Notes
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[1]
Dans un communiqué du 2 mars 2020, Greenpeace a fait savoir que sa campagne de publicité avait été considérée comme « un peu trop engagée » par Médiatransports, la régie publicitaire des transports parisiens, mais aussi comme « trop politique » par certains cinémas, « bien que les visuels aient été jugés conformes par l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) ».
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[2]
Moving Earths, mis en scène par Frédérique Aït-Touati, interprété par Duncan Evennou, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe le 20 janvier 2020.
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[3]
La commune de Grande-Synthe, défendue par l’avocate Corinne Lepage, a attaqué l’État devant le Conseil d’État en novembre 2018 pour « non-respect de ses engagements climatiques ». Cette action a été renforcée par une « intervention volontaire » déposée par le collectif L’Affaire du Siècle en mars 2019.
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[4]
Le 27 février 2020, la Cour d’appel d’Angleterre a décidé de ne pas autoriser la construction d’une troisième piste à l’aéroport d’Heathrow, situé en périphérie de Londres. C’était la première fois qu’une décision juridique s’appuyait sur l’urgence climatique pour annuler l’extension d’un aéroport.
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[5]
En février 2019, un tribunal a invoqué l’accord de Paris et la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques pour refuser un projet de mine de charbon à ciel ouvert à Rocky Hill, à 220 kilomètres au nord de Sydney.
- [6]
1 DARD/DARD : Au regard du dérèglement climatique, quels seraient selon vous les leviers nécessaires aujourd’hui pour réaliser la bascule, rendre la transition active et opérationnelle, si tant est que l’on puisse parler de « transition » ?
2 Corinne Lepage : Vous avez raison de poser la question du mot « transition ». Je pense qu’on pouvait s’offrir le luxe d’une transition il y a trente ans, mais je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui ce soit encore le cas. Il faut aller beaucoup plus vite qu’une transition douce. Dans son excellent livre, Perdre la Terre, Nathaniel Rich explique qu’il y a quarante ans nous avions en main tout ce qu’il fallait pour sauver le dérèglement climatique ou l’éviter, et que nous n’avons strictement rien fait, que nous avons même fait le contraire. S’agissant de la réponse à donner, je pense que l’action des gouvernements est assez désespérante parce qu’elle est paresseuse, souvent incohérente, et très inefficace. Il faut donc aller chercher ailleurs, et à mon sens d’abord dans la société civile. Il faut rendre les choses possibles, désirables et souhaitables, changer l’imaginaire pour que les gens aient envie d’agir. Et ce n’est pas facile. Le deuxième levier qui peut être très intéressant, c’est le levier financier. Tout simplement parce que le monde de la finance commence à se rendre compte qu’il va perdre beaucoup de plumes avec le dérèglement climatique. Selon sa propre logique, il y a un intérêt à changer les systèmes. Voyez par exemple la décision récente d’un journal comme The Guardian de ne plus publier aucune publicité en faveur d’entreprises qui utilisent de l’énergie fossile (à mettre en parallèle, soit dit en passant, avec le récent refus de la régie de la RATP de diffuser une publicité de Greenpeace en faveur de l’accélération de la lutte contre le dérèglement climatique [1]…). Certains signes comme celui-là sont intéressants à relever. Le fait de soutenir l’industrie du charbon devient de plus en plus inacceptable pour des raisons financières, parce que les risques de perte d’actifs sont effectivement très importants. Ainsi, plus on pourra tirer sur le levier financier, mieux on se portera, d’autant qu’il est lui-même un verrou pour les investissements dont on a besoin, d’une part pour aller vers d’autres technologies, d’autre part pour changer les comportements. Et puis, dernier point – on y reviendra –, c’est le rôle du droit et du juge.
