DARD/DARD 2021/1 N° 5

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Article de revue

Elle œuvre pour la démocratie alimentaire dans les territoires

Pages 138 à 144

Notes

figure im1 Markéta Supkova

# D’origine tchèque, elle est venue en France pour son art du repas partagé
# Elle est coordinatrice de la MAD, Maison de l’alimentation durable, projet de tiers-lieu nourricier à Brest
# Elle aspire à faire essaimer des MAD dans d’autres territoires
# Elle accompagne les collectivités locales dans leur politique alimentaire et œuvre pour des « territoires de démocratie alimentaire »

1C’est une boule d’énergie et d’enthousiasme rieur, qui avoue être tombée dans la marmite alimentaire un peu par hasard, sans avoir fait d’études dans ce domaine. Autodidacte, Markéta Supkova aspire à changer le monde et faire évoluer la société vers plus de durabilité. Elle veut aller vite, « mais en prenant le temps de travailler avec les citoyens à formuler leurs propositions pour changer de modèle sociétal », précise-t-elle. Il faut dire qu’elle a cheminé à travers différents univers professionnels : d’abord au sein de WWF, pour faire un audit de la stratégie d’éducation à l’environnement de l’ONG, puis avec son premier bureau d’études, UrbanFoodLab, pour construire des systèmes alimentaires durables dans des zones urbaines. Ses commanditaires étaient le plus souvent des ministères, des fondations, des institutions publiques de recherche. Ses inspirateurs, ses conseillers, elle allait les dénicher dans les laboratoires de recherche mobilisés sur la question de la gouvernance alimentaire.

2C’est à partir de 2012, avec le lancement de l’International Urban Food Network (IUFN), qu’elle s’est consacrée plus spécifiquement à l’accompagnement des collectivités territoriales dans la mise en œuvre de politiques alimentaires durables au niveau local. Aujourd’hui coiffée d’une double casquette – responsable associative avec Madabrest, pour porter le projet de tiers-lieu nourricier de la MAD [1], et directrice du cabinet de conseil TDA (Territoires de démocratie alimentaire) [2] –, elle travaille avec la conviction absolue que tout le monde peut construire des propositions pour faire progresser ensemble la capacité à faire cité et créer un avenir commun et désirable.

Un état d’esprit tourné vers l’alimentation

3Suite aux impulsions données en 2015 par le ministère de l’Agriculture en matière d’agroécologie et de projets alimentaires territoriaux (PAT), Markéta Supkova a développé au contact de ces acteurs pluriels une farouche volonté de défendre « l’organisation d’un système capable de répondre efficacement et équitablement à l’enjeu d’une alimentation durable et de qualité pour tous ».

4Prise dans le tourbillon de l’émergence des PAT, elle a orienté l’action de l’IUFN vers l’accompagnement des élus et des techniciens des collectivités qui avaient la charge de la mise en œuvre d’un dispositif sans détenir au préalable une compréhension systémique des enjeux alimentaires, ni les outils méthodologiques adaptés. Si cette politique revêtait un fort enjeu national (il fallait au ministère un objectif chiffré), les PAT semblaient cependant difficiles à élaborer au niveau local sans une méthode précise. Comment relier enjeux alimentaires et agricoles ? Comment faire travailler ensemble citoyens et agriculteurs ? Comment aborder le sujet de l’alimentation ailleurs que dans les cantines scolaires ? Comment persuader les élus que l’alimentation est un vecteur de réflexion démocratique permettant de fédérer autour de la qualité des produits locaux, de la mise en œuvre de circuits courts ? Comment penser l’autonomie alimentaire des territoires sans intégrer dans la démarche les acteurs du foncier, les chambres d’agriculture, les associations de quartier, etc. ?

5Selon Markéta Supkova, pour accélérer la transition vers une alimentation durable, il faut d’abord un état d’esprit tourné vers l’alimentaire. Elle a donc tout naturellement travaillé à créer des passerelles entre des acteurs qui ne se parlaient pas ou ne voyaient pas l’intérêt de travailler ensemble, par exemple en associant le service déchets d’une collectivité à la réflexion sur la consommation alimentaire. Il s’agissait aussi de construire un accompagnement opérationnel pour aider les collectivités à comprendre de manière très concrète ce qui se passe sur leur territoire en matière de pratiques alimentaires, au travers par exemple d’une analyse de la diversité des modes de vie.

6Par l’universalisme de son discours militant qui vise à démontrer le caractère éminemment vertueux d’une réflexion sur une alimentation durable et de qualité pour tous, elle rassurait ses interlocuteurs. Mais face à des postures politiques ou des mandats électoraux, elle a parfois dû se résigner à repartir de zéro lorsqu’un changement de majorité entraînait une remise en question de l’action des sortants… La gouvernance des politiques publiques n’est pas toujours compatible avec sa vision d’une transition citoyenne, vision parfois remise en question car perçue comme un contre-pouvoir politique qu’il faut contrôler.

Le virage local vers Madabrest

7Face à la nécessité de peser sur ces questions de gouvernance, Markéta Supkova n’a jamais renoncé. C’est ainsi qu’est né un premier conseil local de l’alimentation au Pays des Châteaux, dans le département du Loir-et-Cher. Elle s’est aussi ancrée dans un territoire, à Brest, où elle a mûri son nouveau projet de maison de l’alimentation, un « tiers-lieu nourricier, espace de mise en pratique de la démocratie alimentaire », comme elle se plaît à le qualifier. Cette MAD, toujours en cours avec le soutien de la Métropole brestoise, se veut un concept inspiré des Food Policy Councils américains et canadiens développés à partir des années 2000. Ces « conseils de politique alimentaire » sont des instances à but non lucratif portées par des citoyens qui réfléchissent aux enjeux de leur système alimentaire local (qui produit quoi et comment), et facilitent la mise en réseau et le partage d’informations concernant les activités de chacun dans ce domaine. Ils sont ouverts aux producteurs, transformateurs, citoyens et chercheurs qui peuvent apporter des connaissances utiles à la construction de plaidoyers en faveur d’un manger local. Les conseils locaux de l’alimentation visent à exercer une pression amicale sur les politiques avec une capacité de négociation.

