DARD/DARD 2019/2 N° 2

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Article de revue

Elle soulève des montagnes pour les nomades tibétains

Pages 112 à 119

figure im1 Marion Chaygneaud-Dupuy

# Vit au Tibet depuis vingt-deux ans
# Première femme à avoir gravi trois fois l’Everest
# Accompagne les populations nomades dans leurs projets de résilience
# À l’origine de Clean Everest, l’opération de nettoyage des déchets qui jonchent le plus haut sommet du monde
# A créé un label de tourisme responsable au Tibet, Global Nomad
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© Marion Chaygneaud-Dupuy

1Ses yeux clairs et son large sourire vous sont peut-être déjà familiers. Depuis qu’elle a initié, en 2016, une grande campagne pour nettoyer les tonnes de déchets qui jonchent l’Everest, la photo de Marion Chaygneaud-Dupuy, emmitouflée dans une doudoune rouge sur des pentes enneigées, a fait le tour d’Internet. L’initiative lui a valu un prix Terre de Femmes en 2019 et l’attention des médias à travers le monde. Mais ce projet très emblématique, aussi essentiel qu’il soit, est loin de résumer l’engagement de la quadragénaire auprès des populations des hauts plateaux du Tibet, où elle vit depuis plus de vingt ans. Son champ d’action : l’accompagnement de projets de résilience écologique, économique et culturelle portés par les peuples nomades. Des peuples dont le mode de vie et l’environnement sont déstabilisés par le développement exponentiel de la Chine.

2La première rencontre entre Marion et l’Asie remonte à la fin des années 1990. La jeune fille a alors 16 ans. Après avoir grandi en Dordogne dans une famille d’agriculteurs qui l’a « éveillée à la nature par l’émerveillement », à l’adolescence elle est rattrapée par « des préoccupations plus matérialistes et superflues ». Jusqu’au jour où elle accompagne une amie à Calcutta. Confrontée à la souffrance, la maladie et la mort, l’adolescente vit une prise de conscience brutale. « C’est comme si j’étais sortie d’une sorte de torpeur. Il m’est apparu urgent de me sentir concernée par ce qui se passait dans le monde. J’ai pris conscience de façon irréversible du fait qu’au-delà de mes cercles familiers, j’appartenais à la vaste communauté des humains », se souvient-elle. Elle est loin d’être la seule Occidentale à vivre ce type de révélation lors d’un voyage en Inde. Mais chez elle le sentiment reste tenace, même de longs mois après son retour en France.

3Alors deux ans plus tard, à 18 ans à peine, Marion repart pour Calcutta et s’installe durablement en Asie. À Darjeeling, elle étudie le bouddhisme auprès d’un maître tibétain exilé au monastère de Mirik. « J’avais besoin de trouver un moyen d’entraîner mon esprit à passer de la reconnaissance de la souffrance de l’autre à un moyen de devenir acteur pour la soulager. » Aujourd’hui encore, la philosophie bouddhiste la guide dans tous ses projets, qu’elle veut empreints de respect pour la nature et les hommes. À l’issue de ses deux années d’apprentissage, c’est son maître tibétain, dans l’impossibilité de retourner sur ses terres natales, qui va lui souffler l’idée d’accompagner les populations nomades des hauts plateaux.

Sensibilisation à l’écologie sur les hauts plateaux

4Elle part donc, à 22 ans, dans la région du Tsochen dans l’Ouest du Tibet. Là, à 4 500 mètres d’altitude, elle découvre la situation délicate des populations nomades, progressivement marginalisées sur leur propre territoire par la transformation galopante de la société chinoise. Sa mission ? Non pas les convertir à la sédentarité et à l’économie de marché. Mais plutôt s’appuyer sur leurs savoirs millénaires pour trouver des moyens de « faire un lien entre leur mode de vie et la société moderne ». L’objectif étant qu’ils puissent maintenir leur manière de vivre tout en cohabitant et tirant le meilleur d’une société chinoise en pleine mutation.

