Notes
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[1]
Il fut l’auteur d’une relation de voyage (re)découverte en 2004 par The Historic New Orleans Collection, puis publiée et traduite en anglais en 2013 : Marc-Antoine Caillot, A Company Man : The Remarkable French-Atlantic Voyage of a Clerk for the Company of the Indies, éd. M. Greenwald, trad. Teri F. Chalmers.
-
[2]
Romain Huret, Katrina, 2005. L’ouragan, l’État et les pauvres aux États-Unis, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.
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[3]
Ce texte est tiré d’une communication pour la journée d’étude « Louisiane coloniale, empire français et esclavage atlantique », organisée par Gilles Havard et Clément Thibaud à l’EHESS le 21 février 2020. Il puise dans les commentaires suggestifs de Céline Flory et de François-Joseph Ruggiu que je remercie.
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[4]
Signalons la thèse remarquable de Baptiste Bonnefoy, « Enchevêtrement des appartenances et constructions impériales : miliciens de couleur dans les villes espagnoles, françaises et britanniques de la Caraïbe (xviie-xviiie siècles) » soutenue à l’EHESS en 2019 sous la direction de Jean-Paul Zuñiga et celles à venir, prometteuses, de David Chaunu sur la politique américaine des empires atlantiques sous Louis XIV (dir. L. Bély), de Camille Cordier sur la consommation et les marchés à Saint-Domingue au xviiie siècle ([éd.] N. Coquery et M. Covo) et de Fanny Malègue sur les recensements dans les Antilles dans la deuxième moitié du xviiie siècle ([éd.] C. Vidal).
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[5]
Sur l’articulation entre race et esclavage, voir les travaux – non cités – produits par le programme Statuts, race et couleurs dans l’Atlantique (STARACO, www.staraco.org) coordonné par Antonio de Almeida, Clément Thibaud et Aanor Le Mouël.
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[6]
Anne Pérotin-Dumont, La Ville aux îles, la ville dans l’île. Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820, Paris, Karthala, 2000. Pour une approche globale et synthétique : Laurent Vidal, Émilie d’Orgeix, Les Villes françaises du Nouveau Monde. Des premiers fondateurs aux ingénieurs du roi (xvie-xviiie siècle), Paris, Somogy, 1999 ; Odile Goerg, Xavier Huetz de Lemps, « La ville européenne outre-mer », in Jean-Luc Pinol (éd.), Histoire de l’Europe urbaine, 2, Paris, Seuil, 2003, p. 279-551.
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[7]
Gilles-Antoine Langlois, Des Villes pour la Louisiane française. Théorie et pratique de l’urbanistique coloniale au xviiie siècle, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Nathalie Dessens, From Saint-Domingue to New Orleans. Migration and Influences, Gainsville, University Press of Florida, 2007 ; Soizic Croguennec, « Rendre la justice en Louisiane espagnole (1763-1803) : aménagements, improvisations et instrumentalisations », Caravelle, 112, 2019, p. 11-28 ; Ead., « Spanish historiography and the Interregnum in Louisiana (1763-1803) : a case of (voluntary) amnesia ? », Cahiers de Framespa, 24, 2017 (https://journals.openedition.org/framespa/4227).
-
[8]
N. Dessens, « Du Sud à la Caraïbe : La Nouvelle-Orléans, ville créole », E-rea, 14-1, 2016 (http://journals.openedition.org/erea/5216).
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[9]
Fait révélateur : dès leur installation, les Espagnols s’empressent de faire élire en 1769 un cabildo : Gilbert C. Din, John E. Harkins, The New Orleans Cabildo. Colonial Louisiana’s First City Government, 1769-1803, Bâton-Rouge, Louisiana State University Press, 1996.
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[10]
François-Joseph Ruggiu, « Des nouvelles France aux colonies – une approche comparée de l’histoire impériale de la France de l’époque moderne », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 2018 (http://journals.openedition.org/nuevomundo/72123).
-
[11]
Paulin Ismard, La Cité et ses esclaves. Institution, fictions, expériences, Paris, Seuil, 2019.
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[12]
En Espagne, notamment à la Escuela de Estudios Hispano-Americanos de Séville, le séminaire animé par Laura Giraudo et Berta Ares, « Categorias e indigenismo en America latina », a précisément été créé en réaction à cette tendance inflationniste des racial studies nord-américaines. Ces deux historiennes considèrent que la raza est à la fois devenue une boîte conceptuelle fourre-tout périlleuse (car non dénuée de travers anachroniques non contrôlés) pour penser les métissages dans les Amériques ibériques et, au-delà, une étiquette obligée qui commande financement de la recherche et monde de l’édition. En France, voir des points de vue divergents, notamment lors de la table ronde « Race, société et politique aux Amériques, de la période coloniale à nos jours » organisée par Claude-Olivier Doron et Clément Thibaud pour le Congrès de l’Institut des Amériques, Campus Condorcet, le 10 octobre 2019 (www.institutdesameriques.fr/fr/content/entrevue-retour-sur-la-table-ronde-histoire-du-congres-ida-2019).
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[13]
Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race, Paris, Seuil, 2015.
-
[14]
John H. Eliott, Do the Americas Have a Common History ? An Address, Providence, Published for the Associates of the John Carter Brown Library, 1998 ; Antonio Acosta Rodríguez, Juan Marchena (éd.), La Influencia de España en el Caribe, la Florida y la Luisiana, 1500-1800, Madrid, Instituto de Cooperación Iberoamericana, 1983.
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[15]
D’autant que l’autrice invite elle-même à une approche globale des processus de racialisation dans le Nouveau Monde : « Racial formation in New Orleans did not take place in isolation from the rest of the Atlantic world. The Louisiana capital and its colony were not different from other new societies established by Europeans in the Americas », p. 44.
