1Avec son look de dandy, sa moustache à la Watson et sa veste de velours, on imagine aisément Alexis Eskenazi enquêter aux côtés de Sherlock Holmes dans les bas-fonds londoniens de la fin du xix^e siècle. Lui se dit pourtant bien de son époque. Il se définit comme un membre de la génération Y, se présente comme un « designer transdisciplinaire » et compte bien devenir un « créateur influent du xxi^e siècle ». L’œuvre est en cours avec… Plastic Vortex, un titre digne d’une bande dessinée de science-fiction. Quiconque souhaite en savoir plus sur ce concept est prié d’accrocher sa ceinture pour un décollage imminent !

2Bienvenue dans l’imaginaire d’Alexis Eskenazi. Loin des représentations catastrophiques largement répandues quand il s’agit d’évoquer l’état de notre planète, il choisit avec soin ses mots pour décrire un futur désirable – tout en admettant volontiers notre incapacité à prédire l’avenir –, et l’on perçoit à travers la démarche de cet aventurier une volonté inébranlable d’apporter sa contribution de colibri à la question de la pollution océanique par les déchets plastiques.

3Pour comprendre le concept « Plastic Vortex », il faut enfiler à la fois les lunettes de la philosophie, de l’anthropologie, de la psychologie et des sciences « exactes ». Les yeux bleus d’Alexis s’illuminent lorsque, dans une forme de jubilation, il insiste sur l’importance du langage pour sauver notre « Spaceship Earth [1] » et évoque la nécessité d’inventer des mots, se définissant lui-même comme un « transitionneur ». Cette combinaison de concepts et de néologismes est la base de lancement qui lui permet de coloniser les imaginaires d’interlocuteurs aux horizons bien différents : politiques, artisans, informaticiens, physiciens… Sans eux, la collecte de déchets plastiques dans les voies fluviales initiée par Plastic Vortex serait restée un doux rêve. Alexis n’hésite pas non plus à se décrire comme un « guerrier dans l’âme », inscrivant sa sémantique dans la perspective d’un combat, qui s’annonce malheureusement disproportionné. Il faut reconnaître à ce jeune entrepreneur de 32 ans une bonne dose de courage poétique pour oser s’engager dans cette « lutte anthropique contre la pollution urbaine »…

4À partir du constat maintenant avéré des conséquences écologiques de l’Anthropocène, le projet a fait le choix de l’action. Concrètement, de quoi s’agit-il ? En plus d’être une démarche engagée, Plastic Vortex se révèle être un objet épatant d’ingéniosité. Il faut se représenter un barrage flottant à travers le lit d’un fleuve, constitué d’une sorte de pédalo qui, grâce à la force du courant, met en mouvement des pales. Ce double moulin actionne un tapis roulant qui fait remonter les déchets à la surface et les dirige vers un bac de récupération. Lorsque le bac est plein et qu’il est temps de ramener sur la rive cette fructueuse pêche, un capteur infrason intelligent envoie un signal par mail. Ainsi, la communauté numérique (environ 12 000 membres) qui s’est créée autour de Plastic Vortex peut suivre en direct l’état de la collecte.

5La première version de la machine, fruit d’une rencontre avec le concepteur Anthony Coulon, s’inscrit dans une dynamique d’open source : les plans sont disponibles gratuitement sur Internet afin que chacun puisse se lancer dans la fabrication d’un nouveau modèle. On retrouve ici la philosophie des fab labs [2], qui invite à partager avec la communauté toutes les améliorations qui pourraient être apportées à cette incroyable machine. Qu’on se le dise, les plans du Vortex 2 seront disponibles en ligne dès cet été !

6À une époque marquée par la culture du chiffre, où de nombreuses actions environnementales se basent sur des données quantifiées, Alexis ne s’y est pas trompé : son moulin a en particulier la capacité de mesurer la quantité de plastiques collectés, et il espère observer une courbe descendante au fil des années.

7Il espère également que cette incroyable machine permettra de lutter contre l’expansion de ce « septième continent » de plastique qui flotte au large de l’océan Pacifique. Difficile d’ignorer aujourd’hui ces micro-organismes qui se glissent dans la chaîne alimentaire de nombreux animaux marins… Chaque année, les Européens rejettent 92 kilos de plastiques par personne, qui partent ensuite souiller les fonds et les rivages de nos océans. Plastic Vortex constitue une infime partie de la solution en captant cette pollution en amont, sur les fleuves.

