Notes
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[1]
Auto-publié chez TheBookEdition.com en 2019.
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[2]
Cf. Arthur Grimonpont, « Définition de la résilience », Les Greniers d’abondance, 7 février 2019 : https://resiliencealimentaire.org/definition-de-la-resilience/
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[3]
Un opérateur d’importance vitale (OIV) est, en France, une organisation identifiée par l’État comme ayant des activités indispensables à la survie de la nation ou dangereuses pour la population. Il en existe environ 250, dans 12 secteurs d’activité d’importance vitale (SAIV). Les points d’importance vitale (PIV) sont des établissements, ouvrages ou installations qui fournissent des services et des biens indispensables à la vie de la nation.
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[4]
Cf. par exemple un article paru dans Nature qui évalue ce risque aux alentours de 1 % : https://www.nature.com/articles/s41598-019-38918-8
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[6]
The Shift Project, Approvisionnement pétrolier futur de l’Union européenne : état des réserves et perspectives de production des principaux pays fournisseurs, rapport, 27 mai 2021 : https://theshiftproject.org/article/nouveau-rapport-approvisionnement-petrolier-europe/
Stéphane Linou
# Il interroge les pouvoirs publics sur leur capacité à assurer la disponibilité d’une nourriture en quantité suffisante en cas de catastrophe
# Ancien élu départemental et municipal, il se plaît désormais en agitateur-accompagnateur du monde politique
# Il a directement inspiré le Sénat en 2019 sur un projet de résolution, « Résilience alimentaire des territoires et Sécurité nationale »
# Il est l’auteur de Résilience alimentaire et Sécurité nationale [1]
1Tout est parti en 2008 de son propre défi, « Mangeons local », très médiatisé en France : Stéphane Linou s’est nourri pendant un an uniquement d’aliments disponibles dans un rayon de 150 kilomètres autour de Castelnaudary, commune de l’Aude où il a fait carrière en tant que conseiller en développement puis élu, après avoir fondé les premières amap du département dès 2004.
2S’il a dû s’imposer une discipline et mettre en œuvre une certaine logistique pour relever ce défi, en supprimant par exemple le café et le chocolat, il a surtout dû résoudre une équation autrement plus délicate. Dans notre système français où l’autonomie alimentaire des villes comme des campagnes est de l’ordre de 2 %, avec un approvisionnement à flux tendu, la relocalisation d’une partie de la production et de la consommation relève de la sécurité préventive. La logique « zéro stock » qui prévaut chez les ménages et les distributeurs agroalimentaires, au sein des collectivités ou encore de l’administration nous laisserait démunis en cas de rupture de la chaîne d’approvisionnement.
3Il ne s’agit évidemment pas de revenir au temps des kolkhozes, encore moins de vivre en autarcie : Stéphane Linou met par exemple en garde contre toute tentation de repli national qui provoquerait une insécurité alimentaire dans les pays fortement dépendants de nos exportations de céréales. Néanmoins, c’est plutôt l’excès inverse que nous subissons actuellement : la France vit de plus en plus « sous perfusion de circuits longs », qu’il s’agisse d’énergie, d’alimentation animale, de fruits et légumes ou d’intrants et de machines agricoles, puisqu’elle en produit de moins en moins sur son territoire.
4Voilà pourquoi, depuis quinze ans déjà, Stéphane Linou agite parlementaires, élus locaux, militaires, agriculteurs et citoyens. Son entrée en matière, c’est la résilience alimentaire – à savoir la capacité à « assurer la disponibilité d’une nourriture adaptée, accessible et en quantité suffisante pour tous, dans un contexte de perturbations variées et imprévisibles [2] » –, à laquelle il ajoute la question cruciale de l’ordre public. Le problème sur lequel il interpelle les décideurs est simple : en cas de pandémie grippale, de cyberattaque contre la chaîne d’approvisionnement, de tempête géomagnétique, de gros choc pétrolier ou d’événements climatiques extrêmes concomitants dans des régions céréalières stratégiques… qu’est-il prévu ?
5Parmi toutes les politiques d’aménagement qui existent (transports, communications, équipements…), remarque-t-il, aucune ne concerne l’alimentation des territoires ou la prévention d’une rupture d’approvisionnement – pas plus dans les dossiers départementaux sur les risques majeurs (DDRM), les schémas départementaux d’analyse et de couverture des risques (SDACR), que dans les plans communaux de sauvegarde (PCS). Rien, nulle part, à aucun échelon, qui offre ne serait-ce qu’un début de réponse à cette question élémentaire. Le 3 mai dernier, toutefois, le conseil municipal de Biriatou (Pays basque) a voté en faveur d’une modification de son PCS, y intégrant le risque d’une rupture d’approvisionnement alimentaire. Cette initiative, la première de ce type en France, était la traduction opérationnelle des formations dispensées par Stéphane Linou auprès des élus de la commune, en collaboration avec l’Institut supérieur des élus.
