plus en plus touchées par ces maladies épidémiques.

3Marie-Monique Robin : Les arbres aussi… Jusqu’au milieu des années 1970, selon les données avancées par l’OMS, il y avait une émergence de maladies infectieuses tous les quinze ans. Et parmi elles, des maladies dues à l’antibiorésistance de certaines bactéries. Depuis les années 2000, on en est à une à cinq émergences par an. Quand on n’est pas spécialiste, comme moi, la Covid-19 monopolise toute notre attention. Mais en m’y intéressant de plus près pour le livre, j’ai découvert toute une série de maladies dont on n’avait jamais entendu parler, à part ebola évidemment : en Occident, elles nous passent un peu au-dessus de la tête car très limitées à des territoires africains et asiatiques. Je viens de parler d’ebola, mais il y a aussi le sida – parce que tout le monde a oublié que c’est une zoonose et une maladie infectieuse qui a émergé à un moment donné –, le zika, le chikungunya, le premier SARS, le MERS, le nipah… La liste est vraiment très longue. Je pense qu’on peut parler d’une véritable explosion de ces maladies infectieuses émergentes. Le facteur absolument capital c’est en effet la globalisation, et puis l’élevage industriel comme facteur amplificateur de ce risque zoonotique. Vous avez très bien démontré, dans l’un des articles que je cite dans mon livre, comment l’élevage en général et les animaux domestiques en particulier, élevés à grande échelle dans des fermes industrielles, contribuent à l’augmentation de ce risque.

4S. M. : Tout à fait. On constate cet effet d’échelle et cette interconnexion entre le global et le local. Au niveau local, le développement de l’urbanisation est aussi à prendre en compte. En 2005, la moitié de la population mondiale vivait dans des villes. Et cela n’a fait qu’augmenter. La population rurale commence à diminuer en nombre réel d’habitants. Évidemment, l’urbain augmente essentiellement dans les pays intertropicaux, où la densité des animaux d’élevage est aussi la plus forte ; dans ces régions, il y a également de plus en plus d’humains dans les zones de forêt, et les animaux sauvages qui y vivent sont fortement en danger. La globalisation entraîne une augmentation de la demande en produits agricoles et en énergie notamment, ce qui impacte énormément les territoires : intensification de l’agriculture, de l’élevage, mais aussi artificialisation des sols avec la construction d’infrastructures et de routes. Il faut mesurer qu’il ne reste plus qu’un tiers des cours d’eau sauvages les plus importants, puisque les deux autres tiers sont déjà complètement transformés. On assiste aussi à un profond changement dans les régimes alimentaires, avec une diète alimentaire de plus en plus axée sur les protéines animales, notamment dans les classes moyennes urbaines des pays du Sud, ainsi qu’une nourriture très transformée par l’agro-business. Les dégâts concernent l’environnement et la santé en général, ils ne sont pas uniquement liés aux maladies infectieuses. Cette interconnexion et cet effet d’échelle sont vraiment à prendre en compte.

