DARD/DARD 2019/2 N° 2

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Article de revue

Se nourrir en lien avec le vivant

Pages 53 à 60

1Pendant plusieurs millions d’années, pour trouver sa nourriture, Homo a parcouru les rivières, les forêts, les plaines, sous le soleil, la pluie, marchant au rythme des odeurs, des textures et des sons du vivant. Les cris, les chants d’animaux, résonnant selon le lieu, la végétation, la présence de l’eau, au gré du jour ou de la nuit, guidaient les pas des êtres humains. Les paysages sonores, olfactifs, tactiles, visuels les invitaient à se mouvoir mais aussi à s’émouvoir, entre sentiments d’inquiétude et de plénitude. Le geste de se nourrir était alors indissociable d’une vie émotionnelle multiple. L’interrelation quotidienne aux êtres vivants, à l’eau, aux nuages, aux étoiles a laissé émerger une conscience humaine sensible au sentiment esthétique, ouverte à la contemplation. Et pour prolonger ces moments intenses, Homo a inventé les premiers instruments de musique, les premiers chants, les premières danses.

2Beaucoup plus tard, il y a environ 10 000 ans, l’agriculture qui est née dans le Croissant fertile s’est en partie coupée de cette imprégnation avec le vivant, avec les éléments naturels. Le geste de se nourrir s’est en effet fondé sur des déforestations massives, une volonté de faire table rase de l’existant. Mais cette agriculture ne doit pas faire oublier d’autres formes de pratiques culturales, manières de travailler la terre nées à la même époque et considérant la terre, l’eau, les êtres vivants, animaux, végétaux, champignons, comme des partenaires plutôt que comme des objets à dominer ou à exterminer. Ainsi, en Mélanésie, en Afrique sahélienne, en Amérique centrale, en Amérique andine, une diversité de pratiques culturales a permis d’élever des paysages où la main des humains intervenait parfois si discrètement dans la végétation que les cultures ne se distinguaient pas des plantes « spontanées ».

3Il y a plus de 2 000 ans, en Europe, a émergé l’agriculture paysanne, mais la thèse d’une origine mésopotamienne est remise en cause par des études paléogénétiques récentes. Se nourrir ne se résumait pas, alors, à faire table rase de l’existant. Pendant très longtemps, les communautés humaines arrivées en Europe ont de concert déboisé pour cultiver, mais aussi et en même temps pratiqué la chasse, la pêche, la cueillette. Elles ont domestiqué des animaux, des plantes, sans pour autant chercher à les dominer ; elles leur vouaient des cultes, remerciaient la terre/Terre au moment des récoltes. Les pratiques culturales et plus largement nourricières s’accompagnaient de pratiques culturelles dynamiques ; des chants, des danses, des musiques agrestes s’interreliaient à une vie symbolique, linguistique intense. Se nourrir consistait alors en des besoins physiologiques, mais aussi en des soins portés à la vie psychique. On savait que se nourrir c’est manger, mais aussi se sentir exister, se sentir relié à la terre/Terre en tant que maison accueillant la vie, l’oikos en grec, mot qui a donné le radical éco- formant par exemple les termes « écologie », « économie ». Le verbe nutricare, qui a donné « nourrir » en français, signifiait d’ailleurs au xiie siècle « allaiter », mais aussi « prendre soin », « élever », « éduquer » ; au xvie siècle, il désignait également la nourriture du cœur et de l’esprit.

4En Europe, les manières paysannes d’être relié au vivant et à l’oikos se sont manifestées en de multiples lieux par des paysages nourriciers complexes, associant par exemple l’ager, mot latin désignant le « champ cultivé », le saltus, terme signifiant « pré », la sylva, mot qui a donné la « forêt ». De telles agricultures paysannes, loin de faire dans l’indifférence du vivant et/ou de chercher à le dominer, ont su composer avec les contraintes qui leur étaient imposées par les pouvoirs en place. C’est ainsi qu’en France, si Colbert au xviie siècle a initié une séparation entre le paysan et la forêt, qui s’est amplifiée au xixe siècle et s’est traduite par la fin du sylvo-pastoralisme, les paysans ont cependant su résister. Ces agricultures paysannes ont façonné des paysages de bocage constitués de haies aux essences variées, nourricières pour les animaux, les humains, et symboliquement reliées à la Terre, au Soleil, au Cosmos.