6Se préparer à des événements « de faible probabilité mais à fort impact » est pourtant au cœur de la culture militaire, où le message de Stéphane Linou est souvent reçu 5 sur 5. Parmi les nombreux acteurs de la sécurité alimentaire à témoigner dans son livre-enquête, Résilience alimentaire et Sécurité nationale, le général Pagès explique qu’« en cas de troubles généralisés sur l’ensemble du territoire national, conséquence très probable d’une rupture des approvisionnements énergétiques, les autorités institutionnelles seraient dans l’obligation de définir des priorités d’engagement qui, dans la situation actuelle, se traduiraient immanquablement par des perturbations graves et en cascade des fonctions indispensables à la vie de la population. […] L’engagement de la garde nationale et la mobilisation des forces municipales abonderaient les effectifs “actifs” de l’État mais ne suffiraient pas, loin s’en faut, à éviter de devoir procéder à des choix douloureux aboutissant à la création de zones d’insécurité ».
7Cette logique de préparation à des événements « de faible probabilité mais à fort impact » parle également dans une certaine mesure au monde politique, auquel Stéphane Linou a longtemps appartenu en tant qu’élu (Conseil général de l’Aude de 2011 à 2015 et conseil municipal de Castelnaudary de 2014 à 2020). En 2019, avec la sénatrice Françoise Laborde, il a présenté devant le Sénat un projet de résolution intitulé « Résilience alimentaire des territoires et Sécurité nationale », proposant diverses mesures : la reconnaissance, dans la future loi de programmation militaire, d’une production agricole nourricière nationale dans ce secteur d’activité d’importance vitale [3] qu’est l’alimentation (des secteurs d’activité comme les communications ou les finances sont certes vitaux, mais les méga-octets et l’argent ne se mangent pas) ; ou encore l’obligation pour les collectivités d’élaborer un projet alimentaire territorial (actuellement facultatif) tenant compte de la sécurité préventive. Le débat au Sénat est parvenu à transcender les clivages partisans : la résolution a été rejetée avec seulement 16 voix d’écart (141 « pour », 157 « contre »), et le fort taux de participation a montré le vif intérêt des parlementaires pour le sujet.
8Ce n’est donc peut-être que partie remise, dans la mesure notamment où ces événements « de faible probabilité » ne le sont pas tant que ça. Stéphane Linou alerte depuis 2008 sur les risques d’une pandémie grippale. Si la grippe espagnole de 1918 a eu lieu dans un contexte différent du nôtre en termes de perception du risque par les populations et de configuration des circuits alimentaires, en 2020, selon lui, on a « frôlé la correctionnelle » : d’après une enquête menée par Le Figaro, en raison d’un taux d’absentéisme parfois proche de 50 % chez les industriels de l’agroalimentaire (par peur du coronavirus), Bercy a failli décider d’un rationnement. Le contrôle de la situation a été pour le moins fragile. Les salariés sont finalement retournés au travail… mais qu’en aurait-il été si le taux de mortalité s’était avéré quatre fois supérieur et avait touché principalement les enfants ? Ce risque était-il prévu ?
9Dans son livre, Stéphane Linou développe le scénario d’une cyberattaque. L’enquête qu’il mène auprès de dizaines d’experts et de professionnels de la sécurité, de l’agriculture et des collectivités territoriales révèle un fort intérêt pour le sujet, mais aussi des carences dans les systèmes actuels, qui en particulier ne tiennent pas compte de la résilience alimentaire. Depuis lors, on a vu se multiplier les cyberattaques contre des institutions en charge de fonctions vitales comme la santé, l’énergie ou la distribution alimentaire. Faudra-t-il de véritables troubles à l’ordre public pour que la menace soit enfin prise au sérieux ?
