Notes
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[1]
Thésée, sa vie nouvelle, Lagrasse, Verdier, 2020.
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[2]
Sauf mention contraire, les citations de Camille de Toledo sont extraites de sa performance, avec d’autres membres de la commission des auditions du parlement de Loire à Tours, lors des assemblées de Loire, le 10 septembre 2021. Ce très beau texte est à lire sur https://editions-attribut.com/product/dard-dard5
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[3]
Le Polau-pôle arts & urbanisme est une « structure ressource et de projets située à la confluence de la création artistique et de l’aménagement des territoires » – http://polau.org/
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[4]
Ces paroles de Bruno Latour sont à retrouver dans Le Fleuve qui voulait écrire.
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[5]
Lire l’article qu’Anne-Sophie Novel lui a consacré dans le n° 3 de DARD/DARD.
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[6]
À lire dans Le Fleuve qui voulait écrire.
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[7]
Extrait des assemblées de Loire, 11 septembre 2021.
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[8]
Une association suisse, id·eau, a lancé en 2021 l’Appel du Rhône pour accorder au fleuve une personnalité juridique et le protéger – https://www.appeldurhone.org/
Camille de Toledo
# Écrivain, il est l’auteur d’ouvrages remarqués comme Thésée, sa ville nouvelle [1]
# Il a mis en récit les auditions du parlement de Loire à travers Le Fleuve qui voulait écrire
# Il a fondé en 2008 la Société européenne des auteurs pour promouvoir « la traduction comme langue »
# Artiste, il travaille depuis 2009 à offrir un « service public de l’imaginaire » à travers des institutions fictives
Remontée des mariniers
Remontée des mariniers
1« On espère que la manière d’habiter le monde est en train de changer. À quoi ça ressemblerait, ça, un monde où les entités naturelles entreraient dans nos parlements et deviendraient, de partout, des forces – des forces sociales juridiquement capables [2] ? »
2Au départ, il y a cette interrogation, parmi d’autres. Le Polau, organisme qui s’est toujours plu à occuper les interstices entre les matières urbaine et artistique [3], s’interroge sur le statut de la Loire, qui traverse et structure sa ville d’implantation, Tours, jusqu’à peut-être lui donner une personnalité juridique, comme cela s’invente ailleurs. À l’origine, aux confins de 2019, personne ne sait très bien vers quels méandres cette réflexion peut mener, sinon qu’elle sera collective et qu’il faut l’organiser. Écrivain, poète, juriste, Camille de Toledo en est à la fois l’inspirateur et le catalyseur, le cuisinier et le serveur. La personne idoine, le Polau ne tardera pas à s’en rendre compte. Celles et ceux qui ont lu Thésée, sa ville nouvelle comprendront aisément pourquoi : dans ce récit mosaïque qui mélange les genres comme nul autre pareil, l’auteur berlinois fait alterner monde sensible (une introspection dans son histoire familiale), récit historique (celui, tragique, du xxe siècle) et analyse scientifique (de la psychanalyse aux neurosciences), pour au final sonder la société humaine et ses terribles faiblesses. « Ma pratique d’écriture est au service de l’imaginaire, c’est une écriture de la transformation, de la scénarisation, qui emprunte au droit, à la science politique, c’est une pratique itinérante car je suis un être de l’air, entre les langues », affirme-t-il.
3Citoyens, philosophes, juristes, biologistes, sociologues, urbanistes, archéologues, artistes l’entourent pour cette exploration de la Loire qui deviendra très vite « Loire » pour de multiples raisons. L’une d’elles est de ne pas la genrer. Camille de Toledo avance pour sa part : « J’aime beaucoup l’idée que Loire convoque la question de la loi, pour refaire loi, refaire Loire. » Et puisqu’il s’agit de réfléchir à ce que Loire, dernier fleuve sauvage d’Europe, devienne une personnalité juridique, la forme doit exprimer le fond : ce sont des auditions qui sont organisées, « des rituels d’écoute, pour laisser tomber nos petits plis de savoir, pour nous déplier ». Ouvertes au public, elles sont appelées à nourrir la narration de ce « parlement de Loire » inspiré du « parlement des choses » conçu par le sociologue Bruno Latour. Lui et la chercheuse Frédérique Aït-Touati sont d’ailleurs les premiers auditionnés, donnant le la à ce qui deviendra une aventure apprenante, posant plus d’interrogations qu’elle ne dégagera de certitudes. Ce qui est bon signe.
