1 Françoise Waquet poursuit une œuvre exigeante et patiente, celle d’une histoire des savoirs à la fois « concrète et charnelle », au carrefour de l’histoire de l’éducation, de l’histoire matérielle et de celle de la communication. Après Parler comme un livre (Paris 2005) ; Les Enfants de Socrate sur la fi liation intellectuelle et la transmission des savoirs (Paris 2008) ; Respublica academica (Paris 2010) sur les rituels universitaires et enfin L’Ordre matériel du savoir (Paris 2015), elle nous livre aujourd’hui un nouveau chapitre consacré aux émotions. Comme dans ces précédentes enquêtes, le livre part de l’hypothèse à la fois d’une évidence (celle des émotions dans le travail intellectuel) et d’une béance historiographique (le sujet est resté largement ignoré et considéré comme anecdotique). Longtemps associée à la psychologie, l’histoire des émotions n’avait pas bonne presse. L’émergence d’un champ de recherche interdisciplinaire sur les émotions pousse aujourd’hui l’historien comme le sociologue et l’anthropologue à réfléchir à nouveaux frais sur le travail des émotions dans les mondes intellectuels, même si, comme l’écrit l’autrice, le spectre des neurosciences doit inciter à la prudence. Ainsi, le mot est à la fois « vague et surchargé de sens » (p. 11), invitant l’historien à différencier entre émotion, passion, sentiment et affect, et à éviter les caractérisations d’une anthropologie anhistorique. La méthode mise en œuvre se propose en « prenant des situations de travail à objectiver les aspects émotionnels qui en ressortent, d’en mesurer l’incidence, d’analyser ce que les personnes ont pensé du jeu des émotions dans leur activité, et ce qu’elles en ont fait » (p. 13). Elle implique de prendre en considération une asymétrie documentaire : nous disposons surtout d’informations sur le xxe siècle. La recherche est donc avant tout fondée sur des égo-documents, autobiographies de savants principalement, leçons inaugurales, discours, etc. Mais là où l’histoire intellectuelle privilégie les discours de justification, les publications, et la représentation d’un individu solitaire, F. Waquet préfère porter l’attention sur les situations, les lieux, le quotidien du travail de chercheur, en bref ce qu’elle appelle une écologie intellectuelle susceptible de rendre visible cette matérialité collective du travail où les liens personnels sont toujours façonnés par des « liens de personne à personne, de groupe à groupe ». La description du rôle et de la place des émotions doit conduire à évaluer leur dimension cognitive dans le processus de production des connaissances.
2 Le livre est ainsi découpé en sept chapitres se partageant entre une approche « externe » qui renvoie aux savants comme êtres sensibles (chapitre 1), aux lieux (chapitre 2) et aux outils (chapitre 3), et une approche « interne » qui étudie de manière longitudinale le travail savant en distinguant chercheur (chapitre 4) et auteur (chapitre 5). Les deux derniers chapitres portent sur une mise en perspective historique sur le temps long pour mesurer permanences et mutations. La première partie est donc l’occasion de s’interroger sur l’économie émotionnelle des carrières académiques autour des rituels ou des relations maîtres-disciples où l’on retrouve certains thèmes chers à l’autrice comme la compétition amicale entre collègues. Dans ce cadre, les témoignages relevant d’une autoanalyse permettent de reconstituer un portrait émotionnel du savant. L’enquête se propose ensuite de revisiter les lieux de savoirs à partir d’une sociologie compréhensive où les laboratoires, bibliothèques, bureau ou encore terrains ne sont pas simplement les architectures institutionnelles mais des espaces habités et vécus. Ces « espaces pratiqués » sont investis d’objets qui créent les conditions d’une familiarité. Papiers, livres, cahiers, ordinateur témoignent d’une personnalisation, d’une appropriation par le travailleur scientifique, mais on aurait pu s’attendre à une réflexion plus approfondie sur la tension entre objets et instruments, entre entourages et technologies intellectuelles. Sur ce point, le livre de R. Campos sur le musicologue Fétis et son atelier offrait d’autres pistes en proposant d’introduire le concept de prothèses intellectuelles. Concluant : « Le lieu de travail n’est point neutre » (p. 111), F. Waquet rejoint les travaux de C. Jacob (qui aurait pu figurer dans la bibliographie), de J.-F. Bert ou encore de J.-M. Besse sur la dynamique des lieux de savoir qui contestent tous trois la vision froide de la géographie des sciences d’un D. Livingstone. À travers ces différents éléments se tisse l’idée d’une communauté épistémique qui est d’abord une communauté émotive dont on peut reconstituer les valeurs et les affects : « La dimension émotionnelle de la société du savoir ressort des liens que les êtres sensibles qui la constituent entretiennent avec les espaces où ils exercent leur activité, avec les outils qu’ils manient » (p. 153). La seconde partie porte sur l’évaluation des émotions dans les différentes séquences du travail intellectuel, du chercheur à l’auteur. L’approche originale consiste à « tourner l’attention vers les états émotionnels ». On mesure ainsi les effets d’admiration, d’éblouissement, d’émerveillement, de fascination ou au contraire de répulsion, d’angoisse ou d’insatisfaction qui font des livres, des rencontres, de véritables « épreuves » pour reprendre la catégorie jadis utilisée par N. Heinich pour