1 En ce temps de réchauffements climatiques, de sombres et alarmistes prévisions météorologiques, l’hiver, cette période liée au froid dans notre hémisphère, serait-il en voie de disparition ? Et ce faisant, comme hier celui des paysans ou du christianisme, serait-ce cet effacement annoncé qui inciterait les historiens à se pencher « sur la beauté du mort » ?
2 Est-ce aussi cette motivation qui poussa François Walter à se lancer dans cette aventure pour nous offrir une étude précise, érudite, menée avec habileté et qui nécessita de mobiliser autant de données scientifiques et techniques qu’environnementales ou sociologiques et de convoquer avec finesse et pertinence la littérature et la peinture (dont la qualité des reproductions n’est pas à la hauteur des analyses), voire la musique et le cinéma ? Démarche qui s’inscrit dans une très longue durée, entre les référents de la civilisation romaine et les époques moderne et contemporaine justement privilégiées, et permet de voyager à travers une Europe où le monde germanique et la France l’emportent largement. Il fallait donc un historien chevronné et d’une vaste culture pour essayer de répondre à une question apparemment simple et redoutable : qu’est-ce que l’hiver ? Et ce en récolant patiemment une multitude de traces écrites « disséminées et disparates ».
3 Si aujourd’hui l’hiver commence officiellement le 21 décembre et s’achève le 20 mars pour ne couvrir qu’un quart de l’année, cette manière de découper le temps, afin de le maîtriser, ne correspond pas totalement aux anciennes pratiques culturelles du social, car l’année obéit d’abord à une partition temporelle aux caractères affirmés. Une belle et une mauvaise saison ; une saison vivante et une morte saison, celle des fi ns, de vie, voire du monde ; une saison de travaux et une de réjouissances, les « fêtes d’en bas » (décrites ici par le menu, p. 123-152 !). Et bien sûr une saison chaude, avec soleil obligé, et l’autre glacée, entre neige, verglas et frimas, avec ses records de températures basses et son palmarès de l’année-la-plus-froide-jamais-connue. Ce qui compte à ce sujet, c’est d’ailleurs moins le niveau inférieur du thermomètre que la rapidité et surtout la durée des intempéries et du gel. Selon ce critère, 1608, 1683/1684, 1795, 1830, 1880, 1963 le disputent largement à 1709, qui hanta longtemps les mémoires. Pourtant, si les critères propres à l’hiver s’opposent violemment à ceux qui déterminent l’été, ils n’entretiennent pas moins de sensibles contrastes entre eux. Les perceptions de l’hiver comme les réalités qu’il impose oscillent à leur tour au gré d’associations antagonistes.
4 L’hiver favoriserait la léthargie des populations montagnardes alors qu’il susciterait plaisirs du jeu, beuveries et licence pour les gens des bas pays. Il serait la saison immaculée de l’émerveillement nival et celle où l’obscur l’emporte sur tout. Il constituerait un temps de menaces multiples, où la peur du loup et la criminalité le disputent aux dangers du froid, mais ne serait tout autant qu’une expérience de la vacuité sereine et de la méditation poétique. Il aggraverait les difficultés matérielles des uns, vulnérables parce que mal vêtus et mal chauffés, tout en incitant les nantis et les pouvoirs publics à une charité minimale. Il véhiculerait la joie d’être ensemble grâce à un rythme festif soutenu, de la saint-Nicolas à la Chandeleur en passant par Noël, et pourtant serait non seulement une métaphore de la mort, associée qu’il est à la vieillesse et à sa décrépitude, mais plus encore la saison préférée de la grande faucheuse. En Angleterre, de 1735 à 1744, ses trois mois officiels concentrent 28 % des décès annuels contre 21 % pour la période estivale.
5 Par un jeu tout en nuances de déconstruction et de reconstruction, avec le souci majeur d’historiciser les phénomènes, F. Walter interroge le maintien, la récurrence ou l’effacement du réel hiémal et de ses reflets contrastés. Certains ont peu à peu disparu (la crainte du loup ou le crime) ; d’autres ont été magnifiés à l’instar de l’esthétisation des paysages ou de la fonction ludique et touristique des sports d’hiver à partir des années 1850, ce qui vaut au lecteur de fort belles pages sur l’évolution des techniques de ski et la réhabilitation de Mathias Zdarsky. D’autres composantes enfin se sont largement maintenues : entre l’étonnante adaptation de la sauvagine aux rigueurs du temps et les menaces récurrentes pour les plus faibles dont l’appel de l’abbé Pierre en 1954 est emblématique. La désorganisation de la vie urbaine lors des vagues de froid intense et durable, la persistance des risques majeurs à travers les avalanches meurtrières (celle d’Evolène en 1999) resurgissent régulièrement. N’ont pas disparu non plus le rapport social à l’hiver et les inégalités qu’il engendre entre la vision dilettante des uns, les plaisirs ludiques des autres et « la souffrance des pauvres ». Ce va-et-vient du réel à l’imaginaire, de l’épaisseur des existences aux représentations se trouve particulièrement bien illustré à travers l’évocation des campagnes militaires hivernales. D’Hannibal à la bataille de Stalingrad en passant par la retraite de Russie de 1812, le général hiver impose sa loi, aux vainqueurs comme aux vaincus, jusqu’à devenir pour les prisonniers des camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale non plus une saison « mais l’évanouissement d’un espoir » ; tout en suscitant, là encore, tableaux, illustrations populaires, récits et romans.
6 S’il fallait formuler de menues réserves en refermant ce livre foisonnant, elles porteraient sur quelques rares paragraphes qui font passer, sans transition toujours convaincante, de l’écriture des données scientifiques ou factuelles aux constructions imaginaires (p. 92-97 sur le Petit Âge Glaciaire ; p. 222-223 où l’évocation de la neige conduit à la fabrication de la glace ; p. 340-341 où les contes d’Andersen précèdent l’invention des boules à neige !). Mais l’essentiel n’est évidemment pas là… En se saisissant avec bonheur d’une temporalité aux limites fluctuantes, aux caractères contrastés, afin d’en analyser au plus près la diversité des usages sociaux et culturels, l’historien François Walter nous offre une belle démonstration de l’unicité indispensable de la discipline. Il démontre avec élégance et rigueur que l’élaboration des représentations (dont l’hiver a besoin afin d’exister autrement que par la grâce de Réaumur !) ne peut se comprendre sans prendre en compte et le contexte et la réalité sociale dans lesquels elles s’élaborent. Même si, tout compte fait, l’hiver demeure par bien des aspects une saison d’abord personnelle.