10Divers travaux scientifiques évaluent la probabilité d’une méga-tempête solaire (événement de type Carrington, en 1859) entre 1 et 12 % par décennie [4]. Au milieu du xixe siècle, notre système alimentaire n’était guère vulnérable face à un black-out généralisé susceptible de durer des semaines voire des mois. Les populations ne furent pas impactées, et certains profitèrent même des aurores boréales jusque dans les tropiques. Si un tel événement devait se produire aujourd’hui, il n’est pas certain que la contemplation du ciel ferait partie des priorités. Or, d’après la Nasa, nous sommes passés tout près de la catastrophe en juillet 2012 ; fort heureusement, la tempête solaire n’a pas croisé la trajectoire de la Terre [5]…
11Stéphane Linou alerte également depuis longtemps sur les risques d’une rupture d’approvisionnement en pétrole. En mai dernier, dans un rapport commandé par le ministère des Armées, le laboratoire d’idées The Shift Project réaffirmait que l’approvisionnement de l’Europe était susceptible de stagner au cours des années 2020, avant de décliner plus ou moins rapidement dans la décennie suivante [6]. Si les chocs des années 1970 et de 2008 ont été contraignants pour les portefeuilles des ménages les moins aisés, ils ont été suivis d’une reprise de la croissance de l’approvisionnement au niveau mondial. Nul n’est capable de prédire la nature des chocs qu’il faudra surmonter dans le contexte d’une diminution inexorable de l’approvisionnement en pétrole et de tensions géopolitiques croissantes autour de cette ressource. Il paraît cependant raisonnable de considérer qu’avec un système alimentaire dépendant en grande partie de « circuits longs » on ne met pas forcément toutes les chances de son côté…
12Autre thème abordé par cet empêcheur de tourner en rond : la concomitance d’événements climatiques extrêmes. Le 16 août dernier, le Syndicat des industriels fabricants de pâtes alimentaires et le Comité français de la semoulerie industrielle nous mettaient en garde : « Le dérèglement climatique met en danger le marché des pâtes alimentaires. Des pluies beaucoup trop abondantes en Europe et une sécheresse sans précédent au Canada [ont conduit à] une pénurie de blé dur, seule matière première des pâtes alimentaires, et à la flambée historique des prix mondiaux. » Les consommateurs français devraient globalement pouvoir absorber cette hausse des prix (ce qui est hélas moins certain pour des pays plus vulnérables et fortement dépendants des importations de céréales). Mais nous ne sommes qu’en 2020, dans un monde à « + 1 °C ». Et les conséquences du changement climatique ne sont pas linéaires. Qu’en sera-t-il dans un monde à « + 2 °C », qui pourrait se dessiner dès les années 2030, au plus tard en 2060 ? En espérant ne jamais avoir à affronter un monde à « + 4 °C »…
13En plus de secouer le cocotier, Stéphane Linou cherche à mobiliser et à montrer des chemins porteurs d’espoir. Dans les conférences qu’il donne en France, il insiste sur le pouvoir d’agir à l’échelle locale et explique l’importance de la convivialité, de la joie de vivre, de la créativité et de la fierté culturelle dans chacune de ces démarches. Il lance des défis « je viens manger local chez vous » : il apporte une bouteille du cru, et son hôte prépare un dîner pour moins de 9,5 euros par personne avec des produits locaux tout en veillant à son « empreinte carbone ». Il incite aussi les commerçants à mettre à l’honneur les produits de leur région à l’occasion d’événements spécifiques.
14La préservation de la biodiversité et du « foncier nourricier » est un autre sujet qui lui tient à cœur. Comment peut-on laisser des biens aussi précieux que les sols s’artificialiser à un rythme effréné (l’équivalent d’un département français disparaît ainsi tous les sept à dix ans), alors qu’ils devraient être au minimum reconnus comme des points d’importance vitale ? Dans le même ordre d’idée, comment peut-on laisser mourir des auxiliaires de culture qui fournissent gratuitement des services écosystémiques et facilitent la production agricole, et rendre à l’inverse cette production de plus en plus dépendante d’intrants importés, en quantité limitée sur cette planète ? « Le ver de terre est le meilleur allié du militaire », lance-t-il dans une de ces formules qui résument bien le lien qui unit écologie, résilience alimentaire et sécurité.
15En tant que chargé de mission Natura 2000, Stéphane Linou entend enfin ouvrir d’autres perspectives et inviter à penser différemment les questions de l’écologie et de la sécurité et ce qui les relie. La résilience alimentaire n’est pour lui qu’un « cheval de Troie » pour amener à relever d’autres défis : transition agroécologique, ordre public, adaptation au changement climatique, contrainte énergétique, santé, lien social, ré-ancrage local de l’économie, éducation, et préparation des populations aux dangers de toute nature qui les guettent. Son optimisme reste toutefois mesuré. Dans un monde où la surexploitation des ressources, la pollution et la température moyenne ne cessent de croître, il se veut philosophe : « On ne diminuera peut-être pas la hauteur de la chute, mais on peut augmenter l’épaisseur du matelas. »
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Auto-publié chez TheBookEdition.com en 2019.
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Cf. Arthur Grimonpont, « Définition de la résilience », Les Greniers d’abondance, 7 février 2019 : https://resiliencealimentaire.org/definition-de-la-resilience/
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Un opérateur d’importance vitale (OIV) est, en France, une organisation identifiée par l’État comme ayant des activités indispensables à la survie de la nation ou dangereuses pour la population. Il en existe environ 250, dans 12 secteurs d’activité d’importance vitale (SAIV). Les points d’importance vitale (PIV) sont des établissements, ouvrages ou installations qui fournissent des services et des biens indispensables à la vie de la nation.
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Cf. par exemple un article paru dans Nature qui évalue ce risque aux alentours de 1 % : https://www.nature.com/articles/s41598-019-38918-8
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The Shift Project, Approvisionnement pétrolier futur de l’Union européenne : état des réserves et perspectives de production des principaux pays fournisseurs, rapport, 27 mai 2021 : https://theshiftproject.org/article/nouveau-rapport-approvisionnement-petrolier-europe/