5M.-M. R. : La déforestation est en effet aussi un facteur majeur. Le virologue Gaël Maganga, que j’ai récemment rencontré au Gabon, explique que les chauves-souris ont développé un métabolisme très particulier : la température de leur corps est assez élevée, comme si elles avaient de la fièvre, ce qui leur permet d’être les porteurs sains de plein de virus ; virus qu’elles se mettent à excréter quand elles stressent, en raison notamment de la destruction de leur habitat. Gaël Maganga me rappelait, et plusieurs études le montrent, qu’ebola, dont il est l’un des spécialistes, est apparu en 1976 et qu’il y a régulièrement des foyers épidémiques en Afrique. Son origine est vraiment confirmée : c’est un virus de chauve-souris ; les hôtes intermédiaires, ce sont les primates, qui sont consommés par les populations. Le Gabon est un pays de chasseurs, il y a très peu d’agriculture et d’élevage ; 95 % du territoire est recouvert de forêt, et dans les villages on consomme évidemment de la viande de brousse, source quasi unique de protéines pour les populations. Il s’agit donc d’encourager la création de collectifs de chasseurs qui développent une chasse durable, en essayant de les convaincre de ne pas toucher aux espèces protégées (pangolins, singes…), et de se protéger quand il s’agit d’espèces autorisées. Ce que montre très bien l’exemple du Gabon, c’est qu’on ne peut pas protéger la biodiversité si l’on ne s’intéresse pas à la question de la pauvreté et des moyens de survie des populations. Selon Gaël Maganga, les foyers épidémiques d’ebola apparaissent deux ans après une activité de déforestation. La corrélation est établie et corroborée par plusieurs études. Le chercheur Rodolphe Gozlan a fait le même constat en Guyane. Il a très clairement montré que la déforestation provoque en amont dans les villes des foyers d’ulcère de Buruli. Il a comparé sur un site déforesté la charge de cette mycobactérie (un bacille du même type que la lèpre et la tuberculose) qui peut transmettre l’ulcère de Buruli – une maladie vraiment moche, avec des plaies cutanées très graves. Une forêt comme l’Amazonie abrite des petits cours d’eau extrêmement limpides, très cristallins, sur des fonds sableux, avec très peu de végétation et de lumière ; or, quand on abat les arbres et fait entrer la lumière, on transforme la qualité de l’eau, sa chimie, sa température ; les oiseaux qui ont plus facilement accès à cette réserve d’eau mangent les poissons carnassiers qui s’y trouvent, et ainsi la chaîne alimentaire s’effondre, entraînant la multiplication de petits crustacés porteurs de cette mycobactérie susceptible de transmettre l’ulcère de Buruli. C’est un exemple assez parlant pour expliquer ce mécanisme : en détruisant ou transformant un habitat naturel, on contribue à la multiplication d’un risque infectieux. L’activité de déforestation – notamment dans les régions où l’on pratique l’orpaillage, comme en Guyane ou en Australie – reste le facteur principal de l’émergence épidémique. Les agents pathogènes potentiellement dangereux pour l’homme ne sont pas distribués par hasard sur cette planète…

6S. M. : Pour ne pas se cantonner aux « histoires particulières », j’ai repris les données de la FAO afin d’apporter des preuves plus globales du lien qui existe entre déforestation et émergence épidémique. En milieu intertropical, on constate sur les vingt ou trente dernières années une baisse continue de la couverture forestière, et la comparaison des données par pays et dans le temps indique très clairement que cette diminution est associée à des épidémies de maladies aussi bien vectorielles que zoonotiques. Il est aussi très intéressant de constater qu’un certain type de reforestation, essentiellement dans les pays tempérés, mais aussi en Chine, en Inde ou au Vietnam, est également lié à l’augmentation de zoonoses. Pourquoi ? Parce que ce sont des plantations, des monocultures, et en plus la plupart du temps uniquement des boisements, c’est-à-dire des zones de savane ou de prairie, dotées d’un fonctionnement particulier, transformées en forêts industrielles, voire, comme en Chine, en forêts OGM. Pour les plantations commerciales de palmiers à huile, la corrélation avec l’émergence épidémique est très claire, surtout pour les maladies vectorielles – pour les maladies zoonotiques, le signal est plus faible. C’est ainsi que Plasmodium knowlesi (une malaria), que l’on trouve normalement chez les primates non humains, a émergé en Asie du Sud-Est. On a de plus en plus d’épidémies de dengue et de zika associées à ces plantations. Aedes albopictus, le moustique-tigre, commence à changer de comportement. C’est un moustique plutôt lié aux humains, périurbain, contrairement à l’anophèle qui est beaucoup plus associée aux rizières ou à des zones relativement propres ; et là on s’aperçoit qu’il a complètement intégré les zones de plantations, ce qui provoque des épidémies chez ceux qui les entretiennent. C’est vérifié au niveau mondial, et il y a en effet tous ces exemples particuliers : ebola au Gabon, mais aussi de nombreux types de leishmanioses en pleine expansion, notamment dans le milieu guyanais. Cela s’explique effectivement par une baisse de la biodiversité, mais surtout parce que l’on perd un élément important de cette biodiversité : les interactions. Notamment l’interaction de prédation. Les grands prédateurs, qui contrôlaient les proies et les vecteurs, disparaissent. On perd aussi les compétiteurs, c’est-à-dire toutes ces espèces qui étaient spécialistes d’habitats particuliers. Et qu’est-ce qu’on favorise ? Les espèces synanthropiques, qui aiment beaucoup les humains, notamment les rats et les rongeurs ; sans compter les tiques, que l’on voit partout augmenter, y compris en Europe, en raison de la modification des habitats, mais aussi parce qu’il n’y a plus de prédateurs, notamment les prédateurs des chevreuils qui sont des réservoirs des maladies transmises par les tiques.