5Très vite, Marion se passionne pour la culture nomade. « Leurs connaissances, acquises au fil de plusieurs millénaires, sont d’une richesse et d’une sagesse incroyables. Ils ont développé l’art de trouver le juste équilibre pour vivre en respectant la nature. C’est à ce moment-là que j’ai mis un pas dans l’écologie, au sens premier du terme. » La jeune femme découvre en même temps la fragilité de l’écosystème des plateaux tibétains, dont dépendent entièrement les nomades et leurs troupeaux. Le sol, gelé une grande partie de l’année, est couvert d’une couche herbeuse qui retient l’humidité et forme des réserves d’eau douce précieuses pour les populations locales. Depuis des milliers d’années, les nomades font paître leurs troupeaux dans ces pâturages et participent à les préserver. Chèvres, yaks et moutons y disséminent les graines des herbes et assurent la pérennité du couvert végétal. Un élevage extensif et une gestion des sols ancestrale qui maintiennent un équilibre favorable à tous. Mais ces dernières décennies, les hauts plateaux, autrefois peu peuplés, ont eux aussi été rattrapés par l’urbanisation et le développement industriel. L’élevage intensif, l’installation de mines et de villages ou encore la construction de routes perturbent ce fragile équilibre. Résultat : le couvert herbeux n’a pas le temps de se régénérer, le sable vient s’installer et érode progressivement les pâturages alentour. L’eau n’est plus retenue dans les couches superficielles du sol et s’infiltre rapidement en profondeur, rejoignant désormais les fleuves sans alimenter les populations locales. Et, faute de terres fertiles, de nombreux nomades sont contraints de se sédentariser pour trouver un emploi.

Un entrepreneuriat social sur mesure plutôt qu’un travail humanitaire hors sol

6Elle a beau être de bonne volonté, pendant des années Marion tâtonne, peine à trouver le bon modèle pour être véritablement utile aux populations nomades qui font face à ces problématiques. Elle agit d’abord aux côtés d’ONG comme la Croix-Rouge, avec qui elle travaille notamment sur des projets de dispensaires et de maternités. Puis en dehors. « J’avais la sensation que ces organisations avaient tendance à trop imposer leur modèle et qu’elles ne savaient pas trouver de nouvelles manières de répondre à des besoins locaux », précise-t-elle. Une façon d’agir à l’opposé des convictions de la jeune femme, qui préfère s’appuyer sur les connaissances des populations locales. Parce qu’elle en est convaincue : « Où que l’on soit, l’ancrage local est la clé d’un travail écologique et social. Je respecte beaucoup plus la vision des gens qui vivent là depuis des générations que la mienne, même si je suis là depuis plus de vingt ans. Ils connaissent leur territoire et savent de quoi il a besoin. C’est l’évidence même de leur faire confiance sur la manière dont ils voient les choses pour les aider à mettre en œuvre cette vision. »

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© Marion Chaygneaud-Dupuy

7En attendant de trouver la bonne solution pour accompagner les nomades au mieux, Marion devient guide de trekking pour « ne pas vivre aux dépens des ONG. C’est une question d’éthique ».

8En 2006, elle se lance enfin et monte sa propre ONG, Highland Initiatives, qui aide les entrepreneurs sociaux à lever des fonds pour financer leurs projets. Un groupe d’experts les conseille et les accompagne dans leur mise en œuvre. Quelque 54 projets, touchant au total plus de 100 000 personnes, ont déjà été portés par ce réseau, en très grande partie au Tibet. Parmi eux, des créations de crèches et d’écoles, de centres de soin, des forages de puits, mais aussi de nombreuses initiatives pour valoriser la culture tibétaine.

9Deux ans plus tard, les ONG françaises sont temporairement expulsées de Chine après des incidents lors du passage de la flamme olympique en France. Exilée à Hong Kong, Marion prend conscience qu’« en Chine, même pour porter des projets écologiques et sociaux, on ne peut pas parler un autre langage que celui de l’économie. Pour avoir un impact sur le long terme et ouvrir de nouvelles voies de développement local en accord avec les valeurs de la population, on ne peut pas faire l’économie de l’économie ». Elle monte donc en 2009 sa propre entreprise de tourisme responsable au Tibet avec un réseau d’acteurs locaux engagés. Ensemble, ils créent Global Nomad, un label qui garantit que les agences de voyage et les guides locaux s’y conformant participent au développement économique durable des régions tibétaines (personnels tibétains impliqués à tous les niveaux de l’organisation des voyages, priorité aux prestataires locaux…), respectent et mettent en valeur la culture locale et minimisent l’impact négatif de leurs activités sur l’environnement.

