DARD/DARD 2019/2 N° 2

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Article de revue

Elle lutte contre la fast-fashion

Pages 120 à 124

figure im1 Nayla Ajaltouni

# Coordinatrice du Collectif éthique sur l’étiquette
# Bac + 5 en économie du développement
# Spécialiste des conditions de travail dans l’industrie textile
# A travaillé dans le financement du développement international
# Aime les fringues
figure im2

1Nayla Ajaltouni est une justicière. Une militante pour qui changer le monde est un job à temps plein. Son secteur : l’industrie de l’habillement. Son credo : la défense des droits humains au travail dans les chaînes de sous-traitance mondialisées. Son arme : le plaidoyer. C’est-à-dire argumenter, convaincre sans relâche, aussi bien les pouvoirs publics que les multinationales de la fast-fashion, cette mode presque jetable. Une forme de lobby, avec ceci de différent que la cause défendue n’est pas celle d’une corporation ou d’une entreprise mais celle de peuples, et que cela se pratique en toute transparence. Depuis 2007, Nayla Ajaltouni est en effet la coordinatrice et porte-parole du Collectif éthique sur l’étiquette, qui rassemble depuis 1995 une vingtaine d’organisations : ONG, syndicats et associations de consommateurs. Éthique sur l’étiquette… Derrière ce nom façon slogan se cache une dure réalité. Celle des salaires de misère des ouvriers et ouvrières de la confection textile. Celle des cadences infernales et des 60 à 80 heures par semaine. Celle des heures supplémentaires non payées et des discriminations. Celle de la répression syndicale et de l’impossibilité de négocier collectivement.

2Vu d’ici, on pourrait croire que cette situation dramatique n’est qu’une affaire d’États. Que les firmes transnationales françaises, espagnoles ou suédoises profitent simplement d’un coût du travail plus bas dans les pays en voie de développement. La réalité est plus complexe et plus sombre. Il y a un problème systémique dans l’industrie de l’habillement. L’exploitation humaine est en effet dans les gènes mêmes du modèle économique des géants du secteur : il s’agit de produire à très faible coût pour vendre à bas prix. Chez H&M, Primark ou Pull&Bear, la faible marge est compensée par le volume extravagant des ventes. Chez Zara, on renouvelle les collections en permanence pour pousser à l’achat immédiat. Le concept de la fast-fashion est là : inciter à l’achat compulsif et au renouvellement permanent de la garde-robe. « Ces grandes compagnies fixent leurs prix en se basant sur le revenu – substantiel – qu’elles veulent en tirer et le prix que, selon elles, le consommateur est prêt à mettre. Il ne reste que les miettes pour la production », constate cette économiste du développement, formée à la Sorbonne.

3Il semble loin le temps où tous nos vêtements étaient fabriqués en Europe de l’Ouest, cette époque où les enseignes ne sortaient « que » deux collections par an. « La situation est pourtant assez récente, elle date du début des années 2000, quand les grandes marques internationales ont explosé avec la quasi-disparition des barrières douanières », rappelle la porte-parole du collectif. Ces transnationales ont créé la division du travail à l’échelle mondiale : ici la fabrication de la matière première, là la teinture, ailleurs la confection, encore ailleurs la vente. Très puissantes, elles font pression pour que les États maintiennent de « bonnes conditions économiques » (c’est-à-dire de mauvaises conditions sociales) en échange de leurs investissements et créations d’emplois – même s’il s’agit davantage d’exploitation que d’emploi.

4L’effondrement du Rana Plaza en 2013 à Dacca au Bangladesh, qui a causé la mort de 1 135 ouvriers et ouvrières, est directement lié à ce modèle économique. En effet, suite à l’apparition de fissures, l’évacuation du site avait été requise, et les commerces des étages inférieurs avaient obtempéré. Mais les employés des ateliers textiles avaient été sommés de venir travailler, malgré leurs protestations. Une heure après la mise en route des machines à coudre, le bâtiment s’effondrait, incapable de résister aux vibrations. Le propriétaire de cet immeuble de huit étages était un homme politique qui avait obtenu par la corruption un permis de construire pour un bâtiment de cinq étages seulement. Après le drame, Nayla Ajaltouni a fait pression sur les marques qui comptaient ces ateliers parmi leurs sous-traitants, comme Carrefour, pour qu’elles alimentent le fonds d’indemnisation des 2 500 blessés. « Au Bangladesh, beaucoup de députés sont patrons d’usines de confection. Ils savent très bien que si les conditions de travail s’améliorent, les multinationales iront ailleurs, à la recherche de coûts de production plus bas », analyse-t-elle.