3 Bruno Latour : Oui, je suis assez d’accord pour critiquer le mot « transition ». J’avais proposé dans le mot « atterrir » quelque chose comme un virage sur l’aile, plus exactement. C’est-à-dire une sorte de re-direction de l’action publique, d’une part, mais aussi de l’action personnelle. Et c’est à partir de là que je me suis intéressé aux raisons individuelles, affectives presque, qui rendent cette crise incompréhensible pour les gens. J’y vois plusieurs raisons. La première, qui m’intéresse beaucoup et sur laquelle je travaille en ce moment, est presque géologique : on ne sait pas où se situer. J’ai créé récemment à l’Odéon une pièce-conférence [2] sur le contraste entre notre époque et ce qu’il s’est passé au xvii e siècle, du temps de Galilée et des « grandes découvertes » : cela a modifié la cosmologie et donc aussi évidemment l’accès aux terres, le droit de propriété, le droit de conquête, etc. Nous sommes dans une situation un peu semblable, sauf que nous n’avons pas de cosmologie alternative, nous ne sommes pas encore dans le « monde des enveloppes », comme on disait du temps de l’élection de M. Macron. Nous sommes toujours dans l’ancien monde et n’avons pas la bonne cosmologie. Ce qui fait qu’il est très difficile de croire, tout simplement, que la vie sur Terre est effectivement menacée par nos propres actions. Personne n’est habitué à considérer cela. On le sait mais on ne le croit pas « avec l’estomac ». Nous n’avons pas la sensibilité et les connaissances qui nous permettent d’absorber de telles informations. Un autre problème, angoissant, vient du fait que nous avons beaucoup perdu de sens politique. Parce que nous n’avons finalement plus l’habitude d’« atterrir » – c’est pour cela que j’utilise ce terme –, d’être obligés de parler des choses dont nous dépendons, de découvrir qu’elles sont menacées ou même en train de disparaître ; et surtout, nous n’avons pas l’habitude de faire quelque chose pour elles. Donc, évidemment, nous pouvons critiquer l’État – et je suis d’ailleurs impressionné de constater, dans mes discussions avec les autorités au sein des ministères, en particulier celui de l’Environnement, à quel point ils sont perdus. Ils ont eux aussi l’impression d’être hors sol. Nous avons d’un côté une population qui sent bien que son territoire est menacé mais qui peine à articuler sa plainte ; et de l’autre côté, des pouvoirs publics qui sont en décalage complet (les subventions au charbon sont un exemple parmi d’autres), dans un État en crise. Il y a donc une double crise : du côté de ceux qui parlent et qui ont l’impression de ne pas être entendus ; et du côté de ceux qui sont supposés entendre mais qui n’entendent pas. Il y a les sans-voix d’un côté et les sans-oreilles de l’autre. Certes les initiatives se multiplient, de la part de l’État et des régions, des militants, des jeunes qui se mobilisent, mais cela n’empêche pas une sorte d’indécision parce qu’on ne sait pas où aller. C’est donc pour cela qu’il faut de nouvelles méthodes, vraiment disruptives, radicales, pour rendre la situation sensible au public. Dans nos collectifs, au sein de notre consortium « Où atterrir ? », nous reprenons le travail de localisation sur les territoires, tête de pipe par tête de pipe. Cette démarche est contraire à la nécessité d’aller vite, comme dit Corinne Lepage, et je suis d’accord avec elle : il faut aller très vite ; mais en même temps il faut se donner un temps de conviction, de ralentissement, d’ancrage pour que les gens deviennent conscients de ce dont ils dépendent, qui est colossal.
4 DARD/DARD : Le droit peut-il permettre, sinon la protection, la réparation voire l’anticipation, ce qui serait déjà beaucoup, du moins la constitution d’un levier pour construire un récit différent de celui du progrès ?
5 C. L. : Je voudrais juste rappeler une phrase du philosophe Jean-Pierre Dupuy, qui s’inscrit tout à fait dans ce que Bruno Latour vient de nous dire : « Nous ne croyons pas ce que nous savons. » Je pense que c’est vraiment le fond du problème. Cela étant dit, nous assistons effectivement à une révolution juridique, qui a commencé avec ce qu’on appelle la justice climatique et qui continue avec ce que j’appelle la justice sanitaire. Nous comptabilisons aujourd’hui à peu près 1 500 procès dans le monde, qui tournent autour de la question climatique. Soit pour enjoindre à des États d’agir – c’est le cas de la jurisprudence Urgenda aux Pays-Bas et de ce qu’on essaie de faire en France avec Grande-Synthe et L’Affaire du Siècle [3] ; soit pour soumettre une demande indemnitaire à de gros pollueurs afin qu’ils réparent leur préjudice – c’est le cas notamment des actions menées par de grandes villes américaines des côtes est et ouest contre des sociétés pétrolières ; soit pour contester des projets au regard des exigences climatiques – c’est le cas de ce qu’il s’est récemment passé à Heathrow [4]. Cela prend beaucoup de directions et c’est normal : la question climatique est multiforme et on écrit une nouvelle page du droit international. Jusqu’à présent, il était issu d’une vision westphalienne de la société internationale : ce sont les États qui font le droit, chacun d’eux appliquant son propre droit à l’intérieur de son territoire, sauf dans les cas où ils se sont mis d’accord pour qu’il y ait des règles supranationales qui s’appliquent – par exemple le droit de la mer, qui est un des plus anciens, tout simplement parce que l’on avait besoin de quelques règles de base sur des zones n’appartenant à aucun État. J’ouvre ici une parenthèse : l’opposition entre le droit aérien et le droit maritime est très intéressante. Le droit maritime part du principe de la liberté sur les mers, de l’absence de suprématie des États, et donc d’un règlement a minima. Le droit aérien, au contraire, part du principe d’une souveraineté des États sur leur espace aérien ; ce qui fait qu’en Europe chaque avion passe d’un espace aérien à un autre, avec par conséquent des règles qui sont celles de l’interdiction de principe et non de la liberté de principe. Quoi qu’il en soit, on constate qu’aujourd’hui il y a un mouvement qui est lancé par les juges.
