Notes
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[1]
En juin 2019, sur la base d’une étude menée par Stéphane Linou, pionnier du mouvement « locavore », les sénateurs Françoise Laborde et Joël Labbé ont proposé une résolution intitulée « Résilience alimentaire et sécurité nationale ».
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[2]
Étude réalisée à partir de l’approche proposée par la New Economic Foundation pour mesurer l’effet multiplicateur de l’achat local. Celle-ci consiste à suivre l’argent dépensé par des clients dans un commerce pour évaluer la part redépensée localement par ses gérants puis ses salariés et fournisseurs ; les richesses produites localement correspondent alors à la somme des dépenses locales réalisées à partir de la dépense initiale dans le magasin.
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[3]
Sarah Millet-Amrani, Nouveaux marchés, nouvelles pratiques ? Le rôle des circuits courts dans l’écologisation des pratiques agricoles, thèse de doctorat en sciences économiques, Inra/Ademe, 2020.
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[4]
Elmar Schlich, et al., « La consommation d’énergie finale de différents produits alimentaires : un essai de comparaison », Le Courrier de l’environnement de l’Inra, n° 53, 2006.
1Mars 2020 : le monde est frappé par la propagation du virus Covid-19, et la France, comme de nombreux autres pays, est en plein confinement. Aucune pénurie ou presque n’est encore à signaler dans les commerces alimentaires et le ministre de l’Économie se dit confiant. Dans d’autres secteurs comme ceux de la santé ou de l’électronique, en revanche, face à des problèmes d’approvisionnement, les discours se multiplient en faveur d’une relocalisation de la production. L’alimentation est-elle pour autant à l’abri ? La France est un grand pays agricole et agroalimentaire, mais aussi très dépendante d’approvisionnements d’origine lointaine, pour l’alimentation animale par exemple, si bien que la réponse n’est pas si évidente à donner à ce stade. Certains acteurs et territoires n’ont toutefois pas attendu cette crise sanitaire pour relocaliser l’alimentation, en rapprochant producteurs et consommateurs d’un même territoire. Depuis quelques années, un foisonnement d’initiatives permet de consommer plus facilement ou davantage d’aliments produits près de chez soi. En introduction à ce dossier sur l’alimentation et dans la perspective de l’après-Covid-19, cet article propose d’éclairer le paysage de l’alimentation locale et ses enjeux pour la transition écologique, sociale mais aussi économique, tout en soulignant certains points de vigilance.
Du mouvement citoyen à l’implication des collectivités : les ressorts de la relocalisation
22001 : la première association pour le maintien d’une agriculture paysanne (amap) naît en France. Des consommateurs s’engagent par contrat à acheter la production d’un agriculteur situé près de chez eux, sur une saison donnée ; celui-ci s’engage en retour à respecter les principes de l’agriculture paysanne. Inspirée du teikei japonais, créé dans les années 1970, l’amap prend en France une forte dimension politique : il s’agit de s’opposer au modèle agro-industriel dominant, symbole de la mondialisation, fondé sur une production intensive et des filières longues. Elle intègre cependant aussi un autre ressort de la relocalisation, à savoir le besoin qu’ont les consommateurs de se rassurer, qui vient alors élargir le mouvement. Depuis la crise de la « vache folle » à la fin des années 1990, ils ont moins confiance dans leur alimentation et s’inquiètent de ses effets sur leur santé. Acheter directement à un agriculteur situé près de chez soi rassure, même si l’on ne connaît pas forcément son mode de production. Dans les années 2000, ces achats non seulement redonnent de la visibilité à la vente directe, jusqu’alors souvent marginalisée, mais encouragent aussi une diversification des circuits courts et de proximité, rapprochant producteurs et consommateurs d’un même territoire.
3Ce regain d’intérêt pour l’alimentation locale suscite sa mise à l’agenda politique : en 2009, l’État publie une définition officielle des circuits courts et met en œuvre un plan de développement de ce mode de vente. Si cette définition n’intègre pas la distance géographique, l’accent est bien mis sur les échanges locaux. Ce plan national vient aussi reconnaître et encourager l’implication des collectivités territoriales dans la relocalisation de l’alimentation, initiée par certaines dans le cadre de la politique européenne de développement rural (Leader). Huit collectivités adhèrent au pacte de Milan signé en 2015, à travers lequel, sur tous les continents, des grandes villes s’engagent à agir au niveau local pour soutenir des systèmes alimentaires plus durables. L’implication des collectivités se déploie surtout dans le cadre des projets alimentaires territoriaux (PAT), introduits dans la loi d’avenir agricole de 2014. À l’initiative de la députée écologiste Brigitte Allain, ces PAT « ont pour objectif de relocaliser l’agriculture et l’alimentation dans les territoires en soutenant l’installation d’agriculteurs, les circuits courts ou les produits locaux dans les cantines » (ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, 2018). De plus, ils doivent être élaborés de manière concertée, associant ainsi la relocalisation à l’enjeu d’une gouvernance locale, horizontale et inclusive.
