DARD/DARD 2021/1 N° 5

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Article de revue

Ils fichent la paix à la nature pour la protéger !

Pages 145 à 151

Notes

  • [1]
    Voir les films sur la Dronne réalisés en 2016 par Emmanuel Rondeau avec White Fox Pictures : www.life-haute-dronne.euhttps://vimeo.com/139557425
  • [2]
    La science des mollusques s’appelle « malacologie ». Gilbert Cochet a participé aux commissions d’études ministérielles et européennes sur le sujet.
  • [3]
    Comme la probabilité de trouver une perle est de 1 moule sur 1 000, 32 millions de moules furent sacrifiées pour réaliser cette robe.
  • [4]
    Cf. Lionel Bonnemère, Les Mollusques des eaux douces de France et leurs perles [1901], Paris, Hardpress Publishing, 2013.
  • [5]
    Nicolas Goualan, « La moule perlière, le trésor de nos rivières », Paysan breton, 20 juin 2014 : www.paysan-breton.fr/2014/06/la-moule-perliere-le-tresor-de-nos-rivieres/
  • [6]
    Cité dans le mémo ci-contre.
  • [7]
    R&D : recherche et développement expérimental.

figure im1 Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet

# Naturalistes de renom, ils ont publié plusieurs ouvrages, dont L’Europe réensauvagée en 2020
# Ils contribuent au rachat d’espaces naturels, notamment de forêts, pour permettre leur libre évolution
# Ils sont administrateurs de l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS)
# Pédagogues, ils ont toujours cherché à sensibiliser leurs étudiants aux sciences de la vie et de la terre

1Il fait doux, en cette mi-mai 2021, et le soleil inonde les ceps de vigne en rangs serrés à flanc de montagne. Le paysage est vallonné, la route escarpée, et dix nuances de vert émergent des feuillages alentour. À Saint-Romain-de-Lerps comme ailleurs, le béton gagne sur la végétation, mais on arrive chez Gilbert Cochet et son épouse Béatrice Kremer-Cochet comme dans un havre de paix. Le jardin est densément boisé, de nombreux arbustes et massifs fleuris encerclent leur immense maison de maître. Depuis chez eux, on domine la vallée : au loin règnent les montagnes du Vercors, et l’on est idéalement placé pour observer les passereaux et rapaces qui viennent parfois pointer ici le bout de leur bec. C’est le cas quand nous nous posons pour faire connaissance, à l’heure du goûter. Gilbert a cette fameuse « attention qui traîne » propre aux naturalistes et il se réjouit de voir passer, à 10 mètres au-dessus de nous, un milan noir. Il l’observe avec un émerveillement contagieux, et cela suffit pour mesurer en cet instant la puissance de sa passion pour le monde vivant.

Un parcours qui coule de source

2« Je suis né à Lyon en 1954, à la clinique Sainte-Marguerite, alors située entre le musée Guimet et le parc de la Tête d’Or, détaille Gilbert Cochet. Je ne pouvais qu’être naturaliste… » Lui et Béatrice sont professeurs agrégés de sciences de la vie et de la terre : « Nous avons passé notre agrégation ensemble au lycée Saint-Louis à Paris. Sur 2 000 candidats, j’ai terminé onzième, et elle vingt-deuxième », se souvient-il, pas peu fier d’avoir eu l’idée de réviser la veille le sujet tombé le jour J !

3Attaché au Muséum national d’histoire naturelle, Gilbert a enseigné durant des années les SVT au lycée du Sacré-Cœur de Tournon, ainsi qu’à l’IUT « génie de l’environnement » de Saint-Étienne, à l’université Lyon 1 et à l’École normale supérieure de Lyon où, pendant vingt-cinq ans, il a formé les futurs professeurs certifiés et agrégés. Au quotidien, la priorité des époux Cochet est surtout d’être dans la nature : « On profite de la moindre occasion pour aller sur le terrain », me confie celui qui pendant des décennies a formé accompagnateurs de moyenne montagne et guides de haute montagne à l’écologie et à la géologie.

