Couverture de RHMC_643

Article de revue

JEAN-CHRISTIAN VINEL, The Employee : a Political History, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2013, 304 p., ISBN 978-0-8122-4524-0

Pages 236 à 238

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1 L’ouvrage de Jean-Christian Vinel est à la hauteur des promesses portées par son titre. Dans ce livre riche et dense, aussi érudit que solidement problématisé, l’auteur historicise cette catégorie centrale du droit du travail américain qu’est l’employee, catégorie qui depuis la loi Wagner donne accès au droit syndical et à la négociation collective des conditions de travail. C’est à une lecture politique des évolutions restrictives du champ d’application de cette catégorie que l’auteur se livre ici. Tout en réinscrivant, avec une précision toute sociologique, ces évolutions dans les transformations structurelles du travail et de son organisation, l’ouvrage souligne qu’on ne peut simplement déduire celles-là de celles-ci. Il montre au contraire que le périmètre de définition des employees a été, tout au long du XXe siècle, délimité par de véritables luttes de définition, des batailles juridiques et politiques pour ouvrir ou interdire le droit à la syndicalisation et à la négociation collective à de nouveaux travailleurs. Depuis les années 1930, la question « Who is an employee ? » n’a ainsi cessé d’être débattue et d’opposer les syndicats et les chefs d’entreprise, le National Labor Relation Board (NLRB) en charge de l’application de la loi Wagner, les cours fédérales et la Cour suprême. Fruit des rapports de force qui structurent la société américaine et traversent ses institutions, la réponse à cette question a progressivement conduit à exclure des millions de travailleurs des droits salariaux fondamentaux. Cette exclusion s’est faite au nom d’une doctrine de la loyauté qui rendrait incompatible l’exercice de la responsabilité à l’égard de l’employeur et l’allégeance à un syndicat. « No man can serve two masters » n’ont ainsi eu de cesse de répéter les chefs d’entreprise américains pour s’opposer à l’octroi d’un droit à la syndicalisation d’abord aux contremaitres (foremen), puis aux superviseurs (supervisors) et plus récemment encore aux travailleurs intellectuels (knowledge workers).

2 J.-C. Vinel ne se propose pas uniquement dans cet ouvrage de mettre en exergue les ressorts idéologiques et les moments clés de cette offensive conservatrice. Le projet de l’auteur est aussi, et peut-être avant tout, de braquer le projecteur sur ceux qui ont, à ses yeux, représenté la seule alternative possible à cette doctrine de la loyauté : les tenants du pluralisme industriel qui lui ont opposé le langage de l’harmonie sociale et le droit à la syndicalisation pour tous. Vinel se propose ainsi « de mettre en lumière l’autre face du pluralisme industriel », non pas celle dénoncée par Nelson Lichtenstein ou Christopher Tomlins, qui prônait la négociation collective comme moyen d’affaiblir la combativité ouvrière, mais celle qui, des années 1930 aux années 1970, sous-tend les batailles des experts du NLRB pour élargir la définition des employees et les droits afférents au plus grand nombre de travailleurs. Ce sont ces batailles perdues que J.-C. Vinel cherche ici à réhabiliter en soulignant le potentiel émancipateur qu’elles ont, malgré leur échec, pu incarner. En proposant une histoire des « chemins qui n’ont pas été pris », l’ouvrage dessine également en miroir une conception du syndicalisme autour de laquelle syndicats, progressistes et libéraux américains n’ont jamais réussi à s’unir et qu’ils n’ont pas su imposer.

