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Réseau français des accorderies : www.accorderie.fr
Les accorderies
# Celle de Belleville, l’une des plus anciennes parmi la petite quarantaine en France, compte 450 accordeurs
# Dans chaque association, il n’existe qu’une unité de valeur : le temps
# L’accorderie propose un système économique alternatif et solidaire où la richesse relève du potentiel de ses membres et de leur capacité à coopérer
1Certains attribuent la formule à Benjamin Franklin, l’inventeur du paratonnerre, l’un des pères fondateurs des États-Unis d’Amérique. La phrase se trouve en tous les cas dans son ouvrage Advice To a Young Tradesman – que l’on pourrait traduire par Conseil à un jeune commerçant –, paru en 1748. « Time is money », écrit l’abolitionniste américain qui ne se doutait certainement pas, au moment où il les couchait sur le papier, que ces trois mots deviendraient un slogan, voire un proverbe ou une injonction. Pour beaucoup, ils résonnent comme une invitation à dédier chaque minute de sa vie à la fructification de sa fortune, à n’abandonner le moindre instant à l’oisiveté, la contemplation ou quelque activité jugée coupable d’improductivité.
2À Paris, les gens qui s’agitent derrière la devanture orange d’un petit immeuble situé rue des Panoyaux, aux confins des quartiers de Ménilmontant et Belleville, ont décidé de mettre tout autrement en pratique cette phrase, de la prendre chaque jour au pied de la lettre et dans son sens le plus noble. À l’Accorderie du Grand Belleville comme dans toutes les accorderies de France et du monde [1], le temps est bel et bien de l’argent. Mieux, le temps est la seule monnaie en vigueur. Dès que l’on passe la porte, adieu dollars, euros, liasses de billets et pièces jaunes. Ici, on compte en quart d’heure de bricolage, en demi-heure de transport, en heure de cours de piano ou en nuit chez l’habitant. « L’unité monétaire, c’est le temps. Et notre fonctionnement repose sur l’échange de services. Nous valorisons les savoir-faire plutôt que l’argent. Une aide aux devoirs vaut exactement pareil qu’une heure de ménage. Toutes les compétences se valent », résume Neli Georgieva, l’une des deux salariés de l’Accorderie du Grand Belleville. Derrière ses lunettes carrées et son ordinateur posé sur un comptoir à l’entrée du local, Neli est en quelque sorte la gardienne des comptes. En trois clics, s’affiche sur l’écran le solde de chaque accordeur – c’est comme cela que l’on nomme les adhérents des accorderies –, tandis qu’à côté du clavier s’élève une petite pile de chèques à créditer.
3L’Accorderie du Grand Belleville est née en 2013. C’est l’une des premières à avoir vu le jour sur le territoire français. Le concept a été imaginé une décennie plus tôt au Québec, dans le but de lutter contre la pauvreté et l’exclusion tout en favorisant la mixité sociale. L’idée des pionniers québécois est alors de se regrouper entre habitants d’un même quartier pour échanger des services sans aucune contrepartie financière. Le modèle est cousin de celui du SEL (système d’échange local), à cette différence que, dans les accorderies, il n’existe qu’une seule unité de valeur, le temps, quand certains SEL échangent par exemple avec des monnaies locales. Dans les accorderies, chaque membre – chaque accordeur, donc – propose des services aux autres membres. Dès qu’il réalise une heure de repassage, de dépannage informatique ou de cours de cuisine, il reçoit un chèque qu’il crédite sur son compte-temps. Il peut ensuite « obtenir » des services proposés par des accordeurs de son quartier.
4Au Québec, le modèle a rapidement pris puisque le réseau compte une douzaine de structures, 4 000 adhérents pour 1 000 services proposés. En France, il a débarqué en 2011, d’abord du côté de Paris et de Chambéry, grâce notamment à un partenariat avec la fondation Macif, à qui ont été confiés la propriété intellectuelle du concept et les outils de gestion pour le territoire français. Aujourd’hui, on compte une petite quarantaine d’accorderies réparties un peu partout dans l’Hexagone, de Surgères (Charente-Maritime) à la minière et lorraine vallée de la Fensch, de Caen à Biarritz, de Lille à l’alpine Maurienne, du Diois au Béarn palois. Entre 2011 et 2021, le réseau français recense un total cumulé de 19 000 accordeurs et plus de 753 000 heures échangées, ce qui représenterait une masse monétaire de près de 8 millions d’euros si l’on considérait, par un calcul et un raccourci forcément imparfaits, que chaque heure a été payée au smic horaire.
5Mais l’intérêt du concept de l’accorderie est justement de s’affranchir de tels calculs. Puisque une heure de plomberie vaut une heure de massage ou de tondeuse, ce qui fait le fondement de la valeur dans les sociétés capitalistes et libérales vole en éclats en même temps que les barrières entre classes sociales. Ici, le prix d’un service se mesure à l’aune des besoins réels auxquels il répond, à la lumière de son utilité pour la collectivité. Quel que soit son capital social, chaque accordeur possède en lui une richesse, une ou plusieurs compétences qui peuvent lui permettre d’échanger sur un pied d’égalité avec les autres membres du groupe. Et puis, même s’il se trouve dans une situation financière difficile, il peut accéder à des services dont il ne pourrait acquitter le prix dans la société marchande.
6En somme, l’accorderie propose un système économique alternatif où la richesse s’appuie sur le potentiel des membres de toute la communauté. Un système qui intègre tout le monde, y compris et surtout les citoyens les plus pauvres, ceux-là mêmes que l’univers marchand juge inutiles car exclus, du fait de leurs faibles revenus, de la société de surconsommation.
