Notes
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[1]
Pour des articles courts, voir : Jean-Baptiste Fressoz, « La collapsologie : un discours réactionnaire ? », Libération, 7 novembre 2018 ; Pierre Charbonnier, « Splendeurs et misères de la collapsologie », Revue du crieur, n° 13, 2019 ; Benedikte Zitouni et François Thoreau, « Contre l’effondrement : agir pour des milieux vivaces », L’Entonnoir, 13 décembre 2018 ; Catherine Larrère, « Faut-il être catastrophiste pour échapper à la catastrophe ? », AOC, 9 juillet 2019 ; Barbara Stiegler, « Le néolibéralisme est confronté à un mur. Même les élites commencent à douter », Reporterre, 17 février 2020. Pour une recension à peu près complète du débat, je recommande aussi la lecture du récent livre d’Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrements, Paris, Seuil, 2020.
-
[2]
Bruno Latour, « Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, n° 45, 2011, p. 40.
-
[3]
Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, n° 3859, 1968, p. 1243-1248.
-
[4]
Alfred N. Whitehead, Science and the Modern World, New York, New American Library, 1948, p. 17 (nous traduisons et soulignons).
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[5]
Cf. Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 60-1, 2013, p. 7-36.
-
[6]
Convention-cadre sur les changements climatiques, 12 décembre 2015.
-
[7]
Cf. Tega Brain, « The environment is not a system », A Peer-Reviewed Journal About, vol. 7, n° 1, 2018, p. 152-165.
-
[8]
Cf. Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), Paris, Seuil, 2018.
1Le soir du 4 février 2020, le théâtre parisien du Rond-Point affichait salle comble. La soirée d’ouverture d’un cycle intitulé « Réparer le monde » était conçue par Alain Damasio et Pablo Servigne, avec pour parti pris d’installer le public dans l’anticipation du monde en 2120. On accuse la collapsologie d’être pessimiste ? Qu’à cela ne tienne ! Montrons au contraire que ce que nous attendons, par-delà l’effondrement du capitalisme, c’est une existence enfin réconciliée avec la nature, où le partage et l’émancipation forment une culture commune, voire une « perma-culture ». J’assistai un peu médusé à ce show où un écrivain de science-fiction et un ingénieur agronome, en connivence manifeste avec leur audience toute acquise, rivalisaient d’imaginaires utopistes convenus, pot-pourri comprenant pâturages en centre-ville, tour Eiffel transformée en nichoir zoologique, monnaie locale et circuits courts, énergie verte et société sans classe, etc. Si je me doutais que l’effondrisme était avant tout, en tant que discours eschatologique, une croyance religieuse, je n’avais pas encore été confronté à son évangile, c’est-à-dire à la « bonne nouvelle » qu’il s’estimait en devoir de colporter. Quittant le spectacle comme l’incroyant se dérobe prudemment à une messe au moment de l’eucharistie, je m’étonnai, non que pareille chapelle pût prospérer – car après tout, il n’y a aucune raison de flétrir ceux qui cherchent un réconfort spirituel –, mais que ses fondations et dogmes fussent aussi fragiles.
2On ne compte plus les critiques de l’effondrisme, plaçant l’accent sur son anthropocentrisme, son occidentalocentrisme, son apolitisme, son scientisme, son œcuménisme, etc [1]. Pour ma part, ce qui m’interpelle dans l’effondrisme, c’est l’espace orthonormé qui lui sert de principal fétiche, ce fameux diagramme où une courbe grimpe en asymptote pour, à l’instant du crash, s’affaisser en parfaite symétrie. Cette forme en cloche aurait pour vertu de nous montrer que nous autres, civilisations occidentales, avons atteint notre faîte, notre maximum de ressources à exploiter, notre maximum de richesses inégalement réparties, notre maximum d’infrastructures techniques et de consommation énergétique, etc. Tout cela va s’effondrer sous peu : il y a un « avant » en croissance positive et un « après » en déficit abyssal, et nous, nous nous situons juste à la charnière.