4Amoureux des rivières, il a également parcouru tous les cours d’eau de France : il faut le voir d’ailleurs chercher des libellules, des traces de loutres, et surtout, avec son aquascope, des moules perlières [1]. Gilbert est spécialiste de ce mollusque lamellibranche [2] dont la présence est un marqueur de la qualité de l’eau. Utilisée depuis la Préhistoire pour réaliser des parures de perles et de nacre, la mulette perlière (Margaritifera margaritifera de son petit nom latin) a été exploitée jusqu’au milieu du xxe siècle. François Ier en ornait sa cotte, la reine Marie-Antoinette l’utilisait en collier, la Couronne d’Angleterre pour un diadème, mais l’exemple le plus célèbre est la robe que porta Marie de Médicis pour le baptême de son fils, Louis XIII, ornée de 32 000 perles provenant de toute l’Europe [3] ! Cette moule était tellement exploitée que les lits des rivières ont alors été intensivement bêchés. À Pont-Aven à la fin du xixe siècle, par exemple, les pêcheurs étaient nombreux à les ramasser dans les fonds de l’Aven [4], avant qu’elles ne se raréfient et qu’on ne découvre les huîtres perlières tropicales [5]. Aujourd’hui, elles sont en voie d’extinction (depuis cent ans, 99 % de ces mollusques ont disparu) et protégées, si bien que Gilbert Cochet, en les repérant dans les cours d’eau de France et de Navarre, n’est pas peu fier d’avoir réussi à faire classer plusieurs dizaines de sites en zone Natura 2000.

5Tout l’enjeu, pour lui, est d’interroger par ce biais l’aménagement des cours d’eau, qui en modifie le fonctionnement naturel. Prenez les barrages, par exemple : « Ils bloquent le passage des sédiments et des poissons, créent des retenues d’eau stagnante, une accumulation de sédiments, de vase, ce qui est impropre à la diversité… Sans barrages, il y a une grande diversité d’habitats aquatiques et donc d’espèces, explique le spécialiste. En plus, barrages, digues et enrochements forment des carcans qui suppriment l’espace de liberté des cours d’eau, indispensable pour limiter l’effet dévastateur des crues. Pour compenser cette perte, il y a maintenant sur le Rhin des zones de déversoirs, et sur le Rhône les vieux ouvrages sont progressivement détruits pour redonner de la fonctionnalité aux anciens bras morts du fleuve. Il est crucial de réfléchir à toutes les opportunités permettant de réensauvager les cours d’eau. À terme, ce sera gagnant-gagnant pour l’homme et les écosystèmes aquatiques. »

Une défense du sauvage

6Le réensauvagement, voilà ce qui préoccupe plus largement Gilbert Cochet depuis vingt ans. Le concept vient de la notion américaine de rewilding, avec une nuance toutefois : « Chez les Anglo-Saxons, elle fait référence à la vie sauvage non humaine et aux opérations de retour au sauvage, alors que chez nous cela fait référence soit à l’homme sauvage, soit à la forêt (du latin sylva, qui a donné “sylvestre”) », explique l’auteur de Réensauvageons la France[6]. L’idée est simple : il nous faut laisser la nature pour la protéger. « Seuls 3 % de la planète restent inexploités, avec des zones de vie sauvage encore préservées. Est-ce trop demander que de proposer une plus grande place à l’autre ? » interroge le naturaliste, pour qui la pandémie de Covid-19 et son origine probable, une zoonose, justifient encore plus l’urgence de s’y mettre. « La nature est résiliente quand on lui fiche la paix. Le vivant est issu de 3,8 milliards d’années de R&D [7] : il n’a conservé que ce qui fonctionne bien… »

7C’est à force de parcourir la France et le reste du monde que Gilbert et Béatrice en sont arrivés à promouvoir cette alternative naturelle harmonieuse pour l’évolution des forêts – une approche qui fait ses preuves, expliquent-ils dans leurs ouvrages qui content l’histoire d’un retour de la nature. « Trois fées se sont penchées sur notre pays : biodiversité, géologie, géographie », aime d’ailleurs à rappeler Gilbert. Pour appuyer son propos, il n’hésite pas à consulter des livres anciens, pour lesquels il nourrit une vraie passion : « J’y trouve tous les éléments pour documenter les chiffres de nos ouvrages et voir comment la situation a évolué. J’aime particulièrement les biographies de naturalistes : comparer leurs démarches, leurs façons d’observer, de tenir leurs carnets de notes et de s’exprimer », explique ce fervent défenseur des zones de libre évolution, déçu que l’Hexagone ne prenne pas plus soin de cette chance qui est la sienne.

