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Efficacité énergétique et environnementale du transport fluvial de marchandises et de personnes, mai 2019.
Jean-Marc Samuel
# Capitaine du Tourmente
# Défenseur du fret fluvial depuis trois décennies
# Président de la fédération Agir pour le fluvial
1À gauche, des cyclistes pédalent ; à droite, un train de marchandises file à vive allure ; et au milieu, le Tourmente fend l’eau verte du canal du Midi. À la barre, Jean-Marc Samuel salue le convoi ferroviaire d’un coup de corne hilare. La course est vaine, perdue d’avance. Sur l’écran de son téléphone portable, le compteur affiche la vitesse folle de 6,3 kilomètres/heure, si bien que même les coureurs du dimanche, en cuissard et maillot fluo, doublent la péniche en la gratifiant d’un geste de la main. Qu’à cela ne tienne. Jean-Marc sourit, lève la main à son tour. Qu’importe la vitesse quand on a la poésie. Le Tourmente est un éloge de la lenteur et son capitaine est engagé depuis trois décennies dans une course de fond, avec pour horizon le retour du fret fluvial sur les canaux abandonnés de France.
2Regard rieur cerclé de lunettes rondes, barbe poivre et sel et cheveux hirsutes, Jean-Marc Samuel est une figure du canal des Deux-Mers. Toute l’année, il navigue sur cette voie d’eau qui traverse le Sud-Ouest sur plus de 400 kilomètres, reliant la Méditerranée à l’Atlantique, le port de Sète à celui de Bordeaux. À la barre du Tourmente – ou au macaron, comme on dit dans le Nord de la France –, il est aussi le porte-voix de la fédération Agir pour le fluvial. Celle-ci rassemble des associations, des collectivités locales, des transporteurs, des organismes professionnels partageant la conviction que le réseau fluvial est une opportunité pour répondre aux enjeux climatiques, qu’il peut être bien plus qu’un produit touristique, qu’un simple équipement dédié à la navigation de plaisance et à la promenade nautique. Jean-Marc Samuel, lui, porte ce combat au quotidien depuis trente ans, par la parole et par les actes. En vieux loup des fleuves et des canaux, il a mené une vie de baroudeur entre Alpes-de-Haute-Provence, Midi et Bourgogne, du côté de Saint-Jean-de-Losne, « la Mecque du fluvial ». Il a retapé des bateaux, construit un atelier de menuiserie flottant, avant de se lancer définitivement dans le transport au milieu des années 2000 avec le Tourmente, une péniche de 29,60 mètres de long pour 5,32 de large, qui servait autrefois à transporter du goudron pour l’entreprise de travaux publics Colas. « Mon premier contact avec les bateaux date des années 1980, mais je suis véritablement immergé dans le fluvial depuis 1995. J’ai donc été aux premières loges pour assister à l’abandon du trafic. Maintenant, il faut reconstruire ce qu’on a mis soixante-dix ans à détruire. Le fluvial a obtenu 170 millions d’euros du Plan de relance, contre plus de 4 milliards pour le ferroviaire, alors que nous avons une multitude d’avantages à faire valoir. Le transport par bateau ne cause pas de nuisances sonores, il n’y a pas d’accident et on arrive au cœur des villes. La relance du fret fluvial n’est pas qu’une question d’argent. Il faut une volonté politique », dit-il au sortir d’un passage millimétré sous un pont de brique.
3Les statistiques sont sans équivoque : en France, le fret fluvial est bel et bien le moyen de transport le plus négligé. D’après une étude de l’Ademe datée de 2019 [1], il comptabilise à peine 6,7 milliards de tonnes-kilomètre par an (chiffre en baisse de 0,2 % par rapport à 2017), alors que le trafic routier représente 317,3 milliards de tonnes-kilomètre (il est passé de 195,7 à 317,3 milliards entre 1990 et 2018), et le ferroviaire environ 32 milliards. Et si l’on regarde à bâbord comme à tribord, de part et d’autre des frontières nationales, la comparaison est encore plus cruelle. Les Allemands transportent ainsi huit fois plus de marchandises par voie d’eau que les Français, les Hollandais six fois plus, tandis que Roumains et Belges viennent de nous doubler. Au final, la France ne transporte que 3 % de ses marchandises par péniche, quand la moyenne européenne est à 7 %.
