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Le Low-tech Lab rassemble des personnes qui travaillent sur les low-technologies et partagent leurs connaissances en accès libre.
Alizée Perrin et Yoann Vandendriessche
# Citadins devenus des nomades modernes à travers leur association, Chemins de Faire
# Partisans des low-technologies et de la conception frugale
# Défenseurs de la réappropriation des techniques de fabrication par le plus grand nombre
# Initiateurs d’une encyclopédie libre des savoir-faire artisanaux
1Ce jour-là, le temps est pluvieux, la lumière triste, et la cour de la Maison forte boueuse. Mais de grands éclats de rire et le rouge vif d’un camion de pompier vintage viennent égayer l’atmosphère. Le camion, c’est celui d’Alizée Perrin et Yoann Vandendriessche, qui en ont fait leur maison-atelier itinérante. Les éclats de rire mêlés à des craquements de branches qui parviennent de la vieille grange sont aussi les leurs. Perchés face à face sur deux pédaliers fixés à un établi, ils testent en rythme leur prototype de broyeur à énergie musculaire. Dans un vrombissement irrégulier, quelques branches sont réduites en copeaux. D’autres voltigent dans les airs ou bloquent le mécanisme fait de chaînes de vélos et de poids d’haltérophilie. Il faudra encore quelques réglages… mais pas de quoi entamer la bonne humeur du duo. Il leur reste plusieurs semaines de résidence dans cette « fabrique coopérative des transitions », tiers-lieu rural installé près d’Agen, pour peaufiner la bête. Et puis, si Alizée et Yoann ont tout quitté et pris la route, c’est justement pour avoir le temps d’expérimenter. Leur projet ? Mettre au point et partager des solutions concrètes pour amorcer une transition sociale, énergétique et écologique, et aller à la rencontre de ceux qui portent des initiatives de transition locales.
2Il y a trois ans, le couple de créateurs vivait encore à Paris. À cette époque, formée au design d’intérieur à l’École Boulle et au design textile à Londres, Alizée vient de décrocher un poste de coloriste dans une agence d’architecture. Yoann, formé au design industriel puis au travail du cuir, a quant à lui ouvert son propre atelier de maroquinerie. Déjà travaillé par les questions de transition sociale et écologique, il multiplie en parallèle les projets et les collaborations dans les domaines des low-technologies (utiles, durables et accessibles), du réemploi et de la réappropriation des techniques de fabrication par tous. Il en est convaincu : « Si on reprend conscience et possession de ses moyens de fabrication, on reprend le pouvoir sur sa consommation. Ce qui est essentiel pour amorcer une transition. » Yoann est très actif avec le Low-tech Lab [1]. Il est aussi formateur en fab lab et s’investit dans des projets d’éducation populaire : il organise entre autres des ateliers de fabrication qui permettent à des jeunes de la banlieue parisienne en situation d’échec scolaire de retrouver confiance en eux et de faire l’expérience de l’entraide. Le couple agit aussi en duo. En 2016, en marge de la Cop 22, il organise notamment à Marrakech des ateliers de fabrication avec Zero Waste Maroc.
3« Et puis un jour, on s’est rendu compte qu’il y avait une incohérence entre ce qu’on racontait, ce sur quoi on travaillait et notre façon de vivre. C’est bien de réfléchir sur des systèmes qui permettent de gagner en autonomie, mais c’est mieux de le mettre en application au quotidien… On avait besoin de ralentir et de travailler uniquement sur des projets qui faisaient sens pour nous », se souvient Yoann. À ce moment-là, leurs amis designers et artisans sont eux aussi tracassés par ce dilemme. Alors ils envisagent de créer ensemble « une caravane d’artisans designers qui viendraient proposer leurs services pendant une semaine dans des villages où l’artisanat a disparu », et d’en profiter pour « ouvrir un espace d’interrogation collaboratif ».