Construire l’alimentation locale
4D’après une vaste étude coordonnée par l’Inra en 2018-2019, la relocalisation de l’alimentation se décline aujourd’hui en différentes tendances : diversification et diffusion des circuits courts et de proximité (magasins de producteurs, système de commande de produits locaux sur Internet…) ; approvisionnement local (des cantines, des entreprises agro-alimentaires, de l’aide alimentaire…) ; installation de fermes ou de jardins collectifs en ville ou en périphérie ; relance ou création de filières locales, etc. Sur le causse Méjean (Lozère), par exemple, la création d’une filière « pain » locale a mobilisé tous les acteurs de ce petit territoire très isolé, en commençant par la réhabilitation d’un ancien moulin à vent. Dans le Pays basque, des éleveurs ont créé une filière pour produire leur propre alimentation animale en alternative du soja OGM importé d’Amérique du Sud. Au regard de ce qui motivait la relocalisation au départ (lutte contre la mondialisation, préoccupations de santé, développement rural), s’ajoute en effet, depuis peu, la volonté de réduire la dépendance vis-à-vis des énergies fossiles et/ou des autres territoires en matière d’approvisionnement. Face à des incertitudes fortes, tant sur le plan climatique qu’au niveau économique et social, l’idée est plus largement de renforcer la « résilience alimentaire » des territoires, c’est-à-dire leur capacité à assurer la disponibilité de la nourriture en cas de perturbations (hausse du prix du pétrole, sécheresse dans certaines parties du monde, grève des transports, crise sanitaire…) [1]. Si le risque peut être d’encourager un repli sur le local, l’enjeu est surtout d’agir en faveur d’un rééquilibrage des flux alimentaires entre local et global de façon à ce que les forces des uns pallient les faiblesses des autres.
5Comme dans le cas des amap, les associations citoyennes continuent à jouer un rôle clé pour enclencher des actions en faveur de l’alimentation locale, soutenir l’installation de nouveaux producteurs ou la mise en place de nouveaux circuits courts. À travers les PAT et d’autres politiques alimentaires locales ou régionales, les collectivités facilitent des actions (mise à disposition de terres ou de locaux…) ou cherchent à les coordonner, même si l’approvisionnement local des cantines scolaires domine encore souvent dans leurs projets. Beaucoup de grandes agglomérations en particulier (Rennes, Grenoble, Paris…) sont investies dans ce mouvement, mais de plus en plus de villes moyennes (Albi, Douai…) y participent aussi. De leur côté, profitant de la demande, supermarchés et supérettes mettent en valeur des produits locaux sur leurs étals ou dans les rayons, sans encore en augmenter beaucoup les volumes, tandis que les entreprises agroalimentaires commencent à communiquer sur leurs approvisionnements d’origine française. Quant aux artisans et restaurateurs, ils peuvent être localement très impliqués, même s’ils reconnaissent avoir perdu le lien avec les agriculteurs et témoignent de formations qui ne les préparent pas, ou plus, à acheter directement à la ferme ou à travailler avec des produits locaux. La relocalisation reste plus largement limitée par de nombreux freins, notamment le manque d’équipements de proximité (abattoirs, légumeries, plates-formes de regroupement de l’offre locale…). À Bourgueil (Indre-et-Loire), par exemple, l’abattoir local était en difficulté, ce qui empêchait les éleveurs de rentabiliser leur activité de vente directe ; collectivités, éleveurs, bouchers et salariés se sont donc associés au sein d’une société coopérative d’intérêt collectif (scic) pour offrir une seconde vie à cet équipement indispensable.
Local = durable ?
6Les attentes autour de la relocalisation de l’alimentation sont nombreuses et diverses. Dans la perspective des circuits courts, l’enjeu est tout d’abord, pour la plupart des acteurs concernés, de permettre une meilleure rémunération des agriculteurs. De fait, la rémunération par actif et par heure peut être bonne, voire meilleure qu’en circuit long, mais elle est très variable selon les agriculteurs, les circuits courts et les territoires. S’engager dans ces circuits nécessite de maîtriser beaucoup de tâches différentes (produire, vendre, transformer, discuter avec les clients, livrer…), d’où l’intérêt de s’associer avec d’autres, dans le cadre d’un magasin de producteurs par exemple, pour diminuer le temps que chacun doit passer à la vente. Certains circuits, bien que courts, ne sont par ailleurs pas plus équitables, l’intermédiaire captant une grande partie de la marge, comme c’est parfois le cas dans certains systèmes de commande par Internet, lesquels, globalement, manquent de transparence.