7Arrivée à l’Accorderie du Grand Belleville sur les conseils d’une amie, Neli Georgieva connaît cette situation. En 2015, cette ancienne directrice de collection dans le textile, désormais salariée de l’association, a été licenciée. « Quand tu es au chômage, tu te poses des questions sur ton pouvoir d’achat, raconte-t-elle. À un moment, je me suis trouvée avec beaucoup de temps disponible et presque plus d’argent pour acheter mon pain. Lorsque j’étais en recherche d’emploi, grâce à l’accorderie j’ai pu faire des choses que je n’aurais pas eu les moyens de m’offrir avec mes allocations. C’est aussi une nouvelle façon de consommer. » Et de fait, à l’Accorderie du Grand Belleville, les propositions qui émanent des 450 membres ne manquent pas. Depuis sa création il y a huit ans, 11 000 heures de services ont été échangées. Dans le catalogue à disposition de chaque accordeur, les offres sont classées par grandes catégories : maison, cuisine, corps, démarches administratives, informatique, arts, sorties, langues, etc. Avec son compte-temps, on peut tout aussi bien s’offrir du bricolage, une séance de yoga, un atelier de pâtisserie ou de cuisine bulgare, une aide pour rédiger son CV, un dépannage informatique, un cours de peinture ou une matinée de marche nordique. N’importe quel service peut être proposé, à la seule condition qu’il soit non payant et dispensé par un accordeur dont ce n’est pas le métier. En somme, un coiffeur accordeur ne pourra proposer ni tonsure ni teinture. Mieux encore, les accorderies françaises fonctionnant en réseau, les adhérents peuvent consommer au sein des autres associations, échanger par exemple un atelier d’écriture à Belleville contre une nuit chez un accordeur biarrot.
8En ce jour neigeux dans la capitale, cinq accordeuses ont franchi la devanture orange de la rue des Panoyaux. Elles ont salué Neli, sont passées devant le coin librairie et les étagères sur lesquelles sont disposées des denrées gratuites en libre service, avant de s’installer autour d’une table et d’un café. Il y a là Élisabeth, retraitée, inscrite depuis trois ans ; Martine, écrivaine publique qui démarre un atelier ; Joëlle, membre de l’équipe fondatrice, retraitée de la Cité des sciences, qui organise des sorties pour les personnes éloignées de la culture ; Sylvie, adhérente depuis quelques mois à peine ; et Patricia, actuellement au chômage, venue ici dans l’idée d’aider des personnes en état de précarité. Certaines ont un compte bien garni, au-delà de 600 heures, d’autres un solde tout juste créditeur de quelques heures. Qu’elles soient historiques ou novices dans l’association, « riches » ou « modestes », les cinq femmes partagent l’envie de créer de la cohésion et de lutter contre l’exclusion et la pauvreté. Car si chaque accorderie de France et du Québec a sa spécificité, celle du Grand Belleville, installée au cœur d’un quartier populaire de l’Est parisien connu pour sa mixité sociale et ethnique, a une vocation sociale assumée. Labellisée « espace de vie sociale », elle est résolument ouverte sur l’extérieur. Bénéficiant des subventions de la mairie de Paris, de la Caisse d’allocations familiales et de la fondation Macif, elle est dotée d’un budget annuel de 130 000 euros. Joëlle, Sylvie, Élisabeth, Patricia et Martine sont ainsi membres du comité du Fonds des heures solidaires, une spécificité bellevilloise. « Ce comité permet d’offrir un maximum de 24 heures par an à des personnes qui sont vraiment dans le besoin, à des gens qui ne sont pas en capacité, pour un temps donné, de proposer un service à cause par exemple d’un accident ou des aléas de la vie. Le but est que chacun se retrouve en capacité d’offrir quelque chose, mais il faut que l’on trouve le juste milieu entre l’aide et l’assistanat », souligne Joëlle. « Les adhérents ont aussi la possibilité d’être à découvert de quelques heures et d’ensuite se renflouer en rendant des services auprès de l’association », ajoute Patricia. Lorsqu’ils s’inscrivent, les nouveaux accordeurs reçoivent par ailleurs 15 heures sur leur compte-temps. En échange, ils doivent verser une cotisation annuelle de 2 heures qui sert au fonctionnement de l’association.
9Les accorderies ont aussi pour but de révéler la richesse que chaque personne recèle. « J’ai en mémoire un jeune vigile qui est venu ici pour gagner des heures afin de refaire son appartement. Au final, il s’est valorisé en réalisant beaucoup de tâches. Il a retrouvé l’estime de lui-même », se souvient Joëlle. « En réalité, on peut tous proposer quelque chose. Quand on s’inscrit, on ne sait jamais ce qu’on peut offrir alors qu’au final il y a plein de choses : des cours de cuisine, une langue étrangère… Tout le monde a des compétences. Il faut juste les faire émerger, aider les gens à retrouver confiance en eux », ajoute Élisabeth.
10Cette mission incombe souvent à Neli Georgieva (et à son collègue Pierre). Derrière son comptoir, elle connaît la majorité des adhérents. « Mon rôle est de créer du lien, de faciliter la vie des accordeurs en mettant en relation les offres et les besoins, de les accompagner dans leur projet et leur prise de confiance personnelle », explique-t-elle. D’ailleurs, dans son accorderie au cœur du XXe arrondissement de la capitale, entre Belleville, Père Lachaise et Ménilmontant, Neli espère que de nouveaux adhérents viendront prochainement enrichir la communauté. Si possible des hommes, puisqu’ils sont encore très largement minoritaires au sein du réseau solidaire.
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Réseau français des accorderies : www.accorderie.fr