1Cet ouvrage traite de l’histoire de Joseph Vacher (1869-1898) et de sa trajectoire criminelle qui l’a conduit entre 1894 et 1897 à assassiner au gré de ses pérégrinations près de onze victimes. Considéré comme un des tout premiers tueurs en série français, surnommé « le tueur de bergers » ou bien encore le « Jack l’éventreur du Sud-Est », son procès défraya la chronique judiciaire à la fin du xixe siècle et son important retentissement médiatique marqua durablement la société française. Plusieurs ouvrages ont été consacrés à cette célèbre affaire et le réalisateur B. Tavernier l’a popularisée en mettant en scène la joute judiciaire qui opposa Vacher au magistrat Émile Fourquet (1826-1936) dans le film Le Juge et l’Assassin (1976). À l’instar du duel interprété par M. Galabru et P. Noiret, la plupart des travaux consacrés à Vacher s’articulent autour de la représentation d’un juge face à « son » assassin au terme d’un procès gagné de haute lutte par le premier au détriment du second, représentation héritée notamment de l’interprétation qu’en a livrée É. Fourquet dans son ouvrage Vacher. Le plus grand criminel des temps modernes, par son juge d’instruction (Besançon 1931). Or, l’affaire Vacher a mobilisé « plus de vingt magistrats et quarante médecins » (p. 9) et s’avère bien plus complexe que ce qu’en a légué la postérité. Elle demeure en outre encore empreinte de nombreux mystères comme le démontre de manière très intéressante l’ouvrage de Marc Renneville.
2Historien des sciences spécialisé sur les savoirs du crime et du criminel, l’auteur a déjà consacré un premier roman historique dédié à l’affaire Vacher (Joseph Vacher…, Plombières-les-Bains 2019). Dans cet essai d’histoire, il propose de se saisir du cas de Vacher, non pas sous le seul angle criminologique, comme il en a souvent été l’objet, mais en le traitant sous l’angle d’une « affaire » judiciaire (p. 10). Ce qui lui permet d’étendre le champ de son enquête bien au-delà de la seule personnalité de Vacher et de questionner les contextes judiciaire, médiatique et d’expertise médicale qui la constituent. Lauréat du prix Sade de l’essai 2020, l’ouvrage repose sur l’analyse des différentes pièces d’archives issues de l’instruction et du procès de Vacher. Près de 150 documents sont reproduits dans l’ouvrage qui se compose de deux parties. La première présente une étude détaillée de l’affaire qui s’étend de l’enfance de Vacher jusqu’à son exécution capitale survenue le 31 octobre 1898. La seconde, beaucoup plus longue, offre les retranscriptions de pièces de procédure, pour beaucoup inédites, conservées à la bibliothèque municipale de Lyon, aux archives municipales de Lyon et aux archives départementales de l’Ain, de la Côte d’Or et du Rhône. Ce dossier est complété, entre autres, par les retranscriptions du mémoire de défense rédigé par Vacher (Affaire Joseph Vacher, sa défense par lui-même, 1898) et du remarquable ouvrage d’A. Lacassagne Vacher l’éventreur et les crimes sadiques (1899), ou encore par des complaintes criminelles dédiées à Vacher (1895-1899). Le lecteur peut accéder tout à la fois à l’analyse historique rédigée par l’auteur et aux archives sur lesquelles il s’est appuyé pour pouvoir la conduire. En procédant de la sorte, M. Renneville traite son matériau comme autant d’indices qu’il interprète dans une perspective qui demeure résolument ouverte, l’histoire étant pour lui « un savoir transitoire, une connaissance en mouvement qui procède par accumulation. Présenter les matériaux de l’histoire, c’est aussi partager la méthode d’une discipline de pensée » (p. 11). Loin de prétendre clore le cas Vacher, l’usage de ces archives amène l’auteur à opter pour une présentation des coulisses d’une enquête difficile qui pose de multiples questions, pour beaucoup toujours irrésolues, à un juge épuisé et en butte à sa hiérarchie – et devant faire face de surcroît à un assassin qui, malgré l’évidence des faits, croit fermement à son innocence.