6 B. L. : Et en quoi est-ce un droit international ?
7 C. L. : Il est international parce que chaque décision de justice s’appuie sur une précédente, rendue par un autre pays. Je donne un exemple : la décision australienne [5] s’appuie sur la convention de Paris – non obligatoire –, sur la jurisprudence Urgenda ainsi que sur la Convention européenne des droits de l’homme, qui ne lui est pas du tout applicable. Quand je plaide en France sur des affaires de pesticides, je m’appuie sur des décisions américaines, notamment celles des Monsanto Papers. C’est une application nouvelle du droit international. Nous sommes en train de construire un droit international par la base et non plus par le sommet.
8 B. L. : Il n’est donc pas international dans le sens où on le considérait avant…
9 C. L. : Pas du tout. Ce n’est pas du droit conventionnel mais du droit « mou », qui devient « dur » parce qu’il est utilisé par les jurisprudences des différents États, qui eux-mêmes s’appuient les uns sur les autres pour se conforter. Et on sait très bien que les cours suprêmes communiquent entre elles pour mieux évaluer les choses, mais aussi avec les organisations non gouvernementales pour précisément voir comment évolue la jurisprudence. J’en donnerai deux exemples. Une université américaine recense sur un site tous les procès climatiques intentés à travers le monde. Et, plus modestement, j’ai mis en place une plate-forme Internet, « Justice Pesticides », sur laquelle nous publions les décisions rendues dans le monde entier en matière de pesticides, de façon à ce que les victimes de tous les pays puissent connaître la meilleure jurisprudence.
10 B. L. : Alors ce n’est pas organisé comme du droit supranational, c’est du droit en réseau qui traverse les frontières…
11 C. L. : Oui, mais il n’empêche qu’une personne souffrant d’un lymphome non hodgkinien parce qu’elle a été arrosée par du glyphosate à côté de chez elle, qu’elle habite en Argentine, en France ou au Nigeria, le problème est exactement le même. En fait, la preuve lui fait défaut. C’est pourquoi des organisations se mettent en place dans le monde pour essayer de faire progresser le droit avec les outils qui sont à la disposition de la société civile. À ce stade, se pose la question démocratique. Pour avoir discuté avec eux, un certain nombre de magistrats estiment que c’est au-delà du périmètre de la justice.
12 B. L. : Bien sûr, parce qu’ils n’appliquent plus du droit…
13 C. L. : Ils font autre chose, c’est vrai. Mais ma conviction est faite : face à l’enjeu vital auquel nous sommes confrontés, il faut bien que quelqu’un fasse ce travail, et les seuls à pouvoir le faire ce sont les magistrats. S’ils ne le font pas, personne ne le fera.
14 B. L. : C’est un cas intéressant pour la revue DARD/DARD, parce que cela veut dire que c’est l’ensemble de la hiérarchie des échelles qui est modifié. Tout le monde sait que le cadre national n’est pas bien adapté. Or, dans le cas que vous citez, un Chilien utilise un Américain pour critiquer Monsanto, elle-même compagnie internationale… Nous sommes véritablement dans un changement d’échelle. Le cadre national westphalien dont vous avez parlé tout à l’heure, il est ajusté à un moment très précis, qui est d’ailleurs associé à la liberté des maires (et des mers) au xvii e siècle, et il n’est plus du tout adapté à la situation actuelle. Donc, « territoire » ne veut pas forcément dire « relocalisation », mais toute une gamme de réseaux dont les formes sont complètement hétérarchiques et non pas hiérarchiques.