3Quiconque a entendu parler de la « Grande accélération » qui s’embraye avec l’après-Seconde Guerre mondiale connaît évidemment ces courbes en « crosse de hockey ». Le rapport Meadows (1972) avait déjà fétichisé le diagramme effondriste en superposant plusieurs de ces courbes (production, population, services, pollution…), puis en les associant en un faisceau d’indices concordant à montrer que le « système » allait craquer. L’incertitude prédictive sur le moment de l’effondrement importe peu, seule compte la certitude, implacable, de cette causalité multifactorielle qui entraînera l’effet domino tant attendu (en même temps que redouté, bien sûr) par la religion effondriste.
4Je rejoins Pierre-Henri Castel : si l’on croit que la fin des temps est à venir mais qu’on n’y est pas encore, on continue de croire au futur, y compris avec beaucoup d’espoir (les modernistes), ou bien en versant dans le catastrophisme, fût-il « éclairé » (les effondristes). C’est très différent si l’on considère que nous sommes pendant la fin du monde, que nous vivons la catastrophe, que nous vivons dans les ruines climatiques et planétaires. Car bien qu’on puisse en dépérir de déprime, on peut aussi s’accommoder de la situation et la faire évoluer, de façon fragile et précaire, avec les paramètres qu’on en perçoit, nécessairement locaux et relatifs à notre attachement au sol. Vivre dans la fin des temps, avancer dans les ruines et ne pas se retourner… Cette perspective tragique serait, pour Bruno Latour par exemple, la seule qui ménagerait un espace pour l’écologie politique et la composition de communs. Car « il n’y a pas de monde commun. Il n’y en a jamais eu. Le pluralisme est avec nous pour toujours [2] ».
5Mais je ne détaillerai pas ici cette opposition de modèles temporels, partition qui a déjà beaucoup été jouée. J’aimerais revenir à notre fameux diagramme effondriste et – puisqu’il est en définitive question du « monde commun » que nous aurions à composer en situation d’effondrement – examiner comment il s’est imposé dans le débat relatif aux communs. Permettons-nous en effet de relire de près la célèbre thèse de la « tragédie des communs ».
6L’idée que la propriété commune d’une ressource ne saurait être durable et conduit à la ruine de cette ressource, voire de la communauté qui en dépend, cette idée a été formulée dans la revue Science en 1968 par Garrett Hardin sous l’expression de « tragédie des communs [3] ». Hardin est alors professeur de biologie en Californie. La question qu’il pose est celle, classique, de la formule malthusienne d’une décroissance des ressources à proportion de la croissance de la population humaine. En d’autres termes, notre monde est-il fini au point de réaliser à terme la prophétie de Malthus, ou bien est-il non fini sous un certain aspect, de sorte à la démentir ? Arguant de « faits biologiques », Hardin se prête à un calcul calorique pour décrire l’impossibilité mathématique d’une maximisation des intérêts individuels par le plus grand nombre (la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham est évoquée) alors que la population croît de façon exponentielle. Pour caractériser la tragédie des communs, il évoque une pensée d’Alfred Whitehead selon laquelle « l’essence de la tragédie dramatique n’est pas le malheur. Elle réside dans la solennité d’une mécanique des choses sans remords [4] ».
7Soit une pâture commune, chacun voudra y faire paître le maximum de bétail. Vient un temps où « la logique inhérente des communs génère sans remords une tragédie », puisque chaque éleveur souhaitera maximiser ses gains. Or, le monde est limité en ressources : les communs conduisent inéluctablement à la ruine. Pour Hardin, l’absence de régulation centrale (par une administration ou un État) est une source de la dégradation des ressources, des problèmes environnementaux et de pollution. Sous cet angle, la fiction de la tragédie des communs est à mettre en rapport, à l’époque, avec les premières analyses d’une pollution généralisée : la biologiste Rachel Carson publie Printemps silencieux en 1962, et l’écologue suédois Sören Jensen, qui travaille sur les effets du DDT, publie en 1969 une étude regardant la présence de PCB dans les muscles des mouettes et la chair des poissons de la mer Baltique, faisant la démonstration d’une pollution mondiale. Ce que Hardin vise aussi, c’est le laxisme avec lequel l’État fédéral américain gère à l’époque les grands parcs nationaux et les terres de l’Ouest, où le Bureau du Land Management laisse aux éleveurs les coudées franches. « La ruine, écrit-il, est la destination vers laquelle tous les hommes se ruent, chacun poursuivant son propre intérêt dans une société qui croit en la liberté des communs. La liberté des communs entraîne la ruine de tous. » Ainsi, regardant la pollution de l’air ou de l’eau, poursuit-il, il n’y a aucune frontière ou démarcation de propriété qui puisse prévenir la tragédie des communs, seule la contrainte de la loi le peut.