7M.-M. R. : Pour préparer mon prochain tournage, je vais rejoindre Rick Ostfeld et Felicia Keesing, qui travaillent sur la maladie de Lyme depuis trente ans. Cette maladie est transmise par une bactérie qui infecte les tiques et ensuite les humains. Aux États-Unis, le réservoir de cette bactérie est la souris à pattes blanches. Selon leurs études, la fragmentation d’une forêt – à travers par exemple la construction d’une route pour édifier un Center Park – a des effets incroyables sur les rongeurs qu’on appelle « spécialistes », les premiers à disparaître puisque leurs ressources disparaissent. En revanche, ceux qu’on appelle « généralistes », qui se reproduisent d’ailleurs très rapidement et s’adaptent à tous les milieux, y compris les milieux perturbés, ils sont ravis quand on rase par exemple une forêt en Argentine pour y planter du soja transgénique parce qu’ils vont pouvoir s’en nourrir, ce qui n’est évidemment pas le cas des rongeurs spécialistes. Quand on fragmente une forêt aux États-Unis, les prédateurs (renards, opossums…) s’en vont parce qu’ils n’ont plus assez d’espace pour vivre. Or, ils régulaient en partie la population des rongeurs généralistes, notamment la souris à pattes blanches. Une multitude de petits rongeurs spécialistes ont ainsi disparu des forêts américaines fragmentées, alors qu’ils ne sont pas compétents pour transmettre cette fameuse bactérie liée à la maladie de Lyme. Rick Ostfeld et Felicia Keesing ont mesuré des parcelles fragmentées et leurs populations de souris à pattes blanches et de tiques infectées : plus la parcelle est petite, plus il y a de souris à pattes blanches, et plus il y a de tiques infectées. C’est ce qu’on appelle l’effet « dilution ». Gaël Maganga constate la même chose au Gabon en ce qui concerne les maladies vectorielles et un certain nombre de maladies non vectorielles.

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8S. M. : Oui, nous avons observé le même phénomène en Asie du Sud-Est et cela a aussi été confirmé au Mexique, qui offre en plus un très bel exemple de manipulation expérimentale.

9M.-M. R. : Dans mon livre, je mentionne le travail de Gerardo Suzán sur l’hantavirus au Mexique, à partir des données recueillies par James Mills en 2005. Celles-ci montrent les conséquences de la monoculture de soja ou de maïs transgénique dans tout le Nord de l’Amérique latine, à savoir la destruction des habitats naturels des rongeurs porteurs d’hantavirus. Les spécialistes disparaissent au détriment des généralistes, ce qui provoque de façon très nette des pics de maladies à hantavirus, des maladies tout de même très sérieuses.

10S. M. : Surtout des fièvres hémorragiques à syndrome pulmonaire. Les maladies rénales, c’est plutôt en Europe…

11M.-M. R. : Les maladies à hantavirus à syndrome pulmonaire ont été déclarées pandémiques par l’OMS dans toutes les Amériques. Le premier cas est apparu en 1995 dans la région de Four Corners aux États-Unis sans que l’on sache de quoi il s’agissait. On appelait ça la « grippe des Navajos » car c’étaient des Indiens Navajos qui mouraient de graves problèmes pulmonaires. Il s’est finalement avéré que c’était un hantavirus porté par une petite souris généraliste, la souris sylvestre. Dans ce cas, le facteur climatique a été déterminant : cette nouvelle maladie à hantavirus est apparue à la suite d’une très grande sécheresse deux ans auparavant suivie de pluies torrentielles, ce qui a entraîné une abondance de graines pour les rongeurs, notamment les souris sylvestres, porteuses de cet hantavirus, qui se sont ainsi démultipliées. Le dérèglement climatique est en effet un facteur important.

