DARD/DARD 2019/2 N° 2

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Article de revue

Il crée des alternatives sur le plateau de Millevaches

Pages 133 à 138

figure im1 Stéphane Grasser

# Directeur d’une scic d’urbanisme
# Spécialiste de la participation citoyenne
# Guide-accompagnateur de randonnée
# Investi dans un syndicat qui fédère les initiatives alternatives du plateau de Millevaches
# A travaillé pendant dix ans à faire venir de nouvelles populations dans les campagnes du Limousin
# Diplômé de sciences politiques et d’urbanisme

1Stéphane Grasser a toujours aimé « crapahuter en montagne ». Mais il ne connaissait pas vraiment ce qu’on appelle la ruralité avant de travailler à son développement, en Rhône-Alpes et en Alsace. Puis, en 1999, cet urbaniste de formation débarque en Limousin. Il postule à un emploi… on le retient pour un autre : « mise en place d’une cellule accueil » à la Région. Un projet porté par le président d’alors, Robert Savy, qui avait le développement des territoires chevillé au corps. Le pitch : faire venir et faciliter l’installation de nouveaux habitants pour maintenir services et vitalité dans les territoires ruraux du Limousin. « Défendre l’idée que l’avenir d’une région tient à sa capacité à attirer des gens, cela m’a séduit. C’était à contre-courant des idées d’envahissement portées par le Front national ou de la pensée dominante locale : “pour réussir, il faut partir”. » Grâce à cette politique innovante, la région Limousin, désormais incluse dans la Nouvelle-Aquitaine, est devenue plus attractive.

Le plateau de Millevaches

2L’effet a été particulièrement positif sur le plateau de Millevaches, territoire isolé d’environ 3 000 kilomètres carrés sur les contreforts du Massif central, entre Limoges et Clermont-Ferrand. Cette « Montagne limousine », comme on l’appelle aussi, est connue pour ses alternatives. On y trouve en effet une forte concentration d’entreprises coopératives, de producteurs bio, de médias alternatifs, de groupements d’achat et de lieux associatifs (crèches, centres sociaux, cafés, tiers-lieux…). Stéphane tombe rapidement amoureux de ce territoire atypique, ses paysages, ses habitants, ses projets collectifs. En 2006, il s’installe dans une vieille maison sur la commune de Gentioux-Pigerolles, au cœur du plateau, à une heure de route de son lieu de travail. « J’avais envie de participer aux alternatives qui se tramaient. Et puis j’ai toujours aimé la rudesse du paysage et du climat. » Il rejoint les bénévoles d’IPNS, journal de contre-pouvoir local, et ceux de l’association De Fil en réseaux, qui fédère à l’époque un certain nombre d’initiatives. « Ici, se souvient-il, on ne se contentait pas de penser des alternatives, on les expérimentait ! »

Changement de vie

3Mais côté professionnel, on attend de lui des résultats rentables économiquement, alors que les nouveaux habitants de ces campagnes veulent simplement changer de vie… avec ou sans création d’emplois. Stéphane sent un immense décalage entre son travail et l’énergie du territoire dans lequel il vit, entre la lourdeur de l’administration et la vitalité associative. Début 2008, il quitte son poste pour créer son activité de guide-accompagnateur de randonnée, dont il est diplômé depuis 2005. « J’avais vraiment besoin d’être dans une activité physique, moi qui fais de l’alpinisme depuis des années. Accompagnateur, c’est un métier plaisir, qui allie sport et contact avec la nature à un volet pédagogique. » Alors qu’il est en train de monter ce projet, on le sollicite pour participer à la création d’une entreprise coopérative destinée à faciliter l’accès au logement sur le plateau. Il accepte, à condition de pouvoir pratiquer trois mois dans l’année son activité de guide.