8La thèse de Hardin, si on laisse de côté son néomalthusianisme et son arrière-plan idéologique hérité de la Guerre froide [5], conserve sa saveur aujourd’hui, puisqu’elle signifie que la catastrophe, bien qu’anticipée par les acteurs économiques, est inéluctable tant que l’on s’en remet à la seule « responsabilité » de ces acteurs. Car ceux-ci sont « sans remords ». Se référant à la psychologie de Gregory Bateson, Hardin décrit cette injonction de moralité dans le cadre d’une société guidée par le principe du libre accès aux communs comme typique d’un double bind (double contrainte). C’est donc bien par l’institution d’un pouvoir central régulateur qui limite le laisser-faire que l’on peut sortir de cette schizophrénie et éviter la catastrophe. Ce sera le vœu du Club de Rome et du rapport Meadows mentionné plus haut, et c’est encore celui de l’accord de Paris sur le climat, à l’occasion de la Cop 21, qui reconnaît dans sa déclaration finale « la nécessité d’une riposte efficace et progressive à la menace pressante des changements climatiques en se fondant sur les meilleures connaissances scientifiques disponibles [6] ».
9On a assez reproché à la thèse de Hardin son simplisme anthropologique (chacun, suivant son intérêt, ne formulerait pas d’entente avec son voisin). De toute évidence, il est un adepte non nuancé du darwinisme social. Ce qui est paradoxal aussi, c’est que la notion de communs s’épuise ici dans une sorte de supermarché gratuit et sans règle alors que les communs sont des institutions créées par des communautés, avec tout un ensemble de règles d’usage et de partage. Pourquoi Hardin fait-il mine de l’ignorer ? Pourquoi ce raccourci qui mène en ligne droite à l’État, défini de façon très hobbesienne comme une « coercition mutuelle décidée en commun », unique recours contre la catastrophe ?
10J’émets l’hypothèse que la tragédie des communs est écrite avec l’idée que la catastrophe est devant nous, que c’est un horizon et un à-venir que nous sommes toutefois en mesure de prévenir. Il faut savoir que Hardin compte parmi les précurseurs des Disaster Studies américaines. Le diagramme qui sert de dogme à la tragédie des communs est exactement le même que celui brandi par les effondristes. Simplement, Hardin appartient à la première branche des interprètes de l’apocalypse à venir, celle des modernistes ; il demeure donc dans une écologie structurée par le front de modernisation, qui exige certes une régulation du libéralisme, mais qui est suffisamment confiante pour placer son sort dans une gouvernance scientifico-juridique moderne qui s’appuierait sur une théorie des systèmes complexes (la Terre serait un système fini), en quoi consisteraient l’alpha et l’oméga de l’écologie environnementale. Or, sans doute la perspective changerait-elle si nous n’étions pas menacés par une catastrophe mais déjà en prise avec elle, si la catastrophe ou l’apocalypse était en cours et non plus à venir. Alors dans ce cas, il est clair que les communs devraient être extirpés de cette tenaille de l’avant- et/ou de l’après-fin du monde, et assurément de façon décentrée vis-à-vis du modèle de gouvernance de la Modernité.
