Notes
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[1]
Nicole Pignier, Le Design et le Vivant. Cultures, agricultures et milieux paysagers, Paris, Connaissances et savoirs, 2017.
-
[2]
Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie [1960], Paris, PUF, 1986.
-
[3]
Nicole Pignier, « Le sens, le vivant ou ce qui nous relie à la Terre », cité dans le mémo ci-dessous.
-
[4]
Nicole Pignier, « Fondements d’une éco-
sémiotique », cité dans le mémo ci-dessous. -
[5]
Nicole Pignier, « Le sens, le vivant… », op. cit.
-
[6]
Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Paris, Le Passager clandestin, 2019.
Faire connaissance avec la terre/Terre
1« Mais cette terre générale, cette terre universelle, je la vois quand même avec les yeux d’un paysan, en quelque sorte, mais surtout je la vois d’encore plus près quand je tiens dans ma main une poignée de terre. Dans une poignée de terre, il y a l’univers, il y a le soleil, il y a les étoiles, il y a tout. Et si je parle de microcosme, je veux parler aussi de macrocosme. Je veux parler de tout. » Ainsi s’exprime en 1996 Marcelle Delpastre, paysanne-écrivaine du Limousin, dans le film documentaire À fleur de vie réalisé par Patrick Cazals. Chez elle, point de rupture entre sa vie, située à Germont, un hameau en Corrèze, et celle de tous les vivants de la Terre : bactéries, champignons, plantes, animaux, humains. Point de rupture entre ce qui coule dans son sang et ce qui jaillit de la source, abreuve les ruisseaux, les rivières, les fleuves, les mers et océans. Marcelle Delpastre élève à Germont des paysages nourriciers en ce qu’ils nous relient à la terre, sol vivant, mais aussi à la Terre, la planète. Noyers, noisetiers, châtaigniers s’érigent dans le couderc, petit espace clos à proximité de la maison où volailles côtoient vaches et cochons. Des petits talus bordent les prés, fleurs, herbes, arbres nourrissent ces lieux où bêtes et gens font concrescence. En effet, tout y croît en commun, de sorte que l’appartenance de toutes et tous à la terre/Terre est évidence concrète, sensible, existentielle. Une terre qui nous accueille et nous dépasse par ses forces à la fois tranquilles et imprévisibles.
Sortir de l’anesthésie générale
2La paysanne-écrivaine, décédée en 1998, n’a pas connu notre contemporanéité. Pourtant, la vie qu’elle cultive sur sa ferme nous invite à accueillir les forces sensibles, esthésiques – du grec aisthanesthai signifiant « sentir » – qui travaillent les paysages nourriciers, les traversent, les ramènent à la terre/Terre. La terre, c’est le sol où pousse la nourriture, sur lequel on bâtit sa maison, marche, saute, court, danse et chante. La Terre, c’est l’oikos en grec, signifiant « la maison accueillant la vie », mot qui a donné le radical « éco » ayant formé les termes « écologie », « économie » – une économie qui n’a eu de cesse de se travestir mondialement en se structurant, ironiquement, sur l’épuisement de l’oikos, son origine. Ce faisant, la règle d’une telle économie – nomos en grec signifie « règle » – a institué une coupure entre des systèmes de production industriels mondialisés et nos facultés de sentir la terre où nous habitons, d’y nourrir notre corps, nos sens, nos gestes. L’état d’anesthésie générale avancé auquel nous a conduits une telle économie marque, par le préfixe an- privatif, l’incapacité à sentir ce qui, dans notre condition d’anthropos, nous relie aux autres vivants et à la terre/Terre [1]. Sortir de l’anesthésie générale afin d’esquisser une économie à la mesure de la terre et de l’oikos, tel est le dessein des initiatives paysannes contemporaines, poursuivant sans le savoir le chemin qu’énonce Marcelle Delpastre.