7Les attentes des collectivités vis-à-vis de la relocalisation de l’alimentation sont tout aussi fortes, en termes d’économie, le plus souvent liées à l’emploi et au renforcement de l’économie locale. S’il a été montré que les fermes en circuit court emploient plus de main-d’œuvre à l’hectare que celles en circuit long, le potentiel d’emplois de la relocalisation, en quantité comme en qualité, reste à mieux cerner. En matière d’économie locale, une étude coordonnée par l’Inra en 2018 [2] a montré qu’une dépense de 10 euros dans un magasin de producteurs situé en zone rurale générait 26 euros de richesse dans un rayon de 80 kilomètres, contre 10,5 euros pour une dépense en supermarché et 17,5 euros dans le cas d’une épicerie. Les travaux sont bien sûr à poursuivre pour aller au-delà de ce cas spécifique, mais l’idée est ici de souligner, à partir de l’alimentation locale, un enjeu particulier : apporter plus de transparence à l’économie et aux flux financiers.
8À travers la relocalisation, les collectivités attendent aussi, avec les consommateurs, un accès facilité à une alimentation saine et de qualité. En premier lieu, il est important de souligner le risque que la relocalisation réduise la consommation de fruits et de légumes dans certaines régions où ils sont difficiles à produire, alors que cette consommation est déjà trop faible chez les personnes en difficulté. En d’autres termes, le danger est que la relocalisation renforce les inégalités sociales en matière d’alimentation. L’image « bobo » souvent médiatisée autour de l’alimentation locale conforte d’ailleurs ce risque, alors que les prix des produits locaux en circuit court ne sont pas forcément plus élevés que ceux des produits d’origine lointaine, à qualité comparable et en respectant la saison. L’enjeu d’une alimentation saine et de qualité amène par ailleurs à questionner les pratiques agricoles associées à l’alimentation locale. Premier résultat important : les fermes en circuit court sont davantage labellisées bio que celles en circuit long. Mais une étude récente [3] montre aussi que l’entrée en circuit court, en vente directe en particulier, encourage des pratiques agricoles plus écologiques dans les exploitations de taille moyenne qui sont en maraîchage conventionnel. D’où le choix, d’ailleurs, de la Ville de Rennes de soutenir les circuits courts pour améliorer les pratiques agricoles, et par ce biais la qualité des nappes phréatiques qui entourent la commune. Cette étude pointe en revanche les limites de l’approvisionnement local en supermarché, qui reste soumis à la norme « zéro défaut » : cette norme oblige en effet les agriculteurs à utiliser des traitements phytosanitaires, même si ceux-ci sont gérés de façon à ce qu’il ne reste pas de résidus de pesticides dans les étals. Le questionnement sur la qualité nutritionnelle et sanitaire des produits de l’alimentation locale amène plus largement à s’intéresser aux variétés ou races utilisées, aux modes de transformation des matières premières et aux recettes, mais aussi aux conditions de stockage et de transport des produits : les données manquent encore sur ces sujets mais des études sont nécessaires, face, par exemple, à de nouveaux questionnements sur les risques sanitaires associés à l’implication de non-professionnels dans l’organisation de l’alimentation locale.
9L’organisation de l’alimentation locale, en effet, est un sujet vaste et complexe qui amène autant à s’intéresser à sa dimension logistique qu’à sa gouvernance. Selon une étude publiée en 2006 [4], il serait meilleur pour la planète de consommer de l’agneau de Nouvelle-Zélande, transporté par cargo, que de l’agneau français qui a circulé en camionnette. Cette étude se base sur un des critères de l’analyse du cycle de vie d’un produit, à savoir la quantité de CO2 (l’un des gaz à effet de serre) émise depuis sa production jusqu’au lieu où il est distribué. Face à l’urgence de lutter contre le changement climatique, ce résultat, qui a été nuancé par d’autres études, conduit surtout à rester vigilant sur le transport des produits de l’alimentation locale, même si, dans le cas de l’alimentation, le transport est beaucoup moins impactant, du point de vue de l’émission de gaz à effet de serre, que le mode de production (Ademe). Certaines entreprises cherchent ainsi à optimiser la logistique de proximité, avec l’appui du numérique notamment, le risque pouvant être alors de déshumaniser l’alimentation locale, ou bien d’ajouter de nouveaux intermédiaires captant la valeur ajoutée. En matière de gouvernance, enfin, la relocalisation n’est pas forcément synonyme de gouvernance plus horizontale : les PAT reposent souvent sur un pilotage par les collectivités, même si des citoyens peuvent être consultés en amont ou en parallèle. La relocalisation peut aussi se réduire à une relocalisation des filières longues, sans aucune modification des relations entre les acteurs, comme c’est encore souvent le cas dans l’approvisionnement local des cantines ou des entreprises agroalimentaires. D’autres cas s’inscrivent en revanche davantage dans la perspective d’une démocratie alimentaire, à l’image de la stratégie mise en œuvre dans la Biovallée (Drôme) ou de la démarche Ici.C.Local pour les marchés de plein vent, en permettant aux acteurs locaux de participer aux décisions concernant leur système alimentaire. Dans tous les cas, la relocalisation reste un processus potentiellement transformateur.