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[16]
Pour la fondation fragile des villes dans les Caraïbes et en Amérique centrale : Alain Musset, Villes nomades du nouveau monde, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002. Sur La Havane, Cécile Vidal cite deux ouvrages essentiels : Guadalupe García, Beyond the Walled City. Colonial Exclusion in Havana, Oakland, University of California Press, 2016 ; Alejandro de la Fuente, Havana and the Atlantic in the Sixteenth Century, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2008. Pour des approches plus globales : Berta Ares Quejia, Alessandro Stella, Negros, mulatos y zambaigos. Derroteros africanos en los mundos ibéricos, Séville, Escuela de Estudios Hispanoamericanos, 2000 ; Carmen Bernand, Negros, esclavos y libres en las ciudades hispanomericanas, Madrid, Tavera, 2001.
-
[17]
Le très stimulant article d’E. Gould est pourtant cité en début d’ouvrage : Eliga H. Gould, « Entangled Histories, Entangled Worlds : The English-Speaking Atlantic as a Spanish Periphery », The American Historical Review, 112-3, 2007, p. 764-786.
-
[18]
Cet épisode est traité dans la dernière partie du chapitre 9, p. 481-494.
-
[19]
Ces faits sont abordés p. 368 et p. 440.
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[20]
Jorge Cañizares-Esguerra, Matt D. Childs, James Sidbury (éd.), The Black Urban Atlantic in the Age of the Slave Trade, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2013. Pour une histoire urbaine transatlantique entre Afrique et Amérique portugaise, relire L. Vidal, Mazagão, la ville qui traversa l’Atlantique. Du Maroc à l’Amazonie (1769-1783), Paris, Aubier, 2005.
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[21]
La Nouvelle-Orléans devient capitale de la colonie du Mississippi en 1721, puis capitale de l’État de Louisiane jusqu’en 1849 alors que Saint-Louis acquiert le titre de capitale de l’Afrique occidentale française à la fin du xixe siècle (avant d’être supplantée par Dakar), puis de capitale du Sénégal et de la Mauritanie jusqu’aux indépendances.
À propos de Cécile Vidal, Caribbean New Orleans : Empire, Race and the Making of a Slave Society, Chapel Hill & Williamsburg, Omohundro Institute of Early American History and Culture & University of North Carolina Press, 2019, 533 p., ISBN 978-1-4696-4518-6. Emily Clark, Ibrahima Thioub, Cécile Vidal (éd.), New Orleans, Louisiana & Saint-Louis, Senegal. Mirror Cities in the Atlantic World, 1659-2000s, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2019, 253 p., ISBN 978-0-8071-7111-0.
1Une ville édifiée ex nihilo dans un large méandre du Mississippi, des rues au tracé parfaitement géométrique, une imposante place d’armes reflet de la puissance du monarque français, un arsenal, des casernes et une magnifique enceinte fortifiée : l’image est belle, néanmoins trompeuse. Ce plan (page suivante) daté de 1731 de Marc-Antoine Caillot traduit davantage le rêve impérial d’une capitale française en Louisiane qu’une réalité palpable [1].
2En 1731, la majeure partie des parcelles est encore en friche. La Nouvelle-Orléans, avec moins de mille habitants, a des allures de bourgade crasseuse avec ses maisons en bousillage et ses rues fangeuses. Quant à la forteresse, elle n’a jamais existé… En 1731, la Compagnie des Indes, ruinée, plie bagage. Pourtant, cette cité française mal greffée au Nouveau Monde finit par prendre. Un siècle plus tard, après avoir été successivement espagnole (1763-1800), à nouveau française (1800-1803), puis nord-américaine, la Nouvelle-Orléans compte plus de 100 000 habitants. Grossie des apports dominguais, puis irlandais et allemands, elle est devenue la quatrième ville des États-Unis après New York, Philadelphie et Baltimore. La suite de son histoire est mieux connue : une guerre civile, des massacres de Noirs républicains (1866), la rigueur des politiques ségrégationnistes, Sydney Bechet et Louis Armstrong, l’image d’une créolité enjolivée par les agences de tourisme et, en 2005, un ouragan qui déferle et une digue qui cède. La catastrophe fait brutalement ressurgir le passé colonial et les divisions raciales de la Nouvelle-Orléans [2].
Plan de la Nouvelle-Orléans dessiné le 14 février 1731, encre et aquarelle, Caillot Manuscript, MSS 596, Williams Research Center, The Historic New Orleans Collection
Plan de la Nouvelle-Orléans dessiné le 14 février 1731, encre et aquarelle, Caillot Manuscript, MSS 596, Williams Research Center, The Historic New Orleans Collection
3C’est à cette ville que deux passionnants ouvrages, publiés en 2019 par des presses universitaires américaines, sont consacrés [3]. Le premier, Caribbean New Orleans de Cécile Vidal, est une monographie dense et nerveuse, une sorte d’histoire totale au prisme de la race et de l’esclavage sous souveraineté française. Le second, New Orleans, Louisiana & Saint-Louis, Senegal. Mirror Cities in the Atlantic World, 1659-2000s, est un volume collectif coordonné par Emily Clark, Ibrahima Thioub et C. Vidal autour d’une mise en miroir originale de la Nouvelle-Orléans et de Saint-Louis du Sénégal.
4Il pourrait paraître quelque peu incongru de commenter en français des ouvrages en anglais portant sur des terrains français. Ce paradoxe linguistique est-il l’indice de l’émergence de nouveaux cloisonnements qu’une histoire atlantique renouvelée prétend précisément combattre ou, au contraire, témoigne-t-il de l’entremêlement fécond des historiographies française et nord-américaine ? Étant donné la masse d’informations contenues dans le premier volume, je lui consacrerai la plus large part de ce texte ; je traiterai du second ouvrage dans la dernière partie comme une sorte de bourgeonnement du premier.