12S. M. : En fait, avec le climat, on distingue deux phénomènes. D’une part, l’effet de la variabilité climatique, c’est-à-dire l’ENSO/ENOA, El Niño/La Niña, et c’est effectivement ce qui est arrivé à Four Corners avec l’émergence de ces hantavirus – d’ailleurs, nous avons à nouveau testé cet effet avec la chercheuse Alice Latinne à propos des chauves-souris en Asie depuis le premier hendra jusqu’à maintenant. Et pour les maladies liées aux tiques, c’est la combinaison de deux phénomènes : variabilité climatique et événement extrême, avec en plus la tendance globale à l’augmentation de la température. Les deux peuvent agir, et agir en concomitance. C’est vrai que les modèles épidémiologiques sont pour l’instant un peu contradictoires. Nous avons de multiples données sur le changement climatique, même si l’on ne sait pas comment cela va se passer précisément dans chaque endroit du globe. Cela dépendra évidemment des fontes glacières, notamment au Groenland : elles peuvent par exemple affecter le paludisme en Afrique de façon très différente selon la quantité d’eau douce froide qui sera relarguée dans le grand courant atlantique. En même temps, les modélisations sont très contradictoires quant à ce qui va réellement se passer en termes de lien entre dérèglement climatique et variabilité climatique de type El Niño/La Niña. Certains modèles prédisent que les événements de variabilité climatique vont s’amplifier et que ce sera encore pire du point de vue épidémiologique ; d’autres prédisent au contraire que cela va plutôt ralentir. Nous sommes encore dans la construction de ces modèles climatiques et épidémiologiques qui nous permettront de savoir si on est vraiment capables de prévoir – ce dont je doute – la prochaine épidémie : où, quoi, quand, comment.

13M.-M. R. : Pour la partie Guyane de mon film, j’ai interviewé Rodolphe Gozlan et Mathieu Nacher, un épidémiologiste de l’hôpital de la Guyane. Ils ont travaillé sur une liste de cinq maladies (nipah, ebola, MERS…) fournie par l’OMS pour essayer de voir quels sont les facteurs communs à leur émergence. Ils en ont conclu qu’il y a effectivement des facteurs communs, la déforestation et le dérèglement climatique, parce qu’ils ont constaté que l’émergence de ces maladies est aussi liée en particulier à une augmentation de la température nocturne. Et ils ont pointé deux zones d’émergence à surveiller, l’Ouganda et Wuhan – ces résultats étant soumis à publication en septembre 2019, c’est-à-dire avant l’émergence de la Covid-19.

14S. M. : Il est en effet possible de réaliser des études prévisionnelles à l’échelle de 100 kilomètres par 100 kilomètres. Mais il ne faut surtout pas laisser penser qu’à partir de là on va pouvoir établir des systèmes adéquats de surveillance, notamment de biosurveillance, pour prévoir où, quand et comment aura lieu la prochaine épidémie. C’est pour cela qu’il faut faire attention à la façon dont on communique ces résultats. J’alerte sans arrêt mes collègues là-dessus. Doit-on mettre toutes les ressources dans la biosurveillance au lieu de travailler sur les conditions réelles du changement, c’est-à-dire chercher les facteurs clés très en amont de l’émergence, du spill over – du « débordement » initial –, ce qui nous permettrait de travailler réellement à l’échelle des territoires et des pays ? C’est une véritable transformation écologique qui nous permettra de répondre aux problèmes de santé, de climat et de biodiversité. Il faut que nous pensions de façon intégrée.

15DARD/DARD : Les causes étant en effet multifactorielles, est-ce que cela ne complique pas les moyens d’action ?