La relocalisation comme processus de changement
10La relocalisation de l’alimentation modifie le contexte dans lequel évoluent les acteurs au quotidien, en contribuant notamment à changer leur « environnement alimentaire » à travers l’implantation de magasins en circuit court ou de fermes – y compris urbaines – en vente directe, par l’introduction ou la mise en valeur d’une offre de produits locaux dans les commerces existants, ou encore par la mise en œuvre d’un PAT dans leur territoire. L’idée est qu’en modifiant cet environnement on augmente les possibilités, pour les consommateurs, d’orienter leurs choix alimentaires vers des produits plus durables. Il faut toutefois tenir compte des inégalités territoriales et éviter que seules les grandes villes puissent construire un environnement favorable à la durabilité. Les initiatives liées à la relocalisation sont par ailleurs, dans de nombreux cas, vecteurs ou même laboratoires « en plein air » de pratiques plus durables (agroécologie, transformation sans additifs…). Surtout, elles peuvent enclencher différents mécanismes favorables à la transition des systèmes alimentaires et des territoires vers plus de durabilité : captation de la valeur ajoutée, réappropriation de l’alimentation, apprentissage, émulation, participation à un projet dont on voit directement les effets, prise de conscience des dépendances et interdépendances entre territoires… Ainsi, la relocalisation est à même d’entraîner dans la transition des producteurs, des transformateurs, des distributeurs, des consommateurs, des élus encore éloignés de ces enjeux. Cependant, dans un contexte d’attentes mais aussi de peurs favorable à un opportunisme économique et à un localisme défensif, il est important de mieux évaluer et de comparer la durabilité des initiatives associées à la relocalisation de l’alimentation. Sans idéalisme, sans taire les controverses – à l’image de celle générée par l’agriculture urbaine en containers sous éclairage à led –, mais en tenant compte des « nouveaux indicateurs de richesse » mis en avant par les acteurs eux-mêmes (bien-être, lien social, accès à des produits de qualité, maintien de la biodiversité…). La relocalisation est en effet avant tout la proposition d’une « autre » économie, plus écologique, plus juste, plus démocratique. Une autre économie, dans la perspective de l’après-Covid-19, encastrée à la fois localement et dans des interdépendances mieux maîtrisées à l’échelle globale.
Mémo
À savoir : selon l’Ademe, dans le cas de l’alimentation, le transport des produits est beaucoup moins impactant, du point de vue de l’émission de gaz à effet de serre, que le mode de production.
À lire
- # Yuna Chiffoleau, Les Circuits courts alimentaires. Entre marché et innovation sociale, Toulouse, Érès, 2019.
- # Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les Nouveaux Indicateurs de richesse [2005], Paris, La Découverte, 2016.
- # Du champ à l’assiette. Le renouveau de l’alimentation de proximité, Village, hors-série n° 3, octobre 2019.
- # Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires, Les Greniers d’Abondance, février 2020 : resiliencealimentaire.org
Mots-clés éditeurs : circuits courts, alimentation, agriculture, transition, territoires
Date de mise en ligne : 27/04/2020
https://doi.org/10.3917/dard.002.0032Notes
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[1]
En juin 2019, sur la base d’une étude menée par Stéphane Linou, pionnier du mouvement « locavore », les sénateurs Françoise Laborde et Joël Labbé ont proposé une résolution intitulée « Résilience alimentaire et sécurité nationale ».
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[2]
Étude réalisée à partir de l’approche proposée par la New Economic Foundation pour mesurer l’effet multiplicateur de l’achat local. Celle-ci consiste à suivre l’argent dépensé par des clients dans un commerce pour évaluer la part redépensée localement par ses gérants puis ses salariés et fournisseurs ; les richesses produites localement correspondent alors à la somme des dépenses locales réalisées à partir de la dépense initiale dans le magasin.
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[3]
Sarah Millet-Amrani, Nouveaux marchés, nouvelles pratiques ? Le rôle des circuits courts dans l’écologisation des pratiques agricoles, thèse de doctorat en sciences économiques, Inra/Ademe, 2020.
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[4]
Elmar Schlich, et al., « La consommation d’énergie finale de différents produits alimentaires : un essai de comparaison », Le Courrier de l’environnement de l’Inra, n° 53, 2006.