DARD/DARD 2019/2 N° 2

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Article de revue

« Le recours à une certaine violence trouve une justification inédite »

Pages 89 à 96

1Comment transformer en problème une réticence ? La réticence, c’est celle d’avoir à prendre position sur une foule de questions, assurément fort débattues aujourd’hui, et qui tournent toutes autour du motif suivant : avec la catastrophe climatique et environnementale qui s’annonce et qui, peut-être, est déjà en cours, que devrions-nous faire ?

2Tout d’abord, il ne suffit pas de passer à un niveau abstrait ou prétendument universel pour affirmer qu’on fait de la philosophie (de la philosophie environnementale ou de la philosophie politique). Un des mérites du monumental travail de Pierre Charbonnier, dans Abondance et liberté, est de nous démontrer textes en main que la question de la nature et de ses ressources à l’arrière-plan de la vie sociale et politique moderne est en réalité aussi vieille que cette modernité même. Il est parfaitement faux que le problème soit récent. On peut en revanche déconstruire la cécité qui a conduit nombre d’intellectuels à sous-estimer l’attention aiguë que leurs prédécesseurs, eux, dès le xviie siècle, ont portée aux bases naturelles du corps politique, et à l’effet sur les milieux des grandes mutations sociales. Ce qui veut dire qu’on ne peut faire une philosophie environnementale qui soit réellement une philosophie politique que sur la base de cette reconstruction généalogique, en rendant explicite ce qui était implicite dans toutes sortes de concepts de raisonnement que nous imaginions transparents (pour une part, c’est la leçon de Bruno Latour, dénonçant l’auto-illusion des modernes). Mais du coup, quand on prend la mesure vertigineuse de cette généalogie-là, qui montre à quel prix élevé on peut employer le langage de l’universel ou de la démocratie sans brasser du vent, on s’aperçoit que faire appel, face à la catastrophe qui vient, à un surcroît de démocratie, directe ou représentative, ou bien sortir de son cadre au profit d’un paternalisme écologique, ou encore amender l’économie politique comme ceci ou comme cela – que tout cela est fort beau, hautement moral, parfois très intelligent, mais que c’est complètement en dessous des enjeux. Car on ne se rend pas compte que toutes les idées se meuvent dans la clôture caractéristique du problème qu’elles prétendent résoudre, un peu comme si en appuyant tous ensemble, de façon concertée, sur la cloison du fond du wagon, nous allions si peu que ce soit freiner le train dans sa course folle. Non : les transformations de l’environnement et de la société sont absolument solidaires. L’un et l’autre se sont mutuellement co-produits, jusques et y compris dans l’économie conceptuelle qui donne sens aux notions de justice ou d’objectivité. Voilà pourquoi les questions que nous nous posons sur ce qu’il convient de faire sonnent creux. Et ce creux nous angoisse. En fait, c’est même toute idée classique d’action et d’action collective qui s’effondre du même mouvement synchrone que les écosystèmes qui lui avaient aimablement, jusqu’ici, prêté leur fidèle support. Et à la place, il n’y a rien.

3Au moins, dira-t-on, cela fait enfin de la place pour autre chose.

4Il y a ensuite, sur la base des mêmes malentendus indécrottables, la futurologie des catastrophes, la collapsologie, en particulier sa version New Age si populaire, sans soucoupes volantes mais avec permaculture, livrée clé en main avec sa composante psychothérapeutique (éco-psychologique), comme à peu près toutes les spiritualités millénaristes de rupture avec le monde. Je suis étonné qu’elle inspire si peu de dégoût, en tout cas public. Elle jouit même d’une immunité affligeante, comme si l’esprit anesthésié par l’anxiété était prêt à embrasser n’importe quelle configuration intellectuelle où les bonnes intentions et la bonne conscience se renvoient la balle sous les yeux de méchants caricaturaux.