Voyages en paysages nourriciers
3Nos recherches menées en terres limousines en Nouvelle-Aquitaine avec des paysans et paysannes portent attention au pouvoir esthésique, c’est-à-dire sensible, perceptif, à l’œuvre dans les paysages qu’ils élèvent. Ces derniers sont nourriciers, pas seulement parce qu’ils produisent de la nourriture, pour les humains et/ou les insectes, oiseaux, mammifères et autres vivants, mais parce qu’ils laissent s’exprimer les forces duales, complémentaires – les schèmes perceptifs – qui nous relient à la Terre, à l’oikos. Celles de la vie et de la mort, de la nature et de la culture, du féminin et du masculin – respectivement l’anima et l’animus selon les termes de Carl Gustav Jung repris et redéfinis par Gaston Bachelard [2] –, du haut et du bas, du local et du global, du continu et du discontinu fondateurs du rythme [3]. Guy et Carole Turible, sur la Ferme de Garandeau entre Charente et Vienne, font pousser des blés de semences paysannes, fabriquent des pâtes fraîches, élèvent des volailles et brebis de race rustique thônes et marthod, le tout vendu en direct, localement. Ces passionnés d’agriculture paysanne biologique précisent : « On passe beaucoup de temps à l’observation mais aussi au ressenti des choses. Ressenti de la terre, ressenti des plantes, et du climat aussi parce que le temps qu’il fait nous donne des indications sur la date du semis ou pas, si on est sur une lune montante ou une lune descendante, s’il y a eu une gelée le matin… Tout ça entre en compte sur la date du semis ou sur les variétés qu’on va semer parce qu’on a des variétés anciennes qui sont plus hâtives que d’autres. Donc, si on voit que le temps passe au froid, on va semer les plus tardives en premier et les plus hâtives en dernier, et si c’est l’inverse, eh bien on sèmera les hâtives en premier et les tardives plus tard. C’est sans cesse, non pas une remise en question mais une coordination avec le climat. En conventionnel, on va chercher le confort de travail et la facilité. Ils n’ont pas de ressenti, ces agriculteurs-là. Ils savent à quelle date il faut traiter, assister les plantes à un endroit parce qu’elles sont moins belles, voilà, c’est juste pour régulariser les apports d’engrais, etc. »
4Carole et Guy élèvent des paysages nourriciers où jouent en tension le non-agir et l’agir. Leurs gestes perceptifs nous rappellent que les forces féminines de la Terre invitent à s’imprégner des ambiances des lieux et des choses, à rêver, à devenir. Cela en tension avec les forces masculines du Soleil, la puissance, la prouesse de l’agir. Anima et animus habitent notre corps, quel que soit son être sexué.
5Sylvain Tanchoux vit sur sa ferme dans un petit hameau en Haute-Vienne ; il y élève des vaches limousines, y fait pousser des céréales de semences paysannes ainsi que des prairies. Pour lui, faire pousser de la nourriture, c’est dialoguer avec une terre/Terre partenaire. Les gestes de culture prolongent les forces de la nature, en apprécient les signes ambiants, y répondent :
En cultivant des semences paysannes, les paysan.ne.s respectent l’altérité des plantes, le lien imprévisible et créatif qu’elles tissent avec les lieux où elles poussent. En paysages nourriciers, les gestes de culture co-énoncent, dialoguent avec l’agir de la nature, comme le précise Sylvain : « L’instant existe. Je vis l’instant. Quand je sème mes petites graines de tomates, quand je les sème une à une, je sais que c’est très important ce qui se passe en moi puisque j’ai un échange à ce moment-là avec cette petite graine qui est complètement de la vie, cette graine qui est sèche mais qui, quand elle aura toutes les conditions nécessaires pour pratiquer sa levée de dormance, va se réveiller […]. Et c’est important pour moi de respecter cette vie, au même titre que quand je touche la terre dans laquelle je vais semer cette graine. Chaque instant est une connexion à mon avis vraiment importante avec ce qui nous permet de vivre et qu’on ne doit jamais oublier pour que ce soit le plus juste possible. »« J’entends par “aliment” une matière noble et saine, pas parce qu’elle n’aura pas reçu de produits chimiques – moi, je suis en bio, c’est évident qu’il ne faut pas faire ça –, mais saine et noble aussi parce qu’on l’aura traitée avec amour et respect, et cet aliment qu’on va produire, il va nous nourrir d’autant plus qu’on aura mis de l’amour dans son élaboration, et ça, je ne peux pas concevoir de pratique de mon activité sans cette connexion, sans ce lien, sans cet amour, je ne peux pas me passer de toucher la plante, toucher la terre… »