Extirper la ville du bayou historiographique
5Caribbean New Orleans : Empire, Race and the Making of a Slave Society. Tous les termes les plus en vue d’une nouvelle histoire atlantique y sont : empire, race, esclavage. Cela pourrait même agacer certains lecteurs peu sensibles à une littérature qui se prétend novatrice car nouvelle et nord-américaine. Pour dépasser ce sentiment, il suffira de tourner la couverture et de se plonger dans les cinq cents pages de cette somme impressionnante. Les thèmes abordés sont innombrables et les sources utilisées d’une grande variété : archives judiciaires, recensements, ordonnances et décrets, registres paroissiaux, minutes notariales et correspondances privées, récits de voyage, projets de réformation, des plans et des gravures. L’appareil critique d’une singulière densité indique clairement que l’on a tout autant à faire à une enquête historique qu’à un outil de travail pour les nouvelles générations de chercheurs travaillant sur la région caraïbe [4]. Les notes de bas de page renvoient aux derniers travaux sur la Nouvelle-Orléans, Saint-Domingue et les petites Antilles, sur la Jamaïque, la Virginie et la Caroline, la Barbade mais aussi sur la société française d’Ancien Régime, auxquels il faut ajouter une myriade de références puisées dans les champs fertiles de l’histoire de la race, des histoires impériales et connectées et l’immense historiographie renouvelée de l’esclavage [5]. Dans ce foisonnement, C. Vidal ne s’égare point et suit une ligne directrice qu’elle tient de bout en bout : la formation d’une société urbaine travaillée par un processus dur de racialisation dans un contexte esclavagiste.
6Depuis les études pionnières d’A. Pérotin-Dumont sur la ville en Guadeloupe (2000), il n’y avait pas de monographie d’envergure sur les villes françaises coloniales à l’époque moderne. Carribean New Orleans est sans conteste un nouveau bloc ajouté à l’édifice [6]. En France, outre C. Vidal, les chercheurs à travailler sur la capitale de la Louisiane sont une poignée amputée de quelques doigts : G.-A. Langlois de l’École nationale d’architecture de Paris a finement étudié l’urbanisme de l’époque coloniale, N. Dessens de l’Université Toulouse Jean-Jaurès a livré de beaux travaux sur l’impact des migrations dominguaises du début du xixe siècle et, plus récemment, S. Croguennec de l’Université de Guyane a ouvert un nouveau terrain sur la Louisiane espagnole (1763-1800), cette période restant sans doute la moins bien étudiée [7].
7Aux États-Unis, la Nouvelle-Orléans est longtemps restée embourbée dans le bayou de l’historiographie nationale. Considérée comme une cité hors norme du Deep south, elle ne rentrait dans aucun cadre tant elle apparaissait originale. Lors des mouvements sécessionnistes, son passé colonial français atypique fut dilué dans un vaste Sud artificiellement unifié à des fins politiques [8]. Et, lorsque la nation américaine prit forme, l’existence de libres de couleur à la Nouvelle-Orléans en faisait une ville créole qui cadrait mal avec l’ordre racial bipartite qui prévalait ailleurs aux États-Unis. Jusqu’aux années 1980, l’histoire de la Nouvelle-Orléans se limita donc à une histoire locale rédigée par des historiens locaux. Le renouveau historiographique fut tardif, au milieu des années 1990, mais vigoureux avec une profusion de monographies, en particulier pour l’époque coloniale, portant sur les groupes ethniques de couleur, libres de couleur et esclaves, souvent pris séparément.
8Le premier apport de Caribbean New Orleans est d’englober aussi bien les Noirs esclaves, les libres de couleur, les petits Blancs, la noblesse de plume et d’épée, les marins, les religieuses, les marchands et les soldats, bref le vaste spectre formant la sociologie complexe des mondes urbains. Ces groupes ne sont pas traités dans des sections séparées mais se lient à l’intérieur des neuf chapitres qui composent le volume. La construction de chacun d’eux est d’une grande rigueur : amorce à partir d’une affaire judiciaire ou d’un récit de voyage, état de l’art, sous-section thématique qui fait la part belle au diachronique, comparaison aux autres situations coloniales dans les Caraïbes, conclusion large avec montée en généralité. Le plan combine habilement jeu scalaire et approche thématique. Les cinq premiers chapitres opèrent un resserrement progressif de la focale : on voit comment la Nouvelle-Orléans est connectée au monde atlantique, puis saisie dans son arrière-pays pour ensuite être explorée à une échelle intra-urbaine avant de descendre dans les méandres de l’intime, les recoins de la maisonnée et les replis des amours ancillaires. Les chapitres suivants (6-8) viennent recouper les précédents en s’intéressant au monde du travail, au commerce et à la justice. Le dernier chapitre – particulièrement réussi – revient à l’échelle impériale dans une perspective politique en interrogeant l’identité française au prisme de la nation, de la race, de la créolité et de la citoyenneté. La boucle est bouclée. Lorsque l’on referme l’ouvrage, celui qui est peu familier de ces contrées se sent mieux armé pour aborder de nouveaux rivages.
Reconfigurer le cadre d’analyse
9Le second grand apport est d’éviter l’écueil d’une monographie qui ferait l’économie de l’espace. Bien des études relatives à la Nouvelle-Orléans – et ce propos pourrait être étendu à d’autres monographies urbaines – font l’histoire de la ville sans vraiment s’intéresser aux lieux qui font la ville et tendent à transposer les relations qui se nouent dans les plantations à celles, très différentes, qui se jouent dans les espaces publics. C. Vidal sort la caméra des champs de tabac pour placer son objectif dans les rues, sur les places du marché, parmi les bancs de l’église, dans les casernes ou à l’hôpital. En ville, se trouvent des groupes qui n’existent pas dans le monde rural : la troupe, les religieuses ursulines, les petits Blancs sans esclaves et surtout les Noirs libres. L’histoire de la Nouvelle-Orléans ne se confond décidément pas avec celle de la Louisiane.