3 Cette histoire politique de la catégorie employee qui remonte à la fin du XIXe siècle est présentée en deux temps. Dans la première partie de l’ouvrage est proposée une « généalogie politique de la Loi Wagner ». Elle retrace les tout premiers usages du terme employee – emprunté au français « employé » – et montre comment la défense de l’harmonie sociale et de la collaboration possible entre employers et employees est au cœur de la conception des relations professionnelles qui se construit à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, s’opposant à l’antagonisme de classe au fondement de la lecture marxiste des relations salariales. Nourri des enseignements de Commons, les progressistes à l’origine de la loi Wagner ont ainsi élaboré un texte qu’ils pensaient porteur de paix sociale, mais « qui rendit possible la protection de la liberté d’association des uns en la niant à d’autres », souligne l’auteur. Inscrit dans la loi, l’« écart définitif » entre le travailleur et la défi nition légale de celui-ci, l’employee, devient alors le pivot juridique central autour duquel les relations professionnelles vont désormais tourner. La deuxième partie de l’ouvrage montre comment, dès les débuts de la loi Wagner jusqu’à la période contemporaine, le paradigme de l’harmonie, un temps fédérateur, est systématiquement battu en brèche par les conservateurs et leurs alliés. La pression exercée par les entreprises américaines et le manque de soutien des organisations syndicales ouvrières ont ainsi eu raison de l’appui apporté par le NLRB aux revendications de syndicalisation des contremaîtres dans les années 1930 et 1940. À nouveau, dans les années 1960 et le début des années 1970, les experts du NLRB ont tenté d’ouvrir la définition légale du travailleur en contestant l’interdiction faite aux personnels de direction (management) de se syndiquer. Malgré le soutien apporté, cette fois, par les syndicats affiliés à la CIO à la syndicalisation des supervisors, une coalition de juges conservateurs et liberals a réaffirmé les principes de « loyauté » inscrits dans la loi Taft-Hartley. À partir des années 1980, les juges du NLRB renoncent progressivement à leur ambition réformatrice, la méthode du textualisme mise en œuvre par la Cour suprême illustrant l’hégémonie conservatrice qui gouverne désormais la catégorisation des travailleurs. L’exemple de la syndicalisation des infirmières, étudié par Vinel dans le dernier chapitre, montre que la bataille pour la loyauté se joue aujourd’hui à une échelle supérieure – les infirmières en question possédant bien peu, sinon aucun, des indicateurs d’appartenance au management débattus dans les périodes précédentes à propos des managers ou des supervisors.

4 Sans conteste une contribution majeure à l’histoire du travail aux États-Unis, The Employee intéressera bien au-delà de cette discipline et de cette spécialité. À l’époque des procès en requalification comme employee des chauffeurs d’Uber de Californie, l’ouvrage de J.-C. Vinel propose une saine mise en perspective. Il réinscrit ce que d’aucuns auraient tendance à présenter comme des transformations radicales du travail dans une histoire longue des luttes autour de « l’institution du travail », pour reprendre le titre du récent ouvrage de Claude Didry (Paris 2016), qui constitue d’ailleurs une lecture comparée stimulante. The Employee renouvelle également par sa focale sur le travail et ses processus d’institutionnalisation et de désinstitutionnalisation notre regard sur ces moments politiques clés de l’histoire américaine que furent le New Deal d’une part et les années Reagan de l’autre. Le seul petit regret que l’on pourrait émettre porte sur le choix de l’auteur de ne pas creuser davantage la manière dont les rapports sociaux de genre et de race entrent dans ces processus. J.-C. Vinel nous rappelle pourtant que les domestiques, ou toute personne employée par un parent ou un époux – essentiellement des femmes donc – et les travailleurs agricoles – essentiellement des Noirs – furent d’emblée exclus de la catégorie employee par la loi Wagner. Il insiste sur le fait qu’au cours des années 1930 les travailleurs noirs furent les premiers à contester la définition du « travailleur » qui découlait de cette loi et que, 70 ans plus tard, la plupart des infirmières qui ont perdu leur droit de se syndiquer suite à l’arrêt Kentucky River sont des femmes et/ou des noirs. Mais l’auteur se refuse à systématiser une grille de lecture qu’il perçoit comme concurrente à la sienne, centrée sur l’impératif conservateur de loyauté des travailleurs et l’octroi du droit syndical à certains groupes de travailleurs seulement. On pourrait imaginer, au contraire, que l’analyse des rapports sociaux de sexe et de race articulés à ceux de classe vienne éclairer davantage encore cette notion de « loyauté » dont Vinel montre avec force toute l’efficacité politique. « No man can serve two masters » : en refermant le livre, on se prend à rêver à une généalogie de cet adage et du concept de loyauté qui lui est associé, un peu à la manière de la généalogie de la dépendance proposée il y a plus de vingt ans par L. Gordon et N. Fraser. On sait déjà que J.-C. Vinel pourrait avec finesse et rigueur nous la retracer.

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