Nettoyage de l’Everest

10C’est dans ce cadre qu’en 2012 l’École des guides de montagne de Lhassa propose à Marion un échange de compétences : si elle les accompagne dans la création d’un label responsable pour les expéditions dans l’Himalaya, ils la formeront à la très haute altitude et à la compréhension des risques en haute montagne. L’année suivante, elle réalise sa première ascension de l’Everest (qu’elle sera d’ailleurs la première femme à gravir trois fois). Pour elle, c’est un choc. Plus de 10 tonnes de déchets jonchent les pentes du mont : bouteilles d’oxygène, bonbonnes de gaz ou encore tentes usagées ont été abandonnées là au cours de trente années d’expéditions commerciales toujours plus nombreuses. Au-delà de la pollution qu’ils génèrent sur place, ces déchets (comprenant aussi des excréments) représentent un véritable enjeu de santé publique. « On estime que près de 2 milliards de personnes sont alimentées en eau par les glaciers de l’Himalaya », souligne Marion.

11Alors en 2016, avec l’École des guides, puis l’administration chinoise du Bureau de la Montagne, elle lance Clean Everest : des campagnes de nettoyage annuelles pour redescendre les déchets, notamment à dos de yak, et les trier. Une cinquantaine de guides locaux et une centaine de volontaires participent à l’opération. En trois ans, plus de 8 tonnes de déchets, soit les trois quarts de ce qui jonchait la face nord de l’Everest, sont redescendues. Au-delà de cette opération, la jeune femme coordonne aussi la mise en place d’un modèle de gestion efficace des déchets, ainsi qu’une charte écrite avec les guides, « qui défend le caractère sacré de la montagne et le respect de la nature ». Depuis 2018, le gouvernement local a pris le relais et gère les nettoyages annuels. Le nombre des expéditions a été limité et une taxe environnementale de 1 500 euros par alpiniste qui finance des actions locales a été instaurée. Marion œuvre par ailleurs en ce moment avec l’association Mountain Wilderness à la rédaction de chartes de bonnes pratiques sur d’autres montagnes, notamment dans les Alpes.

Validation scientifique des savoirs traditionnels nomades

12Mais aujourd’hui c’est un autre projet, bien moins médiatique, qui lui tient le plus à cœur : la création d’un Institut des nomades. Ce projet, qui mêle social, écologie et économie, est porté par un nomade qui a passé son existence à défendre et protéger les modes de vie des populations des hauts plateaux.

13En cours de construction, l’institut sera un lieu de transmission des savoirs traditionnels qui ont permis aux nomades de vivre dans un écosystème fragile tout en le préservant. Mais l’ambition est aussi de nouer des partenariats avec des scientifiques chinois et internationaux pour qu’ils en valident la pertinence et la valeur scientifique et écologique. Des recherches ont déjà commencé pour étudier l’efficience de leur gestion des pâturages ou encore de leur médecine traditionnelle. « Nous voulons montrer que la modernité ne va pas forcément à l’encontre de ces savoirs premiers, et qu’on peut les maintenir, les valoriser et les partager en les validant scientifiquement. » Un réseau de 728 nomades maillera ainsi les hauts plateaux, dont la surface totale représente près de six fois celle de la France, pour partager ces enseignements enrichis de connaissances modernes.

14L’institut comportera aussi un volet économique, sur lequel a beaucoup travaillé Marion. « Nous voulons faire en sorte que les nomades se familiarisent avec des modes de vie plus modernes pour trouver des moyens de ne pas entrer en compétition avec ces modèles. Ou du moins, que cela ne change pas leur manière de vivre de façon brutale. » Une chaîne de boutiques « zéro déchet » vendant des produits nomades sur les hauts plateaux devrait progressivement voir le jour. De quoi pérenniser leurs activités économiques tout en protégeant leur environnement. Mais surtout, pour créer un lien qui soit bénéfique à tous, l’institut travaillera, en partenariat avec les peuples nomades, au développement d’un tourisme durable. « Plus que du tourisme, cela sera davantage une forme d’éducation à l’environnement pour les touristes tibétains et chinois qui s’intéressent à l’écologie et veulent comprendre le mode de vie nomade, via notamment des camps d’été pour les étudiants. » Parce que Marion en est convaincue : « La transition ne pourra se faire que si l’on comprend que nous sommes tous interdépendants, et que l’humain et la nature sont indissociables. »


Date de mise en ligne : 27/04/2020

https://doi.org/10.3917/dard.002.0112

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