10À un autre niveau, la littérature académique nord-américaine avait tendance à se cantonner à un périmètre national, sans regarder du côté de la puissance colonisatrice, ni du côté des Caraïbes où la Nouvelle-Orléans puisa une grande partie de ses ressources, de ses hommes et de son modèle de gouvernement. Crânement, C. Vidal décide de démonter le cadre conventionnel de l’analyse pour le recentrer sur les Caraïbes en multipliant les points de comparaison : le Cap français, Saint-Pierre ou Basse-Terre, Kingston, Charleston. Le cadre est ensuite étiré, comme du chewing-gum, de part et d’autre de l’Atlantique pour englober le Royaume de France. Ne pas regarder de l’autre côté de l’océan reviendrait à naviguer sans sextant ni carte marine ou encore, pour ramener la comparaison à des terres qui me sont davantage familières, à faire l’histoire de Mexico, Lima ou Bogota sans constamment avoir Madrid en ligne de mire. La dimension impériale est à ce propos sans aucun doute plus marquée que dans le cas espagnol, car dans les villes françaises des Caraïbes il n’y a ni échevins, ni municipalité et donc pas d’entité locale élue de gouvernement contrairement aux villes espagnoles [9].
11Cette manipulation du cadre, loin d’être un effet de la nouvelle histoire atlantique, permet de renouveler les questionnements : que signifie être noble et faire du commerce dans le Mississippi ? Qu’est-ce que la justice du roi dans une société esclavagiste si distante de Versailles ? En quoi consiste une urbanité qui se construit sur et par la race ? Quelle est la nature du bon gouvernement urbain – soit de la police – en contexte colonial ?
12Ces reconfigurations n’ont été rendues possibles que parce que l’autrice est parvenue à digérer, à restituer et à manier une immense littérature, récente et pléthorique, en anglais comme en français, ce qui lui permet de zoomer et de dézoomer à l’envi sur son objet. Il ne s’agit pas de faire du transatlantique ou du transcaraïbes car C. Vidal ne cherche pas à comparer terme à terme avec d’autres villes mais à opérer des pas chassés successifs afin de voir comment cela se passait ailleurs et dé-essentialiser le caractère exceptionnel de la Nouvelle-Orléans. Elle parvient ainsi à dégager des traits structurels de la ville coloniale esclavagiste tout en mettant en valeur des singularités locales.
Le gouvernement par la race
13Revenons maintenant aux catégories d’analyse mentionnées dans le sous-titre de l’ouvrage. « Empire, race, société esclavagiste » ne sont pas des jouets à la mode de l’Atlantic History. Lorsqu’ils sont maniés avec nuance, et surtout appliqués au matériau fertile des archives, ils s’avèrent particulièrement féconds pour comprendre la formation d’une société urbaine façonnée par la violence dans toutes ses formes.
14La Louisiane et sa capitale ne correspondent pas à l’empire colonial tel que nous l’envisageons habituellement. Dit autrement, la Nouvelle-Orléans du xviiie siècle n’a rien de commun avec Alger des années 1930. Si les administrateurs et les officiers français ne décrivent jamais le royaume et ses possessions ultramarines en utilisant le vocable « empire », en revanche, C. Vidal montre combien la France globale qui émergea dans les Antilles et la Louisiane obéit bel et bien à une formation et à des logiques impériales. L’étude des années 1720-1760 témoigne en effet d’une centralisation royale croissante dans cette région, non seulement au niveau politique, financier (surtout après le retrait de la Compagnie des Indes), militaire, législatif et réglementaire mais aussi économique et commercial. C. Vidal participe ainsi à une réévaluation de la dimension impériale des Nouvelles France [10].
15Ensuite en partant du principe qu’il existe une grande variété de formes d’esclavage – souvent réduites dans les Amériques à la plantation – et en s’inspirant de travaux sur l’esclavage antique, C. Vidal met l’accent sur les esclaves en milieu urbain [11]. L’historiographie de la domesticité noire a eu tendance à minimiser la violence des rapports sociaux qui régnaient en ville car les opportunités d’émancipation et les marges de négociation pour les esclaves y auraient été plus grandes. L’autrice revient sur ce poncif en démontrant à travers une série d’études de cas qu’il n’en est rien. Du fait de la proximité des corps et du droit de propriété, l’esclavage exercé dans le cadre de la maisonnée induit un contrôle intégral du maître sur tous les aspects de la vie de ses serviteurs et de leur descendance : mariages, autorisations de sortie, affranchissements dont la promesse toujours ajournée fonctionne aussi comme un outil de domination.
16Enfin, C. Vidal s’inscrit dans une double appartenance historiographique relative aux racial studies. La première, déjà ancienne et devenue pléthorique, voire exponentielle, est celle de l’historiographie nord-américaine qui s’est développée dans la période post-mouvements civiques et cherchait à faire la genèse des politiques et des préjugés raciaux aux États-Unis. L’autre, beaucoup plus récente, est française. Lorsque C. Vidal s’empara de cet outil il y a une vingtaine d’années, elle dut se sentir un peu seule… Depuis lors, le champ a été investi – avec plus ou moins de bonheur – et continue à susciter de vifs débats. Ces disputes doivent en partie leur origine à ce que la race peut à la fois être un terme – dont la pluralité de sens évolue avec le temps et selon les espaces –, une idéologie qui façonna vigoureusement des politiques de gestion de l’altérité et une grille d’analyse conceptuelle. Là où certains historiens refusent d’utiliser le mot par prudence ou sous le prétexte que le vocable n’apparaît pas dans les sources (comme dans le Code noir), C. Vidal va franchement dans l’autre sens [12].
