1 Issu d’une thèse de doctorat, cet ouvrage sur la naissance du journalisme politique à la fin du règne de Louis XIV constitue une étape importante dans la réhabilitation d’un genre discrédité par Voltaire, puis condamné par l’idée que seule la Révolution avait apporté la liberté de la presse. Au milieu d’un certain vide historiographique, Marion Brétéché met en lumière l’émergence d’un journalisme d’opinion sous la forme de « mercures » imprimés à Leyde, La Haye et Amsterdam à partir des années 1680. L’ouvrage permet ainsi d’établir solidement, avec force références, l’existence de cette deuxième étape dans l’histoire de la presse qu’est le développement d’un journalisme critique, vent debout contre la politique louis-quatorzienne. Après la réussite éditoriale des gazettes nationales délivrant à l’état brut une succession géochronologique de nouvelles factuelles, la presse périodique franchissait le pas en direction d’un journalisme de commentaire, publié chaque mois sous la forme de mercures d’une centaine de pages in-12°. En forme de pied-de-nez, le titre s’affichait en contre-modèle de son illustre prédécesseur, le courtisan Mercure Galant fondé par Donneau de Visé en 1672 : à l’énoncé fade et servile des faits succédait l’ambition de leur interprétation. Le contexte des guerres, de la révocation de l’édit de Nantes puis de la « glorieuse » Révolution créait un terreau idéologique favorable au développement d’une réflexion politique, prenant la forme originale d’un journalisme auto-promu « expert » en information politique, avec l’ambition affichée de livrer au public les secrets du Cabinet. La plupart des douze compagnons de Mercure étudiés (onze hommes et une femme : Jacques Basnage, Claude Jordan, Jean Tronchin Dubreuil, Nicolas Gueudeville, Jean Dumont, Gatien Courtilz de Sandras, Guillaume de Lamberty, Casimir Freschot, Jean Rousset de Missy, Antoine-Augustin Bruzen de La Martinière, Jean Desroches-Parthenay et Anne-Marguerite Dunoyer) étaient des huguenots français en exil contraints de vivre de leur plume. L’autonomie de la pensée politique s’accordait toutefois mal avec l’indépendance financière et tous cherchèrent le soutien des autorités néerlandaises, sans que cela ne se traduisît pour autant par une relation de service à la française (Donneau de Visé, fondateur du Mercure Galant, était plus richement pensionné que Corneille). Hostiles au despotisme français, les auteurs de mercures avaient un intérêt commun dans la défense de la cause protestante en Europe, ce qui en faisait des soutiens naturels à une politique orangiste incarnant une autre conception du pouvoir, autour des notions de souveraineté populaire, de droit naturel, de contrat entre le souverain et son peuple. L’octroi d’une charge d’historiographe (Basnage, Rousset de Missy, Dumont) récompensait une compétence durement acquise mais incarnait aussi le lien entre journalisme et politique.
2 La difficulté de la tâche résidait dans l’ampleur d’un corpus d’une dizaine de titres totalisant des dizaines de milliers de pages ; l’auteure a privilégié un axe d’analyse portant sur les pratiques d’écriture et de publication, les dispositifs éditoriaux, les procédés rhétoriques, narratifs et argumentatifs permettant d’entrer dans le laboratoire de ce premier « journalisme » politique (le terme de journaliste est utilisé pour la première fois par Jordan en 1705) et d’en saisir la radicalité nouvelle.
3 Le point fort de l’ouvrage est d’avoir mis en lumière des pratiques d’informateurs se situant à l’interface entre le secret du renseignement et le public des nouvelles, grâce à une documentation puisée dans les correspondances diplomatiques. On y découvre la nature ambivalente d’un milieu de professionnels de l’information politique, partagés entre un rôle d’agent officieux de renseignements (Tronchin Dubreuil, Basnage) et un rôle de journaliste voué à la diffusion d’une réflexion politique. La posture d’experts revendiquée par les auteurs se fondait parfois sur la réalité de réseaux personnels régulièrement entretenus avec les autorités politiques. Leur compétence reconnue en matière géopolitique pouvait en faire des conseillers officieux du pouvoir (c’était le cas de Basnage ou de Tronchin Dubreuil auprès de Heinsius) et des intermédiaires entre les gouvernements français et hollandais.
4 C’est là une recherche qui redonne du crédit aux postures auctoriales défendues par des auteurs qui faisaient de leur statut de huguenot réfugié un argument en faveur de la qualité de leurs sources d’information. Certes, M. Brétéché en montre aussi la part de rhétorique et l’importance d’une « écriture de la réécriture » où l’analyse se fondait sur la sélection, hiérarchisation, compilation et analyse de textes publiés antérieurement dans les gazettes ; dans les années 1730, un travail collectif déboucha sur des histoires récentes de la Suède, Pologne, Angleterre, France. La réécriture nécessitait une accréditation de l’information grâce aux artifices littéraires en usage comme la correspondance fictive avec ses avis opposés, l’observation directe, la convocation de témoins, l’adaptation de supports à des lectorats différenciés, etc. Il y avait déjà certains aspects d’un journalisme moderne. Mais ce qui ressort de l’analyse est l’adaptation éditoriale à un besoin social énonçant un nouveau rapport des sujets à la politique : besoin de comprendre les actions des gouvernants, désir d’anticiper les événements à venir, défiance à l’égard des intérêts privés de princes coupables de méconnaître l’intérêt général. Les mercures exprimaient une conception de la politique érigée en savoir grâce à une science de l’information ancrée sur la connaissance des traités, des actes officiels, de la configuration géostratégique de l’Europe. À leur manière, ces douze compagnons de Mercure offraient des postures singulières de spécialistes de l’histoire du temps présent européen.
5 L’ouvrage s’achève sur la démonstration de la réussite de cette conjugaison entre journalisme et histoire récente, par la diffusion européenne de textes mis en concurrence, copiés, contrefaits, réimprimés. Certains lecteurs se contentaient de l’énoncé des faits ; d’autres goûtaient les analyses qu’inspirait l’intense actualité politique de la fin du règne de Louis XIV, dans un contexte propice à la politisation des consciences. Le mérite des compagnons de Mercure est de nous éclairer sur les ressorts d’une réponse innovante à une passion des nouvelles qui s’étendait jusque dans les couvents.