5C’est exactement ce qu’il s’est passé quand la Chine a diversifié sa production et amélioré les conditions de travail de ses employés du textile. Si elle reste un acteur puissant du marché de l’habillement, la grande distribution et les enseignes de fast-fashion lui préfèrent le Bangladesh, le Pakistan, le Cambodge ou encore l’Éthiopie, où les salaires sont les plus bas au monde. C’est d’ailleurs avec cet argument que le gouvernement éthiopien aurait attiré les investisseurs ! Heureusement, plusieurs marques françaises, comme Cyrillus ou La Fée Maraboutée, se tournent vers le made in Europe. Mais Nayla se méfie : si certaines travaillent avec des ateliers italiens ou portugais, beaucoup d’enseignes de haute et moyenne gammes regardent vers la Bulgarie, l’un des plus gros producteurs de textile en Europe, où les salaires minimum sont plus bas que ceux pratiqués dans certaines provinces chinoises. En Tunisie, autre pays où l’industrie textile représente une part importante des emplois, une usine a fermé du jour au lendemain sans verser d’indemnités…

6Mondialiser les droits humains au travail est donc vital. Avec les membres du Collectif éthique sur l’étiquette, Nayla lutte à l’aide d’armes juridiques. Car le cadre mondial existe : une convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) définit ce qu’est un travail respectueux de la dignité humaine, avec un socle minimal de droits à observer. « Mais les moyens sont insuffisants pour faire respecter ce cadre, inspecter les usines et sanctionner. De plus, négocient ensemble à l’OIT les délégués syndicaux internationaux (comme Bernard Thibault pour la France) et les États, mais aussi les représentants des employeurs, donc des multinationales ! » précise Nayla. Ce cadre international ne suffit donc pas. Après le drame du Rana Plaza, le collectif a milité pour l’application d’un « devoir de vigilance », un texte de l’ONU qui rend les donneurs d’ordre juridiquement responsables de l’impact de leurs activités tout au long de la chaîne de production. Nayla et les membres du collectif ont travaillé avec des députés pour traduire le texte onusien dans le droit français. C’est ainsi que la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance oblige désormais les groupes de plus de 5 000 salariés en France (10 000 si le siège social se trouve à l’étranger) à publier un plan de vigilance, et prévoit la possibilité pour les victimes ou toute personne ayant intérêt à agir de saisir un juge. Une sacrée victoire. « Mais il faut maintenant aller plus loin, c’est-à-dire créer une directive européenne. Si, enfin, on peut poursuivre en justice les multinationales quand leurs sous-traitants étrangers ne respectent pas le droit, on pourra changer les choses. »

7Les entreprises, autrefois ouvertes au dialogue, bloquent désormais la communication. Pas facile d’attaquer ces hommes d’affaires et leurs gros sous. Mais Nayla Ajaltouni est douée. Sa voix posée, son attitude concentrée et sa parfaite maîtrise du sujet en font une interlocutrice redoutée. Déjà douze années au service de cette cause. On pourrait imaginer une rabat-joie mal fagotée qui fustige la mode. Il n’en est rien. Nayla a du style et elle adore les fringues. « J’aime la mode ! S’habiller, ce n’est pas si futile : le vêtement peut être un moyen de résistance, d’expression de sa créativité. » Mais dans ce contexte, comment choisir ses habits ? Même les marques haut de gamme, comme Maje, Sandro, Claudie Pierlot et consorts, font fabriquer à moindre coût et vendent à prix fort en jouant sur le design et l’identité de marque. Reste les petites enseignes éthiques (Quintessence, Muse & Marlowe…), mais elles demeurent confidentielles et, évidemment, un peu onéreuses. Pour les éco-fashionistas, la solution est donc la seconde main. Mais quand on voit le nombre de vêtements revendus à peine portés, cela pose question. « Effectivement, même Vinted, site Internet où l’on peut revendre ses vêtements et acheter de la seconde main, participe au système en incitant à renouveler constamment sa garde-robe au lieu de se séparer de ce que l’on ne porte plus », constate Nayla.

8La coordinatrice d’Éthique sur l’étiquette fait donc comme tout le monde : ce qu’elle peut ! Elle boycotte les fringues des supermarchés et des temples de la fast-fashion, trouve son bonheur en combinant un peu de seconde main, de marques responsables et de basiques de qualité. « Agir en tant que consommateur c’est bien pour se sentir citoyen, mais c’est insuffisant. Il faut se politiser, c’est-à-dire interpeller les marques, les dénoncer sur les réseaux sociaux, signer des pétitions, etc. » Le Collectif éthique sur l’étiquette est membre du réseau international Clean Clothes Campaign et relaie le travail du mouvement Fashion Revolution, très actif sur les réseaux sociaux. Car H&M et Zara sont extrêmement soucieuses de leur image. Le service « marketing, développement durable et responsabilité sociétale des entreprises » de H&M est si puissant que la marque est parvenue à se faire considérer comme éco-responsable ! « Son label “Conscious” et la remise de 5 euros qu’elle propose en échange d’un sac de vêtements anciens lui donnent une image “green” alors qu’il ne s’agit que d’une nouvelle incitation à acheter encore et toujours plus », regrette Nayla. Le nœud du problème se situe dans l’obsolescence programmée (quelques semaines seulement…) de ces vêtements neufs. Heureusement, de plus en plus de blogueurs et d’influenceurs dans la mode popularisent l’idée d’un vestiaire minimaliste, d’un dressing durable. La fashion revolution a commencé !

9https://ethique-sur-etiquette.org/


Date de mise en ligne : 27/04/2020

https://doi.org/10.3917/dard.002.0120

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