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DR

8Le désir de créer une communauté d’acteurs responsables des enjeux agricoles, alimentaires et territoriaux a été pour Markéta Supkova le déclencheur de cette nouvelle initiative, une manière aussi de conforter son engagement dans son territoire. C’est avec fierté qu’elle qualifie cette MAD de « tiers-lieu nourricier urbain visant à faire bouger les consciences et les pratiques alimentaires des habitants de la métropole brestoise ». Deux années durant, elle a travaillé bénévolement avec d’autres citoyens au sein de Madabrest, association loi 1901 préfiguratrice d’une scic créée pour porter le projet de tiers-lieu, en préciser les contours et mettre en pratique la démocratie alimentaire en articulant quatre pouvoirs d’agir localement pour une alimentation durable :

9– Pouvoir manger bon, bio, local et de saison, ce qui permet de promouvoir les filières alimentaires de proximité et suppose un diagnostic fin des ressources : producteurs, types de pratiques agricoles sur le territoire…

10– Pouvoir s’informer en toute transparence sur les enjeux alimentaires locaux et comprendre les coulisses du système. La MAD anime à cette fin un dispositif mensuel, la Marmite, programmation culturelle autour du bien manger, vitrine des richesses (alimentaires et humaines) du territoire. Malgré la pandémie, cette programmation a permis à tous et toutes de s’initier à des pratiques culinaires, de partager des recettes et conseils sur les produits à utiliser dans l’alimentation, d’identifier des démarches qui nourrissent le corps et l’esprit.

11– Pouvoir co-construire ensemble et être partie prenante des processus de décision. Il s’agit d’impliquer les citoyens dans la construction de solutions concrètes autour des enjeux de l’alimentation. Des ateliers d’intelligence collective sont menés par la MAD, où chacun vient partager ses idées pour enrichir la réflexion au sein du territoire.

12– Pouvoir évaluer l’utilité sociale des décisions qui sont prises, au travers d’enquêtes annuelles menées par la MAD afin de suivre la mise en œuvre des politiques au niveau territorial. La MAD devient progressivement « un outil qui renforce la capacité des citoyens à s’emparer d’une politique publique censée rester proche des gens », résume Markéta Supkova. Si elle avoue que le chemin n’est pas toujours simple – car la participation citoyenne et les méthodes de co-design permettant de co-construire des actions en faveur de politiques publiques locales ne sont pas encore totalement à l’ordre du jour au sein des collectivités –, elle pense malgré tout que les positions évoluent et que la curiosité des élus envers d’autres manières de faire de la politique s’accentue.

Les territoires de démocratie alimentaire

13Portée par Madabrest, Markéta Supkova voudrait faire essaimer le concept de MAD dans d’autres territoires. Elle s’est donc forgé une posture d’agent de liaison entre acteurs et citoyens. Moins facilitatrice que négociatrice, sa personnalité la pousse à vouloir partager ses connaissances, fruit d’une dizaine d’années d’actions dans les territoires. Son expérience brestoise, en particulier, a renforcé sa volonté d’agir en faveur de ce qu’elle appelle les territoires de démocratie alimentaire (TDA). Cette notion, qu’elle aimerait transformer en label territorial pour témoigner de l’implication des citoyens et acteurs locaux dans une transition alimentaire durable, elle souhaite la mettre au cœur de son engagement professionnel actuel.

14Elle a donc créé début 2021 un bureau d’études pour accompagner collectivités et habitants dans la construction de conseils de politique alimentaire. Il s’agit de promouvoir par ce biais l’association de toutes les parties prenantes d’un territoire dans le cadre d’une participation basée sur les méthodes de design de service (démarche visant à améliorer la satisfaction des usagers), et l’expression d’une culture de la créativité par et pour tous. Cette créativité, elle la veut aussi bien intellectuelle que manuelle afin de mettre en lumière les ressentis et les émotions de l’ensemble des citoyens face aux enjeux de l’alimentation. Loin des dispositifs normatifs des PAT, elle veut sortir des sentiers battus, élargir la vision, ne laisser personne sur le chemin.

15Cette implication permanente en faveur d’une gouvernance plus démocratique est aussi déterminée par une histoire plus personnelle. Tchèque d’origine, Markéta Supkova est venue en France à l’âge de 19 ans car elle voulait faire l’expérience des « grands dîners à la française » : « Il est fascinant de voir que des familles peuvent passer quatre heures ou plus à table et échanger sur le monde, la philosophie, le foot ou le menu du prochain repas… tout en mangeant ! » s’enthousiasme-t-elle. Cette fascination pour ce moment de partage a sans doute été un catalyseur important qui l’a ensuite confortée dans l’idée qu’« on ne peut viser la transition de notre société vers un modèle résolument durable et résilient que si l’accès à une alimentation en quantité et en qualité suffisantes, droit humain fondamental, est possible pour tous et toutes ».


Date de mise en ligne : 17/11/2021

https://doi.org/10.3917/dard.005.0138

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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