16S. M. : Cela complique effectivement, d’autant plus que nous avons au niveau académique une vision très sectorielle, domaine par domaine, car la pression que l’on subit sur les publications fait que l’on ne peut surtout pas se disperser. Les administrations pensent aussi en silo – on finit tous par penser en silo, à l’exception des organisations internationales qui essaient de pousser les pays à penser la gouvernance de façon plus transversale. J’estime que ce qui se passe en ce moment est plutôt encourageant. Les derniers rapports de l’IPCC [4] sur le climat et de l’IPBES [5] sur la biodiversité disent qu’ils veulent travailler ensemble – pour la première fois, on a une vision intégrée –, et sur quelque chose qui les unit : la santé humaine. Nous devons vraiment travailler sur le triptyque climat/santé/environnement. Car cela va nous permettre d’aborder en premier lieu l’économique, qui est le nœud du problème.

17M.-M. R. : Je ne suis pas encore complètement convaincue que le monde d’après sera différent du monde d’avant… Voyez les déclarations d’intention de l’OMS par rapport à l’initiative One Health, par exemple. One Health est une démarche intéressante qui vise à rapprocher médecine animale et médecine vétérinaire, mais Planetary Health [6] l’est encore plus car elle a une vision bien plus globale, qui inclut le climat, la pauvreté, l’urbanisation. Il est vrai que l’OMS est tenue par Bill Gates, qui la finance. Ce n’est pas très rassurant… Tous les chercheurs que j’ai interviewés pour mon livre sont d’accord sur le fait qu’il y a des territoires d’émergence, des facteurs communs, qu’ils ont été identifiés (déforestation et donc activité humaine : routes, mines, agriculture intensive, animaux d’élevage comme en Amazonie, exportés ensuite vers l’Europe comme le prévoit l’accord du Mercosur, etc.). Tout le monde se rejoint sur le fait qu’il y a des facteurs anthropiques à l’origine de l’émergence de ces maladies infectieuses. Or, si l’on peut identifier des causes communes, cela veut dire qu’il y a des mesures à prendre. Et là j’attends des actes, pas seulement des déclarations. « On va enfin reconnecter la santé des écosystèmes, la santé des animaux sauvages et domestiques, la santé des humains. On va reconnecter la question de la biodiversité et du climat… » OK, mais il y a encore beaucoup à faire. J’ai été impressionnée de voir le peu d’intérêt que suscite la cause de la biodiversité, tant du côté des journalistes que parmi les décideurs politiques. Tout le monde est évidemment très triste de savoir que la biodiversité est en train de disparaître, mais de là à comprendre à quel point notre santé est liée à la sienne, qu’il nous faut la protéger et la réintroduire, que la survie de l’espèce humaine en dépend… Je suis marraine d’un collectif qui se bat pour conserver les jardins ouvriers de la porte d’Aubervilliers à Paris : ils doivent être rasés pour construire à la place une piscine olympique pour les JO, avec un solarium à 30 euros l’entrée en plein département de la Seine-Saint-Denis ! Ils ont quand même eu l’idée de raser des jardins ouvriers vieux de cent ans… alors après, on peut me parler de biodiversité ! Je suis aussi marraine d’un collectif à Gonesse. En ce moment le projet EuropaCity est suspendu, mais ils sont en train de construire en plein champs la fameuse station censée relier un jour la ligne 17 du métro. Les habitants de Gonesse sont à 1,5 kilomètre de cette station, ils ne vont pas venir jusque-là à travers champs, il va donc falloir construire autour ! Et là, est-ce qu’on se préoccupe de la biodiversité ?

18S. M. : Avec Éloi Laurent, nous sommes en train de rédiger un article qui s’intitulera « Bio-solidarité contre bio-croissance ». Il fait partie des économistes qui refusent le PIB et la croissance comme unités de mesure de notre économie. Il essaie notamment de convaincre les syndicats européens de sortir du mythe de la croissance – seule la croissance permettrait de payer les retraites, etc. Et il s’oppose au concept d’économie de la biodiversité qui nous fait croire qu’on va la sauver en lui donnant une valeur économique. Il est l’un des rares économistes qui pensent l’économie du vivant et des humains et s’intéressent de près à la santé et au bien-être. Avec un véritable effet transformatif, à savoir que si l’on ne travaille pas sur l’économie globale, on n’y arrivera jamais. La « croissance verte » est bien sûr une catastrophe. Si l’on part de l’idée – comme cela a été proposé au congrès de l’UICN [7] par exemple – de faire 30 % d’aires vraiment protégées et 70 % d’économie verte, cela ne marchera pas car on ne modifiera pas réellement la donne.

