1Vingt-cinq ans après la sortie de Creating the Nation in Provincial France en langue anglaise, les Presses universitaires de Rennes ont mis l’ouvrage de Caroline Ford à la portée des lecteurs francophones, dans une traduction de Patrick Galliou. Ce choix est doublement porteur de sens. Il montre tout d’abord que ce livre demeure un ouvrage de référence. Dès sa sortie initiale, en 1993, le travail de l’historienne américaine avait été salué, en particulier par M. Lagrée, qui y avait vu le prolongement de ses propres travaux sur l’acculturation de l’Église catholique à la modernité et en avait fait un compte rendu élogieux dans les Annales. Rappelons-en le contenu et les idées directrices. Le travail de C. Ford est une étude des interactions entre religion et politique dans le Finistère, et plus particulièrement des réactions que suscita la politique anticléricale des républicains entre la fin du xixe siècle et 1926. Il se divise en huit chapitres, qui dressent un panorama de la vie religieuse et des crises qui jalonnent la période, en suivant un fil globalement chronologique. La force de l’ouvrage ne tient pas tant dans cette approche, relativement classique, que dans la thèse qui sous-tend l’ensemble : pour C. Ford, la diffusion du catholicisme social dans le diocèse de Quimper à la fin du xixe siècle a offert une troisième voie entre un royalisme réactionnaire et un républicanisme jugé trop anticlérical, ce qui a permis l’intégration des catholiques dans le champ politique national. Ce faisant, elle renverse la perspective d’Eugen Weber, qui avait cherché à démontrer dans La Fin des terroirs que la transformation des campagnes françaises s’était faite par le haut. L’autrice remet en cause ce modèle en établissant que la modernisation politique peut résulter de mobilisations locales tournées contre le centre, et que l’intégration nationale peut se faire par le bas.
2Le fait même que l’on s’intéresse de nouveau à cet ouvrage est aussi porteur de sens. Il faut sans doute voir dans cette publication l’expression d’un vide ou d’une certaine atonie éditoriale autour du sujet développé par C. Ford. Certes, grâce aux travaux de M.-T. Cloître ou de P. Pierre, pour ne prendre que ces deux exemples, la connaissance de la démocratie-chrétienne finistérienne et de la vie politique bretonne sous la IIIe République s’est affinée mais, ces dernières années, peu d’historiens ont réinterrogé l’histoire de l’intégration bretonne à l’époque contemporaine. L’essai de l’universitaire britannique S. Gemie (Brittany, 1750-1950, Cardiff 2007) constitue une rare exception, mais son travail n’a pas eu l’écho du livre de C. Ford, sans doute parce qu’il ne renouvelle pas véritablement la vision que l’on avait du sujet. Pourtant, le sujet est loin d’être clos et plus de 25 ans après la publication du livre de C. Ford, plusieurs questions demeurent en suspens. Par exemple, on se demande toujours dans quelle mesure ses observations relatives au diocèse de Quimper peuvent être généralisées et fournir la base d’un modèle interprétatif permettant de penser l’intégration de l’ensemble de la Bretagne. Car le Finistère n’est pas un condensé de la Bretagne, pas plus que tout autre département. Il est éminemment singulier sur le plan culturel et religieux. Rappelons par exemple que c’est à Rumengol, au cœur du diocèse de Quimper, que le fondateur du Sillon, Marc Sangnier, présida en 1899 le premier congrès national des cercles d’études de France. Certes, ce tempérament qui annonce la démocratie-chrétienne se retrouve ailleurs, et notamment en Ille-et-Vilaine, dans le berceau de Ouest-Éclair. Mais la troisième voie décrite par C. Ford est plus discrète ailleurs, en particulier dans le Morbihan. En outre, à l’échelle de la Bretagne, le clivage entre blancs et anticléricaux reste structurant, comme l’a montré M. Lagrée. Partout, pourtant, on trouve les traces d’une meilleure intégration au champ politique national. Le ralliement des catholiques refusant l’illusion réactionnaire n’est donc qu’un facteur parmi d’autres. L’intégration à la France puise également à l’élévation du niveau de vie observée dans la seconde moitié du xixe siècle et à l’espoir d’une ascension sociale dans le cadre que dessine la République. Les progrès de la scolarisation, les transformations agricoles et le développement des moyens de transport sont aussi de puissants catalyseurs de l’intégration, ces différents facteurs se combinant dans une dialectique centre-périphérie selon des proportions diverses, en fonction des personnes, des cultures politiques et des périodes. Un éclairage économique et social permettrait à la fois de combler des angles morts dans l’historiographie et d’évaluer le poids relatif des dynamiques décrites par l’autrice dans le processus d’intégration. Aussi la publication de son livre en langue française peut-elle apparaître comme une invitation à se saisir de ces questions.
3C. Ford ne livre donc pas une analyse globale des liens entre religion et politique ou une synthèse sur l’intégration de la Bretagne à la France, mais elle en donne une clé d’explication, qui garde sa pertinence. Ce faisant, en montrant que la résistance à la politique centrale anticléricale a pris forme dans un mouvement de tonalité démocrate-chrétienne qui accepte le jeu politique national, elle permet au lecteur de comprendre pourquoi le clergé breton ne s’est pas davantage tourné vers le nationalisme breton. Cette observation prend d’autant plus de relief à la lecture de la thèse de X. Itçaina (Virtuoses de l’identité. Religion et politique en Pays basque, Rennes 2007) dans laquelle l’auteur souligne le rôle du clergé dans la construction de l’identité et du mouvement nationaliste basques. Et il est dommage qu’une solide introduction, à l’exemple de celle que J. Le Bihan a rédigée pour la réédition d’un ouvrage qui éclaire également l’histoire de la construction de l’identité bretonne (J.-Y. Guiomar, Le Bretonisme…, Rennes 2019), ne soit venue mettre en perspective l’ouvrage de C. Ford et le faire dialoguer avec les publications ultérieures. Les lecteurs francophones apprécieront néanmoins d’avoir accès à ce jalon historiographique, jailli du creuset des années 1990, au cours desquelles se déployèrent les réflexions sur les identités nationales.