DARD/DARD 2021/1 N° 5

Couverture de DARD_005

Article de revue

Comment les agriculteurs sont redevenus des paysans !

Pages 52 à 61

1Liam, pouvez-vous nous dire d’où vous est venue cette vocation de nourrisseur ?

2C’est sans doute au moment où c’était le moins à la mode. Je n’échappais d’ailleurs pas à la pratique, courante à l’époque, de l’« agribashing », ce mot que brandissaient les agriculteurs conventionnels pour tenter de décrédibiliser toutes les attaques – des attaques qu’ils supportaient d’autant moins qu’ils savaient, au fond, que beaucoup d’entre elles étaient justifiées. En réalité, à ce moment-là, au début des années 2020, je voulais être designer. C’était un métier attirant, encore un peu mystérieux, et quand je disais que je voulais être designer, les gens autour de moi avaient un murmure d’approbation. Comme pour instituteur un siècle plus tôt, je suppose. À l’été 2021 – je m’en souviens bien, c’était pendant la première pandémie (c’était la première fois en France qu’on avait tous des masques) –, mes parents m’avaient traîné au musée des Arts décoratifs de Bordeaux alors que le mobilier du xviiie siècle ne m’attirait absolument pas. Mais par chance il y avait aussi une exposition, au titre étonnant à l’époque : « Paysans-designers » – le nom du métier que je voulais faire, accolé à la profession la plus décriée du moment. Et c’est là que j’ai découvert qu’il y avait bien un design qui s’inventait là, dans les campagnes, et que c’était une aventure à laquelle je pouvais participer.

3Vous aviez des agriculteurs – comme on disait à l’époque – dans votre entourage ?

4Non, j’étais un urbain on ne peut plus classique, et même si mes parents m’avaient toujours poussé à manger bio et frais, je ne connaissais rien à l’agriculture. En 2020, les potagers scolaires, l’enseignement du vivant étaient embryonnaires. Il n’y avait pas encore eu la fusion des parcours scolaires généraux avec l’enseignement agricole. L’Erasmus des campagnes n’avait pas encore habitué chaque jeune de 15 à 20 ans à faire au moins une expérience « à l’étranger », puisque le véritable monde étranger c’était alors le monde rural. Quand j’avais 20 ans, on pouvait n’avoir jamais mis les pieds dans un champ… et c’était mon cas, naturellement. Trente ans après, ce monde déterrestré semble loin, mais c’était alors la norme. Avec les suicides de plus en plus médiatisés des agriculteurs, difficile de se tourner spontanément vers ce métier. D’autant plus qu’on était un peu perdus : on parlait d’agriculture traditionnelle pour évoquer l’agriculture productiviste qui avait justement rompu avec la tradition, alors que les agriculteurs qui renouaient avec la connaissance ancestrale des sols étaient affublés de noms tous plus techniques les uns que les autres – permaculteurs, agroécologistes… et j’en ai oublié ! Heureusement qu’on parle à nouveau des paysans avec fierté – et de nourrisseur pour ce qui me concerne à titre principal, même si je suis aussi un peu paysan-artisan et pas mal paysan-créactif.

5Pouvez-vous nous dire en quoi vous avez été pionnier ?

6Oh, ce sont des choses extrêmement banales aujourd’hui, et je pense que vos lecteurs les plus jeunes vont avoir du mal à comprendre en quoi ça a pu être révolutionnaire quand le mouvement de l’Inode s’est lancé…

7L’Inode, vous pouvez nous rappeler en quoi cela a consisté ?

8L’Inode est un mot qu’on a construit pour évoquer l’inverse de l’exode. Après la pandémie, les gens ont commencé à quitter les grandes villes et les journalistes ont alors parlé d’exode urbain en faisant le parallèle avec l’exode rural qui avait vidé les campagnes à partir du milieu du xxe siècle. Encore un mot négatif qui ne pouvait pas traduire l’aspiration forte à redevenir des terrestres. Il fallait enclencher un mouvement d’ampleur qui ne puisse pas être confondu avec le départ de ces urbains privilégiés qui avaient les moyens de quitter la ville et de continuer à travailler à distance dans leurs grandes entreprises.

