1L’ouvrage de Jacques Binoche porte sur les parlementaires représentant l’Algérie durant la période coloniale et fait suite à une thèse de doctorat sur le même sujet, mais sous la seule IIIe République : la thèse a été soutenue en 1987, les périodes non traitées alors ont été ajoutées ici. Au lecteur, se pose la question de la nature d’un ouvrage qui hésite entre travail d’historien et texte d’un témoin de son époque. En 200 pages, il était difficile de donner cohérence au sujet : les Assemblées se succèdent dans des contextes disparates et selon des lois électorales fluctuantes. La population colonisée du pays (au moment de l’indépendance neuf fois plus nombreuse que la population coloniale) ne dispose en effet de représentants qu’à partir de 1945 et, de 1945 à 1958, ceux-ci sont élus par un collège électoral distinct (le « deuxième collège » où les femmes n’ont pas le droit de vote). Des parcours aussi différents que celui d’Eugène Étienne (par ailleurs ministre de la guerre), d’Alice Sportisse (militante du Parti communiste algérien), ou d’Ahmed Mezerna (militant du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, MTLD, de Messali Hadj) nécessitent une contextualisation fine pour permettre aux lecteurs de saisir à la fois la société qui les produit et les enjeux politiques qu’ils reflètent. La synthèse est donc une gageure qui n’est pas toujours réussie et l’« image générale du parlementaire de l’Algérie » (p. 79) est rendue impossible par la conflictualité de la situation coloniale.
2Au fi l du livre, les lecteurs suivent les élus de leur « invention » en 1848, lorsque le gouvernement issu de la Révolution de 1848 accorde aux 63 000 Français vivant en Algérie d’élire quatre députés à l’Assemblée nationale constituante, à leur abolition lors de l’indépendance en 1962. Ils suivent leur suppression lors du coup d’État de 1851, leur réinstauration en 1870, et l’apparition d’élus « deuxième collège » en 1945. La nature du système de représentation est débattue à différentes époques que nous rappelle l’auteur. La question du nombre des parlementaires est ainsi liée aux tensions entre deux options : un gouvernement direct de l’Algérie (par le biais de gouverneurs dépendant directement du gouvernement) ou une assimilation à la France avec une représentation proportionnée à la population de la colonie. Ici, les travaux récents sur l’exceptionnalité de l’Algérie et le statut de l’indigénat, ceux de L. Blévis, I. Merle ou J. Sessions, auraient été utiles pour penser ces parlementaires dans la situation coloniale. Ils auraient permis d’analyser les intéressantes indications de l’auteur sur l’image que l’on se fait en métropole d’élus de l’Algérie volontiers décrits comme éloquents, familiers, sympathiques, un rien débraillés, au tutoiement facile (p. 65). On aurait pu évoquer également la façon dont sont perçus les représentants de la population colonisée à partir de 1945 : les « bons » représentants, favorables à l’assimilation, sont alors souvent vus comme « truculents » et « typiques », en particulier dans leur habillement, tandis que les élus indépendantistes font l’objet d’une violence verbale raciste dont l’auteur ne dit rien.
3J. Binoche présente les prises de position successive des élus. À partir de 1880, on les découvre silencieux face à l’expansion coloniale en Tunisie (1881), à la question d’Égypte (1882) ou à la campagne du Tonkin (1883). Seul Eugène Étienne, qui devient sous-secrétaire d’État aux colonies en 1889, semble s’en préoccuper. Leurs positions sous la IVe et la Ve Républiques sont vues plus rapidement : ici, les différences entre les deux collèges électoraux, l’existence de deux partis « mixtes » (SFIO et Parti communiste algérien), le rôle des partis nationalistes et leur exclusion rapide de l’Assemblée du fait du truquage électoral massif à partir de 1948, rendent impossible la synthèse d’une opinion des représentants de l’Algérie. Au mieux apprend-on que les « parlementaires musulmans » protestent contre l’existence même du deuxième collège. Mais toute la politique algérienne, celle des trois grands partis favorables à l’indépendance (le MTLD, l’Union démocratique du Manifeste algérien, le PCA) et leurs engagements au sein des Assemblées puis contre la fraude, ne sont pas même esquissés.
4J. Binoche rappelle dès l’introduction son passage dans l’armée qui l’a conduit en Algérie de 1960 à 1962, un pays dont il garde « un souvenir heureux » qui l’« a suivi tout au long de cet ouvrage ». Il est bien sûr possible pour un acteur de l’histoire d’en devenir l’historien. Du côté algérien, c’est le cas de M. Harbi par exemple. Par ailleurs la position du militaire-savant n’est pas unique : on repense aux sociologues P. Bourdieu ou M. Cornaton. Tous deux étaient, à la différence de J. Binoche, des appelés du contingent et non des engagés. Mais ici l’ouvrage semble au mieux daté, au pire partisan : les travaux récents sur les parlementaires représentant l’Algérie au parlement français, notamment ceux des historiens A. Asseraf et M. Rahal, n’ont pas été utilisés. L’utilisation directe de catégories natives (la rébellion, les parlementaires musulmans) ainsi que des propos frisant le révisionnisme (notamment cette ouverture de l’épilogue : « La France n’a pas eu de vocation coloniale ») placent l’ouvrage du côté de l’essai ou du témoignage plutôt que du côté du livre d’histoire.