15 DARD/DARD : Vous parlez ici du « local-monde »… Est-ce que finalement on n’est pas là dans une sorte d’internationale de la justice climatique, et donc aussi de la justice sociale ?
16 B. L. : Je ne suis pas sûr que ce droit soit international. Il est spécifique à des cas, il est supranational. C’est assez particulier, comme genre de relation.
17 C. L. : Oui, c’est un peu la réponse du berger à la bergère, au regard des multinationales. Elles se sont organisées de telle manière qu’elles puissent échapper au droit et à la juridiction de chaque pays jusqu’à favoriser ces traités, totalement liberticides selon moi, que sont le Tafta, le Ceta et consorts. Parce qu’effectivement, la seule limite qui existe maintenant au pouvoir de ces gens-là, c’est le juge. Ils se sont dit : « Faisons des arbitrages entre nous, on s’arrangera bien, comme ça on contraindra les États à ne pas prendre des mesures qui ne nous conviennent pas. » La réponse du berger à la bergère, c’est : « Très bien, puisque c’est comme ça, nous aussi nous allons nous organiser, comme vous, au-delà des États. » Et je pense que c’est ce qui est en train de monter en puissance.
18 B. L. : Cela suppose d’avoir des sociétés civiles derrière…
19 C. L. : Il faut des sociétés qui poussent et des moyens derrière, parce que la question des moyens financiers se pose aussi. Dans des procès de grande envergure, c’est vraiment le Petit Poucet contre l’Ogre. Les multinationales ont pour se défendre des moyens colossaux à ne savoir qu’en faire, elles peuvent employer des milliers de juristes ; face à elles, les personnes se retrouvent démunies. La disproportion des moyens est tout à fait considérable, et ce n’est pas un sujet mineur.
20 B. L. : Il y a une autre question juridique sur laquelle je voudrais bien vous entendre, beaucoup plus spéculative : celle qui est derrière l’accord de Paris. De façon très étrange, cet accord est fondé sur l’idée qu’il faut maintenir la Terre dans un certain équilibre thermique, ce qui suppose évidemment que l’on croie, que l’on accepte l’idée qu’elle est – qu’elle était – autorégulatrice. C’est ce qu’on appelle la « théorie Gaïa », qui m’intéresse beaucoup pour de nombreuses raisons. Et le paradoxe c’est que cette théorie est acceptée partout, puisque à partir du moment où l’on dit qu’on doit rester à l’intérieur de 2 °C, c’est qu’on accepte l’idée qu’il y a un « thermostat », celui qui nous a permis jusqu’ici de nous développer – pas simplement en tant qu’êtres humains, d’ailleurs, mais en tant qu’animaux/vivants. Or, maintenant, cette exigence dont l’accord de Paris est une traduction exerce une forme d’autorité. Elle est même d’une certaine façon – c’est ce que j’essaie de montrer dans Face à Gaïa – de l’ordre de la souveraineté, quasiment du droit. C’est pour cela que j’ai été très frappé par la décision des juges anglais d’abandonner la troisième piste de Heathrow. Parce qu’en appeler à l’accord de Paris c’est supposer que derrière, tout le mécanisme de Gaïa a été modifié – c’est-à-dire, pour expliquer les choses très simplement, que la Terre s’autorégulait jusqu’à ce que nous agissions. Nous sommes là presque à un niveau de droit constitutionnel. Et puisque j’ai la chance de vous avoir, vous qui avez été ministre, cela m’intéresse de savoir ce que vous pensez de cette traduction juridique de la souveraineté de Gaïa.
21 C. L. : Pour tout vous dire, je ne m’étais pas encore posé la question. L’accord de Paris est une convention internationale impliquante. Il crée donc des effets juridiques et il est contraignant – dans sa forme, mais pas dans son contenu. Le traité de l’accord de Paris est en effet composé d’un certain nombre de constats et d’engagements, engagements qui ne sont a priori pas contraignants. Sauf que l’on se rend compte, notamment avec la décision Urgenda – et nous attendons aussi la réponse du Conseil d’État dans l’affaire de Grande-Synthe, puisque la question lui a été posée –, que ce qu’on considère comme du droit « mou » engage quand même les États, et que cela devient une règle de droit. La justice considère de plus en plus que les promesses n’engagent pas seulement ceux qui y croient, mais aussi ceux qui les font. Il y a là un débat juridique, mais il semble évoluer dans la bonne direction. Et puis, comme vous le dites, au deuxième plan nous avons une réponse de l’ordre du constat : le besoin qu’a notre écosystème terrestre – Gaïa, si vous voulez – de rester aussi près que possible des règles permettant une autorégulation.