8Dans leurs ouvrages, les deux professeurs, experts auprès du Conseil scientifique du patrimoine naturel, détaillent des exemples de réensauvagement et les vertus de cette approche : « En 1914, la Suisse a été l’un des premiers pays à laisser 17 000 hectares en libre évolution, sans pâturage, ni foresterie, ni chasse ; ils ont créé un sanctuaire dans un pays à la tradition de paysage aménagé. » L’Italie aussi s’est engagée dans cette voie très tôt : « Ils ont maintenant 25 parcs nationaux et 10 % des terres laissées en libre évolution. C’est LE pays modèle en termes de protection, dont nous devrions nous inspirer. On ne peut pas dire que ce n’est pas possible quand on les regarde : ils ont toujours eu des loups et des ours et ils cohabitent harmonieusement avec ces grands prédateurs. »

9Une des forces de leur approche est de montrer par la preuve qu’il est possible d’agir, pour peu que l’on progresse par étapes : « D’autres pays européens y arrivent, on peut aussi le faire. La France a 30 % d’espaces dits protégés, mais moins de 1 % d’espaces en libre évolution. Elle est en pointe dans certains domaines comme la réintroduction des vautours, mais l’érosion actuelle de la biodiversité exige que nous cessions de nous extraire de la nature et que nous fassions plus de place au vivant non humain pour contrer la sixième extinction à laquelle nous assistons. »

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DR

Un optimisme offensif

10Aussi leurs travaux ne sont-ils pas appréciés de tous – notamment de certains de leurs confrères naturalistes qui ne partagent pas leur optimisme : « Il est vrai que nous n’insistons pas sur la disparition de la faune ordinaire », reconnaît Gilbert, néanmoins bien conscient des catastrophes engendrées par « l’agriculture industrielle, qui empoisonne toutes les rivières de France », et par « la surpêche dans le monde marin ». Plutôt que de se résigner face à ce terrible constat, le couple préfère agir et insister sur deux choses : la pédagogie et l’achat de terres.

11Pour captiver ses étudiants et les passionner à travers les SVT, Gilbert Cochet n’hésite pas à relever les défis et sujets d’étude qui se présentent à lui. C’est ainsi qu’il a accompagné Nicolas Hulot, alors animateur du magazine « Ushuaïa », pour parler des saumons sauvages dans les terres de feu et de glace du Kamtchatka, en Russie extrême-orientale. Ou encore Jacques Perrin quand celui-ci l’a sollicité sur son film documentaire Les Saisons – « une expérience mémorable qui nous a beaucoup marqués », relève-t-il. Béatrice et lui passent aujourd’hui beaucoup de temps sur le terrain avec des journalistes : leur côté novateur et leur optimisme séduisent, et la presse fait appel à eux pour de nombreux articles. « Être ainsi demandés par les médias est une belle opportunité, cela nous permet de diffuser plus largement notre message ! »

12Généreux et attentionnés, ils n’hésitent pas en effet à consacrer 24 heures à la journaliste qui leur rend visite pour DARD/DARD, et à l’emmener sur des terrains qu’ils ont récemment acquis avec l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS), dont ils sont administrateurs depuis de longues années. « La force d’une association sans subventions publiques est de ne pas subir de pression dans ses choix d’action et de communication », note Béatrice qui, avec Gilbert et un groupe d’amis, a cofondé en 2006 l’association Forêts sauvages dont ils sont président et vice-présidente. Avec ce « fonds pour la naturalité des écosystèmes en France », l’idée était déjà d’acheter des terrains à forte valeur écologique : « L’acquisition foncière est, dans notre pays, le levier de protection stricte le plus puissant », relève encore Gilbert, dont le rêve serait de voir 10 % du territoire français en libre évolution d’ici dix ans. Pour l’instant, nous n’en sommes qu’à 1 % !