La question de la représentation
4Et elles sont nombreuses, ces interrogations, ainsi formulées par Camille de Toledo dans sa performance : « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Le fleuve est-il quelqu’un plutôt que quelque chose ? Comment entendre ce grand être, cette vaste personnalité de la rivière ? Comment lui donner une voix, des voix ? Comment entendre son âge, ce grand âge qui remonte aux temps géologiques où il n’y avait pas même, sur la Terre, une seule silhouette humaine ? Et si le fleuve, le grand bassin versant de Loire, écrivait une nouvelle Constitution ? Et si les entités naturelles devenaient, à leur tour, des puissances instituantes ? Et si… elles nous portaient, depuis leurs langages, à réécrire nos lois ? N’y a-t-il pas trop d’institutions, trop de gestionnaires de la rivière ? » Les questions s’enchaînent, mais certaines résistent plus que d’autres. Au nom de quoi peut-on s’exprimer à la place de Loire ? Comment peut-on savoir ce qu’il/elle exprimerait ? Cette question de la représentation, centrale, est d’emblée abordée par Bruno Latour : « Quels sont les “peuples” qui considèrent que “Loire” est menacé.e ? Et ces “peuples”, avec quels autres sont-ils en conflit ? Si nous créons une entité juridique “Loire”, qui serait prêt à “mourir” pour elle ? Qui irait jusqu’à dire : “Cette vie de Loire est liée à notre vie”, à l’instar des iwis maoris le long de la Whanganui [4] ? »
Paysage de Loire
Paysage de Loire
5En guise de réponse à cette question complexe et équivoque de la représentation, les membres du parlement de Loire ont voulu se placer en « gardiens » du fleuve, juste distance pour ne pas « prendre la place de » tout en s’érigeant en défenseurs de ces non-humains, ces rivières, ces lacs, ces océans, ces glaciers, ces forêts soumis aux besoins prédateurs de la société industrielle. En le mettant utilement en perspective, Bruno Latour aide toutefois à relativiser le sujet : « La représentation est une épreuve douloureuse. Pour nos parlements actuels, on constitue une fiction, la “nation”, et les gens qui la représentent se disputent pour dire ce qu’elle est, ce qu’elle devrait être. On constitue donc toujours un être, une entité, une chose commune qui donne sa puissance à la représentation, mais cet être ne peut être que multiple et conflictuel. »
6La sémantique persuasive du capitalisme nous l’aurait fait oublier : les entreprises multinationales et les marques sont elles aussi des objets fictionnels qui ont acquis des droits et pu ainsi accélérer l’emprise du capital sur le monde. Et ce sont bien elles les premières responsables de la destruction de la nature, en position de force au regard de la loi, comme le rappelle une autre auditionnée, Valérie Cabanes, figure majeure de la justice climatique [5] : « En Équateur, dès 2011, la rivière Vilcabamba a pu faire stopper un projet de route. En son nom propre – son droit en tant que rivière – et non au regard d’une législation qui puiserait dans le droit de l’environnement la nécessité de protéger les écosystèmes. C’est ça, l’apport profond de la personnalisation. L’élément naturel agit en justice en son nom propre. Il n’y a pas besoin de prouver que des intérêts humains associés au milieu subiront un préjudice [6]. »
7L’idée est là : si les écosystèmes accèdent à la personnalité juridique, ils auront un statut et un patrimoine qui leur permettront de se défendre et de se voir verser des dommages et intérêts. Ce qui n’est toutefois pas sans poser une autre question, d’ordre animiste cette fois. L’anthropologue et ethnologue Barbara Glowczewski, spécialiste des Aborigènes d’Australie depuis quarante ans, nous met en garde : « Le fleuve coule, c’est son vouloir. La pluie pleut, c’est son vouloir. Il faut être attentif à ne pas essentialiser. Comment pourrait-on rémunérer les éléments naturels ? Pourquoi faudrait-il les capitaliser ? Les Aborigènes nous diraient : “Nous, on est dans un échange avec le fleuve.” [7] »
Deuxième audition du parlement de Loire, à Blois en 2019
Deuxième audition du parlement de Loire, à Blois en 2019
La justice climatique, en progrès à travers le monde
8Raison de plus, sans doute, pour constituer un « peuple de Loire », réunissant les usagers du fleuve conscients des conflits qui existent entre intérêts divergents (agriculture, pêche, tourisme, usages industriels…), pour lui permettre de se défendre. « On ne défendrait plus la nature, mais on aiderait la nature à se défendre », propose Camille de Toledo qui, dans sa performance, imagine des lendemains heureux : « De grands procès publics, du jamais vu, où les éléments de la nature, là, entrent dans les prétoires, se présentent devant leurs juges pour défendre leurs droits. Leurs droits à la santé, à la restauration de leur milieu. Leurs droits à la reproduction, à la vie, à la diversité. Leurs droits pour faire prévaloir le temps long de leur monde sur le temps court du calcul, de l’intérêt humain. » Que pèse en effet aujourd’hui en matière juridique ce temps long des entités naturelles face au temps court des entreprises et des marques qui ont acquis une personnalité juridique et de puissants moyens pour se défendre ? Et comment passer des États anthropocentrés à la souveraineté étendue aux éléments naturels ? Ou, pour le dire dans la langue de Camille de Toledo : « Comment saisir d’un seul regard la logique du soulèvement légal terrestre ? »
9Une partie des réponses est à puiser dans les récentes avancées de la justice climatique de par le monde. L’Équateur a fait reconnaître les droits de la nature dans sa Constitution. En Nouvelle-Zélande, des accords ont été trouvés entre la Couronne, le Parlement et des tribus maoris pour protéger le fleuve Whanganui, le mont Taranaki et le parc de Te Urewera, entités naturelles reconnues comme sujets de droit. En Inde, la personnalisation juridique du Gange et de la Yamuna avait été reconnue par la jurisprudence (avant qu’un juge ne revienne sur la décision) ; de même pour le fleuve Atrato en Colombie, dont les riverains se sont vu reconnaître des droits bioculturels par la Cour constitutionnelle. D’où l’idée émise par Valérie Cabanes de lancer un mouvement des fleuves à l’échelle de l’Europe (Loire, Rhône [8], Danube…), en référence à l’« initiative européenne pour les droits de la nature » proposée par l’eurodéputée Marie Toussaint. « L’Internationale des fleuves prend de l’ampleur », résume Camille de Toledo.