22 B. L. : Cela peut-il être formulé juridiquement ?
23 C. L. : À partir du moment où nous sommes dans une convention internationale contraignante, créant des effets de droit, qui pose un constat admis par tous ceux qui l’ont signée, nous pouvons considérer qu’elle engage tous les signataires.
24 B. L. : Ainsi que les faits eux-mêmes…
25 C. L. : Les faits, oui. Ce qui signifie qu’on ne peut pas dire que 4 °C, ça ira tout aussi bien. Ce n’est pas possible.
26 B. L. : Alors que malheureusement on prend le chemin vers 4 °C, 6 °C selon certains, et pour les plus pessimistes 8 °C… Ce n’est pas possible à partir du moment où nous nous sommes engagés…
27 C. L. : Nous nous sommes engagés à faire des efforts pour parvenir à 1,5 °C. Nous sommes d’accord sur le fait que c’est ce qu’il faudrait. En tout cas, pas plus de 2 °C.
28 B. L. : J’ai été impressionné par une jeune juriste, Sarah Vanuxem. Elle explique que même dans le droit français et même dans le Code civil, il existe de nombreuses traces, des formulations qui donnent aux choses, en particulier aux habitats et même aux fermes, des droits, en quelque sorte par l’intermédiaire des servitudes. Jusqu’ici, dans le droit à l’environnement, ce sont les humains qui accordent des droits à des choses. C’est étrange d’un point de vue anthropologique, car ce n’est pas à nous d’attribuer des droits aux choses ; nous avons plutôt envie de nous pencher sur les écosystèmes ou sur les vivants… D’après vous, sommes-nous sortis de cette idée d’attribuer des droits à des non-humains, à des écosystèmes, pour inverser le mouvement et reconnaître qu’ils ont des droits et que c’est nous qui empiétons sur ces droits ?
29 C. L. : Le droit latin et le droit anglo-saxon sont très différents des droits sud-américains, par exemple, où effectivement, à partir de la Terre mère, des droits sont reconnus à ce que vous appelez les « choses », que ce soit les rivières, les arbres ou même les animaux.
30 B. L. : Est-ce que vous pensez qu’on a fait des progrès là-dessus, ou est-ce que cela reste encore des bizarreries exotiques…
31 C. L. : Cela reste encore des bizarreries, mais de moins en moins. Et lorsque, avec un groupe de travail, nous avons préparé pour la Cop 21 la Déclaration universelle des droits de l’humanité, dans laquelle six droits et six devoirs sont reconnus à égalité, nous avons mis l’humain et le vivant sur le même pied. Nous avons reconnu que l’humanité, comme l’ensemble des espèces vivantes, a le droit de vivre dans un environnement sain et écologiquement viable ; et que l’humanité a l’obligation d’assurer l’exercice de ce droit par elle-même et par les espèces vivantes. C’est donc un premier pas qui me paraît intéressant, d’autant que ce texte commence à se diffuser. J’ai pu le faire reconnaître par une organisation, « Cités et gouvernements locaux unis », qui regroupe 240 000 villes. De très grandes villes l’ont signé, ainsi qu’une soixantaine d’ONG.
32 B. L. : En France, nous ne l’avons pas dans la Constitution. Quel est son équivalent dans le droit français, la tradition européenne ? Parce que cela rejoint la question que je posais tout à l’heure sur la souveraineté de Gaïa.
33 C. L. : Si vous voulez, le problème c’est l’intérêt à agir et la qualité pour agir, sur lesquels repose le droit germano-latin. Qui va agir au nom de l’arbre, de la plante ou de la rivière ? Un procureur de la Nature, mais ce procureur est un être humain. Comment alors organise-t-on les choses pour qu’il y ait représentation ? La question de la représentation est absolument essentielle dans ce débat. Donc, passer par la case « obligation de faire », c’est déjà quelque chose de plus facile.