5En Limousin par exemple, jusque dans les années 1960, des paysans résistant à l’agriculture conventionnelle mondialisée laissaient perdurer le bocage et rendaient hommage aux plantes, leurs partenaires. Ils y cueillaient les « herbes de la Saint-Jean » le 23 juin avant le lever du soleil, dans une tradition chrétienne devant beaucoup au paganisme. Branches de noisetier, aulne, sureau, sorbier des oiseaux, aubépine, etc. étaient prélevées, assemblées en bouquets, séchées puis suspendues aux portes des maisons et bâtiments de la ferme pour porter bonheur. Du noisetier, premier arbuste à fleurir en hiver, plante aux longues racines souterraines aptes à aller chercher l’eau dans les profondeurs, on percevait, contemplait les forces solaires et telluriques. Les paysages nourriciers manifestaient et généraient des manières d’être relié à la terre/Terre, à l’oikos par l’intermédiaire du vivant – les arbres, les plantes…

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6Mais l’industrialisation, consistant à imposer des gestes standard, n’a cessé de nier le lien symbolique, concret, existentiel à l’oikos sur lequel se fondaient les paysages nourriciers. Dissociant les pratiques culturales des pratiques culturelles, artistiques, elle a fait émerger une agriculture hors sol car coupée du lien existentiel au lieu de vie, aux paysages nourriciers. Avec l’agriculture industrielle mondialisée, il ne s’est plus agi de faire pousser de la nourriture mais de produire de l’alimentation destinée avant tout à alimenter le marché. C’est ainsi qu’à la fin du xixe siècle, en français, le terme « alimentation » a perdu son sens synonymique de « nourriture » pour intégrer le jargon économique de la mondialisation : « alimenter un moteur en énergie », « alimenter une machine ou un corps » pour les faire fonctionner ; « alimenter », dans sa réduction sémantique, a remplacé le terme de « nourrir ». Après la Seconde Guerre mondiale se sont développés le « business agro-alimentaire » et les « rayons d’alimentation » dans la grande distribution. Dès lors, cette dynamique consistant à séparer les mangeurs des lieux paysans et nourriciers a remplacé le geste de se nourrir par l’acte de consommer.

7Une telle transformation a fait évoluer nombre de paysans en exploitants agricoles puis en gestionnaires de la terre, des animaux, privés dans leur travail de tout lien concret et créatif au lieu où ils œuvraient. Aux paysages nourriciers se sont substituées des étendues simplifiées à l’extrême, inaptes à accueillir les sons du vivant, les odeurs des champignons dans le sol, mais aussi une diversité de familles et de liens sociaux. Les configurations sensibles culturelles, culturales des agricultures paysannes que l’on peut nommer des esthésies – provenant du mot grec aisthêsia formé sur le verbe aisthanesthai, signifiant « sentir », « percevoir » – ont majoritairement laissé place à l’anesthésie, le préfixe privatif grec an- signifiant « être privé de ». L’agriculture industrielle mondialisée a consisté à tenter de priver les paysans mais aussi les mangeurs de sensibilité, de capacité à percevoir la portée essentielle, existentielle des paysages nourriciers. En dissociant les gestes et les techniques agricoles des langues, des savoirs, des arts, un tel processus a détourné le regard, le sentir, l’attente, le sens du geste de se nourrir.

8L’agriculture connectée ou « smart agriculture » est un pas de plus, avec les biotechnologies, vers la domination du vivant, de la terre, réduisant les espaces, les plantes, l’eau, le paysan en données. Ainsi, ni les consommateurs, ni les producteurs n’ont plus à toucher la terre, à la sentir, à se sentir reliés à l’oikos en tant qu’altérité qui nous accueille, de laquelle nous émergeons mais qui nous dépasse. La programmation du vivant tout au long de son processus veut en finir avec la contemplation et l’émotion nourricière. Et l’anesthésie, désignant au xviie siècle une pathologie, devient la conception du mieux-être individuel, collectif d’une telle agriculture industrielle et connectée. Valorisée d’abord en médecine lors de son invention au xixe siècle, elle repose sur une visée éthique, politique consistant à endormir les mangeurs, les agriculteurs au profit du marché agro-industriel, à les endormir pour les priver de la souffrance/conscience de ne plus vivre dans un monde nourricier, à les endormir pour les laisser se satisfaire du sentiment – bien illusoire – de toute-puissance que procurent les vies connectées.