17Elle démontre que la race ne saurait être conçue comme un simple mot – une histoire idéologique de la race ne saurait donc suffire – mais comme un ensemble de pratiques qui doivent être abordées de manière diachronique. Ce qui intéresse C. Vidal ce n’est pas tant les relations sociales travaillées par la race que, presque de manière structurale, le processus de racialisation. Ce faisant, Caribbean New Orleans vient prolonger les réflexions théoriques de J.-F. Schaub et même confirmer l’une de ses hypothèses les plus hardies : les Caraïbes ont été une mer matricielle de reconfigurations des discours, des politiques et des pratiques sur la race [13]. Forgés dans l’Europe chrétienne, ces discours furent transformés par la traite et les métissages. Alors que le terme perdait son sens premier (lignée, noblesse) lorsqu’il arriva dans les petites Antilles et se lia au système esclavagiste, il se chargea aussitôt d’une nette coloration d’exclusion en devenant un instrument de gouvernement. Aussi, la race n’est-elle pas un outil d’analyse qui fonctionnerait de manière autonome ; il doit être associé à d’autres catégories d’analyse, à commencer par l’esclavage, le genre mais aussi la nation. Caribbean New Orleans n’est donc pas un essai sur la race mais un essai d’histoire sociale totale qui met en relation la race avec d’autres tandems analytiques.
18La présence de petits Blancs et de Noirs libres – syntagme qualifié d’« oxymore » par l’autrice – n’amoindrit pas la violence des rapports sociaux. L’existence de ces deux groupes contribue même à perpétuer le système esclavagiste et à diffuser le sentiment d’une supériorité des urbanités blanches. Au sein des Caraïbes, la Nouvelle-Orléans constitue certainement un cas extrême d’un processus dur de racialisation : d’une part parce qu’au moment où la ville est fondée, toute la machine à ségréguer, importée de Saint-Domingue, était déjà en place ; d’autre part parce que le cadre chronologique retenu, deux générations, est un laps de temps relativement court pour permettre à des processus de déracialisation d’émerger. Pourtant, C. Vidal montre bien que la racialisation n’est ni uniforme, ni linéaire et qu’elle ne se manifeste pas toujours là où on l’attend. Il n’y a pas de ségrégation spatiale stricte à l’échelle de la ville et les esclaves, les Européens – spécialement les petits Blancs – et les Noirs libres fréquentent les mêmes lieux. Le couvent des Ursulines est par exemple un lieu multiethnique qui accueillait aussi bien des pensionnaires et des pupilles européennes que des esclaves amérindiennes et noires mais l’instruction se faisait toujours séparément, Noires et Indiennes d’un côté, Blanches de l’autre (idem dans les dortoirs). La ségrégation doit donc se lire à une échelle plus fine, dans l’organisation interne du couvent. Autre exemple : on pourrait a priori penser que la justice fut particulièrement dure à l’égard des esclaves fuyards ou voleurs. C. Vidal montre que si les châtiments les plus brutaux (marquage, mutilations, fouets) sont dès les années 1730 réservés aux seuls Noirs, le nombre d’esclaves présentés devant la justice reste peu élevé – une quinzaine de 1730-1760. Or ces chiffres ne peuvent pas être lus comme un signe de mansuétude car l’essentiel du redressement se jouait en amont, à un niveau infrajudiciaire, dans les propriétés des maîtres et le gouvernement domestique. Ni les maîtres, ni les juges n’avaient en effet intérêt à condamner une force de travail indispensable (et rare) et se perdre dans des procédures dispendieuses et, en cas de peine capitale, à risquer de perdre une « pièce » que l’indemnité versée par la Couronne ne compensait jamais tout à fait.
La Caraïbe sans les Espagnols ?
19L’appétit venant en mangeant, Caribbean New Orleans est une telle somme qu’elle appelle des commentaires de boulimique. La promesse du décloisonnement est-elle accomplie ? Seulement en partie car dans la multitude des acteurs convoqués, on compte un grand absent : l’empire espagnol. Certes, dès la seconde moitié du xviie siècle, les Caraïbes ne sont plus un lac exclusivement espagnol : les Français ont pris pied dans les Petites Antilles et à Saint-Domingue, les Anglais en Jamaïque, dans les Bahamas et jusque dans l’isthme (Belize et Mosquito Coast) et les Hollandais à Curaçao. Mais cette perte d’hégémonie n’a pas pour autant fait disparaître de la carte les royaumes de Nouvelle-Espagne et de Nouvelle-Grenade. L’empire espagnol reste le grand ordonnateur des Caraïbes, la première puissance navale, portuaire et économique de la région. La formation des empires britannique et français dans les Amériques ne peut par conséquent être comprise en dehors de leurs relations avec l’empire espagnol tant l’emprise territoriale et le poids démographique de ce dernier restent sans commune mesure [14]. Vue du ciel, la Louisiane apparaît ainsi comme une périphérie de l’empire espagnol.
20Dans une perspective d’histoire urbaine, d’autres points de comparaison auraient pu s’avérer féconds [15] : La Havane, Santo Domingo, Veracruz, Campeche, Porto Bello ou Carthagène. Certes, il est vrai que la fondation des cités ibériques sur les rives des Caraïbes fut un phénomène très précoce. Il n’en demeure pas moins que leur « genèse urbaine » pose des questions de gouvernement de nature identique à celles abordées par C. Vidal pour La Nouvelle-Orléans : concentration des populations dans les villes, question épineuse du financement d’une enceinte fortifiée, économie esclavagiste, métissage, émergence des Noirs libres et des mulâtres, angoisse d’une dégénérescence des élites par le mélange des races et peur obsidionale des révoltes d’esclaves. La Havane du début du xviie siècle, qui comptait autant d’habitants que la Nouvelle-Orléans deux siècles plus tard, était une société profondément esclavagiste : situés tout en bas de la hiérarchie sociale, les esclaves formaient plus de la moitié de la population alors même que la population indigène était en voie de disparition [16]. Il existe une très vaste littérature en langue espagnole – mais pas uniquement – sur ces villes qui, comme à la Nouvelle-Orléans, constituent des laboratoires de la racialisation et ces questions taraudent les historiens de l’Amérique ibérique depuis plus d’un demi-siècle. Inclure ce vaste pan historiographique était une tâche immense et l’on peut très bien comprendre qu’une telle entreprise échappât à l’œuvre d’un seul historien. Un programme de recherche collectif s’impose.
