Couverture de RHMC_682

Article de revue

Gilles Montègre (éd.), Le Cardinal de Bernis. Le pouvoir de l’amitié, Paris, Tallandier, 2019, 864 p., ISBN 979-10-210-3527-0

Pages 171 à 173

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1À ce jour, il détient le record de l’ambassade française à Rome la plus longue : le cardinal François-Joachim de Pierre de Bernis (1715-1794). Né cadet dans une famille de l’ancienne noblesse à revenus modestes, Bernis était destiné à une carrière ecclésiastique. Toutefois, très vite il se fit une réputation de poète, ce qui lui permit de fréquenter les salons de Paris, où il s’ouvrit la voie vers une brillante carrière politique : de 1752 à 1755, Bernis résida comme ambassadeur à Venise, en 1757 il fut nommé ministre d’État et de 1757 à 1758 il occupa le poste de secrétaire d’État des Affaires étrangères. Après son exil, dû à un changement de parti à Versailles, Bernis revint sur la scène politique lorsqu’en 1769 il devint ambassadeur du Roi Très Chrétien auprès du Saint-Siège, une charge qu’il occuperait jusqu’à sa mort en 1794. Le personnage de Bernis a été étudié depuis le xixe siècle – souvent au travers des biais de l’époque. Ce nouvel ouvrage collectif ambitionne de retoucher ces images polémiques et de passer de l’aura à la trace du cardinal, grâce à la redécouverte de ses archives personnelles. Une équipe internationale de vingt-quatre chercheurs, dirigée par Gilles Montègre, a analysé ce vaste corpus épistolaire, tout en reprenant des sources complémentaires issues des archives publiques ou de fonds privés. Loin d’être une simple biographie, le recueil cherche à « ouvrir la voie à l’analyse d’une archéologie de la diplomatie culturelle » au crépuscule de l’Ancien Régime, grâce à une figure exceptionnellement bien documentée. Ce but nous semble complètement atteint. L’ouvrage offre un panorama performant de l’état de la recherche sur l’histoire de la diplomatie, en abordant les sujets traditionnels et en ouvrant en même temps de nouvelles pistes, comme l’analyse du rôle des femmes ou de la portée de l’art dans le champ diplomatique.

2Le fil conducteur est la chronologie de la carrière de Bernis, ce qui divise l’ouvrage en six parties. La première met en évidence l’existence d’une communication politique transversale qui échappait aux échanges entre les ambassades de France et le ministère des Affaires étrangères. Les sept chapitres de la première partie retracent comment le cardinal-poète Bernis, encore novice sur la scène politique, apprenait les règles du jeu diplomatique grâce à son réseau transversal qu’il construisait depuis son ambassade à Venise. La première contribution décrit la transfiguration d’un abbé mondain en un diplomate de métier qui sut établir et hiérarchiser ses différents réseaux d’information. Les chapitres suivants mettent chacun en lumière un réseau, en analysant les relations de Bernis avec Philippe de Parme, avec le comte de Brühl, avec les représentants français à la Cour de Madrid, avec le royaume des Deux-Siciles, avec les représentants français dans le Saint-Empire et avec l’Empire russe. À travers tous ces chapitres, le caractère indispensable d’un vaste réseau social devient évident. Les cinq chapitres de la deuxième partie portent sur la seconde période de la carrière politique de Bernis : son temps comme ministre des Affaires étrangères et ses premières années à Rome. En analysant la correspondance de Bernis avec Voltaire, avec Vergennes, avec le comte Flavigny, avec le comte de Saint-Priest et avec le cardinal Boncompagni, les chercheurs s’interrogent sur l’immixtion de l’intime et des sentiments dans les relations épistolaires de la communication politique. Ils montrent comment les lettres olographes et particulières permettaient de nouer une relation de confiance qui était indispensable pour le travail dans la « société des diplomates ».

3La partie suivante s’attache à un aspect particulier et encore assez innovant de la pratique diplomatique : la naissance de la diplomatie culturelle dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. Les contributions partent de l’hypothèse que Bernis, étant un intermédiaire et un protecteur du monde artistique plutôt qu’un simple collectionneur d’art, fut l’un des premiers envoyés à percevoir et à expérimenter à une large échelle la puissance du levier culturel. Les articles s’interrogent sur les origines, le déploiement, l’originalité et les limites de la diplomatie culturelle bernisienne en mettant en lumière ses actions dans les différents champs artistiques : le poème, la musique, la gastronomie et les arts figuratifs. Une des caractéristiques de la diplomatie culturelle de Bernis fut l’hybridation des goûts, c’est-à-dire la voie médiane entre l’exaltation de la culture française et la reconnaissance des usages des autres. Comment Bernis a-t-il réussi à résoudre les contradictions de sa double appartenance, portant à la fois le chapeau de cardinal et d’ambassadeur ? Tel est le point de départ des contributions de la quatrième partie, qui s’interroge sur l’art de négocier à Rome au temps des Lumières. C’est en méritant la confiance et l’amitié du pape que Bernis parvint à transcender le conflit d’intérêts que pouvait susciter sa double identité. Qu’il ne sût pas seulement gagner la faveur du pape, mais également celle des femmes, est démontré dans la cinquième partie. Dès le début, les contributions indiquent clairement que Bernis ne fut nullement le libertin décrit dans la fantaisie rétrospective. En revanche, il savait se servir des amitiés féminines pour ses desseins politiques, ce qui faisait de lui un véritable homme du xviiie siècle. En tant que tel, comment a-t-il vécu la Révolution française ? La sixième partie chausse les lunettes romaines de Bernis et observe les bouleversements politiques, passant une fois de plus de l’aura à la trace en démontrant que Bernis ne fut nullement ni l’ennemi naturel de la Révolution par le triple tort d’être à la fois aristocrate, ecclésiastique et ambassadeur, ni la victime passive des événements. En croisant la correspondance officielle de Bernis avec ses lettres particulières, les contributions arrivent à esquisser l’image d’un homme patient et modéré qui simplement cherchait à survivre à ce bouleversement aux allures de fin du monde.

4Après la lecture instructive et aisée de l’ouvrage, qui laisse bien place à la voix de Bernis et de ses contemporains, on a en effet beaucoup appris sur le cardinal et, grâce à lui, sur la diplomatie du xviiie siècle. Ne restent que deux petites remarques à faire : d’une part, il semble opportun de porter un regard plus critique sur le concept d’amitié et de ne pas projeter trop rapidement un concept moderne dans l’Ancien Régime. Comme l’évoque S. Schick, l’amitié au xviiie se référait plutôt au concept médiéval de l’amicitia (p. 86). Les correspondances entre agents diplomatiques étaient des échanges de dons et contre-dons qui permettaient de produire de la confiance plutôt que de l’intimité au sens moderne. Plus que d’une correspondance « intime » ou « secrète », il paraît approprié de parler d’une correspondance « réservée » ou « particulière ». Compte tenu de cette objection et de la mise en relief de l’archéologie de la diplomatie culturelle, on pourrait transformer le sous-titre « pouvoir de l’amitié » en « pouvoir de la culture ». D’autre part, il aurait été souhaitable de tirer profit des archives de Bernis pour élargir le concept de la diplomatie transversale en s’interrogeant sur un groupe d’acteurs diplomatiques jusqu’à présent rarement analysé : les secrétaires et les domestiques d’une ambassade. Ces deux commentaires n’enlèvent rien à la valeur de l’ouvrage qui offre une excellente introduction à l’histoire sociale de la diplomatie tout en ouvrant la voie vers de nouvelles pistes de recherches, de sorte qu’il ne devrait manquer dans aucune bibliothèque.

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