34 B. L. : Oui, car à ce moment-là vous n’êtes pas obligé d’être représenté. Si les arbres disparaissent, je n’ai pas à prouver qu’ils sont représentés, c’est moi qui n’ai pas fait mon travail…
35 C. L. : C’est ça. J’ai l’obligation d’assurer à tout être vivant des conditions de vie saines et écologiquement viables… De cette façon, c’est beaucoup plus facile d’agir. Ensuite, il existe une autre manière d’aborder le sujet : à travers l’écocide, c’est-à-dire le crime perpétré contre l’espèce vivante.
36 B. L. : C’est un mot de militant, « écocide »…
37 C. L. : Pour l’instant, c’est militant. Mais grâce à la journaliste d’investigation Marie-Monique Robin, une décision, un avis en droit, a abordé ce sujet à l’occasion du procès Monsanto à La Haye il y a quatre ans. Nous avions monté un procès, qui n’était pas un procès pénal mais une demande d’avis en droit, une procédure reconnue, tout ce qu’il y a de plus sérieux. Le tribunal était composé de magistrats, il a suivi les règles de procédure internationales, s’est appuyé sur les pactes de l’ONU. Il a donné un avis en droit sur six questions qui lui étaient posées concernant le comportement de Monsanto. La dernière était : « Si l’écocide existait, est-ce que Monsanto l’aurait commis ? » Le tribunal a travaillé sur ce sujet. C’est très intéressant, et accessible sur Internet [6].
38 DARD/DARD : Revenons, si vous le voulez bien, à ce qui nous permettrait d’« atterrir », pour reprendre la formule de Bruno Latour. Comment voyez-vous cela ?
39 B. L. : C’est très simple, il s’agit de revenir aux cahiers de doléances. D’abord parce que tout le monde connaît cet épisode historique, ensuite parce que cela a quand même été le moment de l’institution de l’État français dans sa partie administrative. Lors des ateliers que nous réalisons partout en France avec le consortium « Où atterrir ? », je suis frappé par le parallèle avec cette époque. Nous sommes dans un moment comparable à celui de la Révolution. À ce moment-là aussi, les gens cherchaient à re-territorialiser leurs moyens d’existence – on parlait à l’époque de moyens de subsistance, car on était dans une situation de disette. Il y a peu, dans un village du centre de la France, les gens se plaignaient dans leur cahier de doléances de devoir payer une dîme pour la construction de routes qu’ils n’utilisent jamais alors que leurs sentiers, complètement abîmés, ne leur permettent pas de rouler en voiture pour faire du commerce. Cela résonne évidemment assez bien avec les questions de mobilité soulevées lors de l’affaire des « gilets jaunes ». Le problème, dans le cadre de ce que j’appelle le « nouveau régime climatique » – et non la « transition » –, c’est que nous n’avons pas réalisé ce diagnostic des problèmes rencontrés par les gens. Le simple fait de se demander où ils sont, à quoi ils sont attachés, qui est menacé et ce qu’ils font pour contrer cette menace modifie complètement la façon dont ils se relient au territoire. C’est ce qu’il s’est passé pendant la Révolution. Les cahiers de doléances ont permis au peuple de se révéler à lui-même. Il faut avoir recours aux mêmes procédés. J’utilise pour ma part des méthodes extrêmement simples de face-à-face. Cela ne peut pas être fait par Internet ou sur les réseaux sociaux – que j’appelle d’ailleurs des « réseaux de désocialisation ». Ensuite, évidemment, les associations et les structures politiques se mettent en place. Ce travail de recomposition du paysage est indispensable. Sinon, comme je le disais tout à l’heure, les gens sont sans voix, et les autres – l’État, l’administration –, sans oreilles. Bien sûr, cela se fait à une échelle infinitésimale, mais je ne vois pas pour le moment d’autre solution plus pratique pour « atterrir ».
40 DARD/DARD : Mais n’est-ce pas là le rôle des centaines de milliers de conseils municipaux ?
41 B. L. : Oui, si M. Macron écrivait la même lettre que Louis XVI… dans laquelle celui-ci avouait son ignorance et son incompétence. Or, M. Macron et le gouvernement actuel pensent au contraire qu’ils savent comment répondre aux questions posées par le nouveau régime climatique. Mais c’est complètement faux. Personne ne sait ce que c’est qu’un État moderne, ci-devant industrialisé, qui fait sa transition. Pour ma part, j’agis dans quelques villages. Corinne Lepage a des outils heureusement plus puissants. L’avantage du droit, c’est qu’il agit sur tout le territoire.