21Au-delà des perspectives offertes par une histoire comparée, plus intéressants encore sont les horizons complexes d’une histoire entremêlée pourtant entrevus mais qui pourraient à l’avenir être davantage scrutés [17]. Les histoires impériales qui se sont tramées tout au long du xviiie siècle impliquèrent aussi bien les populations francophones, anglophones mais également hispanophones – qu’elles soient blanches ou noires – au sein de régions à la souveraineté changeante. À la lecture du volume, on a la sensation que les Espagnols n’entrent en scène qu’à partir de 1768, date à laquelle l’administration espagnole s’empara effectivement de la ville avec l’arrivée malheureuse du gouverneur Ulloa et la révolte des colons français qui conduisit à son expulsion [18]. Les politiques raciales dures déployées à la Nouvelle-Orléans ne sont-elles pas la contrepartie, selon un schéma asymétrique, de pratiques raciales plus inclusives alors en vigueur en Nouvelle-Espagne ? La dureté des châtiments infligés aux fuyards, les répressions des années 1730, puis des années 1760, s’expliquent aussi par la peur d’une contagion d’un modèle socio-racial plus souple. Sinon, comment comprendre que ni les esclaves, ni les Noirs libres ne prirent part à la révolte de 1768 et expliquer que la plupart des miliciens noirs s’empressèrent de signer le serment d’allégeance au roi d’Espagne [19] ? L’exemple donné de ces deux esclaves qui s’échappèrent à La Havane (p. 262) signifie que les populations serviles avaient connaissance de la possibilité de s’affranchir en passant dans des territoires placés sous souveraineté espagnole ; c’est dire à quel point le régime racial espagnol diffusait un modèle jusque dans les maisonnées des colons français. Ce modèle exista-t-il par ailleurs ? Dans cette frange creuse de l’empire espagnol qui allait de la Californie à la Floride, les autorités espagnoles n’avaient guère encouragé au xviiie siècle les mariages mixtes avec les Amérindiennes comme elles l’avaient fait au xvie siècle avec les élites incas ou mexicas. Les historiens des villes des Indes espagnoles montrent que les politiques raciales en vigueur évoluèrent constamment au cours de la période coloniale, selon les lieux, les configurations démographiques et les stratégies déployées par les autorités impériales et locales. Cet oubli est d’autant plus surprenant que C. Vidal s’est essayé à des comparaisons autrement plus audacieuses, comme en témoigne le volume collectif qu’elle a co-dirigé avec E. Clark et I. Thioub.
La Nouvelle-Orléans face à Saint-Louis du Sénégal
22New Orleans, Louisiana & Saint-Louis, Senegal. Mirror Cities in the Atlantic World, 1659-2000s est un ouvrage qui vient prolonger le travail de C. Vidal en faisant dialoguer, ce qui n’est pas commun, américanistes et africanistes. Ce volume à l’édition soignée se situe dans un renouvellement de l’histoire atlantique, notamment dans le sillage de The Black Urban Atlantic in the Age of the Slave Trade qui réunissait en 2013 des contributions géographiquement très diverses sur Salvador de Bahia, Ouidah, le Cap français, Kingstown, La Havane, Carthagène, Luanda mais aussi Lisbonne et Mexico qui ne sont pas des cités esclavagistes proprement dites mais des villes avec esclaves [20]. Il s’en distingue toutefois : d’abord, en insistant sur le rôle des Africains eux-mêmes dans la traite, les éditeurs de Mirror Cities in the Atlantic World décident d’abandonner la catégorie « Noir » peu opérante et ainsi d’éviter l’écueil du discours victimaire ; ensuite, en mettant l’accent sur l’organisation socio-politique des sociétés africaines souvent peu prises en compte, ils s’attachent à analyser les sociétés urbaines locales, africaines et américaines, à parts égales ; enfin, en optant pour la longue durée, du milieu du xviie siècle au temps présent, ils viennent bousculer les bornes classiquement fixées pour l’étude des sociétés esclavagistes (abolition de la traite au début du xixe siècle ou fin plus tardive de l’esclavage au Brésil ou à Cuba) car, en Afrique, le processus de colonisation ainsi que des formes d’esclavage local se poursuivirent jusqu’à une date avancée du xxe siècle.
23Les similitudes entre la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis justifient pleinement l’exercice : des fondations ex nihilo (en 1719 et en 1659), des sites fluviaux (Mississippi et Sénégal) qui ouvrent sur de profonds hinterlands, des fonctions portuaires apparentées et des masses démographiques équivalentes au moins jusqu’au premier tiers du xixe siècle et, enfin, des rôles de capitales coloniales qui iront en s’affirmant [21]. Mais les similitudes s’arrêtent là car ces deux villes jouent des rôles différenciés au sein de l’empire français. La chronologie de l’occupation et de l’administration françaises diverge également : courte dans le cas Louisianais, nous l’avons vu, longue dans le cas sénégalais, plus de trois siècles ponctués de quelques coupures. Ces correspondances entre deux capitales de l’empire français révèlent que l’impérialisme, le colonialisme et l’esclavage ne se combinent pas de la même manière selon les lieux et les moments. À Saint-Louis, pour le moins jusqu’au milieu du xixe siècle, il n’y a pas eu de colonisation proprement dite mais un projet impérialiste limité où la présence française resta faible et conditionnée au versement d’un tribut aux royaumes africains souverains ; alors qu’à la Nouvelle-Orléans, le projet colonial se doubla de perspectives impériales et la ville fut pensée dès ses prémices comme une tête de pont. Quant à la traite, si elle fut un trait d’union entre les deux cités – particulièrement entre 1719 et 1731 où deux tiers des 6 000 esclaves débarqués à la Nouvelle-Orléans étaient originaires de Sénégambie –, l’historicité de l’esclavage est, on le sait, très différente de part et d’autre de l’Atlantique car à Saint-Louis, il fut une pratique ancienne, antérieure à l’arrivée des Européens au xve siècle, mais néanmoins largement transformée par le commerce transatlantique.