4Et pourtant, paradoxalement, l’Hexagone possède le plus grand réseau de voies d’eau d’Europe. Placé sous la tutelle du ministère de la Transition écologique, Voies navigables de France (VNF) exploite 6 700 kilomètres de canaux et rivières, sur un total hexagonal de 8 500 kilomètres. Mais l’essentiel du trafic marchand se concentre sur la Seine et deux de ses affluents, l’Oise et la Marne. À cela s’ajoute un autre ensemble formé par le Rhône et la Saône, avec un important trafic entre Chalon-sur-Saône, le port lyonnais Édouard-Herriot et ceux de Fos et Saint-Louis (Bouches-du-Rhône). Sur ces voies à grand gabarit, les péniches dites Freycinet tractent essentiellement des matériaux de construction (43 % du trafic, selon VNF), des céréales (20 %), du charbon, des produits pétroliers, des minerais et des véhicules. En revanche, sur la plupart des autres rivières et canaux, le fret est quasi inexistant.
5La fédération Agir pour le fluvial s’est fixé pour objectifs de doubler la part modale du transport intérieur par bateau et de remettre en activité ces voies d’eau abandonnées. Pour cela, le coût de l’acheminement est essentiel, d’autant que les péniches ne pourront jamais concurrencer le train ou les camions en termes de rapidité. Selon VNF, en moyenne, 1 kilo-équivalent pétrole permet de transporter 1 tonne sur 50 kilomètres en camion, 130 kilomètres en train et 275 kilomètres en péniche. Un convoi poussé de 4 400 tonnes (et d’environ 180 mètres de long) peut remplacer 220 camions de 20 tonnes. Dans ces conditions, le transport fluvial émet quatre fois moins de CO2 par quantité transportée.
6Néanmoins, ces chiffres montrent surtout l’intérêt économique et écologique de transporter des matières non périssables sur des temps longs et par gros tonnage. En somme, ils soulignent la compétitivité des deux grandes voies d’eau que sont la Seine et ses affluents d’un côté, le sillon rhodanien de l’autre. En revanche, lorsque l’on se penche sur le reste du réseau national, sur ces canaux plus étroits, ces fleuves mal entretenus davantage configurés pour le petit gabarit, l’avantage comparatif est moindre, le calcul beaucoup plus complexe. « Dans ce pays, on ne s’intéresse qu’à ce qui est gros. Nous avons un magnifique réseau fluvial dont on ne fait rien. Le canal des Deux-Mers, par exemple, il ne sert qu’au tourisme. Ailleurs, les péniches ne transportent que des céréales et des granulats alors qu’on pourrait les charger de plein d’autres marchandises », argumente Jean-Marc Samuel.
7En cette journée d’été, le marinier et sa compagne Cathy en sont à leur douzième jour de navigation. Le couple est parti de Lyon pour un voyage au long cours à destination de Langon (Gironde) avec un transformateur de 80 tonnes ancré au fond de la cale. Un périple de 820 kilomètres destiné à prouver que l’on peut encore transporter des marchandises sur le canal des Deux-Mers. Inédit avec un tel chargement, il permettra de pointer tous les obstacles qu’il faudrait lever pour que le fret renaisse sur cette voie d’eau voulue par Louis XIV, construite en partie au xviie siècle par Pierre-Paul Riquet puis achevée dans la seconde moitié du xixe siècle. Au début du parcours, dans la descente du Rhône, le Tourmente a filé comme sur une autoroute, sans encombre au milieu des mastodontes, à la vitesse supersonique de 16 kilomètres/heure. Aux portes de la Méditerranée, il a ensuite emprunté le canal du Rhône à Sète, puis le canal du Midi. Il a traversé Béziers, Carcassonne, Toulouse. Il a franchi des dizaines d’écluses pas toujours automatisées, a patienté derrière des bateaux de plaisance, croisé des canoës, parfois même des pédalos, mais pas la moindre péniche de fret…
8Cette navigation au long cours aura mis en lumière un manque d’équipement et parfois d’entretien. « Le canal est une infrastructure de transport au même titre qu’une route. Ce n’est pas seulement un endroit où louer des canoës. Pour le fret, plutôt que des nouveaux restaurants, il faudrait des quais d’embarquement tous les 10 kilomètres. Il faudrait aussi du matériel pour charger et décharger les marchandises. Mis à part sur les grands axes dédiés aux grands gabarits, il n’y a aucun équipement. Sur le Rhône, il y a trois stations-service, alors que pour faire le plein entre Toulouse et Bordeaux j’ai été obligé de faire venir un camion ! » Par endroits, Jean-Marc Samuel a aussi pu constater un envasement de la voie d’eau – la profondeur, qui devrait être de 1,80 mètre, tombant à 1,40 mètre –, si bien que le Tourmente a parfois légèrement butté contre le fond. Or, lorsque le canal s’envase, le bateau est ralenti ; il consomme alors plus et perd en compétitivité. « Mieux le canal sera entretenu, plus on pourra charger de marchandises tout en consommant moins », résume le marinier qui, pour livrer son transformateur, aura mis deux semaines et consommé 1 300 litres de gazole non routier (GNR), « soit 25 % de moins qu’en camion, précise-t-il, sans compter la voiture pilote nécessaire pour ouvrir le convoi. Avec un entretien adapté du canal, on pourrait économiser environ 30 % de carburant. Mais quoi qu’il en soit, il faut garder à l’esprit qu’on ne paye pas le transport routier à son vrai prix, si l’on tient compte de son coût sociétal et environnemental ».