9Ce n’était pas le rôle de l’État, d’engager ce renouveau des campagnes et de l’agriculture ? Il avait bien pris des engagements en ce sens ?

10Oui mais les États, depuis plusieurs décennies, ne réussissaient plus à mener des réformes à la hauteur des enjeux. Au début des années 2020, pas un ne parvenait à respecter sa feuille de route vers la neutralité carbone. Nous avons donné l’impulsion avec la création des Conseils de résilience, qui ont permis aux initiatives de se coordonner au plan local. Et nous avons outillé ce mouvement avec les moyens du bord. Au début c’était très acrobatique, mais dès le milieu des années 2020, après la crise de 2024, les États européens s’y sont mis. L’Erasmus des campagnes a vu le jour à ce moment-là et il a été décisif dans le changement d’image des campagnes et des métiers paysans.

11En quelques années, plusieurs millions de personnes ont quitté les métropoles pour s’installer dans les villages et les bourgs. Il y avait du foncier disponible et, plutôt que de continuer à rénover à grands frais les passoires thermiques du périurbain, on s’est mis à réhabiliter l’habitat rural en l’adaptant aux besoins des nouveaux arrivants. Une nouvelle économie rurale s’est développée et largement diversifiée. Celles et ceux qui quittaient les villes étaient donc à la fois des jeunes et des vieux, des diplômés et des rétifs au système scolaire…

12Revenons au design. Comment avez-vous mis le design au service de la réinvention du métier de paysan ?

13Ce sur quoi nous avons insisté, avec quelques jeunes designers, c’est la sortie de la solitude. C’est là qu’on a été vraiment pionniers. Encore une fois, la co-entreprise rurale est maintenant banale, mais à l’époque on pouvait s’installer en agriculture en étant seul. Même en changeant tout dans les pratiques agricoles, entreprendre en solitaire restait plus que périlleux ! D’ailleurs, beaucoup de jeunes qui se sont lancés ainsi n’ont pas réussi. En revanche on voyait de plus en plus de projets complètement hybrides. Et ceux-là marchaient, parce que les activités se complétaient, bénéficiaient de l’intelligence collective dans différentes formes de groupements. On a vu progressivement se développer la prox-industrie, le bio-artisanat mutualisé, la compta territoriale, les spot (systèmes productifs organiques de territoire)…

14Pendant longtemps on avait voulu « blinguer » le métier d’agriculteur. On faisait à l’époque un grand salon de l’agriculture qui était censé donner une bonne image du métier, mais les jeunes n’étaient pas dupes. Ce que nous avons réussi, c’est l’équivalent de ce qui avait été fait dans les années 1950-1960, mais en sens inverse ! À l’époque on avait voulu moderniser le paysan. Il avait la mission de « nourrir le monde ». Il était un peu un super-héros hors du monde commun, avec sa banque, sa mutuelle, ses lycées… Sa force, à l’époque, il la tirait du fait qu’il avait tout un monde rien qu’à lui pour pouvoir se concentrer sur sa mission : produire toujours plus. La force qu’on a donnée aux paysans des années 2020, c’est celle de se relier, de regrouper toutes les énergies qui se retrouvaient localement au sein du pays. Le « pays », c’est ce territoire rural où l’on peut entreprendre ensemble ; et le Conseil de résilience, l’endroit où l’on apprend à se connaître, où l’on dépasse les oppositions et les craintes…