figure im2
© Emmanuelle Mayer

La scic L’Arban

4Attirant toujours plus d’habitants, le plateau doit en effet faire face à un étonnant problème de logement : s’il y a pléthore de maisons vides, celles situées dans les hameaux nécessitent de lourds travaux de rénovation, tandis que celles des bourgs, en hauteur et sans jardin, n’intéressent pas les urbains en quête d’espace ; quant au locatif, il est quasi inexistant. Il faut donc créer une offre immobilière en adéquation avec la demande. Salarié à 80 % annualisé, Stéphane s’engage dans cette société coopérative d’intérêt collectif (scic), la première en Limousin. « Ce statut permet d’intégrer des collectivités et une grande diversité de sociétaires, notamment des bénévoles, comme dans une association, tout en ayant la rigueur et l’aspect commercial d’une entreprise. C’est un statut vraiment intéressant, qui mériterait d’être plus connu. » Assez vite, apparaît la nécessité d’y ajouter une activité de bureau d’études en urbanisme rural : d’abord, parce qu’on ne peut pas travailler sur le logement sans avoir une stratégie d’aménagement ; ensuite, parce que les prestations du bureau d’études permettent d’atteindre l’équilibre économique.

Acquérir du bâti

5La scic L’Arban commence son activité en accompagnant un projet d’éco-quartier dans la commune de Faux-la-Montagne et en y implantant un « logement passerelle », c’est-à-dire un appartement locatif éco-construit qui permet aux nouveaux venus de se loger temporairement pour faciliter leur installation. Petit à petit, apparaît la question de la revitalisation des centres-bourgs : comment remettre de la vie au cœur des villages ? L’Arban acquiert donc également des bâtiments pour y créer des lieux d’animation. Elle possède ainsi quelques logements locatifs – notamment un projet d’appartements pour les personnes âgées –, mais aussi un tiers-lieu, une ressourcerie, et bientôt un café associatif et un espace culturel. Elle propose par ailleurs du conseil en matière d’achat collectif. Quant à l’activité bureau d’études, elle concerne des missions de stratégie ou d’études opérationnelles ; sa spécificité : prendre systématiquement en compte les problématiques écologiques et travailler en concertation avec les habitants.

Co-construire avec les usagers

6Faire participer les citoyens est un choix politique et va bien au-delà des obligations de concertation. « Nous pensons que leur parole est trop souvent ignorée, alors qu’ils sont les premiers concernés par de nombreuses décisions. La participation, cela va de la simple information jusqu’à la co-décision. Nous, on essaie d’intervenir au niveau de la co-construction. » Évidemment, cela demande une sacrée organisation, plus de temps et d’argent. Mais pour certains élus, cette remise en cause de leur pouvoir est impensable. « Pourtant, les projets fabriqués avec les citoyens sont bien plus adaptés aux réalités locales ! » plaide notre urbaniste. Pour compléter le tableau, L’Arban accompagne les particuliers dans la réhabilitation thermique de leur maison. Car sur le plateau de Millevaches, si l’isolation est plus que nécessaire, financièrement c’est compliqué. Pour accomplir ces diverses missions, la scic compte quatre salariés, dont Stéphane, qui assume le fait d’incarner la structure, même si son activité est plus celle d’un animateur d’équipe que d’un chef. Il peut aussi compter sur le président, un bénévole.

Deux métiers, une vision

7L’été, Stéphane poursuit son activité de guide-accompagnateur. À première vue complètement différents, les deux métiers sont cependant assez proches dans leurs rapports à l’espace, aux paysages, à la biodiversité. « En tant que guide, je dois faire en sorte que les visiteurs de la région se promènent en toute sécurité, mais je suis là aussi pour leur permettre de comprendre le territoire, aussi bien naturel que social. » Ainsi, avec les randonneurs, Stéphane discute de l’accueil des nouveaux habitants, des installations agricoles, de l’accès au foncier, de l’économie sociale et solidaire… bref, des enjeux locaux – les mêmes que ceux abordés avec les habitants lors des balades organisées à l’occasion des ateliers de co-construction des projets d’urbanisme !