9Mais dans nos sociétés contemporaines hors sol, anesthésiées, des voix s’élèvent pour dessiner d’autres voies propices à de nouvelles esthésies ou manières d’être au monde, à l’autre, plus sensibles et conscientes de ce que veut dire nourrir, se nourrir. Ce sont celles de « nouveaux » paysans venus d’horizons culturels, géographiques, sociaux différents mais partageant tous l’aspiration à refonder les manières de vivre en société à partir de paysages nourriciers. Chez eux, travailler la terre est avant tout une manière d’habiter sur terre/Terre, de vivre ensemble, entre voisins qui viennent sur la ferme pour se nourrir de pain, de fromages, de légumes, de viande, de rencontres culturelles liées à la beauté foisonnante des arbres, des haies, des insectes, des champignons, des oiseaux, des puits, des mares, des fonds de prés… Chez eux, pas de nostalgie des temps d’avant mais une exhortation à créer une proximité riche en créativité culturale, artistique, politique, économique avec les gens. Ces paysans, fins connaisseurs de la vie de leurs sols, s’approprient les travaux scientifiques en les alliant à des savoirs plus diffus, en innovant par la mise en écho de manières d’être au monde impressives, symboliques, concrètes et théoriques. Chez eux, au lieu de les arracher, on plante les haies et les arbres, entre voisins, avec les écoles. Au lieu d’adapter les champs aux machines, on adapte les machines aux champs en faisant appel aux artisans et ingénieurs locaux. Au lieu d’agrandir les parcelles, on les redessine plus petites, on réimplante des mares. Chez eux, on produit beaucoup plus de calories que l’on en dépense, et l’on crée du lien social. Chez eux, la terre et le vivant ne sont pas des données mais des biens communs favorables à une économie locale à la mesure de l’écologie.

10Parce que les paysages nourriciers nous enseignent les voies de l’esthésie, ils nous engagent à sortir de nos spécialisations, à ancrer nos gestes scientifiques, éducatifs, architecturaux, artistiques, etc. dans le lien concret, émotionnel, existentiel au vivant, à la terre, à l’autre en tant qu’être vivant parmi le reste du vivant quelque part dans l’oikos. Ils nous engagent à ne plus faire des recherches sur le vivant, à ne plus enseigner, à ne plus éduquer sans nous éprouver en leur sein, sans nous en sentir habités. Ils nous invitent à ne plus appréhender la biodiversité comme objet quantitatif à mesurer, tracer, compter, mais à nous ouvrir qualitativement, sensiblement, esthésiquement aux plantes, aux insectes, aux oiseaux, aux mammifères pour réapprendre à vivre ensemble. Enfin, ils nous invitent à nous sentir toutes et tous concernés par l’accueil de paysans façonneurs, avec nous, de villes et de campagnes où les sociétés humaines, végétales, animales se répondent, coopèrent, permettant l’advenue des générations futures.

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L’histoire : pendant très longtemps, les communautés humaines arrivées en Europe ont domestiqué des animaux et des plantes sans pour autant chercher à les dominer ; elles leur vouaient des cultes, remerciaient la terre au moment des récoltes.
L’origine du mot : le verbe nutricare, qui a donné « nourrir » en français, signifiait au xiie siècle « allaiter », mais aussi « prendre soin », « élever », « éduquer ».
À lire
  • # Marcelle Delpastre, « Des trésors et des mythes », Ethnologia. Regard sur le xxe siècle : coutumes et croyances en Limousin, 1 (87-90), 1999-2000, p. 9-36.
  • # Derek A. Denton, L’Émergence de la conscience. De l’animal à l’homme [1993], Paris, Flammarion, 1995.
  • # Bernie Krause, Le Grand Orchestre animal [2012], Paris, Flammarion, 2013.
  • # Nicole Pignier, Le Design et le vivant. Cultures, agricultures et milieux paysagers, Saint-Denis, Connaissances et savoirs, 2017.

Mots-clés éditeurs : oikos, nourriture, pratiques culturales, paysans, vivant, terre

Date de mise en ligne : 27/04/2020

https://doi.org/10.3917/dard.002.0053

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