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15Quand, avec l’équipe de designers, nous avons cherché à nommer les différents métiers qui émergeaient, nous avons tous été d’accord pour reprendre le vieux terme de paysan à la place d’agriculteur, ou pire encore d’exploitant agricole. On voyait bien que les néo-ruraux (encore un mot affreux qu’on subissait comme une forme de stigmatisation) développaient des projets en multiactivité : beaucoup se lançaient dans la transformation et la vente directe ou en circuit court ; nombreux aussi étaient ceux qui valorisaient leurs bâtiments et leur site avec de l’accueil touristique, éducatif, des séminaires de toutes sortes. On voyait également de plus en plus de métiers manuels, de l’atelier de réparation de matériel agricole low-tech au fab lab le plus sophistiqué, sans oublier tous les artisans et métiers de service plus traditionnels qui revenaient… On s’est mis à parler de paysans-nourrisseurs pour bien signifier qu’ils n’étaient pas seulement producteurs d’une matière première qui pouvait servir indifféremment de biocarburant ou d’ingrédient pour l’industrie agroalimentaire. Ces paysans-là voulaient proposer une nourriture savoureuse et bénéfique, et c’était naturel pour eux de transformer à la ferme, de vendre à proximité. Le terme de paysan-artisan a été préféré à paysan-fabricant, mais c’était bien la même idée d’une production matérielle hors alimentation. Et puis il y a ce terme, qui a paru bizarre mais auquel on s’est habitués, de paysan-créactif. On a réuni autour de ce terme toutes les activités de service. On n’a pas voulu dire « créatif », car le paysan-nourrisseur ou le paysan-artisan sont tout autant créatifs. « Créactif », c’était pour dire que les activités proposées contribuaient à rendre les gens plus créatifs, plus curieux, plus ouverts, qu’ils fassent du tourisme à la ferme ou qu’ils participent à un stage de sylvothérapie !

16En vous écoutant, on a l’impression que tout cela s’est produit sans heurts. Il y a pourtant bien eu une crise majeure en 2024 ?

17Oui, vous avez raison. Rappelons-nous : en 2021-2022, les écolos se sont retrouvés au pouvoir en même temps en France et en Allemagne. Ça n’était jamais arrivé. Après des débuts en demi-teinte, empêtrés dans des coalitions frileuses, ils ont réellement pris les commandes à la suite des sit-in géants de la jeunesse européenne réunie derrière le slogan « On ne marche plus ! » Jusque-là les mesures pour faire évoluer les pratiques agricoles avaient toujours été extrêmement prudentes, mais cette fois l’interdiction des pesticides et de la plupart des engrais chimiques, la réduction programmée des élevages industriels ont été décidées à l’échelle européenne à partir d’une initiative franco-allemande. Du jour au lendemain, l’agriculture conventionnelle a été sommée de changer ses pratiques. Malgré les aides à la conversion, la démarche était extrêmement brutale et beaucoup d’agriculteurs se sont retrouvés dans l’impossibilité de faire face.

18Avec les initiateurs de l’Inode, nous avons compris qu’il fallait faire quelque chose, que c’était à la société tout entière de prendre part à la transition. Nous avons lancé un appel qui a été entendu bien au-delà de nos espérances. En quelques semaines, des centaines de milliers de Français ont accepté d’entrer dans un fonds de transition paysanne. Ce fonds, je le rappelle, rassemblait à la fois des apports en capital et des apports en main-d’œuvre. Chacun pouvait donner à la mesure de ses moyens. Le fait que l’initiative vienne de jeunes engagés dans l’Inode, ce mouvement de revitalisation du monde rural très médiatisé, a sans doute beaucoup joué. Alors qu’on se méfiait beaucoup de l’État, une initiative citoyenne comme la nôtre marquait les esprits. Il ne faut pas oublier que l’Inode venait de démarrer et que déjà des centaines de milliers de personnes avaient quitté les villes et étaient prêtes à s’engager dans le renouveau des campagnes. La sortie de la solitude dont je parlais tout à l’heure se faisait aussi dans une solidarité inédite. Il y avait un sentiment d’urgence partagé, renforcé par le cumul des catastrophes des dernières années : le gel de 2021, qui avait sérieusement limité la production de fruits et de vin, et surtout la méga-sécheresse de 2022 qui avait touché de manière inattendue les plaines les plus fertiles du bassin parisien. Mais c’est bien sûr l’épizootie de 2023 dans les élevages de volailles qui a conduit les gouvernants européens à prendre des mesures radicales l’année suivante. Un peu comme la sortie précipitée du nucléaire en Allemagne après l’accident de la centrale de Fukushima. À l’inaction prolongée succédait une précipitation mal calibrée.