8Enfin, à travers son projet, Alexis entend œuvrer de façon stratégique à la réduction de l’émission de ces déchets. À la demande de collégiens toulousains, il est intervenu dans des établissements scolaires afin d’expliquer sa démarche écologique, et il a été surpris par l’ampleur de leur mobilisation pour collecter des fonds en sa faveur. « Rien ne peut être réalisé sans les citoyens », explique-t-il. Il compte d’ailleurs se servir de son moulin comme d’un outil de sensibilisation complémentaire des collectes de déchets régulièrement conduites par les associations de préservation de l’environnement. « Le grand avantage de Plastic Vortex, c’est de rendre visible un flux de pollution éparse pour mieux lutter contre », se réjouit le jeune homme.

9Dans un rapport publié en 2019 [3], le Commissariat général au développement durable (CGDD) préconise un recyclage de 100 % des déchets plastiques d’ici 2025 dans le cadre de l’économie circulaire. La démarche de Plastic Vortex s’inscrit dans cette logique. La question de « faire plus avec moins » est en effet devenue essentielle. Comme l’explique l’association de producteurs Plastics-Europe [4], il s’agit globalement d’éviter les déchets sauvages. Car si le plastique répond à des besoins importants au sein du monde industriel et dans notre quotidien en permettant d’économiser des ressources précieuses (panneaux d’isolation, éoliennes, emballages alimentaires, véhicules de plus en plus légers…), il s’accorde mal avec la question de la transition écologique. Notre « designer transdisciplinaire » déplore d’ailleurs qu’une bouteille d’eau n’ait plus aucune utilité après son premier usage, ce qui lui semble révélateur d’un cruel manque de créativité, dans ce monde industriel encore trop centré sur la productivité. L’artiste-entrepreneur aspire à définir une nouvelle fonctionnalité des objets. « Il faudrait que le plastique devienne plus durable, explique-t-il, en même temps que l’on remettrait en cause sa production massive. » Et de s’interroger : « Pourquoi ne pas imaginer la création de deux monnaies ? L’une servirait pour le marché des matières renouvelables, tandis que l’autre, plus contraignante, serait assignée aux matières non recyclables. » C’est aussi pour lutter contre l’éparpillement voire l’absence d’actions de recyclage que Plastic Vortex intervient à l’échelon de la collecte dans cette même approche de l’économie circulaire.

10Le projet a vu le jour à Toulouse et la phase de test du deuxième modèle s’est achevée sur la Garonne, également en Occitanie. Le troisième prototype est en cours de conception dans l’idée d’un déploiement industriel, dans un premier temps à l’échelle nationale. On compte en France 5 fleuves majeurs et 18 villes de plus de 100 000 habitants en capacité d’accueillir ces machines de collecte. Le principal enjeu des futurs modèles concerne le pilotage à distance, qui permettra en particulier de résister aux périodes de crue, source importante de pollution (rien qu’à Toulouse, près de 6 tonnes de déchets sont recensées chaque année). Alexis s’est mis en tête de participer au prochain salon des maires, en novembre 2020, pour tenter de convaincre les élus de déployer à grande échelle ce système révolutionnaire. Il pourra en particulier s’avérer un argument décisif auprès des férus de technologie, puisque susceptible d’être intégré dans une dynamique de smart city. Car ce barrage connecté a aussi été pensé pour développer le bien-être des habitants, l’intérêt des internautes à prendre soin de la nature se transformant, grâce à la viralité du numérique, en capacité d’agir pour la préservation de leur environnement.

11Conscient de la force des réseaux sociaux, notre « pilote de l’inconnu », comme il se définit lui-même, est aussi un homme de réseaux. Depuis cinq années déjà, il consacre tout son temps et toute son énergie à répondre aux enjeux environnementaux actuels, à la croisée des chemins entre univers industriel, démarche French Tech et engagement associatif et militant. Il n’évacue pas les moments de déception et de solitude auxquels il a dû faire face, mais il s’accroche à ces infimes petits signes qui lui indiquent qu’il est dans la bonne direction. Dans la vie de toute entreprise émergente il y a aussi des victoires savoureuses, comme autant de promesses d’un bel avenir : l’obtention de la quatrième place (sur 62) à l’occasion d’un appel à projets, Positive Impact Challenge, initié par Veolia pour répondre aux enjeux majeurs de la pollution aquatique ; ou encore un prix décerné par Toulouse Métropole dans le cadre d’un appel à projets citoyens intitulé Co-construire l’Open Métropole.

12La récente loi relative à la GEMAPI [5] représente un signal législatif encourageant ; de même que la perspective légale (certes lointaine : à l’horizon 2040) de stopper la mise sur le marché d’emballages plastiques à usage unique. La folle aventure de Plastic Vortex a ainsi tout pour devenir un outil incontournable pour les communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Que souhaiter de mieux au capitaine Eskenazi et à son équipage, sinon que cette initiative compte parmi les solutions qui tentent de répondre aux grands enjeux sociétaux de notre époque ?