comprendre le parcours des lauréats du prix Goncourt. Le chapitre sur l’auteur est très proche d’une sociologie de la littérature fondée sur l’étude des réputations, des dispositifs de la reconnaissance ou encore sur les obstacles. Toute une économie affective est cependant menacée par les nouvelles technologies qui mettent le chercheur à distance de ses objets mais démultiplient les réseaux de recherche. La troisième partie aborde une perspective plus historique en proposant de comparer ces situations décrites pour le xxe siècle avec la République des Lettres des xviie et xviiie siècles (chapitre 6). Ce détour historique vise à mesurer l’originalité des descriptions faites dans les premières parties : « Le propos n’était pas ici d’écrire une histoire émotionnelle de la République des Lettres, mais très simplement de réunir des matériaux qui permettraient une comparaison qui vaille, en donnant à voir ce que le passé des savants, plus ou moins illustres, avait éprouvé dans leurs relations avec leur milieu ainsi que tout au long du processus de travail » (p. 246). Ce détour n’est pas vain ou purement illustratif mais souligne la permanence d’un discours des vertus intellectuelles où le monde savant oscille toujours entre épistémologie et éthique (« les marques émotionnelles que les documents livrent ne présentent pas de différences au long des deux siècles », p. 286). L’ultime chapitre nuance cette permanence en montrant comment ce répertoire d’émotions s’inscrit dans des contextes historiques particuliers : le règne des passions et de la chute ; le règne de l’objectivité dominé par un rejet de la subjectivité et du pathos ; le règne du « retour du refoulé » et la reconnaissance de la subjectivité à un moment où le bien-être du chercheur cesse d’être un discours personnel pour devenir un sujet de la médecine du travail (p. 316). La conclusion est forte sur ce point : il faut reconnaître l’univers du travail intellectuel comme un univers de travail ordinaire avec ses pressions et ses souffrances, rappelant les principes de déontologie proposés par le CNRS en 2015 par la voix de son comité d’éthique.
3 En proposant de réintégrer les émotions dans l’histoire des mondes savants, F. Waquet entend ré-humaniser les visions du travail intellectuel et sortir d’une fausse opposition entre raison et sentiment. P. Bourdieu avait déjà pu repérer dans l’idéaltype du savant chez Weber l’articulation entre un travail acharné, une dimension inspirée et une passion « consistant à se mettre au service de sa cause (discipline, laboratoire, courant théorique), à s’enraciner dans sa “communauté scientifique” pour faire progresser le savoir, la connaissance en général et sa reconnaissance (personnelle) en particulier » (M. Sheer, « Are Emotions a Kind of Practice ? A Bourdieuian Approach to Understanding Emotion », History and Theory, 51, 2012). Depuis les travaux de L. Daston sur l’économie morale des sciences, de nombreux historiens des sciences et des savoirs ont approfondi cette question, qu’il s’agisse de J. Riskin (Science in the Age of Sensibility, Chicago 2002) ou de la philosophe S. James (Passion and Action. The Emotions in Seventeenth-Century Philosophy, Oxford 1997), soulignant l’interpénétration des passions dans la production de l’objectivité à l’âge classique et des Lumières (valorisation de l’attention, de l’admiration, etc.). Là où l’outillage conceptuel des académies fondé sur les notions juridiques de fait, de loi ou d’ordre de la nature avait jeté les bases d’une autorité morale des sciences modernes associée à un discours unitaire et dépassionné, à une conception de l’objectivité de surplomb et à distance des objets de la nature, les pratiques individuelles des savants au contraire mettaient en avant les intérêts personnels, la sensibilité, l’usage de tous les sens (l’odorat, le toucher et pas simplement la vue). Plus récemment, dans le domaine des sciences sociales, F. Charvolin, A. Dumain et J. Roux ont proposé de montrer que les ressorts des passions cognitives résidaient dans la constitution de domaines de savoir. La figure de l’amateur de sciences avait dans cette littérature un rôle moteur car permettant de sortir d’une optique de professionnalisation du travail savant (voir les travaux de K. Pandora), susceptible aussi de pouvoir intégrer des problématiques de genre ou de catégories sociales jugées à la marge des mondes savants (artisans, esclaves par exemple). La question des émotions a resurgi ces dernières années en histoire intellectuelle par un autre biais en critiquant (voire rejetant) la dimension réflexive et rationnelle des sciences (dans une optique kantienne) mais en considérant que le registre émotionnel et corporel des savoirs opère à un autre niveau, préréflexif, intuitif et implicite (R. Leys, « The Turn to Affect : A Critique », Critical Inquiry, 37-3, 2011). Ce courant théorique, qui suggère que les sciences doivent être étudiées dans des états pré-cognitifs avant la conscience, la signification, l’idéologie, la croyance ou les représentations, prend de l’ampleur si l’on en juge par les programmes de recherche financés et les rencontres organisées. Il place la problématique des affects, des passions, des émotions dans un rapport négatif à la production de savoirs et questionne radicalement une conception rationaliste de ceux-ci. Autant dire que l’enquête de F. Waquet tombe à pic car il est temps peut-être d’ouvrir un débat sur ce tournant émotionnel en histoire.