19Rétrospectivement, ne peut-on quand même pas dire que cette crise a rendu possible le Grand Tournement ?

20Oui, sans doute. Mais je tiens à rappeler que sans le lancement préalable de l’Inode, la crise aurait précipité l’Europe dans l’inconnu. Sans les pionniers de ce qu’on appelait l’agroécologie, le bio et la permaculture, sans la mise en mouvement de l’Inode lui-même, très liée à la crise du Covid, il n’y aurait pas aujourd’hui de paysans-nourrisseurs, -artisans et -créactifs, il n’y aurait pas de tiers-lieux de bourgade ni d’écoles du vivant.

21Si on parle souvent du Grand Tournement à propos des années 2020, c’est que nous avons accompli une inflexion durable de notre trajectoire. Nous disons bien « Tournement » et pas « Tournant » car c’est nous qui avons tourné – en créant la route –, alors que dans un tournant c’est la route qui tourne et nous qui suivons ! Il faut bien comprendre qu’en 2020, en France, il ne restait plus que 800 000 agriculteurs et que tout concourait à ce qu’ils ne soient plus que quelques centaines de milliers sur d’immenses exploitations agro-industrielles avec le départ de la génération de l’après-guerre. En 2021, les scénarios qui misaient sur le développement de l’agroécologie (Afterres ou The Shift Project) parlaient de doubler le nombre des paysans, et on leur riait au nez la plupart du temps. Les paysans, qu’ils soient nourrisseurs, artisans ou créactifs – et souvent, ils sont un peu les trois –, sont aujourd’hui plusieurs millions. Paysan est devenu – redevenu ? – un métier banal, heureusement banal.

Mémo

Les nouveautés depuis le Grand Tournement des années 2020-2030 :
– Le mouvement de l’Inode (inverse de l’exode : « redevenir des terrestres »).
– L’interdiction des pesticides et la réduction programmée des élevages industriels à l’échelle européenne.
– La mise en place d’un Erasmus des campagnes.
– La création en France d’un fonds de transition paysanne.
– La création des Conseils de résilience.
– L’apparition des tiers-lieux de bourgade.
– La création des écoles du vivant.
– La fusion des parcours scolaires généraux avec l’enseignement agricole.
– L’apparition sémantique du paysan-nourrisseur, du paysan-artisan, du paysan-créactif.
À lire, écouter, découvrir
Et pour les plus imaginatifs, deux livres qui seront peut-être disponibles lorsque l’interview de Liam ne sera plus une anticipation :
  • # André Micoud, Après la crise de 2024 : le boom des néo-paysans, Lyon, Chronique sociale, 2025.
  • # Chloé Latour, Enfin terrestres ! Vingt ans après Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 2037.
Quelques sigles et acronymes :
AFOCG : association de formation collective à la gestion
BPREA : brevet professionnel responsable d’exploitation agricole
BTA : brevet de technicien agricole
CNJA : Centre national des jeunes agriculteurs (syndicat)
Cuma : coopérative d’utilisation de matériel agricole
FNSEA : Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles
Gaec : groupement agricole d’exploitation en commun
Igref : Ingénieurs du génie rural des eaux et forêts
Inra : Institut national de la recherche agronomique
JAC : Jeunesse agricole catholique
MSA : Mutualité sociale agricole
PAC : Politique agricole commune
Safer : société d’aménagement foncier et d’établissement rural
SAU : surface agricole utile
Scic : société coopérative d’intérêt collectif
Scop : société coopérative et participative ou société coopérative ouvrière de production
Sica : société d’intérêt collectif agricole

Mots-clés éditeurs : agriculture, artisanat, paysan-nourrisseur, exode urbain

Date de mise en ligne : 17/11/2021

https://doi.org/10.3917/dard.005.0052

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