Notes
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Période actuelle des temps géologiques au cours de laquelle les activités humaines ont de fortes répercussions sur les écosystèmes de la planète (biosphère) et les transforment à tous les niveaux. On fait coïncider le début de l’Anthropocène avec celui de la révolution industrielle, à la fin du xviiie siècle (source : Larousse, éd. 2020). Par opposition, « Naturocène » pourrait désigner une période où l’homme réapprendrait à vivre avec la nature et non contre elle.
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Caroline et Jonathan Attias
# Pionniers du mouvement de la Désobéissance fertile et créateurs de la plate-forme Internet du même nom
# Adeptes d’un lobbying citoyen pour une démocratie directe et collaborative, tournée vers la nature
# Défenseurs du vivant sous toutes ses formes
1Il y a une trentaine d’années, dans un essai intitulé Le Contrat naturel, Michel Serres formait le vœu que l’homme, en souvenir de son appartenance originelle à la nature, retrouve un jour le moyen de la traiter comme il faut. Car après des siècles de progrès techniques qui lui ont permis, du moins dans un premier temps, de la domestiquer afin d’échapper à sa nécessité – au sens philosophique du terme : « ce qui doit irrémédiablement arriver » –, notamment en termes de ressources alimentaires et énergétiques, l’homme, perdu dans les dérives exponentielles d’une société capitaliste vénérant le profit, a fini par instrumentaliser la nature, la transformant en un produit comme un autre, et ce même dans ses tentatives affichées de la protéger.
2En choisissant de vivre dans une cabane au cœur d’une forêt corrézienne, Caroline et Jonathan Attias ont en quelque sorte mis en pratique les préconisations du philosophe. Car leur démarche se veut tout autant une reconnexion avec la nature qu’un acte politique, par l’affirmation qu’une société débarrassée des injonctions du marché est possible. Face au défi auquel doit répondre l’humanité – assurer sa survie –, ces pionniers de la « désobéissance fertile » aimeraient voir un « Naturocène » succéder à un Anthropocène [1] mortifère. Voici leur histoire.
3Peu de temps après la crise des subprimes, il y a une grosse dizaine d’années, Jonathan Attias, diplômé d’une grande école de commerce, pedigree somme toute classique pour un habitant des beaux quartiers parisiens, ouvre les yeux sur le monde. À l’origine de ce dessillement ? Des lectures tout d’abord, notamment celle d’un essai de Naomi Klein, La Stratégie du choc : la journaliste altermondialiste canadienne y explique comment le capitalisme manœuvre pour imposer des réformes toujours plus ultralibérales en profitant des crises économiques. Mais aussi un documentaire de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global, qui, face à l’effondrement annoncé, cartographie les solutions qui partout émergent et ont en commun le respect de notre planète et de ses habitants. Pour Caroline, le déclic viendra en 2012 à l’occasion d’un voyage en Amérique latine. Initiatique et révélateur, il va éveiller à la beauté du monde et de l’humanité celle qui travaillait jusque-là dans l’univers du grand luxe parisien. Quand ces deux-là se rencontrent, ce ne sont pas les réflexes de leur « ancien » monde qui les rapprochent, mais la volonté d’en préserver un nouveau, qui leur semble si fragile. Ils se retrouvent autour de la lutte pour la libéralisation des semences et contre la privatisation du vivant ; autour aussi de l’engagement en faveur des initiatives collectives et du développement d’outils pour permettre aux citoyens de réellement peser sur les décisions politiques confisquées par nos dirigeants. Et un beau jour de 2018, ils montent dans un van et partent, en compagnie de leur première fille tout juste née, à la rencontre des différentes alternatives au système qui émergent un peu partout. Tout en cherchant un lieu où s’installer pour mettre en accord leur mode de vie avec leurs aspirations.