13Conscients du chemin à parcourir pour y arriver, ils aiment énumérer les espaces d’ores et déjà rachetés. La première Réserve de vie sauvage® à avoir ainsi été créée par l’ASPAS se situe à Véronne, dans la Drôme, sur 130 hectares de bois et de landes (réserve du Grand Barry). La deuxième (60 hectares) à Châteauneuf-du-Rhône (également dans la Drôme), en zone humide. La troisième (60 hectares), cédée par un particulier, se trouve dans le Trégor, le long du Léguer (Côtes-d’Armor). Enfin, la quatrième, la plus grande pour l’instant avec 490 hectares, se loge dans le Vercors, à Valfanjouse, près du village de Léoncel. C’est sur cette réserve que nous nous rendons ensemble. En ce milieu de moyenne montagne où croissent de nombreuses essences d’arbres et d’arbustes endémiques comme le buis, le hêtre, le chêne et le sapin blanc, les falaises toutes proches font le bonheur des rapaces. « Autrefois, ces arbres étaient coupés pour produire, entre autres, le charbon de bois », explique Béatrice en indiquant la base des cépées (arbres à troncs multiples). Sur la piste jadis empruntée par les 4 x 4, on distingue des jeunes pousses de hêtres et de frênes. « Dès qu’on arrête d’écraser les végétaux et de tasser la terre, tout renaît spontanément. Pas besoin de planter. La nature se débrouille très bien toute seule si on lui laisse de l’espace et du temps… »

14Dans les 240 hectares clôturés de cette ancienne chasse privée, sangliers, cerfs élaphes, mouflons, daims et cerfs sikas broutent désormais paisiblement. En effet, depuis deux ans ils vivent sans chasse. Mais pour l’ASPAS, il convient de réussir la transition entre un territoire mis sous cloche parce que dévolu à la chasse et une future Réserve de vie sauvage® ouverte et vouée à une libre évolution. Un défi de taille ! « Dans la nature, il y a la place pour ce réensauvagement. C’est dans la tête des gens qu’il faut faire de la place ! » glisse Gilbert alors que nous concluons cet entretien. À bon entendeur…

À lire

# Gilbert Cochet, Fleuves et rivières sauvages. Au fil des réserves naturelles de France, Paris, Delachaux et Niestlé, 2010.
# Gilbert Cochet, Le Grand-duc d’Europe, Paris, Delachaux et Niestlé, 2006.
# Gilbert Cochet et Stéphane Durand, Réensauvageons la France, Arles, Actes Sud, 2018.
# Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet, L’Europe réensauvagée, Arles, Actes Sud, 2020.

Date de mise en ligne : 17/11/2021

https://doi.org/10.3917/dard.005.0145

Notes

  • [1]
    Voir les films sur la Dronne réalisés en 2016 par Emmanuel Rondeau avec White Fox Pictures : www.life-haute-dronne.euhttps://vimeo.com/139557425
  • [2]
    La science des mollusques s’appelle « malacologie ». Gilbert Cochet a participé aux commissions d’études ministérielles et européennes sur le sujet.
  • [3]
    Comme la probabilité de trouver une perle est de 1 moule sur 1 000, 32 millions de moules furent sacrifiées pour réaliser cette robe.
  • [4]
    Cf. Lionel Bonnemère, Les Mollusques des eaux douces de France et leurs perles [1901], Paris, Hardpress Publishing, 2013.
  • [5]
    Nicolas Goualan, « La moule perlière, le trésor de nos rivières », Paysan breton, 20 juin 2014 : www.paysan-breton.fr/2014/06/la-moule-perliere-le-tresor-de-nos-rivieres/
  • [6]
    Cité dans le mémo ci-contre.
  • [7]
    R&D : recherche et développement expérimental.

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