1Si de plus en plus d’ouvrages sur le Maghreb sont publiés en anglais, la France reste un pays important pour les chercheurs s’intéressant à l’Algérie, surtout à la période coloniale. Avec son nouveau livre fondé sur une thèse de doctorat, l’historienne française Charlotte Courreye a produit une étude essentielle pour ce champ de recherche. La monographie porte sur les oulémas (savants, théologiens, et juristes musulmans) de l’Algérie au xxe siècle, et surtout sur leur plus grande organisation, l’Association des oulémas algériens musulmans (AOMA). Le livre réussit non seulement à sortir des problématiques d’histoire coloniale qui ont tendance à structurer l’écriture de l’histoire de l’Algérie contemporaine, mais il dépasse aussi « le seuil de 1962 », couvrant pour une large part l’histoire de l’Algérie indépendante. Pour atteindre ce double objectif, C. Courreye a profité de son expertise en arabe – pas toujours répandue parmi les historiens de l’Algérie contemporaine qui ont tendance à travailler sur les archives françaises – et effectué des enquêtes de terrain et des recherches documentaires impressionnantes.
2Le deuxième aspect, chronologique, est particulièrement saisissant. La grande majorité des livres sur l’Algérie coloniale s’arrêtent au moment de la décolonisation. À travers le Moyen-Orient et le Maghreb, la période de l’après indépendance est parfois considérée comme une « histoire sans documents », phrase utilisée par l’historienne O. El Shakry pour décrire la difficulté d’accéder aux données archivistiques, une tâche que les régimes autoritaires ont souvent rendue impossible. C. Courreye montre que l’idée de « l’histoire sans documents » ne doit pas dissuader les chercheurs qui peuvent effectivement trouver et utiliser d’autres sources, comme les entretiens et les documents audiovisuels sur internet habilement exploités dans ce livre. En cela, L’Algérie des oulémas évoque le travail de J. Byrne qui s’appuie sur les archives du ministère des Affaires étrangères algérien de l’après indépendance. La chronologie que propose l’autrice, à cheval sur 1962, s’ajoute aux invitations des historiens modernistes à prendre davantage en compte l’histoire ottomane de l’Algérie. La chronologie coloniale/après-indépendance de C. Courreye apparaît donc comme une autre façon de poser la question de M. Oualdi et I. Grangaud, « tout est-il colonial dans le Maghreb ? »
3Le fait colonial est au centre de la première moitié du livre, qui tourne autour des activités de l’AOMA, fondée en 1931 dans le but de promouvoir « la réforme » (al-iṣlāḥ) de l’islam en Algérie. L’autrice s’appuie sur la recherche sur l’AOMA et le réformisme musulman en Algérie déjà entreprise par des historiens tels que F. Colonna, O. Carlier, J. McDougall, et plus récemment A. Jomier, ainsi que de nombreux historiens algériens moins connus dans les historiographies française et anglo-américaine. Les deux premiers chapitres suivent les deux premières présidences de l’AOMA, celle de ‘Abd al-Hamid Ibn Badis, de 1931 à 1940, et celle d’al-Bashir al-Ibrahimi, à partir de 1940. Le chapitre 3 sur l’AOMA pendant la guerre d’indépendance traite soigneusement de ce sujet devenu par la suite très politisé pour l’AOMA comme pour tous les acteurs dans l’Algérie postcoloniale.