9Quelques jours avant ce long périple, le patron du Tourmente avait pris part à un autre projet expérimental, un voyage plus court joliment intitulé « Garonne fertile, ou le rétrofutur du fret fluvial alimentaire ». Cette fois, à la place d’un transformateur, il avait chargé dans sa cale des produits bio du Lot-et-Garonne et de Dordogne. Des palettes de pains d’épices, légumineuses, miel, confitures, bières, jus de fruits et autres sirops chargées à Damazan, dans le Lot-et-Garonne, pour prendre ensuite la direction de Bordeaux, une centaine de kilomètres plus loin. Les marchandises ont été débarquées quai Richelieu, en plein cœur de la cité girondine, avant d’être livrées par vélos-cargos électrifiés à une vingtaine de clients, parmi lesquels des restaurants, des épiceries, des coopératives bio et des cantines scolaires. Avec la coopérative Manger bio Sud-Ouest, le restaurant locavore Casa Gaïa était à l’origine de ce projet qui associe transport fluvial et transition alimentaire des territoires. « L’empreinte carbone des circuits courts n’est pas bonne. Le but de ce voyage test était à la fois de sensibiliser à cette question et d’évaluer la faisabilité d’un retour du fluvial entre le canal des Deux-Mers et la Garonne. La voie d’eau a été abandonnée il y a trente ans au profit du tout-routier, mais aujourd’hui il existe une nouvelle dynamique en faveur du fluvial. L’objectif est de redonner un usage fonctionnel et territorial au fleuve, tout en permettant aux paysans qui livrent sur Bordeaux d’économiser du temps et du carburant », souligne Clémence Bardaine, co-fondatrice de Casa Gaïa, qui défend les principes de l’agroécologie. « Avec ce projet, on fait de l’épicerie. C’est de la messagerie fluviale. Comme les bateaux peuvent entrer au cœur des villes, la solution est idéale pour rapprocher les bassins de production et de consommation », ajoute Jean-Marc Samuel. Expérimental, le voyage s’est avéré plus onéreux que s’il avait été effectué en camion. VNF, la région Nouvelle-Aquitaine et la communauté de communes du Confluent et des Coteaux de Prayssas ont financé le manque à gagner. Mais un premier pas a été franchi, et déjà le collectif rêve d’une navette hebdomadaire voire bi-hebdomadaire. La rentabilité passera par une massification des volumes, un meilleur aménagement des ports et la création d’espaces de stockage le long du canal, y compris au bout de la chaîne, sur la métropole bordelaise. « Il faut aussi penser la multifonctionnalité du bateau, la circularité de l’opération. On peut par exemple envisager d’amortir le voyage retour en chargeant la péniche du compost des villes, qui retournerait aux champs, ou du marc de café qu’utiliseraient des maraîchers en bio intensif. Quoi qu’il en soit, la prochaine fois que nous ferons ce voyage, ce sera pour mettre en place un véritable opérateur », assure Clémence Bardaine, résolument optimiste. Ce dernier utilisera peut-être des péniches fonctionnant à l’hydrogène. Des expérimentations sont en cours, financées notamment par les régions Nouvelle-Aquitaine et Occitanie. L’association Hydrogène Vallée, sise à Tonneins dans le Lot-et-Garonne, travaille activement à la mise en place de cette filière décarbonée. Sur le canal des Deux-Mers, qu’ils fonctionnent aux énergies vertes ou au gazole, les opérateurs du futur – proche ? – croiseront certainement le Tourmente et l’œil rieur de son capitaine. « Quand on me dit que je suis le dernier des mariniers, je réponds que je suis en fait le premier de la nouvelle série ! » s’esclaffe Jean-Marc Samuel avant de saluer d’un nouveau coup de corne le passage d’un énième convoi ferroviaire qui remonte le cours du canal.
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Efficacité énergétique et environnementale du transport fluvial de marchandises et de personnes, mai 2019.