4En Corrèze, leur route croise celle de François. Ce quinquagénaire est propriétaire d’un terrain boisé et vallonné à une vingtaine de kilomètres au sud de Brive-la-Gaillarde. Drôle de proprio, en vérité, qui accueille des gens désireux comme lui de vivre en harmonie avec la nature ! Pendant plus de quinze ans, François a bâti des cabanes faites de terre et de paille posées sur une ossature en bois. Mais aussi une serre et un atelier où sont rangés les outils qui servent à travailler le potager. Il a également conçu un système de canalisations pour amener l’eau des sources qui irriguent le bois aux différentes habitations. Là résident quelques familles – une dizaine de personnes en tout – en complète liberté, qui ne ressentent nullement le besoin de se définir comme une communauté mais s’entraident naturellement, partagent et tissent des liens. Il n’en faut pas plus pour que Caroline et Jonathan décident de se poser en ce lieu où tout semble correspondre à leurs aspirations. Nous sommes alors en octobre 2018.
5Symboliquement, cette nouvelle vie démarre alors que Caroline est enceinte de leur deuxième fille. D’abord, s’installer. Avec François comme maître d’œuvre, ils construisent leur propre cabane de 40 mètres carrés en matériaux naturels, auxquels s’ajoutent des éléments de récupération : des baies vitrées « chinées » dans une déchetterie, un vieux poêle à bois, une batterie de voiture qui fera office, une fois adaptée, de générateur pour l’ordinateur et le téléphone. « Nous mettre en accord avec nous-mêmes passait évidemment par une réduction de nos besoins », expliquent-ils. « L’écologie, poursuit Caroline, ça ne se théorise pas, ça se vit. » Au plus près d’un lieu où tout, selon leurs propres dires, est « vivant », ils découvrent alors le plaisir paradoxal mais vital de passer des heures à résoudre un problème de canalisation ou à faire des allers-retours chargés de seaux d’eau pour arroser les plantes qui souffrent en ce mois d’août 2019 caniculaire. Pour faire court, ils sont depuis leur arrivée en Corrèze soumis à la nécessité de réapprendre tout ce dont la société de consommation les a éloignés : réfléchir aux moyens de se loger, de s’alimenter, de se vêtir, de se chauffer… Là où certains y verraient une contrainte, le couple parle d’une « réappropriation de leur vie » et d’une « véritable source de joie ».
6Pour mieux comprendre, il faut surtout admettre que leur volonté n’est pas de vivre dans mais avec la nature. La préposition change tout. En premier lieu, parce qu’elle explique la naissance du mouvement dont Caroline et Jonathan sont les pionniers, la Désobéissance fertile, qui entend « préserver ce qu’il reste de vivant, régénérer des écosystèmes jusqu’alors détruits par les sociétés humaines et apprendre à vivre dans la nature quoi qu’en disent les lois ». La plate-forme Internet qu’ils ont lancée [2] invite les particuliers à acheter des parcelles de forêts pour les soustraire à la « malforestation » – c’est-à-dire éviter qu’elles ne soient rasées ou surexploitées. Elle incite aussi les propriétaires terriens qui se reconnaissent dans cette démarche à céder des terrains afin de permettre ce genre d’initiatives, et recense les nombreux sites en France qui ont adopté et relaient ce projet.
7Car Caroline et Jonathan sont loin d’être les seuls à vivre dans des cabanes sur des terrains non constructibles. Mais nombre de leurs homologues, confrontés aux mêmes interdictions touchant ces habitats dits légers et/ou « sauvages », préfèrent adopter un profil bas. Pas eux ! « La loi dit que nous sommes en infraction, explique Jonathan. Nous, nous voulons néanmoins promouvoir cette façon de vivre qui ne devrait pas être hors-la-loi à un moment où l’urgence climatique impose de changer nos comportements. » Quand le maire de la commune où ils résident, accompagné de représentants de la Direction départementale des territoires, est venu leur signifier que leurs cabanes étaient illégales, Jonathan n’a pas bronché. Et pas davantage quand on leur a expliqué qu’un procès-verbal d’infraction allait être rédigé dans le but de constituer un dossier pour le procureur de la République. Attitude bravache ? Pas du tout ! Il a de solides acquis en matière de droit hérités de son « ancienne vie », qui lui ont notamment permis de rédiger un Guide pour atelier de démocratie : apprenons à écrire collectivement les lois et Faisons la loi ! Kit de mobilisation pour citoyens-législateurs, deux fascicules de « lobbying citoyen ». « La loi fait peur, poursuit-il, car bien souvent elle n’est pas connue. Une ignorance qui, soit dit en passant, permet au système de maintenir l’ordre. Ainsi, peu de gens savent que même s’ils sont établis sur un terrain non constructible, la domiciliation est un droit et ils existent administrativement parlant. »
8Parmi les autres textes de loi essentiels à la compréhension de la « désobéissance fertile », il y a l’article 122.7 du Code pénal, selon lequel « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Cela illustre la différence fondamentale qui sépare ce mouvement de ceux qui se réclament, avec plus ou moins de pertinence, de la désobéissance civile théorisée par Henry David Thoreau au milieu du xixe siècle. Là où ces derniers expriment leur droit moral à obéir à leurs propres règles tout en respectant le reste du dispositif légal de la société, les « désobéissants fertiles » ne croient pas au système, ni à sa capacité à changer dans le bon sens. Ils prônent donc la création d’une société alternative résiliente en s’appuyant sur la connaissance des droits fondamentaux afin de mieux déjouer la sanction juridique à laquelle cette posture les expose.