24Le lecteur ne doit pas s’attendre à une comparaison systématique entre les deux villes. Alors que la dimension spatiale était prégnante dans la monographie de C. Vidal, cette approche est ici délaissée, comme en témoigne l’absence de plans et de cartes. Les neuf contributions s’inscrivent davantage dans une histoire socio-politique de l’esclavage et de la macule noire en milieu urbain par une série de mises en miroir, d’où le titre.
25Trois chapitres portent sur la Nouvelle-Orléans : sur les casernes comme lieu d’interaction entre soldats et esclaves sous le régime français (C. Vidal, p. 75-102), sur les conséquences de l’abolition de l’esclavage en 1848 pour les Français propriétaires d’esclaves (M. Polfliet, p. 125-145) et sur la citoyenneté des « gens de couleur » dans le contexte de la lutte pour l’égalité des droits en 1862 au moment où les forces de l’Union occupent la ville (R. Scott, p. 146- 167). Trois chapitres sont consacrés à Saint-Louis : M. Klein insiste sur le rôle central de l’esclavage dans l’histoire économique et sociale de la ville depuis sa fondation jusqu’à l’abolition définitive de l’esclavage (1848) en insistant sur le rôle d’intermédiaire des femmes signares, la diversité des profils serviles et la proximité constante des esclaves avec les maîtres (p. 35-54) ; I. Sene s’intéresse à la prison conçue dès sa fondation dans les années 1830 comme un dispositif permettant de capter gratuitement la force de travail pour réaliser de grands travaux (p. 103-124) ; L. Kopitoff s’interroge enfin sur ce que signifie être français dans l’empire au début du xxe siècle et souligne l’ambiguïté du statut de citoyen pour les résidents de Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque (p. 168-190).
26Seuls les deux derniers chapitres qui composent la troisième partie (« Mythic Persistence ») s’essayent avec originalité à une approche comparée : le lecteur y verra comment les réalités historiques sont simplifiées, distordues et érigées en mythe pour occulter la violence esclavagiste et promouvoir un présent romantique. E. Clark et H. Jones reviennent sur la figure de la femme créole et métisse – quarteronne à la Nouvelle-Orléans et signare à Saint-Louis – appréhendée comme un phénomène transatlantique (p. 191-209) : lascive et séductrice, libre et sensuelle, elle est l’incarnation de la parfaite concubine pour le colon. Ces deux auteures montrent comment ce trope fut lentement construit et transformé en fonction des contextes socio-politiques. B. Boyd Raeburn s’intéresse quant à lui à l’afrocentrisme revendiqué des jazzmen de la Nouvelle-Orléans en direction du Sénégal ou du Congo (p. 210-232). Enfin, J. Marie Johnson livre un bel essai d’histoire connectée (p. 55-74) en liant les deux villes autour d’un récit de vie : Marie Baude est une métisse née au début du xviiie siècle au Sénégal et mariée à un soldat français employé de la Compagnie des Indes. Elle mène ses affaires à Saint-Louis, possède ses propres esclaves et fréquente les élites locales. À la suite d’une rixe qui tourne mal, son époux est déporté en Louisiane ; Marie Baude le rejoint. Sa traversée à bord d’un navire négrier s’accompagne d’un progressif déclassement qui la fait changer de statut et de désignation raciale : Marie Baude devient la « mulâtresse passagère » et « l’épouse Pinet ». Cette étude de cas éclaire finalement des contours de la race très distincts de part et d’autre de l’Atlantique.
27En définitive, ces deux ouvrages dont on espère prochainement une traduction en français posent à la fois des bases méthodologiques essentielles – comment reconnecter un terrain à un ensemble de relations et d’acteurs à différentes échelles – et confirment l’importance des villes portuaires dans les Caraïbes pour aborder un grand nombre de phénomènes (esclavage, racialisation, métissage, révolutions) dans des contextes de souveraineté éphémère.
Notes
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[1]
Il fut l’auteur d’une relation de voyage (re)découverte en 2004 par The Historic New Orleans Collection, puis publiée et traduite en anglais en 2013 : Marc-Antoine Caillot, A Company Man : The Remarkable French-Atlantic Voyage of a Clerk for the Company of the Indies, éd. M. Greenwald, trad. Teri F. Chalmers.
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[2]
Romain Huret, Katrina, 2005. L’ouragan, l’État et les pauvres aux États-Unis, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.
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[3]
Ce texte est tiré d’une communication pour la journée d’étude « Louisiane coloniale, empire français et esclavage atlantique », organisée par Gilles Havard et Clément Thibaud à l’EHESS le 21 février 2020. Il puise dans les commentaires suggestifs de Céline Flory et de François-Joseph Ruggiu que je remercie.
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[4]
Signalons la thèse remarquable de Baptiste Bonnefoy, « Enchevêtrement des appartenances et constructions impériales : miliciens de couleur dans les villes espagnoles, françaises et britanniques de la Caraïbe (xviie-xviiie siècles) » soutenue à l’EHESS en 2019 sous la direction de Jean-Paul Zuñiga et celles à venir, prometteuses, de David Chaunu sur la politique américaine des empires atlantiques sous Louis XIV (dir. L. Bély), de Camille Cordier sur la consommation et les marchés à Saint-Domingue au xviiie siècle ([éd.] N. Coquery et M. Covo) et de Fanny Malègue sur les recensements dans les Antilles dans la deuxième moitié du xviiie siècle ([éd.] C. Vidal).
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[5]
Sur l’articulation entre race et esclavage, voir les travaux – non cités – produits par le programme Statuts, race et couleurs dans l’Atlantique (STARACO, www.staraco.org) coordonné par Antonio de Almeida, Clément Thibaud et Aanor Le Mouël.