5Il est difficile d’affirmer que les anticipations et les projections dont la collapsologie se réclame soient toutes sur le même plan. Pour peu qu’on ait du goût pour la statistique, quelques notions de biophysique et un sens de l’histoire, on arrive vite à faire le tri. Non, le monde ne va pas s’effondrer d’ici quelques décennies (sauf si, par une prophétie auto-réalisatrice, la demande en béton explose, chacun revendiquant son droit à un blockhaus privé). En revanche, oui, il est vraisemblable qu’il va s’effondrer dans un certain ordre : déjà, l’hémisphère sud avant l’hémisphère nord, les nations les plus nombreuses avant celles qui le sont moins, et peut-être, la chose aussi est disputée, la Chine après les autres parce que le contrôle social y est infiniment plus poussé. Mais le point n’est pas là. Il est dans ceci que nous ne savons pas, littéralement, quels sont au juste les processus sociaux et politiques dans lesquels l’effondrement écologique qu’on prétend « imminent » va se traduire – et qui ne soient pas de simples prolongements plausibles de ce qui se passe déjà. Car les repères nous manquent pour simplement penser l’articulation du temps des processus biophysiques et du temps des processus économiques et historiques. Et dans cette vaste ignorance, qui est une ignorance de nature épistémologique et méthodologique, le carnaval des vieilles lunes remisées au goût du jour amuse qui veut. En tout cas, pas plus qu’on ne peut faire de philosophie en agitant de vieilles notions que la situation présente vide plutôt de toute pertinence, on ne saurait traiter rationnellement ce dont nous avons des indices si inquiétants en affectant une posture scientiste (en prolongeant des courbes obscures ou en combinant sans contrôle les effets de phénomènes hétérogènes), dont le creux est manifeste, et dont on se sert, en plus, pour nous refiler en contrebande de la moraline surdosée. De la même façon que Pierre Charbonnier a élevé la barre pour ce qui prétend désormais au titre de philosophie politique environnementale, il faut attendre des sciences sociales une sérieuse correction de toutes les pré-notions dont nous avons la tête saturée à gauche comme à droite, avec des mots faussement savants comme « capitalocène », « développement durable », et j’en passe. Et sans doute une telle entreprise sera vouée à l’échec si le public prêt à réfléchir ne dispose pas de médiations de nature – j’insiste – épistémologique et méthodologique pour comprendre comment raisonnent les producteurs de modèles et de scénarios dans les sciences du climat ou l’écologie fondamentale. On en est loin, bien loin.

6Mais si l’on partage le sentiment collectif, fût-il massivement refoulé, d’être entièrement démunis face aux événements, que nous reste-t-il ?

7Je suggère qu’il y a deux façons d’essayer de s’empêcher de faire comme si nous n’étions pas démunis, c’est-à-dire tout simplement réduits à la triste, modeste mais nécessaire tâche de préparer ceux qui vont nous suivre à faire face, sinon à des perspectives totalement sinistres, du moins à des choix redoutables.

8La première, c’est de renverser notre perspective habituelle sur les conditions temporelles de l’action et du cumul des connaissances. Ce qui ne va pas avec la collapsologie ou avec les débats de la philosophie politique actuelle pour savoir si la démocratie suffira ou si une forme de paternalisme autoritaire va devenir indispensable, c’est qu’on continue à croire que c’est nous qui allons vers la fin. On reste alors enfermés dans un cadre progressiste avec, disons, un supplément d’angoisse. Je dis bien un cadre progressiste : arrêter le progrès, vouloir le faire revenir en arrière et remplacer la croissance par la décroissance, le dévier pour le rendre plus durable, etc., c’est rester dans ce cadre. Car c’est se donner le temps de l’accomplissement matériel et historique dudit projet (voire, dans les versions démocratiques de ce projet en apparence anti-progressiste, le temps de convaincre une majorité du bien-fondé de l’entreprise). Mais si c’est la fin qui vient vers nous, et qui projette déjà son ombre sur notre monde en y commandant certaines actions dommageables, car dictées par la hâte de profiter de ce qui reste avant qu’il ne soit trop tard, alors tout est changé. À la place de tout le temps qu’on s’était donné, et qui paraissait inépuisable, lendemain après lendemain, apparaît un gouffre, sinon une fosse commune universelle. Ne faut-il pas, alors, tout reconsidérer ?