6Les éleveur.se.s de paysages nourriciers nous rappellent que c’est dans le prolongement de leurs expériences émotionnelles au plus près de la « nature », quelque part sur la Terre, pour se nourrir en chassant, pêchant, cueillant et/ou cultivant, que les communautés humaines ont laissé advenir des langues, des techniques, des chants, des danses, des musiques et autres modes énonciatifs artistiques. En paysages nourriciers, les arbres, arbustes formant haies, bosquets et bois sont honorés. Jean-Éric Fissot, paysan-éleveur de vaches limousines sur la commune de Veyrac en Haute-Vienne, l’exprime ainsi : « Il faut observer la nature : il y a des chênes qui sont dans une rangée, et parmi eux il y en a un de particulier ; les vaches vont mettre leur nez après ce chêne-là ; elles captent des ondes. Il y a des ondes positives et négatives, mais il y a des arbres qui ont des ondes vraiment positives. Ça parle un chêne, hein. Un beau chêne assez vieux, qui a de grosses branches, qui a une ossature assez particulière, vous vous mettez côté nord, le dos après ce chêne : vous sentez de la chaleur, vous sentez de l’énergie. […] C’est peut-être difficile à comprendre, c’est peut-être difficile à admettre, mais je suis sûr de ce que je dis. […] Sur ma commune, on « coupe à blanc », on abat tout. Et puis on ne replante pas, surtout ! Alors l’eau s’en va, tout s’en va quoi… »
7En paysages nourriciers, les arbres sont à la fois des altérités protectrices et des êtres qui nous ressemblent. Ils nous rappellent que notre position verticale nous prédispose à marcher sur le sol – le bas – tout en dressant la tête vers le ciel et les étoiles – le haut. Ils nous invitent à prendre soin du bas, de la terre et ses forces telluriques, en compagnie des arbres, de l’eau qui en jaillit en tension avec l’air et le ciel, le haut. En paysages nourriciers, les feuilles mortes et herbes sèches se décomposent naturellement pour nourrir la vie du sol. Attentifs à restituer à la terre une grande partie de ce qu’elle a donné, les paysan.ne.s nous rappellent que vie et mort travaillent en tension, que par la limite de la mort nos vies prennent saveur et créativité.
8Enfin, les éleveur.se.s de paysages nourriciers se font sujets ambiants et non plus sujets de domination : ils laissent les rythmes humains co-énoncer avec ceux des autres vivants et de la Terre [4]. Ils nous rappellent que l’alternance du jour et de la nuit, des saisons, des cycles de la lune nous habite tout autant que l’alternance de la respiration, de la marche, du sommeil et de l’éveil ; du battement du cœur via lequel nous accueillons l’ambiance des lieux. Dans la co-énonciation rythmique, les paysages nourriciers nous font devenir en lien aux autres, aux choses, ils créent une économie digne de son nom car elle est à la mesure de la terre/Terre. Une économie nourricière éleveuse de lien social, de créativité, d’une humanité qui honore ce qu’elle a de Terrestre. Les paysages nourriciers, fondés sur des gestes éco-bio-psychiques, s’expriment en des formes symboliques diverses selon les liens créatifs, imprévisibles et non déterministes aux lieux de vie. Ils cultivent le fondement Terrestre de nos aptitudes techno-symboliques évacué, nié par la doxa moderne et l’économie industrielle mondialisée, ils nous invitent à retrouver l’esthésie plutôt que l’anesthésie qui a opposé les pôles, les forces au lieu de les laisser travailler en tension duale et complémentaire. Ce faisant, la doxa de la modernité et ce qui en a suivi ont privilégié le haut – le hors-sol – au détriment de la terre, l’animus ou l’agir au détriment de l’anima ou non-agir, la discontinuité avec une vie programmée dans ses temporalités et ses qualités au détriment du rythme du vivant [5]… jusqu’à une négation de ce que veut dire vivre parmi les autres vivants sur la terre/Terre.