L’industrie forestière

8Sur le plateau de Millevaches, la forêt est le sujet qui déchaîne les passions. En effet, cette terre de landes et de tourbières a été recouverte de douglas, d’épicéas et autres résineux à croissance rapide depuis les années 1950. Gérées de façon de plus en plus industrielle, à force de coupes rases, ces plantations sombres et rectilignes d’où ne sort aucun son d’oiseau, parfois traitées aux pesticides, n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’on appelle une forêt. La manière de produire du bois et de le transformer est un débat majeur ici, débat qui s’est cristallisé en 2018 autour du projet d’implantation d’une usine de pellets de bois torréfiés à destination des chaufferies des grandes villes. Ce projet est aujourd’hui en cours d’abandon parce qu’un collectif – « Non à la Montagne pellets » – s’est battu pour démontrer que cette usine aurait un impact désastreux sur l’environnement et la qualité de vie, et quasi nul sur l’économie locale.

Un futur désirable

9La puissance de lutte du plateau est impressionnante. Qu’il s’agisse de la gestion de la forêt, de l’accueil des migrants ou du maintien des services, des habitants s’organisent pour défendre leur vision. Parfois, comme dans le cas de la lutte contre l’usine de pellets, cela nécessite des semaines de travail pour étudier les dossiers, argumenter, communiquer. D’autres fois, il s’agit de se rassembler devant une préfecture ou un tribunal pour empêcher l’expulsion d’une personne exilée. En quelques heures, à coups de sms ou de messages sur Wire, une application cryptée, une centaine de personnes peuvent être mobilisées. Ce qui réunit tous ces habitants engagés, c’est la volonté de construire un territoire durable et désirable où l’économie soit relocalisée, où la terre et le logement soient accessibles, où les services publics soient présents, où nul ne puisse être forcé de quitter le territoire et où le vivant soit protégé.

Le Syndicat de la Montagne limousine

10Depuis 2015, la fête de la Montagne limousine réunit une fois par an, dans une commune différente, toutes les personnes qui revendiquent ce slogan : « Nous sommes le territoire ». Mais un événement, ce n’est pas suffisant pour fédérer des initiatives. Le Parc naturel, très actif sur le terrain, est trop timide politiquement pour assumer cette fonction. L’association De Fil en réseaux, qui a longtemps joué ce rôle, a cessé son activité à la suite de problèmes de ressources humaines – l’associatif auto-géré, cela ne marche pas toujours… Alors est née l’idée d’un syndicat. « Le Syndicat de la Montagne limousine, c’est d’abord un lieu de rencontre entre les différentes alternatives, où se fabrique un discours commun », observe Stéphane, qui s’investit également dans cette instance créée en novembre 2019. Le manifeste est clair : « Nous ne voulons plus être les éternels spectateurs et spectatrices d’un monde qui n’en finit pas de s’effondrer. La Montagne limousine, où nous vivons, est l’échelle adéquate pour nous saisir d’un certain nombre de problèmes essentiels. » Bref, le syndicat est un espace d’auto-organisation pour reprendre en main le devenir du territoire et donc sa propre existence. Il est composé de petits groupes auto-gérés qui se saisissent chacun d’une problématique (l’eau, l’agriculture, les biens vacants, les exilés…) et d’un groupe de coordination.

Mélange de populations

11Évidemment, ce milieu alternatif ne suscite pas que de l’admiration. Certains, à l’instar de la maire de Gentioux, le village de Stéphane, attisent les clivages et cherchent à se débarrasser de cette population militante. « C’est normal qu’il y ait des tensions liées à des façons différentes de regarder le monde. Mais ce n’est pas normal que l’on essaie de virer des gens sous prétexte qu’ils vivent en yourte ou ne mettent pas leurs enfants à l’école », estime l’urbaniste. Il a donc décidé de se porter candidat à la mairie avec d’autres. « L’idée de notre liste n’était pas de faire la révolution, juste de ramener la sérénité dans la commune, arrêter de stigmatiser les gens, mener une vie plus paisible… » Une bonne idée, visiblement, puisque cette liste a été élue aux dernières municipales. Heureusement, dans d’autres villages, Faux-la-Montagne, Eymoutiers, Peyrelevade ou Saint-Martin-Château, le mélange des populations est une vraie réussite, qui influe au quotidien sur la qualité de vie.


Date de mise en ligne : 27/04/2020

https://doi.org/10.3917/dard.002.0133

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