19M.-M. R. : En 2014, mon livre et mon film intitulés Sacrée croissance ! ont fait le tour du monde. On y entendait Tim Jackson, un économiste extraordinaire que j’étais allée interviewer en Angleterre, ainsi que Dominique Méda en France. Il y a des économistes qui affirment que la croissance du PIB n’est évidemment pas la solution. Mais ils restent minoritaires par rapport à ceux qui pensent encore aujourd’hui que les questions de la pauvreté et du chômage vont se résoudre par la croissance. Les chiffres nous prouvent le contraire : la richesse n’a jamais été aussi importante, mais nous savons qu’elle va chez les fameux « 1 % », notamment les 26 milliardaires qui pèsent autant que 3,8 milliards de personnes.

20S. M. : Et ces milliardaires sont en plus des philanthro-capitalistes, comme on les appelle, de type Bill Gates, et ce sont eux qui font la politique du développement et de la santé. C’est-à-dire qu’on va faire de l’agriculture sur le même modèle que Microsoft, un modèle d’agro-business, avec de l’innovation. Sur ce point, en revanche, je suis pessimiste. Mais c’est un pessimisme de combat car je crois vraiment qu’on peut faire quelque chose – simplement, il faut bien connaître ses ennemis.

21DARD/DARD : Cela dit, le modèle productiviste de la croissance avec le PIB comme indicateur est quand même de plus en plus remis en cause, aussi bien dans le monde scientifique qu’au sein des organisations citoyennes militantes. Est-ce que l’épidémie de Covid-19, qui touche directement les puissants, leur propre santé, ne pourrait pas être un élément déclencheur, une bascule pour passer à un autre modèle ?

22M.-M. R. : Il y a dix ans, j’ai passé deux années de ma vie à travailler sur le thème de la croissance et j’ai fait le tour du monde des économistes. Ils affirmaient déjà que l’on ne peut pas continuer à promouvoir un système économique fondé sur toujours plus de production et de consommation dans un monde où les ressources sont limitées, et dont la capacité à encaisser les déchets que nous produisons est également limitée. Ça tombe sous le sens ! Mais pas sous le sens des politiques ni des institutions. Des citoyens, si : il suffit de voir les nombreuses initiatives qui sont menées – j’ai aussi réalisé un film sur ce thème, Qu’est-ce qu’on attend ? Mais la question c’est le changement d’échelle et l’urgence dans laquelle nous sommes. Et pour un changement d’échelle, il faut des politiques.

23S. M. : On a dix ans devant nous…

24M.-M. R. : Vous savez, en 2012 j’ai écrit Les Moissons du futur avec Olivier De Schutter, rapporteur des Nations unies pour le droit à l’alimentation et auteur d’un rapport sur un changement de cap en agriculture. Nous disions déjà qu’on avait dix ans devant nous… Il faut arrêter de le dire, parce qu’à un moment ça n’a plus de sens. Là, l’urgence est telle qu’on ne peut pas s’en sortir si les politiques ne se saisissent pas de la question, qui est celle justement du point de bascule. Selon certains sociologues qui ont écrit sur ce tipping point, il faut 18 à 20 % de citoyens véritablement convaincus qu’un changement de cap est nécessaire pour déclencher un effet domino et embarquer les politiques. OK, mais ça c’est de la spéculation. Après, des exemples d’idées minoritaires qui sont devenues majoritaires alors que tout le monde pensait que cela ne serait jamais le cas, l’histoire de l’humanité en est remplie ; c’est plutôt rassurant, sauf que jamais il ne nous est arrivé des défis comme ceux auxquels nous sommes confrontés – dérèglement climatique, destruction de la biodiversité, avec toutes les répercussions que cela implique, y compris sur la santé. Les défis sont sans précédent ! C’est pour cela que je soutiens une initiative portée par des jeunes, bac + 10 mais « génération climat », des trentenaires qui nous disent que nos logiciels politiques et économiques du xxe siècle sont obsolètes, qu’ils ne s’y intéressent pas, qu’ils ont une autre histoire à construire avec l’héritage que nous leur avons laissé. Cette initiative s’appelle la Primaire populaire et j’y suis très investie. La question, c’est celle-ci : comment promouvoir une candidature unique qui permettra de gagner cette présidentielle, d’échapper à l’affrontement Macron-Le Pen qui va encore nous faire perdre cinq années, parce que même si dix ans nous sont encore accordés, cinq de moins c’est vraiment trop. Mais c’est une tâche très compliquée, de changer de logiciel politique…