9Là encore, c’est la préposition employée qui fait toute la différence. La « désobéissance fertile » ne propose pas de faire contre mais avec. Elle permet de réaliser ce qu’il est possible de faire malgré les injonctions légales de la société. Elle vise surtout l’ouverture aux autres, car, comme le résume bien Jonathan, « si on n’apprend pas à vivre ensemble, on est morts ». Ce qui disqualifie de fait les arguments de ceux qui ne verraient là qu’une énième lubie de néoruraux survivalistes. Certes, les conditions sont réunies pour entretenir la confusion : une crise multifactorielle (énergétique, climatique, sociale, économique…) et une extinction de l’humanité à brève échéance poussant de petits groupes d’individus à chercher asile dans une nature soudain redevenue protectrice et à retrouver des pratiques ancestrales aux antipodes de tout ce que le progrès technologique nous a offert de manière exponentielle depuis les débuts de l’industrialisation. À ceci près, et la différence est de taille, que les survivalistes adoptent le plus souvent une posture de repli individualiste et paranoïaque, quand les adeptes de la « désobéissance fertile » se veulent résolument altruistes et débarrassés des désirs matériels incompatibles à terme avec toute vie en communauté.
10Si Caroline et Jonathan prônent une société où les ressources sont envisagées en commun, c’est parce qu’ils le vivent au quotidien et que cela marche. Dans « leur » forêt, tout le monde vient spontanément participer aux travaux du potager, prêter un outil ou échanger des légumes contre un coup de main. Cette culture de la collaboration a essaimé au-delà des limites de leur terrain. Ainsi, la coopérative bio du coin met à leur disposition les produits invendus, ce qui est illégal car seule une association dûment certifiée en a le droit. Jonathan appelle cela son « réseau de complicités », au sein duquel la solidarité ne s’arrête pas à la première injonction légale quand il importe d’agir selon son bon sens et son humanité. Mais comme le rappelle Caroline, « il est également important de résister aux injonctions culturelles, solidement ancrées en nous mais dont on peut se défaire ». S’affranchir par exemple de la méfiance que l’homme a développée vis-à-vis de la nature. « C’est ce que nous apprend la vie en forêt. » Pour elle qui est devenue doula (soutien holistique à la naissance) et s’est formée à l’activité de sage-femme en vue d’accompagner des accouchements à la maison, cela va même plus loin : « La confiance en la nature, c’est aussi aider les femmes à reprendre confiance en leurs qualités intrinsèques : créativité et intelligence émotionnelle. Car la société leur a toujours dénié la place qui leur revient alors même qu’elles portent en elles et symbolisent la fertilité. »
11Qu’on se le dise, la société du futur, résiliente et solidaire, sera rebelle, naturelle et féminine.
Notes
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[1]
Période actuelle des temps géologiques au cours de laquelle les activités humaines ont de fortes répercussions sur les écosystèmes de la planète (biosphère) et les transforment à tous les niveaux. On fait coïncider le début de l’Anthropocène avec celui de la révolution industrielle, à la fin du xviiie siècle (source : Larousse, éd. 2020). Par opposition, « Naturocène » pourrait désigner une période où l’homme réapprendrait à vivre avec la nature et non contre elle.
- [2]