3Car Vacher affirme son innocence et rejette farouchement l’hypothèse de la folie. « L’anarchiste de Dieu » (p. 140) comme il se définit lui-même ne cherche pas à se faire passer pour aliéné et demeure persuadé d’avoir été protégé et guidé par Dieu durant son macabre périple. Pour Vacher, l’origine de sa dérive meurtrière remonte à ses sept ans, en 1876, au moment où il aurait été mordu par un chien enragé. Puis elle se poursuit en 1893 lorsque le sergent Vacher, devant le refus de l’épouser que lui oppose Louise Barrand, la blesse par balle avant de retourner l’arme contre lui et de se loger deux balles dans l’oreille. Considéré comme irresponsable de ses actes, il est interné à l’asile psychiatrique de Dole d’où il est libéré un an plus tard en étant considéré comme guéri. À l’instar des milliers de vagabonds que la crise économique pousse sur les routes en cette fin de xixe siècle, Vacher s’élance par les chemins où débute son « odyssée sanglante » ponctuée de crimes d’une violence inouïe commis en parcourant des distances impressionnantes, comme en témoignent les deux cartes des itinéraires empruntés par Vacher en 1894 et en 1895, dressées par le juge Fourquet et reproduites dans un riche cahier d’illustrations. Entre 1894 et 1897, Vacher commet onze meurtres dans les départements de l’Isère, du Var, de la Côte-d’Or, de la Savoie, de l’Ain, de la Drôme, de l’Ardèche, de l’Allier, de la Haute-Loire et du Rhône. Cette mobilité met les forces de l’ordre à rude épreuve mais l’assassin finit par être appréhendé le 4 août 1897. S’ensuit alors « une enquête légendaire » (p. 57) qui captive la presse de l’époque et au cours de laquelle le juge parvient à confondre l’assassin grâce à près de treize témoins. Acculé, Vacher passe aux aveux tout en adoptant une ligne de défense où il se dédouane de toute responsabilité. Se pensant innocent, il collabore à l’enquête en demeurant persuadé que son irresponsabilité sera reconnue puisque ses meurtres lui ont été dictés par la justice divine afin de punir la France pour ses inégalités. Mais elle ne l’est pas et l’expertise conduite par trois médecins, dont A. Lacassagne, conclut à sa pleine responsabilité et le considère comme un simulateur ainsi qu’un « sadique sanguinaire ». Son procès se tient à la cour d’assises de Bourg-en-Bresse qui le condamne à la peine de mort le 28 octobre 1898. Sa mort ouvre alors la voie à un débat parmi les experts médicaux où la thèse de la responsabilité, défendue par Lacassagne dans l’ouvrage Vacher l’éventreur…, est l’objet de nombreuses critiques.
4Au terme de cette enquête minutieuse, M. Renneville déconstruit de nombreuses hypothèses posées par l’affaire Vacher. Celui-ci, loin de se réduire à un criminel manipulé par son juge, a su au contraire lui opposer une farouche résistance qui l’a déstabilisé. D’autre part, loin de s’éprouver comme fou ou de chercher à échapper à l’échafaud en se faisant passer pour tel, Vacher s’est toujours affirmé innocent et n’a eu de cesse « d’énoncer la logique de ses actes » (p. 140) prescrits selon lui par Dieu, comme il l’indique longuement dans son mémoire de défense. Quant à É. Fourquet, l’auteur articule sa démonstration non pas sur le mémorialiste dont le témoignage a davantage contribué à forger la légende plutôt qu’à écrire l’histoire, mais sur son travail d’enquête appuyé sur l’archive ; et celui-ci laisse clairement apparaître un juge et des experts médicaux aux prises avec des difficultés opposées par l’instruction d’une affaire inédite pour l’époque, marquée par la « difficulté à appréhender […] un tueur en série, […] la quête insatisfaisante des raisons du passage à l’acte et […] la nécessaire adaptation de l’appareil judiciaire et policier à de pareils cas » (p. 135). L’affaire Joseph Vacher conserve encore aujourd’hui de nombreuses zones d’ombre. Combien de meurtres a-t-il réellement commis ? Quel diagnostic porter sur son comportement criminel ? Quelles furent les raisons de son passage à l’acte ? Était-il responsable de ses actes ou bien malade ? Fallait-il le guillotiner ou bien le soigner ? Cette affaire et les questions qu’elles soulèvent continuent de résonner encore aujourd’hui. Car les crimes commis par Vacher ont inauguré un nouveau régime d’interdits à l’endroit des criminels d’enfants qui ont succédé aux parricides dans l’incarnation de la figure du « monstre criminel » à la charnière du xxe siècle. L’ouvrage de M. Renneville constitue ainsi une saisissante immersion dans la vie et la psyché d’un criminel dont la cohabitation s’apparente pour le lecteur, comme le souligne A. Lacassagne, « à un cauchemar » dont on sort certes « écœuré et fatigué » (p. 311), mais néanmoins fasciné.