Pour une économie nourricière
9En nous reliant à la terre/Terre, les paysages nourriciers invitent chacun.e de nous à prendre ses responsabilités d’humain.e, de citoyen.ne humain.e. Avec les paysan.ne.s, participons à élever une économie nourricière, toujours localement située, dans un microcosme non pas fermé sur lui mais toujours globalement relié aux autres microcosmes, partout sur la Terre, en écho avec elle, avec le macrocosme. Elle entrouvre les liens essentiels entre les gestes de se nourrir, se cultiver, habiter, se vêtir à la mesure de l’oikos, dans la créativité des lieux. L’économie nourricière, si forte mais aussi si fragile par les obstacles qu’elle rencontre, nous attend via diverses structures. Parmi elles, Terre de Liens, reliant sociétés foncières, associations et fondations pour acquérir des terres et les mettre à disposition des paysan.ne.s sans terre. Il y a également des groupements fonciers agricoles bailleurs permettant d’investir en commun entre citoyen.ne.s et porteur.se.s d’initiatives paysannes pour acquérir des terres, les louer à des paysan.ne.s qui les cultiveront en bien commun et ainsi y élèveront des paysages nourriciers.
10L’économie nourricière émerge au cœur de l’économie sociale et solidaire. Elle a besoin que les « urbain.e.s » rendent les villes nourricières, les « démondialisent », « désurbanisent la terre », pour reprendre les mots de Guillaume Faburel [6]. Elle rompt les frontières mentales entre ville et campagne. Les paysages nourriciers ruraux concernent les « urbain.e.s » ; ils les accueillent et ont besoin d’eux pour refonder le vivre ensemble en redonnant la préséance au vivant. Réciproquement, la ville concerne les « ruraux », car avec eux elle peut devenir davantage nourricière. Le Limousin tout comme les autres régions vit une évolution périlleuse, un défi difficile : en France, dans les trois ou quatre prochaines années, un tiers des exploitant.e.s agricoles vont prendre leur retraite et vendre leur ferme. Si nous ne sommes pas prêt.e.s à y élever des paysages nourriciers, les investisseurs de l’industrie mondialisée accéléreront l’accaparement des terres déjà commencé pour les transformer en de vastes étendues simplifiées où le lien social, la créativité, la vie se retirent à force d’arrachage, d’aliénation, de standardisation, de désertification, de négation de la vie. Sans paysages nourriciers, sans cultures culturales nourricières, point de cultures culturelles à la mesure de la terre/Terre. Cheminerons-nous pour de bon, concrètement, efficacement, en paysages nourriciers ? Le Limousin en Nouvelle-Aquitaine a été le berceau de l’économie sociale et solidaire ; une économie nourricière tente d’y naître, en échos solidaires avec tous les lieux de la terre/Terre…
Mémo
La Terre : l’oikos en grec, qui signifie « la maison accueillant la vie ».
À lire, regarder
- # Patrick Cazals, Marcelle Delpastre, à fleur de vie, film documentaire, Les Films du Horla, 1996.
- # Nicole Pignier, « Fondements d’une éco-sémiotique. Vie du sens, sens du vivant ? », in Joseph Paré et Mahamadou Lamine Ouédraogo (dir.), Construire le sens, bâtir les sociétés. Itinéraires sémiotiques, Paris, Connaissances et savoirs, 2021, p. 41-59.
- # Nicole Pignier, « Le sens, le vivant ou ce qui nous relie à la Terre », in Nicole Pignier et Lina Liñán Durán (dir.), Le Design de l’« intelligence artificielle » à l’épreuve du vivant, Interfaces numériques, vol. 9, 2020.
- # PR2L, Deux siècles de solidarités en Limousin et au-delà, Limoges, Mon Limousin, 2021.
Mots-clés éditeurs : agriculture, paysages nourriciers, vivant, nature
Date de mise en ligne : 17/11/2021
https://doi.org/10.3917/dard.005.0044Notes
-
[1]
Nicole Pignier, Le Design et le Vivant. Cultures, agricultures et milieux paysagers, Paris, Connaissances et savoirs, 2017.
-
[2]
Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie [1960], Paris, PUF, 1986.
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[3]
Nicole Pignier, « Le sens, le vivant ou ce qui nous relie à la Terre », cité dans le mémo ci-dessous.
-
[4]
Nicole Pignier, « Fondements d’une éco-
sémiotique », cité dans le mémo ci-dessous. -
[5]
Nicole Pignier, « Le sens, le vivant… », op. cit.
-
[6]
Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Paris, Le Passager clandestin, 2019.