4La deuxième moitié de l’ouvrage est consacrée à la période allant de 1962 à 1991, « un autre entre-deux-guerres » (p. 21). L’AOMA n’existe alors plus formellement. Néanmoins, l’organisation laisse sa trace sur l’Algérie postcoloniale car ses anciens membres et étudiants défendent leurs idées dans la presse, au sein du FLN, et dans l’association al-Qiyam. C’est par l’État lui-même que les oulémas trouvent leur plus grande influence, surtout dans les ministères de l’Éducation nationale et des Affaires religieuses : on voit que « leur conception de l’islam est devenue officiellement l’islam d’État » (p. 248), ce qui n’empêche pas que, à plusieurs reprises, ils accusent le gouvernement d’instrumentaliser l’islam. La politique d’arabisation de Boumedienne réalise un but des oulémas qui ne sont pourtant pas les seuls derrière ce choix, qui est de surcroît accompagné par une restructuration de l’enseignement religieux que les oulémas déplorent. Face au mouvement islamiste qui monte en puissance dans les années 1980, des anciens de l’AOMA essaient de protéger leur autorité religieuse au nom de l’État tandis que d’autres deviennent des symboles importants de la contestation islamiste. C’est le contexte dans lequel l’AOMA se réactive en 1991, juste avant la « décennie noire », que l’on ne peut pas lire comme l’aboutissement inéluctable des décennies précédentes.
5L’Algérie des oulémas se distingue par sa lecture judicieuse et pointue des sources primaires. C. Courreye met en valeur sa capacité linguistique quand elle montre la déperdition de sens dans les traductions officielles de l’arabe vers le français, qu’il s’agisse des mémoires d’un ancien de l’AOMA ou d’un rapport produit par les services de renseignement français. Les photos n’échappent pas à son regard perspicace : à titre d’exemple, elle débusque une erreur dans une légende qui identifie à tort le cheikh al-Ibrahimi sur une photo du journal al Chaâb en 1962 (p. 265). Le livre réussit aussi à relier le cadre national algérien aux pays arabes et musulmans. Les historiens de la Tunisie y trouveront d’utiles informations sur les multiples liens entre l’AOMA et la Zitouna, la grande mosquée de Tunis. Pendant la présidence de al-Ibrahimi, l’AOMA a établi une règle selon laquelle les membres devaient être titulaires d’un diplôme défini par rapport à celui de la Zitouna (p. 98), tandis que l’Institut Ibn Badis – institut d’enseignement supérieur de l’AOMA – à Constantine devenait une branche de la grande mosquée (p. 109). L’Égypte aussi joue un rôle important dans son analyse, pendant l’époque coloniale et après, et C. Courreye fait des comparaisons intéressantes entre l’AOMA et le parti Masjumi en Indonésie.
6L’Algérie des oulémas offre aussi une histoire sociale attentive au contexte socio-économique et politique algérien. Ce livre se situe donc loin de l’histoire intellectuelle qui domine souvent la recherche sur le réformisme musulman. Le premier chapitre souligne la « diversité » de l’AOMA « dans les appartenances sociologiques » (p. 39) et son imbrication avec le monde des zawiyas – les loges soufies – dont sont souvent issus ses membres. Dans la deuxième partie du livre, l’analyse des enjeux économique de l’AOMA en ce qui concerne l’emploi étatique est richement détaillée. Le système de reconnaissance des diplômes zitouniens mis en place par l’AOMA pendant l’époque coloniale joue son rôle ici. Les lecteurs qui s’intéressent à l’histoire de la Tunisie postcoloniale se demanderont même si ces diplômes n’avaient pas plus d’utilité socio-économique en Algérie qu’en Tunisie.
7Si la structure chronologique du livre permet d’étudier l’AOMA dans la longue durée de l’histoire contemporaine, cette même approche chronologique présente aussi des inconvénients, peut-être surtout pour les historiens qui ne sont pas spécialistes de l’histoire algérienne. Dans la mesure où plusieurs chapitres de la monographie mettent l’accent sur le cadre chronologique plutôt que sur un argument thématique, les lecteurs se retrouvent parfois obligés de se plonger dans une chronologie de l’histoire algérienne pour accéder aux arguments de l’auteur sur le plan théorique et conceptuel. Il n’y a pas à douter que les spécialistes de l’histoire algérienne et maghrébine, de leur côté, se réjouiront des détails méticuleusement contextualisés dans ce livre, de la large période qu’il embrasse, et de la base de données vaste et originale sur laquelle il est construit. Cette recension ne peut pas rendre justice à la recherche infatigable et à la subtilité du travail de C. Courreye qui restera incontournable dans l’historiographie de l’Algérie contemporaine.