Les vertus de la mise en récit
10La mise en récit est sans conteste le chemin qui aide le mieux à reconfigurer les imaginaires, convaincre les récalcitrants, « autoriser cette hybridation du droit » et « changer les fictions qui nous gouvernent ». C’est celui emprunté par le parlement de Loire, qui constitue sans nul doute l’une des aventures intellectuelles et collectives les plus stimulantes de notre époque.
Les Êtres Loire
Les Êtres Loire
11Casquette vissée sur le crâne, regard égaré derrière ses lunettes, Camille de Toledo l’orchestre avec la précision du juriste, comme l’illustrent l’appareil critique du Fleuve qui voulait écrire (« notre sort collectif se joue parfois sur une note de bas de page », se plaît-il à dire) et la musicalité de l’écrivain : « Rattraper le temps perdu, s’associer aux rivières, aux lacs, aux océans, aux glaciers… aux espèces animales et végétales. On se dit qu’on est déjà là, au cœur de ce temps animiste qui vient. Ce temps des réanimations. Et voyez, d’ailleurs, comment déjà on négocie avec une nature qui partout semble se révolter. Ici, le virus, là, les feux de forêt… Ici, les inondations, là, le dérèglement des courants océaniques. […] Nous, les modernes, les héritiers du Grand Partage, de la séparation technique d’avec la nature, devrons-nous réapprendre à lire à la surface de l’eau ? »
12Qu’adviendra-t-il de cette démarche singulière ? Nul ne le sait pour l’instant, même si les germes sont plantés. Dans une « frise chronologique des événements juridiques à venir », Camille de Toledo se risque à une joyeuse projection. 2024 : l’État français reconnaît le bassin versant de Loire comme « sujet de droit » ; action en justice de Loire contre l’industrie nucléaire. 2031 : l’Union européenne valide le principe de la « personnalité juridique des entités naturelles » pour permettre aux grands écosystèmes terrestres et aux différentes espèces de « défendre leurs droits, leurs intérêts, leurs valeurs ». 2045 : mouvement des écosystèmes européens et de leurs gardiens pour une plus juste rémunération du « travail du vivant » ; plus de 350 millions d’humains à travers le monde sont désormais employés par des « sujets de droit naturels », forêts, lacs, rivières…
13Du parlement de Loire naissent les Jours heureux…
Le Fleuve qui voulait écrire, un livre qui fera date
Ne soyez pas effrayés par ses 380 pages ! Le Fleuve qui voulait écrire constitue bel et bien un plaisir de lecture, tant on entre avec aisance et intérêt dans les échanges exprimés lors des auditions du parlement de Loire, repris avec clarté et précision par Camille de Toledo. Soyons-en sûrs, ce livre fera date pour sa pensée actuelle et rhizomique, du juridique au politique, de la philosophie à l’anthropologie. À lire et à entendre les voix de Frédérique Aït-Touati, Catherine Boisneau, Gabrielle Bouleau, Sacha Bourgeois-Gironde, Valérie Cabanes, Matthieu Duperrex, Marie-Angèle Hermitte, Catherine Larrère, Bruno Latour, Jacques Leroy, Jean-Pierre Marguénaud, Bruno Marmiroli, Virginie Serna.
Notes
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[1]
Thésée, sa vie nouvelle, Lagrasse, Verdier, 2020.
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[2]
Sauf mention contraire, les citations de Camille de Toledo sont extraites de sa performance, avec d’autres membres de la commission des auditions du parlement de Loire à Tours, lors des assemblées de Loire, le 10 septembre 2021. Ce très beau texte est à lire sur https://editions-attribut.com/product/dard-dard5
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[3]
Le Polau-pôle arts & urbanisme est une « structure ressource et de projets située à la confluence de la création artistique et de l’aménagement des territoires » – http://polau.org/
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Ces paroles de Bruno Latour sont à retrouver dans Le Fleuve qui voulait écrire.
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[5]
Lire l’article qu’Anne-Sophie Novel lui a consacré dans le n° 3 de DARD/DARD.
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[6]
À lire dans Le Fleuve qui voulait écrire.
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Extrait des assemblées de Loire, 11 septembre 2021.
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[8]
Une association suisse, id·eau, a lancé en 2021 l’Appel du Rhône pour accorder au fleuve une personnalité juridique et le protéger – https://www.appeldurhone.org/