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[6]
Anne Pérotin-Dumont, La Ville aux îles, la ville dans l’île. Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820, Paris, Karthala, 2000. Pour une approche globale et synthétique : Laurent Vidal, Émilie d’Orgeix, Les Villes françaises du Nouveau Monde. Des premiers fondateurs aux ingénieurs du roi (xvie-xviiie siècle), Paris, Somogy, 1999 ; Odile Goerg, Xavier Huetz de Lemps, « La ville européenne outre-mer », in Jean-Luc Pinol (éd.), Histoire de l’Europe urbaine, 2, Paris, Seuil, 2003, p. 279-551.
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[7]
Gilles-Antoine Langlois, Des Villes pour la Louisiane française. Théorie et pratique de l’urbanistique coloniale au xviiie siècle, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Nathalie Dessens, From Saint-Domingue to New Orleans. Migration and Influences, Gainsville, University Press of Florida, 2007 ; Soizic Croguennec, « Rendre la justice en Louisiane espagnole (1763-1803) : aménagements, improvisations et instrumentalisations », Caravelle, 112, 2019, p. 11-28 ; Ead., « Spanish historiography and the Interregnum in Louisiana (1763-1803) : a case of (voluntary) amnesia ? », Cahiers de Framespa, 24, 2017 (https://journals.openedition.org/framespa/4227).
-
[8]
N. Dessens, « Du Sud à la Caraïbe : La Nouvelle-Orléans, ville créole », E-rea, 14-1, 2016 (http://journals.openedition.org/erea/5216).
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[9]
Fait révélateur : dès leur installation, les Espagnols s’empressent de faire élire en 1769 un cabildo : Gilbert C. Din, John E. Harkins, The New Orleans Cabildo. Colonial Louisiana’s First City Government, 1769-1803, Bâton-Rouge, Louisiana State University Press, 1996.
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[10]
François-Joseph Ruggiu, « Des nouvelles France aux colonies – une approche comparée de l’histoire impériale de la France de l’époque moderne », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 2018 (http://journals.openedition.org/nuevomundo/72123).
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[11]
Paulin Ismard, La Cité et ses esclaves. Institution, fictions, expériences, Paris, Seuil, 2019.
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[12]
En Espagne, notamment à la Escuela de Estudios Hispano-Americanos de Séville, le séminaire animé par Laura Giraudo et Berta Ares, « Categorias e indigenismo en America latina », a précisément été créé en réaction à cette tendance inflationniste des racial studies nord-américaines. Ces deux historiennes considèrent que la raza est à la fois devenue une boîte conceptuelle fourre-tout périlleuse (car non dénuée de travers anachroniques non contrôlés) pour penser les métissages dans les Amériques ibériques et, au-delà, une étiquette obligée qui commande financement de la recherche et monde de l’édition. En France, voir des points de vue divergents, notamment lors de la table ronde « Race, société et politique aux Amériques, de la période coloniale à nos jours » organisée par Claude-Olivier Doron et Clément Thibaud pour le Congrès de l’Institut des Amériques, Campus Condorcet, le 10 octobre 2019 (www.institutdesameriques.fr/fr/content/entrevue-retour-sur-la-table-ronde-histoire-du-congres-ida-2019).
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[13]
Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race, Paris, Seuil, 2015.
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[14]
John H. Eliott, Do the Americas Have a Common History ? An Address, Providence, Published for the Associates of the John Carter Brown Library, 1998 ; Antonio Acosta Rodríguez, Juan Marchena (éd.), La Influencia de España en el Caribe, la Florida y la Luisiana, 1500-1800, Madrid, Instituto de Cooperación Iberoamericana, 1983.
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[15]
D’autant que l’autrice invite elle-même à une approche globale des processus de racialisation dans le Nouveau Monde : « Racial formation in New Orleans did not take place in isolation from the rest of the Atlantic world. The Louisiana capital and its colony were not different from other new societies established by Europeans in the Americas », p. 44.
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[16]
Pour la fondation fragile des villes dans les Caraïbes et en Amérique centrale : Alain Musset, Villes nomades du nouveau monde, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002. Sur La Havane, Cécile Vidal cite deux ouvrages essentiels : Guadalupe García, Beyond the Walled City. Colonial Exclusion in Havana, Oakland, University of California Press, 2016 ; Alejandro de la Fuente, Havana and the Atlantic in the Sixteenth Century, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2008. Pour des approches plus globales : Berta Ares Quejia, Alessandro Stella, Negros, mulatos y zambaigos. Derroteros africanos en los mundos ibéricos, Séville, Escuela de Estudios Hispanoamericanos, 2000 ; Carmen Bernand, Negros, esclavos y libres en las ciudades hispanomericanas, Madrid, Tavera, 2001.
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[17]
Le très stimulant article d’E. Gould est pourtant cité en début d’ouvrage : Eliga H. Gould, « Entangled Histories, Entangled Worlds : The English-Speaking Atlantic as a Spanish Periphery », The American Historical Review, 112-3, 2007, p. 764-786.
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[18]
Cet épisode est traité dans la dernière partie du chapitre 9, p. 481-494.
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[19]
Ces faits sont abordés p. 368 et p. 440.
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[20]
Jorge Cañizares-Esguerra, Matt D. Childs, James Sidbury (éd.), The Black Urban Atlantic in the Age of the Slave Trade, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2013. Pour une histoire urbaine transatlantique entre Afrique et Amérique portugaise, relire L. Vidal, Mazagão, la ville qui traversa l’Atlantique. Du Maroc à l’Amazonie (1769-1783), Paris, Aubier, 2005.
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[21]
La Nouvelle-Orléans devient capitale de la colonie du Mississippi en 1721, puis capitale de l’État de Louisiane jusqu’en 1849 alors que Saint-Louis acquiert le titre de capitale de l’Afrique occidentale française à la fin du xixe siècle (avant d’être supplantée par Dakar), puis de capitale du Sénégal et de la Mauritanie jusqu’aux indépendances.