25S. M. : Oui, c’est important. En Asie, où je vis depuis plus de dix ans, ils ont compris certains effets plus tôt : ils voient très bien le changement climatique, ils le comprennent, ainsi que les aspects de la pollution (pollution marine, plastiques…). En revanche, personne ne fait vraiment le lien entre Covid et biodiversité ; ils mettent simplement à l’index le trafic de faune sauvage, qui est un fait avec le pangolin. Compte tenu des nationalismes à l’œuvre un peu partout dans le monde, notamment dans les régimes autoritaires et illibéraux, l’OMS est un bon levier politique et une bonne entrée pour pouvoir travailler à l’échelle locale. Les indicateurs de santé de l’OMS, surtout nationaux, permettent d’aider les pays qui rencontrent des problèmes de santé et d’éducation. L’initiative de la Planetary Health est aussi très intéressante. Mais nous avons besoin de travailler sur des indicateurs globaux. Il nous faut avancer sur des indicateurs de santé planétaires qui nous fassent comprendre notre interdépendance. En cela, la vision proposée sur les limites planétaires est extrêmement intéressante. En ce qui concerne les initiatives locales, je dois dire que je n’ai jamais été autant sollicité qu’en ce moment par des collectivités territoriales qui viennent m’interroger, en Asie, pour des questions qui touchent la France. Le département environnement de la région Nouvelle-Aquitaine m’a notamment questionné sur l’implémentation du One Health [8] au sujet de leur dispositif Néo Terra, territoires de biodiversité positive. Le département de l’Ardèche a instauré une réflexion sur des approches plus systémiques en matière de transition. La région Île-de-France a mis en place des formations via l’Ademe sur la pensée systémique pour éviter la pensée en silo. Bon, visiblement ça ne marche pas vraiment, d’après ce que vous me racontez sur les jardins ouvriers…

26M.-M. R. : Pas seulement les jardins ouvriers ou Gonesse : le site de Grignon-Agro-ParisTech est en train d’être privatisé. Je pense souvent à cette parole de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à poindre, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Les monstres, on les voit très bien, ils ne sont pas loin : les Trump et autres Bolsonaro. Et puis il y a l’entre-deux-mondes. Par exemple la région Île-de-France, où l’on continue de bétonner à tout-va tout en parlant de biodiversité. Mais heureusement, de plus en plus de citoyens ont compris qu’il fallait changer de modèle économique, sortir de l’obsession de la croissance et la remplacer par un autre paradigme, qui pourrait être d’ailleurs celui du care et des biens communs. Cela suppose de prendre des mesures holistiques, par exemple arrêter d’importer du soja transgénique d’Argentine ou du Brésil pour nourrir les élevages bretons, parce qu’on contribue ainsi à la déforestation en Amérique latine, au dérèglement climatique et à l’augmentation des risques infectieux. Mais pour l’instant, nos gouvernants sont incapables de modifier ce modèle qui nous mène droit dans le mur.