42 C. L. : Oui, mais nous ne pouvons pas faire les uns sans les autres. Le problème doit être abordé par en bas et par en haut, autrement dit par l’« atterrissage » de chacun. Ce qui renvoie à la question que je posais tout à l’heure sur l’imaginaire : Comment arrive-t-on à co-construire un imaginaire souhaitable dans le début de tragédie que nous sommes en train de vivre ? Ce n’est quand même pas très simple. Comment donne-t-on envie aux gens de changer au lieu de rester bloqués sur ce qui arrive aujourd’hui ? Il faut au contraire bouger, mais pour le moment personne n’en a vraiment envie. Là, la solution est territoriale, j’en suis convaincue. Et puis nous avons effectivement, à côté, la question du rapport de force au niveau global pour contraindre les puissants à aller dans la bonne direction, c’est-à-dire dans l’intérêt du bien commun. Et comme ce rapport de force est inopérant au niveau politique, nous devons agir au niveau juridique.
43 B. L. : Inversement, le juridique est un peu un pis-aller. S’il y avait une société civile reconstituée…
44 C. L. : S’il y avait une société civile qui ne votait pas avec ses pieds, effectivement – et je ne parle pas que pour la France –, les choses iraient peut-être mieux. Mais ce n’est pas le cas. Il faut donc faire autrement. Le droit est le dernier rempart face à la déréglementation mondiale.
45 B. L. : On se plaint avec raison du gouvernement Trump, mais finalement ici ce n’est pas très différent, à vous entendre.
46 C. L. : C’est catastrophique, ce qu’il se passe chez nous. Nous assistons à une vraie régression, et qui n’est pas contrecarrée par des États puissants. Parce qu’aux États-Unis, face à l’action de Trump, on voit se mettre en place des politiques très différentes, en Californie ou à New York par exemple. Nous, nous n’avons pas de contre-pouvoirs territoriaux aussi puissants. Les présidents des régions Auvergne-Rhône-Alpes, Paca, Hauts-de-France ou Île-de-France, quand bien même ils en auraient envie, n’auraient pas les moyens de dire : « Eh bien faites ça chez vous si vous voulez, mais chez nous ça ne passera pas. » La double difficulté tient au fait que la politique est régressive, et en même temps la communication très mensongère. L’action du gouvernement est à l’opposé de son message en ritournelle sur la priorité donnée à l’écologie. Par le passé, nous avions des politiques souvent beaucoup moins réactionnaires, et les gouvernements ne prétendaient pas être écologistes. Personne n’a jamais affirmé : « Pour moi, la priorité c’est l’écologie. » Sarkozy disait : « Ça va comme ça. » Au moins, c’était clair, net et précis. Là, on a quelqu’un qui nous dit que c’est la priorité des priorités et qui fait le contraire en permanence. C’est donc très difficile. Je le dis d’autant plus ouvertement que j’ai fait la campagne d’Emmanuel Macron. Je ne suis donc pas contre lui a priori. Je le suis à l’usage.
Notes
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Dans un communiqué du 2 mars 2020, Greenpeace a fait savoir que sa campagne de publicité avait été considérée comme « un peu trop engagée » par Médiatransports, la régie publicitaire des transports parisiens, mais aussi comme « trop politique » par certains cinémas, « bien que les visuels aient été jugés conformes par l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) ».
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Moving Earths, mis en scène par Frédérique Aït-Touati, interprété par Duncan Evennou, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe le 20 janvier 2020.
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[3]
La commune de Grande-Synthe, défendue par l’avocate Corinne Lepage, a attaqué l’État devant le Conseil d’État en novembre 2018 pour « non-respect de ses engagements climatiques ». Cette action a été renforcée par une « intervention volontaire » déposée par le collectif L’Affaire du Siècle en mars 2019.
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[4]
Le 27 février 2020, la Cour d’appel d’Angleterre a décidé de ne pas autoriser la construction d’une troisième piste à l’aéroport d’Heathrow, situé en périphérie de Londres. C’était la première fois qu’une décision juridique s’appuyait sur l’urgence climatique pour annuler l’extension d’un aéroport.
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[5]
En février 2019, un tribunal a invoqué l’accord de Paris et la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques pour refuser un projet de mine de charbon à ciel ouvert à Rocky Hill, à 220 kilomètres au nord de Sydney.
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