9J’ai défendu l’idée bizarre, dans Le Mal qui vient, que si l’on envisage les choses à partir de cette fin qui vient, on ne peut plus écarter comme contraire au bon sens ou à la nature humaine le déchaînement catastrophique d’un mal absolutisé. C’est la réciproque d’une attitude plus banale et qui consiste à croire que tant qu’il y a du temps devant nous, une certaine téléologie immanente aux choses fait qu’en dernier ressort vérité et justice triompheront. Une conséquence de cette inversion de la perspective est qu’elle altère la lumière morale dans laquelle baigne le présent : vu ce qui s’annonce de potentiellement épouvantable, plus les gens s’habitueront à envisager les choses à partir de la fin qui vient, et plus celle-ci prendra à leurs yeux le statut d’une certitude qui se rapproche, il n’est pas exclu qu’il faille d’ores et déjà se prémunir des effets de la tentation du pire qui les travaille. En un mot, le recours à une certaine violence, tournée contre ceux qui anticipent la fin qui vient et cherchent à profiter de ce qui reste à notre détriment à tous avant qu’il ne soit trop tard, eh bien, ce recours trouve une justification inédite. Remarquez que cette dernière n’a rien à voir avec la justification habituelle des violences dites révolutionnaires, qui veulent sauver la possibilité d’un avenir meilleur. Le bien dont il est question, et qui justifierait la violence, repose lui aussi sur le schéma de la fin qui vient, et d’une fin qui vient vers nous. Autrement dit, c’est un bien qui n’a pas besoin de lendemain, de téléologie, de récompense future du mérite, etc. Ce que l’hypothèse étrange que je soulève conduit plutôt à examiner, c’est celle d’un bien moral actuel, car atemporel. Jusqu’au bout, et sans donner lieu à aucune espèce de désespoir, un tel bien, qui a bien sûr des crocs et des griffes, pourrait s’opposer au mal qui vient. (Il serait ridicule de dissimuler le caractère très spéculatif de ces réflexions.)

10Une autre manière, disons plus honnête, de se confronter à l’ignorance où nous sommes des processus qui nous attendent serait de substituer au recours illusoire à une fiction de science (une collapsologie où -logie est franchement de trop) un recours lucide à ce qui n’ambitionne, dans la science-fiction, que de cultiver nos intuitions et nos sensibilités. Le développement extraordinaire de la science-fiction post-apocalyptique pourrait ainsi nous offrir un équivalent des grandes utopies de la Renaissance, qui précédaient de deux ou trois siècles la formulation des idéaux politiques de la modernité. C’est par le biais de ces utopies que le rêve d’une liberté civile a travaillé les consciences collectives, avant de se transmuer en idéaux et même en concepts normatifs. Pourquoi, de façon analogue, ne pas créditer ces œuvres de science-fiction d’une valeur morale comparable ? Sans dire ce qui se passera, bien sûr, elles ont le mérite de déstabiliser nos préjugés, voire de démasquer des failles qui travaillent déjà le présent. En ce sens, la collapsologie, c’est ce qui n’atteint même pas la puissance évocatrice de la science-fiction post-apocalyptique.

11Je m’explique. Dans les multiples variations que connaît ce genre, il est intéressant de se pencher sur le cas de la science-fiction, si j’ose dire, pré-post-apocalyptique. Un cas parlant est, à mon avis, La Forêt sombre, la deuxième partie de la trilogie de Liu Cixin, Souvenir du passé de la Terre (qu’on nomme en général à partir de son premier volume, Le Problème à trois corps). Dans La Forêt sombre, l’humanité est confrontée à une certitude : son existence a été signalée à une civilisation extra-terrestre dangereuse, qui s’est mise en route pour la détruire. Si le signal fatidique a mis peu d’années à traverser l’espace à la vitesse de la lumière, nous savons en revanche qu’il faudra des centaines d’années aux vaisseaux des envahisseurs pour nous atteindre. L’humanité a donc ce délai pour se préparer à la menace de sa fin, délai qui est à la fois très long et très court à cause du changement vertigineux attendu, tant sur le plan politique que scientifique. Liu Cixin développe avec ingéniosité ce que signifie un tel délai de quelques siècles, quand ce n’est pas nous qui allons vers la fin, mais la fin qui vient vers nous à échéance. Le problème moral des sacrifices que nous devrions déjà consentir en faveur de générations d’êtres humains dont nous n’avons tout simplement aucune idée produit toutes sortes d’effets qui, à mon avis, sont véritablement ce qu’on devrait explorer. Or, comme on le voit, l’astuce consiste à partir de la fin programmée pour se lancer dans des déductions et des spéculations sociales et politiques, et non, comme nos réflexes nous y poussent encore, de la situation présente dans l’espoir de trouver les moyens de la dévier de son cours. Mais ce serait là une manière radicalement nouvelle de penser, et je ne crois pas qu’un philosophe puisse faire davantage qu’en indiquer la pure possibilité dans nos horizons intellectuels.

12J’ai la faiblesse de croire qu’elle est plus dérangeante et plus excitante que ce qu’on nous propose ordinairement.


Date de mise en ligne : 27/04/2020

https://doi.org/10.3917/dard.002.0089

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