27S. M. : Ça commence un peu à discuter quand même. Par exemple, les réflexions au niveau européen – ça vient tout de même du ministère de l’Agriculture… – sur la mise en place progressive de clauses associées à la déforestation importée et…

28M.-M. R. : … Plutôt de clauses associées à l’élevage. Parce que la clause qui pour l’instant a bloqué la signature de l’accord du Mercosur, c’est celle qui concerne l’importation du bœuf brésilien, pas du soja…

29S. M. : Mais si, il y a eu deux discussions : la déforestation importée et le bien-être animal.

30M.-M. R. : Vous voyez ce qui se prépare avec la PAC ? C’est un peu de verdissement, mais la PAC va continuer à agir avec le même logiciel de l’agro-industrie. Je crains beaucoup ce greenwashing qui ne répond pas du tout à l’urgence dans laquelle nous sommes. Et c’est là qu’on voit les résistances. C’est l’entre-deux-mondes de Gramsci dont je parlais tout à l’heure.

31S. M. : Des résistances que l’on voit bien aussi à travers une défiance forte vis-à-vis de tous les corps intermédiaires. On n’a pas du tout entretenu les discussions avec les syndicats ouvriers alors que ceux-ci s’ouvrent aux problématiques de l’écologie. Dans le domaine agricole, on ne parle qu’avec un seul syndicat majoritaire, la FNSEA, et l’on voit le résultat. Mais après une période de désespoir pendant laquelle je n’ai pas pu terminer mon livre, qui devait d’ailleurs s’intituler Un monde de vaches et qui s’est transformé en L’Homme, la faune sauvage et la peste, chez Fayard, j’ai retrouvé mon pessimisme de combat qui me permet de tenir et de faire face à la situation actuelle.

32M.-M. R. : Moi, je mets mes espoirs dans les jeunes générations. Je suis mère de trois jeunes femmes étudiantes, doctorantes, de 25-30 ans, et je vois leur entourage, leurs combats. Par exemple cette pétition de 15 000 étudiants des grandes écoles (EHESS, Polytechnique, Normale sup…) disant : « Nous, quand on sera diplômés, on ne veut pas travailler dans des entreprises qui contribuent au dérèglement climatique. » Cette génération-là, comme celle que je vois à l’œuvre au sein de la Primaire populaire, il faut qu’elle arrive vite aux affaires. Pour notre génération de soixantenaires, et encore plus au-dessus, celle des baby-boomers, cette question des limites de la planète n’a jamais existé, parce que pour les Trente Glorieuses c’était « sans limites ». Mais cette jeune génération de trentenaires, elle l’a intégrée, et elle reprend à son compte cette formule : « La croissance c’est le problème, pas la solution ! »


Date de mise en ligne : 17/11/2021

https://doi.org/10.3917/dard.005.0086

Notes

  • [1]
    Le livre a paru en avril 2021 à La Découverte, le film est en construction ; pour voir sa présentation et le soutenir : https://m2rfilms.com/espace-membres/fabrique-des-pandemies
  • [2]
    Cirad : organisme français de recherche agronomique et de coopération internationale pour le développement durable des régions tropicales et méditerranéennes.
  • [3]
    Une maladie vectorielle est causée par un agent parasite véhiculé et inoculé ou déposé par un vecteur vivant.
  • [4]
    IPCC : Intergovernmental Panel on Climate Change, groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.
  • [5]
    IPBES : plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, dont le dernier rapport a paru en 2019.
  • [6]
    Planetary Health est un concept fondé en décembre 2015 par l’université de Harvard. Financée par la fondation Rockefeller, l’Alliance pour la Planetary Health œuvre au développement d’un « champ de recherche appliquée transdisciplinaire et rigoureux axé sur les politiques qui visent à comprendre et traiter les implications pour la santé humaine de l’accélération des changements dans la structure et la fonction des systèmes naturels de la Terre ».
  • [7]
    UICN : Union internationale pour la conservation de la nature.
  • [8]
    « L’initiative One Health (Une Seule Santé) est un mouvement créé au début des années 2000 qui promeut une approche intégrée, systémique et unifiée de la santé publique, animale et environnementale aux échelles locales, nationales et planétaire. Elle vise notamment à mieux affronter les maladies émergentes à risque pandémique » (source : Wikipédia).

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