4Le projet met du temps à se mettre en place. Mais du côté d’Alizée et Yoann, les choses s’accélèrent. Surtout depuis qu’ils ont trouvé un camion de pompier autrichien à aménager. Ils savent qu’ils veulent monter un atelier itinérant de design et de réparation pour réinitier le grand public à la remise en état et au réemploi d’objets, et vivre eux-mêmes plus sobrement, prendre le temps d’expérimenter de nouvelles façons de fabriquer, de s’entraider, de consommer. Même si le changement de vie s’annonce radical, pas question pour le couple de se mettre à l’écart de la société. Bien au contraire. « L’idée, n’est pas de ne plus travailler mais de travailler différemment, de pousser les expérimentations le plus loin possible, précise Alizée. Sans pour autant – et pour nous, c’est la clé – se mettre dans une posture de marginaux. Ce sont simplement des prises de position différentes, des petits ajustements dans notre mode de vie. »
5Après six mois de réflexion, ils se décident enfin à quitter Paris. Ils transforment leur camion en une douillette maison-atelier, puis ils se lancent dans un voyage de plus d’un an à travers l’Europe pour tester la vie nomade et préciser leur projet. D’abord en Scandinavie, « parce que le droit d’accès à la nature y est inscrit dans la Constitution », avant de redescendre jusqu’en Espagne. Sur la route, seulement équipé d’un panneau solaire de 300 watts, le couple expérimente en conditions réelles la nécessaire sobriété – énergie, eau et même connexion Internet – qu’il prônait depuis si longtemps. « Alors qu’on était sensibilisés à ces sujets, c’est à ce moment-là qu’on a véritablement pris conscience de notre consommation et changé nos habitudes », reconnaît Yoann.
6Alizée et lui profitent aussi de ce premier périple d’« observation » pour rencontrer des porteurs de projets de transition sociale et écologique au niveau local, ainsi que des artisans dépositaires d’un savoir-faire ancestral parfois menacé de disparition. En Norvège, ils découvrent ainsi auprès du peuple sami l’art de la lutherie traditionnelle et celui de la vannerie en racine de bouleau. Passionné par l’outillage et les techniques artisanales, le couple détaille ces gestes et savoir-faire anciens à travers croquis, textes, photos et vidéos. La documentation est déjà bien fournie quand le camion atteint les terres ibériques. Une idée germe alors dans la tête de nos deux designers : créer une encyclopédie libre et gratuite de toutes ces techniques pluriséculaires. « Beaucoup de gens font déjà ce travail de collecte des savoir-faire, mais il n’existe aucun outil pour réunir toutes ces connaissances parfois ultra-locales et les diffuser librement. »
7À leur retour de voyage, à l’été 2019, Alizée et Yoann sont séduits par la vie itinérante, et leur projet commence à prendre forme. Ils montent alors une association, Chemins de Faire, dont ils fixent les principaux objectifs : sensibiliser le grand public au réemploi et aux low-technologies via des ateliers ; transmettre leurs connaissances et accompagner les personnes qui veulent se réapproprier les moyens de fabrication ; rechercher des solutions alternatives pour une transition énergétique, notamment en développant des machines à énergie musculaire, « dans une démarche de recherche-action pour passer très vite au concret », et partager ces travaux en open source.
Remettre l’humain au cœur de la machine
8Avant de reprendre la route et de se lancer dans la vie nomade pour de bon, Alizée et Yoann posent leurs bagages dans l’Yonne, le temps de transformer une remorque de camion de pompier en atelier itinérant – une boîte à outils géante renfermant un petit espace de travail et tous les outils et la quincaillerie nécessaires pour travailler le bois, le métal ou le cuir et faire toutes sortes de réparations. Ils profitent aussi de cette pause bourguignonne pour bénéficier d’un accompagnement dans la mise en œuvre de leur projet par la Fédération des foyers ruraux, qui travaille à l’éducation populaire et au développement des zones rurales depuis plus de soixante-dix ans.
9C’est aussi là qu’après une rencontre avec le Syndicat des déchets du Centre-Yonne ils ont l’idée du fameux broyeur à énergie musculaire dont le prototype verra le jour quelques mois plus tard à la Maison forte. Le principe ? Mettre cet appareil à la disposition des habitants pour leur permettre de réduire leurs déchets verts, tout en recréant du lien social – une autre thématique forte pour les deux designers : « Ce qui peut être une corvée quand on est seul devient un prétexte pour se réunir et boire un coup entre amis ou voisins. Chacun apporte ses feuilles ou ses branches à broyer, et on en profite pour créer une forme de partage, d’entraide. » Le moteur à énergie musculaire est d’ailleurs l’une des marottes de Yoann : il a notamment planché avec le Low-tech Lab sur un atelier-container à l’usage des ONG ou des services de secours, qui contiendrait tout un panel d’outils fonctionnant à l’énergie humaine et utilisables dans des zones privées d’électricité.