11Ma seconde hypothèse complète la première, à savoir que la tragédie des communs tient sa consistance intellectuelle à partir du moment où l’environnement, de la pâture à la Terre finie, répond à des caractéristiques homogènes, quelle que soit l’échelle considérée de l’organisation du vivant. Cette « scalabilité » est contestable dès lors qu’une logique des milieux se substitue à la logique environnementale de la Guerre froide, nourrie par la cybernétique des systèmes de John von Neumann. Or, il faut le dire et le répéter, l’environnement n’est pas un système [7] ! Si le territoire n’est pas neutre, si les territorialités sont plurielles, des communs peuvent s’y énoncer de façon pertinente et proliférante, à l’opposé d’une ingénierie rationaliste et naturaliste.
12Lectrice, lecteur, vous avez désormais deviné où je voulais en venir. Il n’y a guère de différence entre les motivations de Garrett Hardin et le dogme des collapsologues à la mode. Ils ont exactement le même logiciel, la même loi implacable du diagramme à courbes symétriques, la répartition entre gauche et droite me semblant en l’occurrence très accessoire et négligeable. Non seulement les tenants de l’effondrement sont assez mal placés pour nous aider à qualifier ce qui nous arrive, beaucoup l’ont montré, mais s’appuyer sur eux pour définir des communs désirables au sein de la catastrophe en cours est nécessairement voué à l’échec, et nous priverait qui plus est de toute écologie politique possible. Car les effondristes sont néomalthusiens – pas nécessairement avoués, comme Yves Cochet –, et le malthusianisme n’a eu de cesse, dans l’histoire, de coller à son diagramme implacable. Il n’a eu de cesse de nier, de ce fait, ce qui pouvait, dès son temps, sortir du cadre : les communs, des usages de la nature non nécessairement fondés sur l’exploitation extractiviste, etc.
13La méconnaissance des milieux et leur réduction à un système, la scalabilité de la nature, l’intangibilité des lois économiques ou leur naturalisation, la confusion malthusienne des quantifications physiques et économiques, l’argument du « faisceau de preuves scientifiques » pour plier les faits au dogme, le défaut d’analyse du procès de valeur et de l’accumulation des moyens de production dans le capitalisme, l’absence de réflexion décoloniale et occidentalo-décentrée, l’obsession selon laquelle l’apocalypse est « à venir », la psychologie du remords et du deuil (le dernier livre consacré à la « collapsosophie » est de ce point de vue pathétique [8])… La religion effondriste a pour père intellectuel Garrett Hardin, le théoricien malthusien de la « tragédie des communs » et l’un des précurseurs des Disaster Studies. Alors, si nous sommes des écologistes athées, si nous souhaitons lutter et composer un monde commun, surtout commençons par nous passer de leur diagramme fétiche, ne tombons pas à notre tour sous sa loi implacable au risque de déréaliser le monde.
Notes
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[1]
Pour des articles courts, voir : Jean-Baptiste Fressoz, « La collapsologie : un discours réactionnaire ? », Libération, 7 novembre 2018 ; Pierre Charbonnier, « Splendeurs et misères de la collapsologie », Revue du crieur, n° 13, 2019 ; Benedikte Zitouni et François Thoreau, « Contre l’effondrement : agir pour des milieux vivaces », L’Entonnoir, 13 décembre 2018 ; Catherine Larrère, « Faut-il être catastrophiste pour échapper à la catastrophe ? », AOC, 9 juillet 2019 ; Barbara Stiegler, « Le néolibéralisme est confronté à un mur. Même les élites commencent à douter », Reporterre, 17 février 2020. Pour une recension à peu près complète du débat, je recommande aussi la lecture du récent livre d’Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrements, Paris, Seuil, 2020.
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[2]
Bruno Latour, « Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, n° 45, 2011, p. 40.
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[3]
Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, n° 3859, 1968, p. 1243-1248.
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[4]
Alfred N. Whitehead, Science and the Modern World, New York, New American Library, 1948, p. 17 (nous traduisons et soulignons).
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[5]
Cf. Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 60-1, 2013, p. 7-36.
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[6]
Convention-cadre sur les changements climatiques, 12 décembre 2015.
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[7]
Cf. Tega Brain, « The environment is not a system », A Peer-Reviewed Journal About, vol. 7, n° 1, 2018, p. 152-165.
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[8]
Cf. Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), Paris, Seuil, 2018.