10Vie en camion oblige, avant son départ le couple a lui aussi dû concevoir son propre outillage à énergie musculaire pour pouvoir travailler partout, même en pleine forêt. Entre leurs mains, le mécanisme d’une vieille machine à coudre Singer est devenu un outil à pédales capable de se transformer en scie circulaire ou en meule. Le tout avec des matériaux de récupération ou faciles à trouver. « Nos machines ne sont jamais très complexes à fabriquer de manière à pouvoir être reproduites par tout le monde. » Un point essentiel pour le couple, qui a mis la notion de transmission au cœur de son projet et partage gratuitement et librement toute la documentation sur la conception de ses machines. « Ce qui nous intéresse, c’est de démocratiser ces solutions low-tech dans nos sociétés occidentales, en expliquant qu’elles ne sont pas réservées au tiers-monde. Si ce sont de bonnes solutions qui vont dans le sens d’une transition sociale, énergétique et écologique, il faut s’en saisir », martèle Yoann, tout en reconnaissant que « ces machines n’ont pas encore l’efficience de l’outillage industriel et sont pour l’instant réservées à un usage ponctuel et/ou domestique ».
Déboulonner la peur de la technique
11Au-delà de la seule préoccupation énergétique, Alizée et Yoann veulent utiliser ce concept de fabrication simple pour « déconstruire la peur de la “boîte noire” de la machine, dont on ne connaît pas le fonctionnement et qu’on a peur d’ouvrir ». Depuis qu’il a repris la route en septembre 2019, le couple installe donc régulièrement sa remorque-caisse à outils au sein des écoles ou dans l’espace public et propose des ateliers. Bancs, bacs à compost, fours solaires ou éoliennes conçus à partir de matériaux récupérés dans une déchetterie : tous les supports sont bons pour réconcilier le plus grand nombre, et notamment les plus jeunes, avec la conception et la fabrication, mais aussi le travail collectif.
12Toujours dans l’idée de permettre à un large public de « reprendre possession des moyens de fabrication, et donc le pouvoir sur sa consommation », le couple voudrait mettre en place un concept de « repair café » itinérant. Le principe ? Visiter les petites communes rurales avec son camion-atelier et mettre à disposition des habitants la quincaillerie et les connaissances nécessaires pour effectuer eux-mêmes leurs réparations. Reste à trouver le modèle économique qui permettrait de proposer ce service gratuitement, pourquoi pas avec l’appui des collectivités locales. « Parce qu’il y a une notion de lien social très importante dans notre travail », souligne Alizée. « Et le fait que nous soyons nomades nous permet d’intervenir dans des zones très rurales et de sillonner un territoire pendant plusieurs semaines tout en poursuivant nos propres projets », renchérit Yoann.
13Depuis la fin de leur résidence à la Maison forte, Alizée et Yoann ont repris la route vers la Lozère, les Cévennes, les Deux-Sèvres, puis la Loire-Atlantique et la Bretagne. En chemin, ils ont donné un coup de main sur le chantier d’un café-librairie, rencontré des boulangers militants, des chapeliers au savoir-faire séculaire et des porteurs de projets durables et enthousiasmants avec qui ils réfléchissent déjà à mille et une nouvelles initiatives. Tout en espérant « convaincre les grandes entreprises de se mettre elles aussi à la conception frugale et aux solutions alternatives ; car si elles s’impliquent, tout peut changer ». Ils se voient bien poursuivre encore leur vie itinérante quelque temps avant de se fixer. Ils songent déjà à se former à la permaculture, trouver un terrain et y planter des arbres…
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Le Low-tech Lab rassemble des personnes qui travaillent sur les low-technologies et partagent leurs connaissances en accès libre.